Le pays Vaudois son âme et son visage/V

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Librairie F. Rouge & Cie (p. 18-22).

TROIS VAUDOIS D’AUJOURD’HUI


La force inspiratrice et nourricière d’un pays pourrait-elle mieux s’exprimer que par les reflets de la terre natale et de son génie qui chatoient à travers les œuvres de ses fils ? Ils sont beaucoup, les Vaudois dont les écrits ont honoré et honorent leur patrie ; ils sont plusieurs qui l’ont grandement illustrée. Chez presque tous, ces reflets sont abondants ; chez aucun, ils ne font complètement défaut.

Prenez, par exemple, les romans de Benjamin Vallotton. C’est déjà une jolie légion, homogène dans sa diversité et à laquelle la jeunesse de l’auteur promet un accroissement en effectifs et en renommée. Ils nous content des aventures ou mieux (car d’aventures il n’y a point) ils nous dessinent des silhouettes qui s’incrustent dans la mémoire. Tel M. Potterat[1], le brave commissaire de police de Lausanne qui « ne goûte pas les questions trop abruptes » et dont « la nature nuancée répugne aux affirmations absolues » parce qu’il sait que « dans l’état actuel de nos connaissances, il faut procéder par à peu près, user d’expressions flexibles, laisser cohabiter des constatations contradictoires en apparence et respecter par l’imprécision dilatoire de son verbe la complexité infinie de la vie ». Évidemment M. Potterat craint « les embêtements » ; il est proche parent de cet excellent campagnard, témoin cité en justice et auquel on demandait son opinion sur la véracité de l’accusé ; était-ce vraiment un menteur ?… « Oh là ! répondait-il, menteur ! c’est un bien gros mot ; il est seulement un peu économe de vérité ! » Potterat est de cet acabit dans une certaine mesure, mais il est aussi homme de devoir et sentimental par accès. Sa philosophie est instructive ; elle vaut un traité de science sociale. On le sent fabriqué d’une bonne étoffe vaudoise à trame alternée de gaîté et de résignation avec des fils d’élan et de flamme qui courent tout le long et des traits d’esprit qui tombent en semis sur l’étoffe, spontanés et copieux.

Un peu plus haut sur la montagne se tient le Sergent Bataillard[2], « beau type de paysan vaudois, à la figure régulièrement charpentée, soulignée par une moustache blonde, drue et courte, aux bras solides, à la poitrine large et bombée sous la chemise entr’ouverte » et l’on pourrait ajouter : beau type de soldat celte qui ne conçoit l’autorité qu’enveloppée d’intelligence et même aux jours de découragement où l’on croit que « tout va venir en bas » sait se tourner vers les idées simples, génératrices de calme.

Et voici, vers les sommets, l’admirable figure du pasteur Chardonnay, centre d’une trilogie puissamment dramatique[3] qui rappelle par moments Tolstoï. Chardonnay « un de ces hommes à prier quinze jours pour un catéchumène qui a mal tourné », un de ces hommes que la « conversation des gens du monde surprend sans défense » et dont « les yeux clairs qui traduisent toujours les nuances de la pensée s’étonnent drôlement que l’on puisse, des heures durant, s’attarder à tous les à-côtés de la vie ». Vallotton a écrit d’autres livres encore, notamment une monographie de village savoyard qui compte parmi les meilleurs échantillons de la littérature de guerre.[4] Mais il fixera difficilement l’image de son temps en des traits plus vigoureux et plus définitifs qu’il ne l’a fait dans cette trilogie dont les titres seuls semblent choisis pour révéler la beauté morale.

D’ailleurs, que soient en scène Potterat, Bataillard ou Chardonnay, cette littérature a des caractères communs ; elle est uniformément vraie, honnête et saine. On y sent trembler l’inquiétude celte qui demeure au fond de l’âme vaudoise mais on y sent aussi s’affirmer cette résolution de santé dont la race est comme imprégnée — et à tel degré que, lorsque ses écrivains ou ses artistes obliquent vers les snobismes contemporains, ils s’y enlisent aussitôt et s’y perdent.

Le pays vaudois se profile de même dans les œuvres musicales de Gustave Doret. Il y a dans ces harmonies de grands promontoires rocheux d’aspect inébranlable contre lesquels s’escrime par instant la violence de la bise et au pied desquels vient mourir doucement la fraîche verdure des mélodies populaires. Puis ce sont des traînées d’azur, des horizons ensoleillés où scintille une sensibilité artistique exquise. Et souvent les finales font songer à la longue ligne du Jura dessinant dans le ciel du soir la paix du destin.

Ce qui frappe et charme en tout ce qu’a écrit Gustave Doret, c’est le désintéressement avec lequel il répand autour de lui les richesses de son talent. Des détails surgissent de toutes parts dont d’autres se serviraient pour développer leur pensée, y insister, la mettre en valeur. Lui sème sa fortune sans autre souci que de parfaire l’idée centrale, d’en rendre le relief plus beau et plus saisissant. Il ne veut que traduire par des sons les aspirations qui hantent son esprit. Or ces aspirations sont admirablement humaines ; rien d’humain ne lui demeure étranger. Toutes nos passions se reflètent en lui mais toujours noblement exprimées et comme en mal perpétuel d’ascension.

Ose-t-on parler de l’homme ? Sa physionomie surprend et attire ; un masque de rigueur ascétique la protège contre l’intrus et l’on éprouve pourtant qu’une sorte de radium moral s’en dégage tout chargé d’altruisme.

Gustave Doret a débuté de bonne heure dans la carrière musicale. On voulait faire de lui un médecin, mais, dès l’université, il s’échappait vers d’autres destinées. À dix-neuf ans, à la tête d’un orchestre et d’un chœur que son initiative avait suscités parmi ses camarades, il faisait exécuter dans une fête d’étudiants une pièce de sa composition. Puis ce fut le séjour à Berlin et ensuite à Paris, où Doret devint l’élève de Th. Dubois et de Massenet. À vingt-sept ans, il était chef d’orchestre des concerts d’Harcourt et dirigeait même ceux de la Société nationale de musique dont le Comité fermé aux étrangers s’ouvrit exceptionnellement pour lui. L’une des plus belles et des plus émouvantes parmi ses œuvres, les Sept Paroles du Christ avait déjà vu le jour et connu le succès. Puis ce seraient, au théâtre : Loys — les Armaillis, drame alpestre, — le Nain du Hasli, légende féerique — la Tisseuse d’orties, encore une légende ; car les Celtes affectionnent le merveilleux sans y croire et leur doute ailé aime à s’envoler dans le rêve.

Entre temps, des recueils de mélodies se succédaient. Doret contribuait ainsi par des chœurs et des pièces symphoniques à ces belles représentations du théâtre du Jorat, conçues et dirigées par son ami René Morax. La rénovation de l’art de plein air était faite pour le tenter. La fameuse Fête des Vignerons qui se célèbre à Vevey à de longs intervalles lui permit, en 1905, de déployer toutes les ressources de son imagination. Ainsi ce grand artiste a déjà touché à tous les genres et, chose plus rare, il y a réussi. Il se doit maintenant de faire école et d’aider à ce que le pays de Vaud et sa capitale deviennent le centre d’un grand mouvement musical.

Il ne semble pas, au premier abord, que la science et surtout la science médicale puissent grandement se nationaliser. Qu’un littérateur ou un artiste s’inspirent plus ou moins consciemment du pays dont ils émanent, la chose s’accepte aisément, mais un chirurgien !… Et pourtant, lorsqu’en novembre 1915, on a célébré le jubilé professoral de César Roux, le Dr Vuillet voulant lui rendre un juste hommage a, dès les premiers mots, parlé de « clinique vaudoise ».

Y a-t-il donc une façon vaudoise d’opérer ? Non, mais il y a une façon vaudoise de concevoir la carrière de chirurgien et de la suivre. Il y a aussi une façon vaudoise d’avoir du génie ; tel est le cas de César Roux.

Le génie de César Roux est comme un vaste paysage prodigieusement varié et uniformément lumineux dans lequel se cachent des multitudes de petites fleurs idéalistes tandis que s’affirment bien en vue toutes sortes de plantes populaires et utiles. Une ligne fataliste barre doucement l’horizon.

Et voilà une fois de plus le paysage vaudois photographié dans le cerveau d’un de ses fils — d’un de ceux sans doute qui l’aiment le mieux et se lassent le moins de le contempler. L’attachement de Roux à sa terre natale est émouvant. On dirait qu’il la remercie sans cesse et lui fait hommage de toutes les grandes choses qu’il a accomplies. On dirait que c’est d’elle qu’il a tiré son esprit primesautier, son dédain du convenu et des fausses renommées, son respect de la vie, son dévouement à ses semblables — et cette prédilection pour les francs, les courageux et les simples qui marque de tant de charme son abord et sa science de tant de grandeur.

Ce rural devenu prince du Savoir, n’a jamais rien sacrifié à la mise en scène opératoire et il a fui la spécialisation, marquant sa supériorité technique dans tous les domaines. Constamment « il s’est appliqué à faire de ses élèves de bons médecins-chirurgiens de campagne », connaissant à la fois leur métier et leur clientèle. Ainsi s’est-il attaché encore davantage par la notion des services rendus à ce pays vaudois dont il n’a jamais voulu s’éloigner et au sein duquel il figure plus qu’un grand homme… presque une institution.

  1. Propos du commissaire Potterat -- M. Potterat se marie -- Ce qu’en pense Potterat. Rouge & Cie éditeurs, Lausanne.
  2. Le sergent Bataillard, Rouge & Cie éditeurs, Lausanne.
  3. La moisson est grande. -- Il y a peu d’ouvriers. -- Leurs œuvres les suivent, Rouge & Cie éditeurs, Lausanne.
  4. Ceux de Barivier, Rouge & Cie éditeurs, Lausanne.