Le pays Vaudois son âme et son visage/VII

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Librairie F. Rouge & Cie (p. 28-29).

LE THÉÂTRE DU JORAT


Au-dessus de Lausanne s’étend une région élevée, âpre de climat, grandiose d’aspect, composée de collines que drapent des forêts sombres ; çà et là, des villages bien portants entourés de vergers sont installés dans les grands replis primitifs de cette puissante nature ; c’est le Jorat. Point d’industrie ; rien que le travail des prés et des bois : une population un peu particulière, assez clairsemée, habituée à l’espace et au silence, idéaliste à ses heures et n’oubliant pas ses traditions et le culte de son passé. Aussi lorsqu’en 1903 on célébra dans les villes et les bourgs le centenaire de l’entrée du canton de Vaud dans la Confédération Helvétique, Mézières, le petit chef-lieu du Jorat ne voulut pas se contenter de quelques lampions, d’un bal, de vingt-cinq fusées et de trois harangues. Non, les gens de Mézières entendirent se payer la représentation d’un drame écrit exprès pour eux, s’il vous plaît, et évoquant quelque épisode de leur histoire. René Morax leur donna La Dîme. De cette audacieuse tentative dont le succès dépassa toute attente, deux choses naquirent : le théâtre du Jorat et son répertoire. Car René Morax ne fut pas seulement l’inspirateur de l’édifice qui s’éleva bientôt sur le plateau de Mézières parmi les pommiers rustiques ; il composa, pour être jouées dans cet édifice, une série de pièces d’une admirable pureté de lignes et limpidité de conception. La Nuit des Quatre-temps, Henriette, Aliénor, fournissent dans des genres extrêmement différents une triple preuve de tout ce que peut refermer de beauté vivante l’étude des émotions et des passions essentielles de l’âme humaine envisagées sous l’angle des caractéristiques locales. René Morax avait d’ailleurs des idées très précises en matière dramatique. Il répudiait le plein air et la scène ouverte sur la campagne, avantages un peu factices dont on a sans doute assez vite épuisé les ressources. « Un théâtre, dit-il, doit être clos comme le sont les temples. » Seul un temple clos permet « l’intensité d’expression » qui est « l’essence de l’art moderne ».

Car ce théâtre du Jorat a ceci d’étrange et de charmant qu’il est tout à la fois très moderne et très antique. Il épuise les progrès réalisés dans l’art du décor et de l’éclairage, car la lumière électrique bien modulée doit désormais « accompagner le drame de sa musique silencieuse ». Il se défend résolument d’être « une chaire de morale » et veut que le peuple se retrouve en lui « dans son réalisme et sa poésie ». Mais il va rechercher le chœur grec et le rétablit dans ses droits. Morax en a tiré de surprenants effets. Comme pour mieux marquer d’ailleurs à quel point cet art moderne est proche de l’antique, l’Orphée de Gluck a été représenté à Mézières en 1911 avec une rare perfection et ceux qui étaient présents ont conservé dans leur mémoire l’empreinte d’une joie artistique inégalée. Puis Morax reprit possession de la scène avec son Tell : Tell écrit par un suisse du xxe siècle qui apporte à dessiner le relief de cette primitive figure une simplicité réfléchie et voulue.

Le théâtre de Mézières ne se distingue point extérieurement des fermes voisines. C’est un ensemble de bâtiments de bois aux larges toits écrasés couverts de tuiles rouges et dont rien n’accuse du dehors la destination artistique. La salle a trente mètres de long et contient onze cents places en amphithéâtre disposées sur un plan très incliné. La salle est séparée de la scène par un vaste proscenium avec perrons destiné aux évolutions du chœur. La scène a dix mètres d’ouverture au rideau et plus de vingt-cinq mètres à la toile du fond ; ainsi est respecté le principe nouveau que cette dernière dimension doit s’élever à près du triple de la première. Tout prêt pour son inauguration qui eut lieu le 7 mai 1906, le théâtre, avec ses décors et sa scène équipée avait coûté environ 90,000 francs. La Société destinée à l’exploiter était au capital de 45,000 francs divisé en parts de 25 francs. Le terrain était loué par le syndic au nom de la commune à raison de 150 francs l’an. Le gouvernement versait 2000 francs de subvention. Que voilà des chiffres modestes et que de belles choses on pouvait faire hier — et on pourrait faire encore aujourd’hui — avec peu d’argent ; à condition que ce peu d’argent soit multiplié par le vouloir et l’idéal.