Le philtre bleu/03

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CHAPITRE III

LE NEVEU


Trois jours se sont passés.

Dans son cabinet, le docteur est au téléphone : il attend. Mme Jacobson entre. Voyant son mari s’apprêter à parler par le fil, elle marche sur la pointe des pieds pour venir s’arrêter à deux pas.

L’instant d’après suit ce dialogue :

— Le docteur Jacobson ?

— Oui.

— L’Hôtel Viger !

— Bien.

— Une personne désire vous parler.

— J’attends.

Un court silence.

— Le docteur Jacobson ?

— C’est moi.

— Ah ! bonjour, mon oncle. Charmé de vous retrouver enfin.

— C’est toi, Benjamin ?

— C’est-à-dire que je suis la personne qui lui ressemble le mieux, je pense !

Le docteur se mit à rire.

— Quand es-tu arrivé ?

— Ce matin, par le convoi de six heures et demie.

— Alors, tu vas te faire conduire chez moi ?

— Je le veux bien, j’ai tant hâte de vous revoir et de dire un bon mot à ma tante que je n’ai pas l’honneur encore de connaître.

— Je t’attends… ou mieux nous t’attendons !

— Pardon, mon oncle, je ne me rendrai peut-être pas tout de suite.

— Pourquoi ?

— Je suis si fatigué, brisé par le voyage. Ne voyez-vous pas que ma voix est légèrement enrouée ?

— En effet. Qu’importe ! tu te reposeras ici. Tu y seras mieux qu’à l’hôtel, tu y seras comme chez toi !

— Je ne doute pas, mon oncle, de votre bon accueil. Mais vu que j’aurai un bout de toilette à faire, et qu’il est maintenant onze heures, je me ferai conduire chez vous après dîner. Est-ce entendu ?

— Parfaitement. Nous serons là pour te recevoir.

Le docteur reposa l’instrument.

— Enfin, Lina, dit-il, avec un sourire mystérieux, nous allons revoir notre neveu, c’est-à-dire mon neveu. Je me demande, à ce point que je l’ai oublié, quelle tête il a ?

— C’est un fils de votre frère ?

— Unique.

— Ressemblez-vous à votre frère ?

— Pas au physique : il était châtain, je suis noir comme un charbon.

— Pourquoi dites-vous : il était ?

— Parce qu’il est mort. Mon Dieu, oui… et tout jeune… après deux années de ménage, si je ne me trompe.

— Sa femme s’est-elle remariée ?

— Jamais. Elle mourut à son tour au moment où son enfant atteignait l’âge de dix ans.

— Vous avez bien connu la mère de votre neveu ?

— Oh ! presque pas. Je me rappelle que c’était une bonne personne, assez jolie… une blonde, presque rousse… Elle était anglaise. Au cours d’un voyage en Angleterre mon frère l’avait connue à Bath, dans le Somerset. Il s’en était épris violemment… tout comme je me suis épris de vous.

— Quel rang occupait-elle ?

— C’était la fille d’un pasteur, grand propriétaire, fort riche. Mais il arriva que le pasteur se ruina par de malheureuses opérations de bourse.

— Pauvre fille !

— Mais non, Lina… Le père avait eu soin d’assurer une dot de 50 000 livres sterling à sa fille, dot qu’elle apporta à mon frère en se mariant.

— Ainsi donc, votre neveu ne serait ni plus ni moins qu’un millionnaire, s’il a mis à profit la fortune qu’a dû lui laisser sa mère ?

— Je le crois.

— Ensuite, s’il tient de sa mère, ce garçon doit être d’une physionomie blonde, ou tout au moins châtaine ?

— Je le pense.

— Eh bien ! parions…

— Quoi ?

— Qu’il est blond !

— Non… qu’il est châtain !

Tous deux se mirent à rire au moment où, d’une salle voisine, les notes retentissantes d’un piano traversaient l’espace et qu’une voix bien timbrée, douce, commençait le refrain d’une romance.

— Elle chante bien, Pia, dit le docteur ; mais elle n’a pas la richesse de votre voix.

— Ce n’est pas Pia qui chante, mon ami ; c’est Maria !

— Ah ! bien, par exemple…

— Quand je vous le dis !

— Vous vous trompez, Lina : c’est Pia !

— Parions ?

— Parions !

— C’est Pia !

— C’est Maria !

— Holà !… Pia !… clama le docteur et s’élançant vers la porte qu’il poussa d’un coup de pied pour se trouver dans le vestibule nez à nez avec Pia.

— Vous m’avez appelée, docteur ?

Le docteur la regarda, stupide… tandis que le piano vibrait toujours, que la même voix continuait de chanter dans la salle de réception. Lina éclata de rire.

— Gagné ! cria-t-elle en sautant au cou de son mari.

— Perdu ! murmura le docteur, très confus. Mais je me rattrape, Lina ajouta-t-il… ou je me rattrape, une, deux, trois, quatre fois… Quatre baisers successifs retentirent sur les lèvres rouges et humides de Mme Lina Jacobson, tout à l’éblouissement de Pia.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois heures.

Le docteur Jacobson et sa femme, Lina, se tenaient debout dans le vestibule, tout près de la porte du cabinet de travail, quand la camériste, une jeune fille vive et jolie, alla ouvrir la grande porte devant le visiteur qui venait de s’annoncer par un rude coup de timbre.

Le docteur avait dit à Lina :

— C’est mon neveu !

Lina avait répondu :

— Allons le recevoir !

Et la camériste s’effaça. Un jeune homme irréprochablement mis (pelisse, chapeau melon, gants gris clair, canne cerclée d’or) s’avance un sourire aux lèvres, inclinant la tête et le buste dans une courte et juste révérence. Son premier regard avait été pour la jeune et belle femme ; le deuxième, pour l’homme qui l’accompagnait.

Et celui-ci, le docteur, recula, surpris, et balbutia à l’oreille de sa femme :

— Est-ce mon neveu ?… Il n’est pas blond !

— Il n’est pas châtain non plus !

— Loin de là… il est plus noir que moi, mon Dieu ! c’est un Africain !

Le jeune homme s’avançait posément, sans gêne, sans trouble, mais sans forfanterie non plus. Il était très noir de cheveux et il avait le teint joliment bistré, la moustache fine, très noire aussi, aux pointes parfaitement effilées.

Il s’arrêta à trois pas de ses hôtes, s’inclina de nouveau et dit :

— Mon oncle, ce n’est pas un enfant prodigue que vous voyez devant vous, mais le plus aimant des neveux !

Puis, avec une profonde révérence à Lina :

— Madame, je vous prie de me recevoir comme le plus humble de vos serviteurs !

Alors seulement le docteur parut sortir de son ébahissement et de sa surprise pour s’écrier avec une parfaite bonhomie :

— Du diable ! Benjamin, si je t’aurais jamais reconnu ! Mais… tu étais châtain ?

— Moi ?… Ah ! ah ! ah !…

— Mais… tu étais certainement blond ?

Le jeune homme amplifia son rire.

— Mon oncle, dit-il, on m’a toujours dit que j’étais l’exemplaire de votre image… que deux gouttes d’eau — du moins à cette époque… ne pouvaient mieux se ressembler !

Le docteur l’observait curieusement, comme s’il eût cherché à se rappeler ses souvenirs.

Le jeune homme continua :

— Oh ! vous aurez bien de la peine à me remettre. Et puis, j’ai pas mal changé de peau… J’arrive d’Afrique !

— D’Afrique ?… Tu es allé en Afrique ?

— Comme vous. Je vous y cherchais…

— Mais il y a trois ans que j’en suis revenu, après n’y avoir séjourné que six mois.

— Eh bien ! moi j’y ai séjourné quatre fois six mois !

— Deux ans ?

— Oui. Oh ! j’ai chassé…

— La bête fauve ?

— Et la bête douce… pardon, madame !

— Comment ! Tu es marié ? reprit le docteur en riant de la riposte du jeune homme.

— Hélas ! mon oncle.

— Comment ? Hélas… Tu es donc malheureux ?

Énormément.

— Ça ne va pas dans le ménage ? Ça ne va plus du tout… j’ai perdu ma bonne bête… pardon !… ma douce compagne !

— Perdu ?…

— Morte… en trois mois !

— En trois mois ? L’étonnement du docteur semblait grandir.

— De la lèpre, mon oncle ! Oh ! J’ai failli en mourir !

— De la lèpre ? s’écria le docteur.

Et alors, tout à coup, le médecin fit un geste de colère et s’écria d’une voix de tonnerre :

— Ô lèpre !… Ô maladie infâme ! Ô pustule maudite !… Oh ! auras-tu jamais fini de faire des misérables ! Car je te tiens, lèpre immonde !… et je te vaincrai… Je te vaincrai…

Calmez-vous, mon ami, supplia Lina en saisissant un bras du docteur.

— Ah ! ma chère enfant, vous savez bien que mes colères n’ont pas de durée… Ah ! mon cher Benjamin, ce que je suis peiné pour toi ! Si ta douce compagne avait pu résister au mal, c’est moi qui lui aurais redonné la vie avec la santé !

— Merci, mon oncle, de ces bonnes paroles. En effet, on dit des merveilles du fameux Philtre Bleu que vous avez découvert !

— Des merveilles ?… Mais c’est l’humanité sauvée ! Ah ! ça, dis donc, mon ami, nous sommes là à causer dans ce vestibule et dans une position fort peu confortable. Au fait, je ne t’ai pas présenté à ta tante, Madame Lina Jacobson ?

Le jeune homme s’inclina encore devant le jeune femme et prononça :

— Madame…

— Monsieur Benjamin Jacobson, soyez le bienvenu au foyer de votre oncle !

Ce disant, elle indiqua au jeune homme le vestiaire où il alla déposer pelisse et canne, puis la jeune femme lui montra la porte toute ouverte du cabinet de travail où le docteur pénétrait déjà, disant :

— Par ici, Benjamin, nous causerons mieux à l’aise !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sept heures.

C’était après le dîner.

On avait quitté la table sur laquelle fumaient encore les mets les plus variés et rutilaient les carafes aux liqueurs diverses.

Le docteur et Lina avaient pris place sur un divan et dégustaient une tasse de café mélangé de rhum.

Sur un autre divan, de l’autre côté de la table. Maria et Pia grignotaient du gâteau.

Benjamin Jacobson, le neveu du docteur, occupait un fauteuil à une extrémité de la salle à manger ; il fumait béatement une cigarette qu’il venait d’allumer.

Le docteur, très beau causeur, poursuivait une anecdote qu’il avait commencée à table.

— Oui, le pauvre garçon me fit pitié. Ayant tout perdu : femme, enfant, fortune, rien ne le rattachait plus sur cette terre. Pourtant il continua de vivre… il vit encore.

— S’est-il remarié ? interrogea Maria avec intérêt.

— C’est justement là où ma compensation fit son œuvre. J’avais à cette époque comme patiente une veuve fort riche, immensément riche. Comme unique enfant, elle avait une fille. Celle-ci n’était pas très jolie, mais elle possédait un charme vraiment magnétique. Elle n’était pas toute jeune non plus… trente ans ! Oh ! non pas qu’elle eût manqué de postulants et de soupirants ; mais pensant que chacun de ces amoureux en voulait plutôt à sa fortune, elle avait repoussé les demandes.

— Elle n’a peut-être pas su distinguer l’amour de la convoitise ! émit Pia.

— Peut-être. C’est alors que je lui parlai d’un ami que j’avais. Je lui contai l’histoire malheureuse de ce garçon, ses souffrances, ses tourments, ses désespoirs. J’y allai à petites doses. À chaque visite que j’allais rendre à sa mère malade, je trouvais l’à propos de dire à la jeune fille un mot ou un autre en faveur de mon ami. Elle s’intéressa donc à cet ami, mais peu à peu, lentement… C’est ce que je voulais. Plus tard, elle finit par s’émouvoir, elle parut même souffrir un peu des malheurs que je lui dépeignais. Voyez-vous cela d’ici ?

— Que fit-elle ? demanda Lina.

— Attendez. Un jour, elle me dit avec un sourire plein d’amertume : « Docteur, ne dites-vous pas qu’il est remède à tous maux ? »

« Mettons, répondis-je que l’axiome soit vrai ; que s’ensuit-il ? ou que peut-il s’en suivre ? »

« Ceci : que votre ami peut être guéri, quelle que soit la profondeur de son mal ! »

« Vous avez peut-être raison ».

« Et je pense que l’unique remède serait une autre femme ! »

« Je suis un peu de cet avis, répliquai-je. Mais il faut trouver le remède, c’est-à-dire la femme ! »

« Non, depuis ce jour néfaste il fuit la société des femmes.

« N’avez-vous pas aucune emprise sur lui ? »

« Je n’ai pas tenté l’essai ».

« Essayez, me dit-elle en riant, emmenez-le dans le monde… vi et armis, s’il le faut… présentez-le enfin, trouvez-lui le remède ! »

« Mademoiselle, fis-je avec une joie mal dissimulée, vous me suggérez là un moyen auquel je n’avais jamais songé. Vous me mettez en main justement l’outil que je cherche. Merci pour lui !

— Et nous en restâmes là, ce jour. C’était l’après-midi. Le soir même, je me croisai dans un café avec mon ami. Je le pris par le bras, je l’attirai à l’écart et je lui dis : « Viens avec moi ! »

« Ou allons-nous ? me demanda-t-il avec curiosité ».

« Tu le sauras après. Viens ».

— J’emmenai mon ami chez ma jeune fille.

« Mademoiselle, lui dis-je en entrant, j’ai suivi votre conseil : voici celui dont je vous ai parlé !…

— Et maintenant, mesdames, désirez-vous savoir ce qu’il advint ?

— Votre ami épousa la demoiselle de trente ans ! s’écria Maria en riant aux éclats. Il n’y a rien de bien malin dans cette affaire, ajouta-t-elle avec un léger mépris.

— Vous n’y êtes pas Maria… Ou du moins, vous n’y êtes pas tout à fait. Mon ami épousa la mère, c’est-à-dire ma cliente !

— Allons donc ! fit Pia incrédule. Cette vieille femme ?…

Maria et Lina éclatèrent de rire.

— Oh ! ne riez pas si vite, mes chères amies. Je dis donc qu’il épousa la vieille femme, puisque vous voulez que cette femme soit vieille. Mais il arriva ceci que, au bout de deux mois, la vieille femme mourut, laissant mon ami son légataire universel !

— Quoi ! s’écria Pia avec horreur… cette vieille sotte a laissé à votre ami toute sa fortune ?… Mais sa fille ?…

Le docteur se mit à rire.

— La fille, dites-vous, Pia ?… Eh bien, oui… ma cliente laissa à mon ami sa fortune et sa fille également. Comprenez-vous ?

Un rire général circula.

Heureux gaillard ! soupira Benjamin Jacobson qui n’avait pas encore articulé une syllabe.

— Monsieur Benjamin, sourit malicieusement Pia, votre soupir me paraît tout rempli de regrets !

— Je parie, dit le docteur, que mon neveu, lui, eût pris tout de suite la fille !

Un nouveau rire…

— Pardon, mon oncle, vous me connaissez mal !

— Eh bien ?

— J’eusse pris les trois à la fois !

— Mais… il n’y en avait pas trois ! se récria Lina.

— Si, madame, sourit Benjamin Jacobson, il y avait la mère, la fille et…

— Et ?… interrogea Pia très curieuse.

— Et… la fortune ! acheva Benjamin Jacobson avec un sourire narquois.

Un immense éclat de rire suivit. Le docteur se leva, posa sa tasse de café sur la table et dit :

— Après cela, mon neveu, je suis bien forcé de faire ma révérence. Et, dame ! si j’avais ces trois bonnes choses à te donner, je le ferais séance tenante.

— Mon oncle, je vous dispenserais bien d’une telle générosité. D’abord, je possède l’une : la fortune. Quant à la femme… hélas ! il vous faudrait me donner à boire de votre Philtre Bleu !

— Hein ! s’écria Maria avec horreur… vous avez la lèpre ?

— Mais non, mais non… fit Benjamin en riant.

— Mais pourquoi, alors, boire du Philtre Bleu ? demanda Lina.

— Pour simplement acquérir l’amour, madame !

— Quoi !… s’écria Maria avec un sourire moqueur, vous n’êtes pas amoureux ?

— Je le serais peut-être, fit Benjamin Jacobson avec un sourire non moins moqueur, mais…

— Mais…

— Mais il y a une… des… une barrière.

— Cette table, veux-tu dire ? demanda le docteur.

Maria et Pia rougirent violemment.

En effet, entre Benjamin Jacobson et les deux jeunes filles il y avait la table à manger. Mais il y avait une sorte de guéridon sur lequel était posée une jardinière dans laquelle se développait une tulipe rouge.

Benjamin Jacobson ne s’était pas troublé. Seulement, son sourire se fit un peu plus moqueur quand il riposta au docteur :

— Certes, mon oncle, il y a la table… mais il y a aussi la jardinière et, naturellement, le jardinier ! Et vu, ma foi, que je n’aime pas cueillir une fleur sans la permission du jardinier…

— Qu’arrive-t-il ? demanda le docteur.

— Il arrive que je suis contraint de me passer de la fleur.

— Mais si le jardinier consentait ?… dit le docteur, qui voyait venir quelque chose d’amusant à l’adresse de Maria ou de Pia.

— Il ne consentira pas, mon oncle. Oh ! j’ai déjà essayé ça !…

— Vraiment ? fit Lina très intéressée par ce dialogue dont elle ne pouvait prévoir l’issue.

— Oui, madame… et le jardinier m’a battu ! Le docteur éclata de rire.

— Mais dites donc, monsieur Jacobson, fit Pia très curieuse et très intriguée à la fois, qu’appelez-vous ce jardinier ?

— Mademoiselle, répondit Jacobson, ce jardinier est placé là au figuré…

— Que figure-t-il donc ? interrogea Maria.

— Le fiancé !

Un éclat de rire plus prolongé résonna par l’immense salle à manger.

Alors le docteur dit à Benjamin :

— Mon cher garçon, j’ai suffisamment ri… ma digestion commence à en souffrir. Ensuite, je vois Pia très pâle, et Maria très livide… Passons maintenant à l’autre numéro de notre programme. Je veux, Benjamin, que tu entendes chanter ta tante. Oh ! tu possèdes une tante merveilleuse, je ne te dis que ça !… Allons au salon ! N’est-ce pas, Lina ?

— Que voulez-vous que je chante à votre neveu ?

— Ô mon Dieu ! ce que vous voudrez !

— Madame, dit Benjamin Jacobson, je vous demanderai de me chanter la TRAVIATA.

— Bravo ! crièrent Maria et Pia.

— Vive LA TRAVIATA ! clama le docteur.

L’instant d’après, la voix mélodieuse de Lina emplissait la maison silencieuse de plaintes si mélancoliques qu’une fois, malgré tous ses efforts sur lui-même, Benjamin Jacobson dut essuyer furtivement une larme à ses yeux !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Huit heures.

Le docteur, Lina et les deux jeunes filles, tous enveloppés de riches fourrures, partaient pour se rendre au Théâtre His Majesty.

On avait voulu emmener Benjamin Jacobson, mais il avait de suite prétexté des fatigues, une lassitude qui le renversait quasi, et il s’était excusé. On lui avait alors indiqué sa chambre au troisième étage.

Le docteur avait dit, avant de partir :

— Nous ne serons pas de retour avant onze heures ou minuit. Si tu préfères nous attendre, nous aurons plaisir à te revoir. Si tu te sens trop de sommeil, tu n’auras qu’à gagner ta chambre. D’ici là, tu peux t’installer dans mon cabinet. Tu y trouveras d’excellents cigares, quelques bonnes liqueurs, et des livres très intéressants.

Benjamin avait remercié.

Lorsque la porte se fut refermée sur les quatre personnages, Benjamin Jacobson, alors, laissa résonner un ricanement moqueur. Par trois fois il fit le tour de la pièce, silencieux et méditatif. Puis, il s’arrêta en face d’une haute glace de Venise, enleva de sa tête une perruque très noire, fit tomber de sa lèvre supérieure une moustache également très noire, et il se mit à rire.

— Allons ! mon cher monsieur Quik, murmura-t-il narquois, vous voici enfin dans la place ! Il ne tient qu’à vous de bien travailler ! Vous êtes un parfait comédien… mais vous avez à lutter contre comédien et comédiennes qui n’ont rien à céder devant vos propres talents ! Mais bah !… quand l’honneur est en jeu, il n’est pas d’obstacles qui résiste !…

« Et maintenant, mon cher oncle… à nous deux !