Le premier Flirt de Loulou

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Le premier Flirt de Loulou ([version manuscrite soumise à la censure])
(p. 1-40).

Oui

24 janvier 1903


Bon pour représentation aux Mathurins


Le Premier flirt de Loulou


PERSONNAGES



Loulou, 15 ans, robe frôlant terre, tablier à bavette, cheveux sur le dos, grande et gosse Mlle J. Magret
Simone, cousine mariée depuis 2 ou 3 ans Mlle Marsay
Diane, sœur de Loulou Mlle Marny
M. de Folleuil M. Dieudonné
Papa M. Mofière

Un cabinet de travail. À droite, un bureau.

Scène 1e

LOULOU, SIMONE, DIANE.

(Elles sont dans le cabinet de Papa et prennent le thé en causant.)

Diane, à Loulou, qui se balance dans un grand fauteuil à bascule garni de coussins.

Ainsi, tu n’as pas voulu nous aider ?…

Loulou

J’ai pas voulu… J’ai pas voulu n’est pas l’mot… mais je n’vois pas beaucoup l’utilité d’arranger tous ces machins-là, moi !…

Simone

Mais c’est pour exposer les cadeaux que Diane a reçus…

Loulou

Justement !… J’n’aime pas ces exhibitions-là !… J’trouve ça d’un goût détestable !…

Simone, riant.

Ah ! bah !

Loulou

Oui… ça n’se fait qu’pour forcer les amis à y aller d’un fort cadeau !

Diane

Mais, Loulou…

Loulou

Ah ! ma foi ! ça en a l’air, toujours !… Ainsi, l’cousin Cotoyant ?… Crois-tu qu’il aurait donné un clavecin comme celui qu’il a donné, si y n’y avait eu qu’nous pour le voir ?…

Simone

Le fait est qu’il est superbe !… La caisse est en citronnier… Elle est ancienne !…

Loulou

Ben, c’est pas pour les beaux yeux d’Diane que l’cousin Cotoyant s’est fendu d’une vieille carcasse d’citronnier, vous pensez !… Il est bien trop rat !… Il a envoyé c’te bête d’instrument pour épater…

Simone

Ce bête d’instrument !… Comment, Loulou, tu n’aimes pas le clavecin ?…

Loulou

Ah ! non !… J’le déteste !… Si tellement qu’y m’fait presque r’gretter l’piano… ainsi !… (Un temps. Elle se balance.) C’est égal, vous direz tout c’que vous voudrez, mais y m’semble qu’on pourrait s’marier sans faire tant d’histoires que ça !…

Simone

Quand ce sera toi qui te marieras, tu changeras d’avis…

Loulou

Moi ?… Ben, j’vous promets bien qu’quand je m’marierai, je n’ferai pas d’fêtes, moi !

Simone

Pourquoi ?…

Loulou

Pac’que je trouve pas ça réjouissant, de s’marier !… J’trouve même ça triste !

Diane, souriant.

Pas moi !…

Loulou

Toi, parbleu, toi !… tu t’maries parc’que tu crois qu’on s’marie pour s’amuser…

Diane, protestant.

Mais pas du tout !…

Loulou

Si, si !… Au fond c’est pour ça qu’on s’marie !… S’amuser ?… ah ! ouiche ! si vous appreniez comme moi c’que c’est qu’les devoirs conjugaux !…

Simone, stupéfaite.

Tu apprends ce que c’est les devoirs conjugaux ?… toi ?…

Loulou

Un peu !…

Simone, inquiète.

Mais où ?… où apprends-tu ça ?…

Loulou

Ben, dans l’cours de morale… J’vous réponds qu’c’est pas drôle, les d’voirs conjugaux !… Et encore !… Je n’sais même pas si on nous dit tout…

Simone

Moi qui suis mariée, je…

Loulou

Par exemple, y a une chose qui m’console… C’est qu’c’est aussi embêtant pour le mari qu’pour la femme !

Simone, sérieuse et maternelle.

Mais le mari n’est pas absolument tout dans le mariage, il y a aussi les enfants…

Loulou, sans enthousiasme.

Oui… y a aussi ça !…

Simone

Les enfants qui procurent tant de joies…

Loulou

Des joies… des joies… pas tout l’temps, toujours !…

Simone, haussant les épaules.

Qu’est-ce que tu en sais ?

Loulou, se hérissant.

Comment, c’que j’en sais !… Mais toi, y a deux mois, tu n’trouvais p’t’êtr’pas qu’ça procurait tant d’joies qu’ça, les enfants ?…

Simone, cherchant à se souvenir.

Il y a deux mois ?…

Loulou

Oui… l’jour de la naissance de Bébé… (mouvement de Simone) quand j’ai été chez toi pour te dire que p’pa avait une loge pour « Le Marquis de Priola » et qu’on y allait l’soir…

Simone

Ah ! oui…

Loulou

J’arrive avec Fraülein et j’demande si tu es là… Tout le monde avait l’air effaré… Nous montons, on entendait des cris qu’ça faisait frémir. J’demande c’que c’est, et l’domestique m’répond : — « C’est madame… y a sept heures qu’elle crie comme ça… » J’dis : — « Elle a donc sa névralgie ? ». Y m’fait signe que non… Alors, moi, j’demande c’qu’on t’a fait pour qu’tu pousses des cris pareils… car ça r’doublait… Fraülein était verte… Elle répétait : « Was gibt’s ? Mein Gott ! Was gibt’s » — mais elle n’bougeait pas !… Tout à coup ton mari entre comme un fou… Il était vert aussi… j’lui r’demande c’qu’y a… y n’me répond rien… et nous restons comme ça…

Simone, ennuyée.

C’est bon… c’est bon !…

Loulou

Et tu criais toujours plus fort !… Moi, quand j’criais la moitié d’ça dans l’temps, on m’donnait l’fouet !… Enfin le docteur Cherdin arrive !… Ah ! il était pas vert, lui !… il était violet !… d’un beau violet !… Y r’ssemblait à une guigne… et y s’met à crier aussi : « Allons venez !… C’t’un garçon ! » Alors ton mari dit : « C’t’un garçon !… Tu diras à mon oncle et à ma tante que c’est un garçon !… » Et y gambadait dans l’salon… Moi, j’étais ahurie !… Fraülein riait bêtement !… Et toi, d’puis que tout l’monde criait, tu n’criais plus… (Simone rit.) C’t’égal !… Cinq minutes avant, tu en faisais une vie !… Aussi j’ai pensé…

Simone, imprudente.

Qu’est-ce que tu as pensé ?

Loulou

Dame ! J’ai pensé : ah ! bien !… les enfants… Si c’est pas plus amusant à commencer qu’à finir…

(Simone hausse les épaules.)

Simone, pour rompre les chiens[illisible].

Diane !… Nous avons oublié de placer la guitare !…

Loulou

La guitare ?… Y a une guitare ?… ah ça ! Tout l’monde te donne donc des instruments d’musique ?… J’parie qu’c’est Gérard qui t’a envoyé ça ?

Diane

Oui.

Loulou

J’en étais sûre !… C’est un cadeau bête et roucoulant comme lui… faut encore lui savoir gré de n’pas avoir choisi un mouton… ou bien des tourterelles… car il avait encore ça !…

Simone, riant.

Tu ne l’aimes pas, ce pauvre Gérard !…

Loulou

Ah ! non !… plains-le !… plains-le un peu !… Y n’a pas besoin que j’l’aime, puisque tout l’monde l’adore !… Y a déjà encombrement !…

Diane

Enfin, qu’est-ce qu’il t’a fait, Gérard ?

Loulou

À moi, rien du tout !… J’aime pas les p’tits jeunes gens à la pose !… V’là tout !…

Simone

Les petits jeunes gens ?… A-t-on vu, cette gamine ?… Mais Gérard a vingt-huit ans…

Loulou

Ben, c’est pour ça qu’c’est un p’tit jeune homme !…

Diane

Ah !… Quel âge faut-il avoir pour être un homme ?

Loulou, résolument.

Quarante ans !…

Diane, saisie.

Quarante ans !… Tu épouserais un homme de quarante ans, toi ?…

Loulou

Épouser… Épouser… toujours épouser !… mais vous n’pensez donc qu’à ça !… Vous n’êtes vraiment pas sérieuses !…

Simone, ahurie.

Elle est renversante !…

Loulou

D’ailleurs, oui, j’épouserais bien un homme d’quarante ans… Certainement !… Pourquoi pas ?…

Diane, riant.

M. de Folleuil, par exemple !…

Loulou, rouge comme un coq.

C’est stupide, c’que tu dis-là… tu sais !…

Diane

Pourquoi ? Il a quarante ans, Mr de Folleuil… il a même mieux !… Papa a cinquante ans et il a dit l’autre jour que son ami Folleuil avait six ans de moins que lui…

Loulou, rageuse.

Et puis après ?… Qu’est-ce que ça m’fait , tout ça ?… Tu m’embêtes à la fin !…

Simone, bas à Diane.

Qu’est-ce qu’elle a ?…

Diane

Elle trouve M. de Folleuil charmant !… Elle va toujours chez papa quand il est là… et elle ôte son tablier… et elle se lave les mains avec du savon horriblement parfumé, parce qu’il lui baise la main…

Simone, riant.

Cette pauvre Loulou !

Loulou, vexée, cherchant à entendre.

Si vous croyez qu’c’est poli pour ces d’moiselles c’que vous faites là !… d’parler tout bas comme ça…

Simone

Loulou ! Sais-tu qui est un monsieur qui se promène souvent avec Mr de Folleuil ?

Loulou, bourrue.

J’suis pas sa bonne, à m’sieu de Folleuil !… J’suis pas chargée d’l’garder !… ni d’savoir avec qui y’s’promène !…

Simone, riant.

Là !… Là !… ne te fâche pas !… Je rencontre ce monsieur tous les matins à bicyclette, au Bois…

Loulou, vivement.

Avec m’sieu de Folleuil ?…

Simone

Oui…

Loulou, à part.

Et dire que j’peux pas sortir l’matin à cause d’mes leçons… Si c’est pas rageant !…

Simone

Et l’autre jour, en venant voir Diane, je l’ai croisé dans l’escalier… Il est grand… brun…

Loulou

Brun ?… Jamais d’la vie !… Il a été blond… Et maintenant il est… (cherchant) flamme de punch !…

Simone

Qui ?

Loulou

Ben, m’sieu d’Folleuil.


Scène 2e

Les Mêmes, PAPA.
Diane, à Papa qui entre.

Ah ! voilà Papa !…

Papa, ôtant son chapeau.

Lui-même…

Simone

Bonjour, mon oncle…

Papa

Bonjour mes enfants… (Il les regarde avec inquiétude.) Vous allez rester dans mon cabinet ?…

Diane

Ça te gêne ?

Papa

Dame !…

Loulou, riant.

C’pauv’papa !…

Diane

N’aie pas peur… nous nous en allons !…

Papa

C’est ça… Je ne vous retiens pas, mes petits enfants, j’ai à écrire… (à Loulou qui va pour sortir avec les autres) Reste,

Loulou, j’ai à te parler…


Scène 3e

PAPA, LOULOU
Loulou, inquiète.

Tu veux m’parler, P’pa ?

Papa, retirant ses gants.

Oui, est-ce que tu as à travailler ?

Loulou

… Turellement ! J’travaille tout l’temps, moi !…

Papa, s’asseyant à son bureau.

Enfin… peux-tu laisser ton travail pendant une demi-heure à peu près ?…

Loulou, prudente.

Pourquoi ?

Papa

J’ai quelque chose à te donner à faire…

Loulou

Quoi ?…

Papa

Des lettres à copier… Si toutefois tu as le temps…

Loulou

Oui… oui… Je m’arrangerai… (à part) Si embêtantes qu’elles soient, les lettres, elles s’ront toujours moins sciantes qu’Fraülein et ses déclinaisons…

Papa

Voici… C’est au sujet de la ferme des Aulnaies… Tu me copieras ces trois lettres… J’en veux garder le double… Tu vois… il y en a une pour le père Pinson, le meunier…

Loulou, prenant les lettres.

Oui… oui… Je verrai bien !…

Papa

Attends donc !… En voici une autre pour mon avoué… et une troisième pour…

Loulou

Mais oui… j’vois !… Donne vite, j’suis pressée !… (à part) Y croit toujours qu’y faut tout m’expliquer, p’pa !…

Papa, se levant.

Tiens… mets toi là…

Loulou

Mais non… J’vais les écrire là-bas… Fraülein m’attend… avec ses déclinaisons… (à part) J’aime mieux êtr’là-bas… Y s’rait tout l’temps sur mon dos, p’pa !…

Papa

Je suis fâché d’interrompre ta leçon d’allemand… mais je n’ai pas le temps de copier moi-même ces lettres… J’ai donné rendez-vous à Folleuil à deux heures et demie… Il est deux heures vingt-cinq et je ne suis pas habillé…

Loulou, dressant l’oreille.

Y va v’nir ici, dis ?

Papa

Qui ?…

Loulou

Ben, m’sieur d’Folleuil ?…

Papa

Oui… et je ne serai pas prêt !…

(Il disparaît derrière une portière.)

Loulou, perplexe.

Ah ! y va venir ici !…

(Elle reste plantée au milieu de la scène.)

Papa, criant de la pièce à côté.

Quand tu auras copié les lettres, tu les rapporteras sur mon bureau…

Loulou, s’installant au bureau.

J’reste là, moi !… (Elle tapote sa robe) J’vais ôter mon tablier !… (Elle ôte son tablier et se passe les mains sous le nez) Elles sentent plus guère bon !… (regardant la pendule) Deux heures trente-sept… Il est en r’tard d’sept minutes !…

(Elle essaie plusieurs poses « gracieuses » et finit par faire tomber une pile de livres posés sur le bureau.)

Papa, qui entend remuer, criant.

C’est toi, Folleuil ?…

Loulou, ramassant les livres.

Non, p’pa !…

Papa, étonné.

Comment, tu es encore là, toi !…

Loulou

Mais oui, p’pa !… J’copie tes lettres !…

Papa

Je croyais que tu allais les écrire dans ta chambre…

Loulou

J’voulais !… mais y m’a semblé qu’tu aimais mieux qu’non…

Papa

Eh !… Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?…

(On entend le timbre de la porte d’entrée)

Loulou, à part.

Le v’là !… c’est lui !… (émue) C’est sûr, lui !

(Elle baisse le nez et a l’air d’écrire attentivement.)


Scène 4e

Loulou, Folleuil

(Folleuil s’avance sans que Loulou paraisse s’apercevoir qu’il est là. À deux pas du bureau, il s’arrête en riant.)

Loulou, à part, regardant entre les cils.

Raté ! y voit qu’je l’vois !…

Folleuil

Mademoiselle Loulou… J’ai l’honneur de vous présenter mes très respectueux hommages…

Loulou, vexée, se levant.

C’est pour vous moquer d’moi que vous m’faites des phrases comme ça ?…

Folleuil, d’un air sérieux.

Mademoiselle, je ne me permettrais pas de…

Loulou

Ah ! non !… ça vous gêne !… C’que ça m’est du reste équilatéral !…

Folleuil, faisant semblant de ne pas comprendre.

Pardon, mademoiselle, vous disiez ?…

Loulou

Oui, j’vois bien !… Vous faites celui qui n’comprend pas… pour m’donner une leçon, ça !… parce qu’je n’parle pas un langage pur… mais ça m’est égal aussi, vous savez !…

Folleuil, narquois

Ça se voit bien !…

Loulou, à part.

Y s’aperçoit que j’suis vexée… J’dois avoir l’air bête comme tout !…

Papa, criant du cabinet de toilette.

Je suis à toi dans cinq minutes !… Loulou va te tenir compagnie pendant que je m’habille !…

Folleuil

Mademoiselle Loulou, j’ignore quel méfait j’ai pu commettre, mais je vous supplie humblement de recevoir mes excuses…

(Il lui baise la main)

Loulou, à part, se rasseyant au bureau en flairant furtivement sa main

Ça sentait encore un peu !… y a pas à dire… Il est excellent, c’savon-là !…

(Elle écrit)

Folleuil

Comment !… Vous allez écrire…

Loulou

Mais dame !…

Folleuil

C’est ça que vous appelez me tenir compagnie !…

Loulou, écrivant toujours.

Folleuil

Voulez-vous bien laisser vos paperasses, mademoiselle Loulou ?… Non… Vous ne voulez pas ?… Ah ! mais… Je vais le dire à papa, moi, vous savez ? (Loulou ne bouge pas) René !… Ta fille ne veut pas me parler… Elle écrit… Elle écrit tout le temps…

Papa, criant.

Loulou !… Sois donc polie… Cesse tes écritures ou va-t-en !…

Loulou, à part.

M’en aller… ah ! mais non !…

(Elle se lève et vient s’asseoir en face de Folleuil d’un air résigné.)

Folleuil, gracieux.

Alors, mademoiselle Loulou, nous allons causer ?…

Loulou

J’vous écoute !…

Folleuil, riant.

Moi qui allais vous demander de parler !… C’est gentil tout plein de vous entendre gazouiller… tandis que moi… je suis un vieux grinchu.

Loulou

Oui… j’sais bien !…

Folleuil, interloqué.

Ah ! bien, à la bonne heure !… Vous êtes franche !…

Loulou, embarrassée.

Mais… je n’voulais pas dire… (à part) Je n’fais qu’des gaffes, moi !…

Folleuil

Travaillez-vous toujours beaucoup ?…

Loulou

Tout l’temps !

Folleuil

Vous aimez beaucoup l’étude ?

Loulou

Moi ?… ah ! non !… voyons ?… est-c’que j’ai la tête de quelqu’un qui aime l’étude ?… Mais j’la déteste, l’étude !… j’labourine !… C’est p’pa qui a imaginé de m’faire passer mes examens… et même mon bachot… Du diable si j’sais pourquoi, par exemple !…

Folleuil, surpris.

Le bachot aussi ?… C’est une drôle d’idée !…

Loulou

S’pas ?… Et encore, si p’pa était un savant, j’comprendrais ça… à la rigueur !… mais c’est pas ça du tout…

Folleuil, criant.

C’est vrai, René ?… Tu veux que Melle Loulou passe son baccalauréat ?…

Papa, criant.

Mais oui !… mais oui !… Il faut que la femme s’élève au-dessus du niveau…

Loulou

Ben, moi !… J’vois pas du tout la nécessité d’ça !…

Folleuil, convaincu.

Ah ! ni moi, sapristi !…

Loulou

Ah !… (compatissante) Vous n’devez pas savoir grand’chose non plus, vous ?

Folleuil, riant.

Mon Dieu, je ne suis certainement pas un puits de science, mais enfin !…

Papa, criant.

Folleuil !… Il sait tout, Folleuil !… Il a passé tous les examens qu’on peut passer !… Polytechnique… Ecole des Chartes… Conseil d’État… Il a fait son droit… son droit tout entier !… Il est docteur en droit !…

Loulou, étonnée, regardant Folleuil.

Ah ! bah !…

Folleuil, riant.

Il paraît que je n’en ai pas l’air ?…

Loulou

Alors, v’s’avez eu une carrière quelconque… quand v’s’étiez jeune ?…

Folleuil

Non, mademoiselle !… J’ai passé ma jeunesse à voyager… J’ai fait des voyages… de très grands voyages…

Loulou

Ah !… vous avez fait de très grands voyages !… (inquiète) Est-c’que vous les racontez ?

Folleuil, riant.

Non, soyez tranquille… Je ne raconte pas mes voyages… pas encore, du moins… Je les raconterai peut-être plus tard… Quand je serai… je ne dis pas précisément gaga… mais enfin un peu… un peu…

(Il cherche le mot.)

Loulou, l’aidant.

Un peu raplaplat…

Folleuil

Merci !… C’est bien ce que je voulais dire…

Loulou

Ben non !… C’est pas c’que vous vouliez dire du tout !… J’vois bien que vous êtes fâché…

Folleuil

Fâché ?… Et pourquoi ?…

Loulou

Pour raplaplat… J’ai cru qu’vous l’cherchiez d’bonne foi, moi, vot’mot !… (à part) Jamais j’ai été si moule !… Aussi y m’impressionne !… C’est plus fort que moi… Y m’impressionne normément…

Folleuil, criant.

Es-tu bientôt prêt, voyons !

Loulou, désolée, à part.

Faitement !… c’est bien ça ! Y s’embête !… Y s’embête avec moi !…

Papa, criant.

Dans un instant, je me dépêche…

Loulou, à part.

Y s’dépêche… C’est pas sûr !… J’l’voudrais, d’ailleurs… parc’que quand y s’dépêche, y démolit toujours quelqu’chose… et c’est plus long !…

Folleuil, cherchant un sujet de conversation qui intéresse Loulou.

Avez-vous le temps de lire un peu ?…

Loulou

Faut bien !…

Folleuil

On vous fait lire surtout des auteurs sérieux ?…

Loulou

Des auteurs qui s’prennent au sérieux, plutôt !… Oui…

Folleuil

Dans ce moment, qu’est-ce que vous lisez ?…

Loulou

L’Emile.

Folleuil, sursautant.

Hein ?

Loulou

Ça vous choque ?…

Folleuil, poli.

Non… mais…

Loulou

Si, si… Je vois bien qu’ça vous choque…

Folleuil

C’est que moi, Melle Loulou, je suis… comme je vous l’ai dit déjà… un grinchu, et…

Loulou

Pourquoi êtes-vous grincheux ?

Folleuil

Mais… je ne sais pas !…

Loulou

C’est p’t’êtr’ parc’qu’vous avez un mauvais estomac, qu’vous l’êtes ?

Folleuil, riant.

Mademoiselle, si ça vous est égal, je préfère l’être sans motif…

Loulou

… core une gaffe !… (haut) Enfin… vous trouvez drôle qu’on me fasse lire l’Emile, s’pas ?

Folleuil

Je ne trouve rien… Je ne sais pas élever les petites filles, moi !…

Loulou, piquée.

Pourquoi pas les mômes ?

Folleuil, continuant.

Je suis un peu misanthrope…

Loulou, qui a les « petites filles » sur le cœur.

Misanthrope ?… ah ! oui !… Molière et Louis XIV disaient comme ça !… qu’est-ce que c’est qu’un misanthrope ?…

Folleuil

C’est un homme…

Loulou, interrompant.

Ecœuré !… v’là tout !… Pas besoin d’grands mots pour dire ça !…

Folleuil

Loulou, ravie, à part.

Ça l’colle sous bande ! (haut) J’vous d’mande pardon… moi, j’dis c’que j’pense…

Folleuil, s’inclinant.

J’en suis convaincu, mademoiselle.

Loulou

Parc’que j’suis une (appuyant) « petite fille » mal élevée.

Folleuil, protestant.

Oh !!!

Loulou

Oui… oui… Les gens polis disent que j’suis élevée à l’américaine… les autres disent que j’suis mal élevée, tout bonnement.

Folleuil

Mais je ne dis rien, moi !…

Loulou

Non… Mais c’t’intérieurement… Vous n’pouvez pas n’pas trouver extraordinaire que j’vous parle comme ça… à vous… qu’tout l’monde cajole… qu’tout l’monde respecte…

Folleuil
Respecte est dur !… Alors, on me respecte ?
Loulou

Vous l’savez bien !… Toutes ces dames sont à genoux d’vant vous… Folleuil par ci… Folleuil par là… Y a pas d’partie sans Folleuil… pas d’plaisir sans Folleuil… Enfin, y a qu’Folleuil, quoi !…

Folleuil

Je suis vraiment radieux d’apprendre que toutes ces demoiselles sont à genoux devant moi… J’avoue ne pas m’en être aperçu…

Loulou

J’ai pas dit « ces d’moiselles », j’ai dit ces « dames »… Non… Ces d’moiselles vous trouvent vieux, figurez-vous !…

Folleuil

Ça ne m’étonne pas !…

Loulou

Je m’suis presque disputée avec elles à cause de ça, ainsi… Elles se sont moquées d’moi, parc’que j’disais qu’on pouvait très bien vous…

(Elle s’arrête court).
Folleuil, intéressé

Qu’on pouvait très bien me quoi ?…

Loulou, bafouillant

… Pas vous… mais enfin quelqu’un… n’importe qui d’quarante ans.

Folleuil

Mademoiselle Loulou, votre discours manque de clarté… Je serais pourtant heureux de connaître vos petites idées sur… « n’importe qui de quarante ans ?… »

Loulou

Ben, j’disais que… qu’un monsieur de c’t’âge-là… ça compte encore…

Folleuil

Ça compte même trop, hélas !…

Loulou

Moi, j’trouve qu’c’est un âge très bien !…

Folleuil, riant

Vous n’êtes pas romanesque, Melle Loulou !…

Loulou
J’ai pas l’temps !… Et puis j’apprends tant d’choses…
Folleuil

Quelles choses ?

Loulou

Ben, des choses pratiques… positives… J’vois les amies d’Diane, s’pas ?… elles sont pas du tout comme moi… C’est des jeunes filles langoureuses, sentimentales… mystérieuses… J’sens bien qu’même si j’avais l’temps, j’pourrais pas être comme ça…

Folleuil

Enfin, vous avez quelquefois pensé à… aux… (à part) C’est compliqué comme tout de parler aux petites filles…

Folleuil

Aux quoi ?…

Folleuil

Aux… choses du cœur ?…

Loulou

À l’amour, vous voulez dire ?

Folleuil
Oui… (à part) Je n’osais pas l’appeler par son nom !
Loulou

… Naturellement, j’y ai pensé !… D’abord, je l’vois dans mes livres… dans Racine, dans Paul et Virginie, dans Molière, même dans Corneille, qui est pourtant si embêtant !…

Folleuil

Eh bien ?…

Loulou

Ben, j’trouve que, dans les livres, l’amour est pas assez simple… Il est compliqué, prétentieux… J’voudrais quelqu’chose d’bon enfant, d’gentil, d’caressant… et je n’trouve qu’des guirlandes, du fatal ou des gnangnan !… moi, y m’semble qu’l’amour n’doit pas être fait ni d’marivaudages, ni même de mots…

Folleuil

Ah !… et de quoi doit-il être fait ?…

Folleuil, rêveuse

J’sais pas au juste !… J’me l’demande… (On entend dans la pièce à côté un petit bruit sec puis la voix de papa).

La voix de Papa

Sacrr !… Il suffit d’être presse !…

Loulou, joyeuse, à part

Il a cassé sa bretelle ! Quelle veine !… faut qu’il en cherche une aut’paire… Qu’y l’accroche, c’est cinq minutes de gagné !…

Folleuil, reprenant la conversation

Vous apprendrez ça plus tard, mademoiselle Loulou… Vous avez le temps !…

Loulou

Oh ! ça, c’est vrai !… (pensive) C’t’égal !… Ça doit êtr’amusant d’être aimée… même si on n’en profite pas !…

Folleuil, riant

Vous serez une petite femme très pratique… Vous avez de la tête…

Loulou, modeste

Oui… J’ai assez de tête… (un temps)… J’aurais même, au besoin, du cœur !…


Scène 5e

Loulou, Folleuil, Papa
Papa, entrant.

Me voilà !…

Loulou, désappointée, à part.

Déjà !… Comment a-t-y fait ?…

Folleuil

Eh bien, tu mets le temps à t’habiller, toi !

Loulou, à part.

Est-y malhonnête ! (haut) Comment, p’pa ?… TU as déjà changé d’bretelles ?…

Papa

Changé de bretelles ? Non… Pourquoi aurais-je changé ?…

Loulou

Ah !… c’est que j’espér… (se reprenant) J’croyais qu’tu avais cassé ta bretelle… Ça avait fait un p’tit bruit… et on t’avait entendu jurer…

Papa, protestant.

Ai-je juré ?… (à Folleuil) A-t-elle été sage, cette petite ?…

Folleuil

Melle Loulou a été charmante… comme toujours…

Papa

C’est qu’elle devient de plus en plus insupportable… Ça augmente…

Loulou

C’est pas étonnant, puisque j’grandis !…

Folleuil

Laisse donc !… Elle est drôle comme tout et…

(Il mâchonne la fin de sa phrase en se tournant tout à fait vers papa)

Loulou, hérissée.

Qu’est-c’qu’y dit ?… Qu’est-c’qu’y dit ?… que je serai la joie du XXe siècle !… Pourquoi dit-y ça ?…

Folleuil, à Papa.

Voyons, dépêchons-nous !… Nous seront ridiculement en retard !…

Papa

Voilà !… Voilà !… (Il pousse Folleuil dehors, et sort avec lui.)

Loulou, navrée, se remettant à écrire.

Y m’a pas seul’ment fichu un coup d’œil en partant !!!


Rideau