Le projet de doctorat économique

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Le projet de doctorat économique
Revue d’économie politique (p. 213-215).


Le projet de doctorat économique.


La Chambre a continué, à toutes petites journées, la discussion du budget. On ne se douterait pas du tout, à voir son allure, que nous sommes sous le régime des douzièmes provisoires : il n’y a que le premier pas qui coûte ! Nous ne suivrons pas la Chambre dans cette lente pérégrination à travers nos différents services publics. Une question pourtant a été de nouveau agitée, qui nous intéresse tout particulièrement et sur laquelle nous ne saurions nous empêcher de dire notre sentiment : celle de la création d’un doctorat économique.

Notre éminent collègue de la Faculté de droit de Paris, M. Beauregard, député de la Seine, a demandé ce troisième doctorat pour les Facultés de droit qui ont déjà un doctorat ès-sciences juridiques et un doctorat ès-sciences économiques. Il est clair que, si un doctorat économique devait être créé, il aurait sa place toute naturelle dans les Facultés de droit, où il existe déjà, fondu avec le doctorat politique, et où sont concentrés les enseignements économiques. Nous n’avons pu cependant nous défendre de quelque étonnement en entendant M. Beauregard affirmer au ministre de l’Instruction publique que l’Université (il avait en vue les Facultés de droit) lui serait infiniment reconnaissante de cette création ! Il oubliait sans doute, emporté par son désir personnel, que les Facultés de droit avaient été tout récemment consultées officiellement sur la question et que, à l’unanimité moins une (qui, si nous sommes bien renseigné, avait changé d’avis de fraîche date), elles se sont prononcées contre l’institution d’un doctorat économique.

M. le Ministre a profité de l’occasion pour dire à la Chambre qu’il avait devancé les désirs des partisans du doctorat économique, en déposant, le 3 février 1899, un projet en ce sens, auquel à la vérité la Commission parlementaire de l’enseignement n’a pas fait très bon accueil. Mais ce projet est très différent du rêve de M. Beauregard : le nouveau doctorat économique n’appartiendrait pas aux Facultés de droit ; il aurait une plus large envergure ; il s’ouvrirait aux licenciés de toutes les Facultés de droit, sciences et lettres : « C’est là, a dit le ministre, la caractéristique et la nouveauté du projet. »

À l’idée de l’institution d’un troisième doctorat, d’un doctorat économique, dans les Facultés de droit, on peut d’abord opposer des fins de non recevoir qui semblent péremptoires. La première est tirée de l’opinion quasi-unanime des Facultés de droit, qui sont bien, à ce qu’il semble, le corps le plus compétent qu’on puisse consulter sur la question, et qui repoussent le présent qu’on veut leur faire. La deuxième est tirée d’un ordre d’idées plus général : il ne faudrait pourtant pas toujours changer ! Le doctorat en droit a été complètement remanié en 1895 ; l’enseignement économique y a été combiné, à notre avis, très heureusement, avec l’enseignement des sciences politiques ; et, avant même qu’il ait été possible de se faire une idée des résultats de la réforme de 1895, on propose de tout bouleverser !

Nous n’exagérons rien : ce serait un véritable bouleversement dans l’organisation du doctorat. Nous avons maintenant deux doctorats, l’un qualifié ès-sciences juridiques et l’autre ès-sciences politiques et économiques, qui s’équilibrent très bien au point de vue de la difficulté que présente l’obtention du grade : la preuve en est que, du moins à notre connaissance, les aspirants au doctorat se partagent à peu près en nombre égal entre les deux. Et voici que l’on propose d’en prendre un, de le scinder en deux nouveaux et d’instituer, à côté du doctorat juridique, un doctorat politique et un doctorat économique ; ne tombe-t-il pas sous le sens que ces deux doctorats nouveaux ne présenteront pas la difficulté de l’unique doctorat qu’ils remplaceront et qu’on risque à faire déserter le doctorat juridique ? J’entends bien qu’on renforcera par une certaine extension des matières les nouveaux doctorats ; mais quiconque a l’habitude des examens ne s’y trompera pas ; on n’arrivera pas à rétablir l’équilibre et on portera un coup funeste aux études juridiques.

Mais ce n’est pas tout. Le doctorat ès-sciences politiques et économiques a pour but de préparer des administrateurs et des hommes d’État. A-t-on l’intention de les dispenser des études économiques et financières ? Si on dit non et si on exige encore d’eux l’étude si nécessaire de ces sciences, l’équilibre ne sera-t-il pas encore plus manifestement rompu entre les doctorats en droit ?

Et cela pourquoi ? Et ici, nous nous attaquons à la fois au projet de M. Beauregard et à celui de M. le Ministre ? En quoi donc le besoin d’un doctorat économique se fait-il sentir ? À quelle carrière préparera-t-il ? M. le Ministre nous répond : « Il ne préparera pas de nouveaux bataillons d’aspirants fonctionnaires, parce qu’il orientera les jeunes gens vers les carrières actives ». — À merveille ! Mais en quoi les jeunes gens qui se proposent d’entrer dans l’industrie ou dans le commerce ont-ils besoin du titre de docteur ? Un grade, un diplôme sont destinés à attester la capacité d’un individu qui veut exercer certaines professions qui ne peuvent être ouvertes qu’à ceux qui présentent certaines garanties. On a raison d’exiger que celui qui veut exercer la médecine prouve qu’il a étudié la médecine et que celui qui veut être magistrat prouve qu’il a étudié le droit ; on ne peut connaître leur capacité que par l’examen. Mais les carrières industrielles et commerciales s’ouvrent d’elles-mêmes à qui veut y entrer, parce que chacun agit là à ses risques et périls sans que l’intérêt social soit en jeu. D’ailleurs, les jeunes gens qui veulent entrer dans ces carrières ont toute faculté d’étudier les matières économiques, dont nous sommes loin de contester l’utilité pour eux, et si toutes les portes ne leur sont pas ouvertes, rien de plus facile que de les ouvrir ! Mais pourquoi le grade de docteur ? Est-ce uniquement pour flatter leur amour-propre et pour leur permettre de mettre un titre sur leurs cartes de visite ? En vérité, est-ce que la passion des titres et des grades n’est pas encore assez développée chez nous ? Est-ce uniquement pour échapper au service militaire ? Mais cette mauvaise raison ne peut même pas être alléguée, puisque, les Facultés de droit mises à part, on n’ouvrirait ce nouveau doctorat qu’aux licenciés ès-sciences et ès-lettres, qui sont déjà dispensés par leur grade ! Et pourquoi, au fait, aux seuls licenciés ès-sciences et ès-lettres ? Est-ce que le baccalauréat moderne ne serait pas une préparation aussi naturelle au doctorat économique que la licence de grammaire ou de langues étrangères, ou bien que le calcul infinitésimal ? Et les écoles d’agriculture ? Etc., etc.

En vérité, plus nous réfléchissons, moins nous parvenons à comprendre le sens et la portée des innovations qu’on prépare et nous espérons encore que les pouvoirs publics y regarderont à deux fois avant d’apporter dans notre haut enseignement un bouleversement nouveau que rien ne justifie et qui pourrait produire de funestes résultats.

Edmond Villey.