Le prophète irlandois

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Le prophète irlandois, nouvelle


LE PROPHÈTE IRLANDOIS1, NOUVELLE.
(1666.)

Dans le temps que M. de Comminges étoit ambassadeur, pour le Roi Très-Chrétien, auprès du roi de la Grande-Bretagne (1665), il vint à Londres un prophète irlandois qui passoit pour un grand faiseur de miracles, selon l’opinion des crédules, et peut-être selon sa propre persuasion. Quelques personnes de qualité ayant prié M. de Comminges de le faire venir chez lui, pour voir quelqu’un de ses miracles, il voulut bien leur accorder cette satisfaction, tant par sa curiosité naturelle, que par complaisance pour eux ; et il fit avertir le prétendu prophète de venir à sa maison.

Au bruit qui se répandit partout de cette nouvelle, l’hôtel de M. de Comminges fut bientôt rempli de malades qui venoient chercher, dans une pleine confiance, leur guérison. L’Irlandois se fit attendre quelque temps ; et, après avoir été impatiemment attendu, les malades et les curieux le virent arriver, avec une contenance grave, mais simple, et qui n’avoit rien de composé à la fourberie. M. de Comminges se préparait à l’examiner profondément, espérant bien qu’il pourroit s’étendre avec plaisir sur tout ce qu’il avoit lu dans Helmont2 et dans Bodin3 ; mais il ne le put faire, à son grand regret : car la foule devint si grosse, et les infirmes se pressèrent si fort, pour être guéris les premiers, qu’avec les menaces et la force même, on eut de la peine à venir à bout de régler leurs rangs.

Le prophète rapportoit toutes les maladies aux esprits : toutes les infirmités étoient pour lui des possessions. Le premier qu’on lui présenta étoit un homme accablé de gouttes et de certains rhumatismes, dont il lui avoit été impossible de guérir. Ce que voyant notre faiseur de miracles : « J’ai vu, dit-il, de cette sorte d’esprits en Irlande, il y a longtemps ; ce sont esprits aquatiques, qui apportent des froidures et excitent des débordements d’humeur, en ces pauvres corps. Esprit malin, qui as quitté le séjour des eaux, pour venir affliger ce corps misérable, je te commande d’abandonner ta demeure nouvelle et de t’en retourner à ton ancienne habitation. » Cela dit, le malade se retira ; et il en vint un autre, à sa place, qui se disoit tourmenté de vapeurs mélancoliques. À la vérité, il étoit de ceux qu’on appelle ordinairement hypocondriaques, et malades d’imagination, quoiqu’ils ne le soient que trop en effet. « Esprit aérien, dit l’Irlandois, retourne dans l’air exercer ton métier pour les tempêtes, et n’excite plus de vents dans ce triste et malheureux corps. »

Ce malade fit place à un autre qui, selon l’opinion du prophète, n’avoit qu’un simple lutin, incapable de résister un moment à sa parole. Il s’imaginoit l’avoir bien reconnu à des marques qui ne nous paroissoient pas ; et, faisant un souris à l’assemblée : « Cette sorte d’esprits, dit-il, afflige peu souvent, et divertit presque toujours. » À l’entendre, il n’ignoroit rien en matière d’esprits : il savoit leur nombre, leurs rangs, leurs noms, leurs emplois, toutes les fonctions auxquelles ils étoient destinés ; et il se vantoit familièrement d’entendre beaucoup mieux les intrigues des démons, que les affaires des hommes.

Vous ne sauriez croire à quelle réputation il parvint en peu de temps. Catholiques et protestants venoient le trouver de toutes parts : et vous eussiez dit que la puissance du ciel étoit entre les mains de cet homme-là, lorsqu’une aventure, où l’on ne s’attendoit point, fit perdre au public la merveilleuse opinion qu’il en avoit.

Un homme et une femme de la contrée4, mariés ensemble, vinrent chercher du secours dans sa vertu, contre certains esprits de discorde, disoient-ils, qui troubloient leur mariage, et ruinoient la paix de la maison. C’étoit un gentilhomme âgé de quarante-cinq ans, qui sentoit assez et sa naissance et son bien. Il me semble que j’ai la demoiselle5 devant les yeux : elle avoit environ trente-cinq ans, et paroissoit bien faite de sa personne ; mais on pouvoit déjà voir qu’il y avoit eu autrefois plus de délicatesse dans ses traits. J’ai nommé l’époux le premier pour la dignité du rang : la femme voulut néanmoins parler la première, soit parce qu’elle se crut plus tourmentée de son esprit, ou qu’elle fût seulement pressée de l’envie naturelle à son sexe de parler.

« J’ai un mari, dit-elle, le plus honnête homme du monde, à qui je donne mille chagrins, et qui ne m’en donne pas moins à son tour. Mon intention seroit de bien vivre avec lui, et je le ferois toujours, si un esprit étranger, dont je me sens saisir, à certains moments, ne me rendoit si fière et si insupportable, qu’il n’est pas possible de me souffrir. Mes agitations cessées, je reviens à ma douceur naturelle, et je n’oublie alors aucun soin, ni aucun agrément, pour tâcher de plaire à mon époux ; mais son démon le vient posséder, quand le mien me laisse : et ce mari, qui a tant de patience pour mes transports, n’a que de la fureur pour ma raison. » Là se tut une femme, en apparence assez sincère ; et le mari, qui ne l’étoit pas moins, commença son discours de cette sorte :

« Quelque sujet que j’aie de me plaindre du diable de ma femme, je lui ai du moins l’obligation de ne lui avoir pas appris à mentir ; et il me faut avouer qu’elle n’a rien dit qui ne soit très-véritable. Tout le temps qu’elle me paroît agitée, je suis patient ; mais aussitôt que son esprit la laisse en repos, le mien m’agite à son tour ; et, avec un nouveau courage et de nouvelles forces, dont je me trouve animé, je lui fais sentir, le plus fortement qu’il m’est possible, la dépendance d’une femme et la supériorité d’un mari. Ainsi, notre vie se passe à faire le mal, ou à l’endurer, ce qui nous rend de pire condition que les plus misérables. Voilà nos tourments, monsieur ; et, s’il est possible d’y apporter quelque remède, je vous conjure de nous le donner : la cure d’un mal aussi étrange que le nôtre, ne sera pas celle qui vous fera le moins d’honneur. »

« Ce ne sont ici, ni lutins, ni farfadets, dit l’irlandois ; ce sont esprits du premier ordre, de la légion de Lucifer : démons orgueilleux, grands ennemis de l’obéissance, et fort difficiles à chasser. Vous ne trouverez pas mauvais, messieurs, poursuivit-il, en se tournant vers l’assemblée, que je regarde un peu dans mes livres, car j’ai besoin de paroles extraordinaires. » Là-dessus, il se retira dans un cabinet, pour y feuilleter ses papiers ; et, après avoir rejeté cent formules, comme trop foibles, contre de si grands ennemis, il tomba sur une, à la fin, capable, à son avis, de confondre tous les diables de l’enfer.

Le premier effet de la conjuration se fit sur lui-même ; car les yeux commencèrent à lui rouler en la tête, avec tant de grimaces et de contorsions, qu’il pouvoit paroître le possédé, à ceux qui venoient chercher du remède contre la possession. Après avoir tourné ses yeux égarés de toutes parts, il les fixa sur ces bonnes gens, et les frappant tous deux d’une baguette qui ne devoit pas être sans vertu : « Allez, démons, dit-il, allez, esprits de dissenssion, exercer la discorde dans l’enfer, et laissez rétablir, par votre départ, l’heureuse union que, méchamment, vous avez rompue. » Alors, il s’approcha doucement de l’oreille des prétendus possédés, et haussant un peu le ton de la voix : « Je vous entends murmurer, démons, de l’obéissance que vous êtes forcés de me rendre ; mais, dussiez-vous en crever, il faut partir : Partez. Et vous, mes amis, allez goûter, avec joie, le repos dont vous êtes privés depuis longtemps. C’en est assez, messieurs ; je vous jure que je suis tout en sueur, du travail que m’a fait la résistance de ces diables obstinés. Je pense bien avoir eu affaire à deux mille esprits, en ma vie, qui, tous ensemble, ne m’ont pas donné tant de peine que ceux-ci. »

Les démons expédiés, le bon Irlandois se retira : tout le monde sortit, et nos bonnes gens retournèrent à leur logis, avec une satisfaction plus merveilleuse que le prodige qui s’étoit fait en leur faveur. Étant de retour en leur maison, tout leur parut agréable, par un changement d’esprit, qui mit une nouvelle disposition dans leurs sens. Ils trouvèrent un air riant en toutes choses : ils se regardoient eux-mêmes avec agrément ; et les paroles douces et tendres ne leur manquèrent pas, pour exprimer leur amour. Mais, vains plaisirs, qu’il faut peu se fier à votre durée ! et que les personnes nées pour l’infortune se réjouissent mal à propos, quand il leur arrive un petit bonheur !

Telle étoit la douceur de nos mariés, lorsqu’une dame de leurs amies vint leur témoigner sa joie de celle qu’ils recevoient de leur guérison. Ils répondirent à cette civilité, avec toute la discrétion du monde ; et les compliments ordinaires, en ces occasions, faits et rendus, le mari commença une conversation fort raisonnable, sur l’heureux état où ils se trouvoient, après le misérable où ils avoient été. Notre épouse, ou pour faire admirer des choses merveilleuses, ou pour se plaire aux malignes, s’étendit, avec agrément, sur les tours que son démon lui avoit inspirés, pour tourmenter son mari : sur quoi, le mari jaloux de l’honneur du sien, ou de sa propre autorité, lui fit entendre que c’étoit trop parler des choses passées, dont le souvenir lui étoit fâcheux. Il ajouta, qu’au bon état où ils se trouvoient rétablis, elle ne devoit plus songer qu’à l’obéissance qu’une femme doit à son époux ; comme il ne songeroit, de son côté, qu’à user légitimement de ses droits, pour rendre leur condition aussi heureuse, à l’avenir, qu’elle avoit été, jusque-là, infortunée.

La femme, offensée du mot d’obéir, et, plus encore, de l’ordre de se taire, n’oublia rien pour établir l’égalité, dans le mariage, disant que les diables n’étoient pas si loin, qu’ils ne pussent être rappelés, en cas que cette égalité fût violée.

Cette amie, dont j’ai parlé, discrète et judicieuse, autant que personne de son sexe, lui représentoit sagement le devoir des femmes, sans oublier la conduite et les ménagements où les maris étoient obligés. Mais sa raison, au lieu l’adoucir, ne faisoit que l’irriter ; en sorte qu’elle devint plus insupportable qu’auparavant. « Vous aviez raison, ma femme, reprit le mari, les diables n’étoient pas si loin, qu’ils n’aient pu être rappelés : ou plutôt, vous avez été si chère au vôtre, qu’il a voulu demeurer avec vous, malgré le commandement qu’on lui a fait de vous quitter. Je suis trop foible pour avoir affaire, moi seul, contre vous deux : ce qui m’oblige à me retirer, exposé que je suis à des forces si dangereuses. » « Et moi, je me retire, dit-elle, avec cet esprit qui ne me veut pas quitter. Il sera de bien méchante humeur, s’il n’est plus traitable qu’un mari si fâcheux et si violent. » Puis se tournant vers son amie : « Avant que de me retirer, lui dit-elle, je suis bien aise de vous dire, madame, que j’attendois toute autre chose de votre amitié, et de l’intérêt que vous deviez prendre en celui d’une femme, contre la violence d’un mari. C’est une chose bien étrange de me voir insulter par celle qui me devroit soutenir. Adieu, madame, adieu : vos visites font beaucoup d’honneur ; mais on s’en passera bien, si elles sont aussi peu favorables que celle-ci. »

Qui fut bien étonné ? Ce fut la bonne et trop sage dame, instruite par sa propre expérience, que la sagesse même a son excès, et qu’on fait d’ordinaire un usage indiscret de la raison, avec les personnes qui n’en ont point. Vous pouvez juger qu’elle ne demeura pas longtemps dans un logis, où l’on ne parloit que de démons, et où l’on ne faisoit rien qui ne fût de la dernière extravagance.

Le mari passa le reste du jour, et toute la nuit, dans sa chambre, honteux de la joie qu’il avoit eue, chagrin du présent, et livré à de fâcheuses imaginations, pour l’avenir. Comme l’agitation de la femme avoit été beaucoup plus grande, elle dura moins aussi ; et, revenue assez tôt à son bon sens, elle fit de tristes réflexions sur la perte des douceurs dont elle se voyoit privée.

Certaine nature d’esprit laissoit écouler peu de moments, sans demander raison à celui de discorde, de la ruine de ses intérêts et de ses plaisirs. Cet esprit, qui règne plus encore chez les femmes, et particulièrement les nuits qu’elles passent sans dormir, prévalut sur toutes choses ; en sorte que la bonne épouse, rendue purement à la nature, alla trouver son époux, dès qu’il fut jour, pour rejeter tous les désordres passés sur une puissance étrangère, qui n’avoit rien de naturel ni d’humain. « Je connois, disoit-elle, dans le bon intervalle où je suis présentement, que nos esprits ne se sont point rendus au commandement de l’Irlandois ; et, si vous m’en croyez, mon cher, mais trop malheureux mari, nous retournerons lui demander une plus forte et plus efficace conjuration. »

Le pauvre mari, abattu de chagrin, comme il étoit, n’eût pas résisté à une injure : jugez s’il ne fut pas bien aise de se rendre à une douceur. Devenu tendre et sensible à cet amoureux retour : « Pleurons, mon cœur, lui dit-il, pleurons nos communs malheurs, et allons chercher, une seconde fois, le remède que la première n’a su nous donner. »

La femme fut surprise agréablement de ce discours ; car, au lieu d’un fâcheux démon, dont elle attendoit les insultes, elle trouva heureusement un homme attendri, qui la consola du mal qu’elle avoit su faire, et qu’il avoit eu à souffrir. Ils passèrent une heure ou deux à s’inspirer de mutuelles confiances ; et, après avoir mis ensemble tout leur espoir en la vertu du prophète, ils retournèrent à l’hôtel de M. de Comminges, chercher un plus puissant secours que celui qu’ils avoient essayé auparavant.

À peine étoient-ils entrés dans la chapelle, que l’lrlandois les aperçut ; et, les appelant assez haut pour être entendu de tout le monde : « Venez, leur dit-il, venez publier les merveilles qui se sont opérées en vous, et rendre témoignage à la vertu toute-puissante qui vous a délivrés de l’esclavage malheureux dans lequel vous gémissiez. » La femme répondit aussitôt, sans consulter : « que, pour le témoignage qu’il demandoit, ils étoient obligés de le rendre à l’opiniâtreté des démons, et non pas à sa vertu ; car, en vérité, vénérable père, ajouta-t-elle, depuis votre belle opération, ils nous ont tourmentés, comme par dépit, plus violemment que jamais. » « Vous êtes des incrédules, s’écria le bon Irlandois, animé d’un grand courroux, ou des ingrats, pour le moins, qui taisez malicieusement le bien qu’on vous a fait. Venez, approchez, que je vous convainque d’incrédulité ou de malice ! »

Quand ils se furent approchés, il examina exactement tous les traits de leur visage. Il observa particulièrement leurs regards ; et, comme s’il eût découvert, dans la prunelle de leurs yeux, quelques impressions de ces esprits : « Vous avez raison, dit-il, tout confus, vous avez raison ; ils ne sont pas délogés encore. Ils étoient trop enracinés dans vos corps ; mais ils y tiendront bien, si je ne les en arrache, par la vertu des paroles que je vais proférer : Quittez, race maudite, un séjour de repos, trop doux pour vous, et allez frémir, pour jamais, en des lieux ou habitent l’horreur, la rage et le désespoir. C’en est fait, mes amis, vous êtes assurément délivrés : mais ne revenez pas, je vous prie. Je dois mon temps à tout le monde, et vous en avez eu ce que vous devez en avoir. »

Ce fut là que nos patients crurent être à la fin de tous leurs maux. Ce jour leur parut comme le premier de leur mariage, et la nuit fut attendue avec la même impatience que celle de leurs noces l’avoit été autrefois. Elle vint cette nuit tant désirée ; mais, hélas ! qu’elle répondit mal à leurs désirs !… Je laisse à l’imagination du lecteur la confusion de leur aventure…

Heureusement, pour le mari, la femme accusa les démons innocents ; et le prophète fameux ne fut plus, à son égard, qu’un pauvre Hibernois, qui n’avoit pas la vertu de venir à bout d’un feu follet…

« Il y a longtemps, dit-elle brusquement, et comme si elle avoit été inspirée, il y a longtemps que la simplicité de l’Irlandois amuse la nôtre, et je crois bien que nous attendrions vainement de lui notre guérison ; mais, ce n’est pas assez d’être détrompés, la charité nous oblige à détromper les autres, aussi bien que nous, et à faire connoître sa vanité ou sa sottise. »

« Ma mie, reprit le mari, il n’y a rien de si vrai, que le malheur de cette nuit est un pur ouvrage de nos démons. L’Irlandois s’étoit voulu moquer d’eux, ils ont voulu se moquer de lui, et de nous, à leur tour. Vous me connoissez et je me connois ; et voilà ce que les conjurations nous ont valu. Au reste, ma mie, quand vous ferez vos reproches à ce beau prophète, prenez garde de ne pas descendre à aucune particularité de cette nature ; qu’il ne vous échappe rien, je vous prie, qui nous soit honteux. Tous secrets de famille doivent être cachés ; mais celui-ci doit se révéler, moins que pas un autre. »

La femme étoit prête à s’offenser de se voir soupçonnée d’une telle indiscrétion ; mais, pour ne pas rebrouiller les choses qui alloient à un bon accommodement, elle promit de parler et de se taire si à propos, que l’Irlandois seul auroit à se plaindre de son procédé.

Après un petit déjeuné, et un peu de conversation, pour fortifier les corps, et concilier les esprits, ils marchèrent en paix, vers la maison où ils avoient été deux fois, avec confiance, et d’où ils étoient revenus deux fois, sans aucun fruit. Ils apprirent que l’Irlandois étoit allé à Saint-James, pour y faire quelques prodiges, à la prière de M. d’Aubigny. C’étoit ce M. d’Aubigny, si connu de tout le monde pour le plus agréable homme qui fut jamais. Voici donc quelques-uns des miracles que je remarquai à Saint-James, avec moins de crédulité que la multitude, et moins de prévention que M. d’Aubigny.

Déjà les aveugles pensoient voir la lumière qu’ils ne voyoient pas : déjà les sourds s’imaginoient entendre, et n’entendoient point : déjà les boiteux croyoient aller droit, et les perclus pensoient retrouver le premier usage de leurs membres. Une forte idée de la santé avoit fait oublier aux malades leurs maladies ; et l’imagination, qui n’agissoit pas moins dans les curieux que dans les malades, faisoit aux uns une fausse vue de l’envie de voir, comme aux autres une fausse guérison de l’envie de guérir. Tel étoit le pouvoir de l’Irlandois sur les esprits ; telle étoit la force des esprits sur les sens. Ainsi l’on ne parloit que de prodiges, et ces prodiges étoient appuyés d’une si grande autorité, que la multitude étonnée les recevoit avec soumission, pendant que quelques gens éclairés n’osoient les rejetter par connoissance. La connoissance timide et assujettie respectoit l’erreur impérieuse et autorisée : l’âme étoit faible, où l’entendement étoit sain ; et ceux qui voyoient le mieux, en ces cures imaginaires, n’osoient déclarer leurs sentiments, parmi un peuple prévenu ou enchanté.

Tel étoit le triomphe de l’Irlandois, quand notre couple fendit la presse, courageusement, pour lui venir faire insulte, dans toute sa majesté. « N’as-tu point de honte, lui dit la femme, d’abuser le peuple simple et crédule, comme tu fais, par l’ostentation d’un pouvoir que tu n’eus jamais ? Tu avois ordonné à nos démons de nous laisser en repos, et ils n’ont fait que nous tourmenter encore davantage. Tu leur avois commandé de sortir, et ils s’opiniâtrent à demeurer, en dépit de tes ordres, se moquant également de notre crédulité et de ton imbécile puissance. » Le mari continua les mêmes reproches, avec les mêmes mépris, jusqu’à lui refuser le nom d’imposteur, parce qu’il falloit de l’esprit, disoit-il, pour l’imposture, et que ce misérable n’en avoit point.

Le prophète perdit la parole, en perdant l’autorité qui le rendoit vénérable ; et ce redoutable pouvoir, établi dans un assujettissement superstitieux des esprits, devint à rien, aussitôt qu’il y eut des gens assez hardis pour ne le pas reconnoître. Alors, l’Irlandois surpris, étonné, sortit promptement, par la porte de derrière ; moins confus toutefois, moins mortifié que le peuple : n’y ayant rien que l’esprit humain reçoive, avec tant de plaisir, que l’opinion des choses merveilleuses, ni qu’il laisse avec plus de peine et de regret. Pour M. d’Aubigny, il mit bientôt le prophète au rang de cent autres qu’il avoit essayés inutilement.

Tout le monde se retira honteux de s’être laissé abuser de la sorte, et chagrin néanmoins d’avoir perdu son erreur. Nos mariés, glorieux et triomphants, jouissoient des douceurs de la victoire ; et M. d’Aubigny, qui passoit d’un esprit à un autre, avec une facilité incroyable, quitta le merveilleux, à l’instant, pour se donner le plaisir du ridicule, avec moi, sur ce qui étoit arrivé. Il n’en demeura pas là ; sa curiosité le porta à faire plus particulièrement connoissance avec la dame, qui lui apprit toutes les aventures de leur imaginaire possession.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Il s’appeloit Valentin Greaterick ou Greatraks. Après avoir assez longtemps abusé l’Irlande, il passa en Angleterre où il joua le même rôle. Le bruit qu’avoit fait l’imposteur engagea M. de Saint-Évremond à écrire cette nouvelle. Peu d’années après, en 1695, Jacques Aymar acquérait le même genre de célébrité, en Dauphiné, par sa baguette divinatoire. La réputation de l’un ne se soutint pas plus longtemps que celle de l’autre.

2. J. B. Van Helmont, fameux médecin alchimiste, et précurseur de Mesmer ; né en 1577, mort en 1644.

3. Le célèbre publiciste Jean Bodin avoit eu la foiblesse de croire à la magie et aux sorciers. Né en 1530, mort en 1596.

4. Of the country : Expression angloise, pour dire : De la campagne, ou de province.

5. Dans le langage du dix-septième siècle, on qualifioit de demoiselles les femmes mariées qui étoient de naissance noble.