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Le régime alimentaire des collégiens

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Le régime alimentaire des collégiens
Revue pédagogique, second semestre 190853 (p. 301-325).

Nlle série. Tome LI.
No 10
15 Octobre.

Revue
Pédagogique

Le Régime alimentaire
des Collégiens.


Les principes généraux qui règlent le régime alimentaire des élèves des Lycées et Collèges sont établis par la circulaire ministérielle du 7 juillet 1890, relative à l’emploi du temps, à l’éducation physique et à l’hygiène. Pour la rédaction de cet important document, le ministre de l’instruction publique, qui était alors M. Léon Bourgeois, avait fait appel à la compétence des hommes les plus éminents ; et en particulier pour les questions alimentaires, il avait sollicité l’avis de M. le professeur Bouchard, qui avait en quelques lignes très précises, résumé, à ce sujet, les notions les plus essentielles. Ces principes sont-ils régulièrement observés dans les établissements universitaires ? — Ces règles de régime répondent-elles exactement aux données actuelles de la science médicale ? — Donnent-elles de bons résultats ? Faut-il les conserver ou les modifier ? — Tels sont les quelques points que nous nous proposons d’examiner après avoir préalablement rappelé les indications de la circulaire du 7 juillet 1890.

I

Règles actuelles pour le régime alimentaire des Lycées et Collèges. — La note de M. le professeur Bouchard, que nous venons de mentionner, est ainsi conçue :

« L’alimentation des adolescents doit comprendre des substances diverses qui introduisent dans le corps les principes essentiels, quaternaires et ternaires, suivant une proportion déterminée. Pour une partie de substance azotée ou protéique, il faut cinq parties hydrocarbonées, amidon, sucre ou graisse, ces deux derniers corps comptés comme représentés par leur équivalent en carbone d’amidon. Si les substances azotées sont relativement trop abondantes, si le rapport devient 1 : 4, on observe les troubles digestifs, la fétidité de l’haleine, les éruptions, les sédiments urinaires ; si la graisse ou l’amidon prédominent au delà de la proportion normale, si le rapport devient 1 : 6, on observe l’affaiblissement, l’anémie, les états scorbutiques.

« La proportion des deux ordres de substances varie beaucoup suivant les aliments ; on devra s’efforcer de rétablir la proportion normale en associant les aliments plus riches en matière azotée aux aliments plus riches en graisse ou en amidon, le sucre pouvant, pour une part, se substituer à ces derniers. Le tableau suivant pourra être utilisé pour assurer à l’alimentation mixte sa proportion normale de matières protéiques et de matières ternaires. La quantité de matière protéique est comptée comme 1, le chiffre des matières ternaires est indiqué, en les comptant d’après leur teneur en carbone, comme si elles étaient de l’amidon. Le même tableau indique le poids de chaque aliment qui contient 1 de matière protéique.

« En résumé, à l’exception de deux, tous ces aliments sont relativement trop riches en matière protéique. On établira le rapport 1 : 5, sait en associant à l’alimentation le riz ou les pommes de terre, soit en y introduisant la graisse et le sucre. 100 de graisse valent 173 d’amidon ; 100 de sucre de canne valent 95 d’amidon. » (Voir le tableau suivant.)

NATURE
DES ALIMENTS
RENFERMANT POIDS
CORRES-
PONDANT
OBSERVA-
TIONS
en matière
protéique
ou azotée.
en matière
ternaire
comptée
comme
amidon.
Œufs 
1 1,28 7 40
Fromages (en moyenne) 
1 1,54 3 50
Viande de bœuf avec sa graisse 
1 2,00 7 00
Lentilles 
1 2,10 4 00
Fèves 
1 2,20 3 50
Haricots 
1 2,20 3 90
Pois 
1 2,30 3 90
Viande de mouton avec sa graisse 
1 3,00 8 00
Lait de vache 
1 3,65 26 60
Carottes 
1 4,00 53 90
Pain blanc 
1 4,50 11 00
Froment 
1 4,60 6 85
Maïs 
1 5,60 7 80
Seigle 
1 5,70 11 00
Riz 
1 12,30 15 50
Pommes de terre 
1 13,17 62 00

Ce n’est pas au hasard que cette proportion d’un cinquième des aliments albuminoïdes et des aliments ternaires a été indiquée. Elle a été adoptée parce que l’on sait très bien que les albuminoïdes, même dans la digestion la plus normale, sont toujours exposés à se décomposer, ce qui entraîne l’infection de l’intestin, et nous sommes préservés de cet accident, non pas tant par les propriétés mêmes de nos sucs intestinaux que par la digestion simultanée des aliments ternaires, spécialement des fécules. — Celles-ci en effet dégagent peu à peu de l’acide lactique et de l’acide succinique qui empêchent la putréfaction de l’albumine. Un repas uniquement composé de viande est donc toujours quelque peu dangereux ; l’association des hydrocarbures est indispensable, et l’expérience a montré que la proportion d’un cinquième était nécessaire[1].

II

Les règles précédentes sont-elles habituellement observées ? — Il est difficile de savoir si les règles précédentes sont fidèlement et strictement observées ; il est certain que les économes et les chefs d’établissement ne peuvent le savoir d’une façon très exacte dans les maisons mêmes qu’ils dirigent. Il faudrait pour cela user de la balance à chaque instant, et d’une telle manière que le service deviendrait à peu près impossible.

Mais approximativement on peut se rendre compte de la chose en étudiant les menus qui sont établis chaque semaine par les économes, avec l’approbation du médecin. M. le Recteur de l’Académie de Bordeaux a bien voulu me communiquer les menus de plusieurs maisons d’instruction de son ressort (Périgueux, Mont-de-Marsan, Bayonne, Marmande, Agen, etc.), ce qui nous a permis de faire les constatations suivantes.

À part quelques variétés de détail, l’alimentation des jeunes gens est la même dans les différents établissements. Elle comprend le petit repas du matin, qui est tantôt un laitage, tantôt une soupe grasse ou maigre ; et deux grands repas qui ont lieu en général à midi et à six heures et demie ou sept heures, et qui sont composés de deux plats, plus la soupe au repas de midi. Sur les quatorze grands repas de chaque semaine, les élèves mangent douze fois de la viande. Cette viande est représentée le plus souvent par du bœuf ou du veau avec une assez grande variété de préparations culinaires, moins souvent par du mouton, plus rarement par du porc frais, exceptionnellement par de la volaille rôtie.

Les farineux (lentilles, haricots, pois secs, pommes de terre. riz, pâtes alimentaires) ne figurent que de 9 à 11 ou même 12 fois sur ces mêmes menus, c’est-à-dire moins souvent que la viande : les œufs, les poissons, les légumes frais, quelquefois les mets sucrés complètent la série des plats. Il est entendu enfin que le pain est donné à discrétion[2].

Nous avons tenu à nous renseigner sur le régime alimentaire de quelques établissements libres d’instruction secondaire. Il est en général tout à fait comparable à celui des maisons de l’Université. Cependant un collège important de Bordeaux donne régulièrement à ses élèves deux plats de viande au repas de midi, ce qui se fait aussi le jeudi ou le dimanche dans quelques établissements universitaires.

Ces menus sont-ils composés conformément aux règles de la circulaire ministérielle du 7 juillet 1890 ? À première vue on pourrait croire que non. Cependant avant de rien affirmer, étudions les choses d’un peu plus près. Le principe établi par la circulaire ministérielle est que les éléments ternaires de l’alimentation doivent être cinq fois plus abondants que les éléments azotés. Or, la liste des substances alimentaires que nous avons reproduite plus haut montre qu’en dehors du seigle, du maïs, des pommes de terre et du riz, toutes ces substances sont beaucoup trop riches en azote : œufs, viande, poisson, légumes secs, ne contiennent pas assez d’éléments ternaires pour compenser, au point de vue de la nutrition et de la digestion, leur trop grande proportion de principes albuminoïdes.

Pour rétablir l’équilibre, il faudrait donc user très fréquemment du seigle, du maïs, du riz et des pommes de terre ; mais on ne peut dire que cela se fasse d’une façon régulière et méthodique. Sur plus de 260 menus hebdomadaires que nous avons dépouillés, nous n’avons pas vu mentionner le seigle une seule fois ; le maïs y apparaît deux ou trois fois sous forme de croquettes, le riz y est exceptionnel. Quant aux pommes de terre elles y font bonne figure et reviennent en général de 3 à 5 et même 6 fois par semaine. Mais malgré leur utile intervention, elles sont encore trop souvent absentes pour compenser l’abondance des éléments albuminoïdes.

Il est vrai qu’il y a un autre moyen d’obtenir l’équilibre demandé, c’est d’ajouter aux aliments du sucre ou des corps gras. Le sucre intervient assez souvent, quelquefois même régulièrement dans le petit déjeuner du matin ; on le voit apparaître aussi de temps à autre sous forme d’entremets. À ce point de vue les diverses maisons présentent entre elles de grandes différences ; dans quelques-unes l’intervention du sucre est exceptionnelle, dans d’autres, au contraire, elle est régulière et même fréquente, presque quotidienne. Malheureusement la quantité distribuée n’est pas indiquée.

Quant au beurre, à l’huile et à la graisse, ces corps gras sont employés dans les soupes, dans les fritures, dans les sauces, dans un grand nombre de préparations culinaires. D’après quelques calculs auxquels nous nous sommes livrés, il faudrait que chaque collégien utilise par mois environ 1 kilo de graisse pour compenser en éléments ternaires ce que ses aliments usuels ont de trop azoté. Ce chiffre est certainement élevé ; il ne dépasse pas cependant d’une quantité bien forte ce que l’on consomme en corps gras dans la cuisine bourgeoise ordinaire, et il est fort possible qu’on l’atteigne presque ou qu’on s’en rapproche dans les cuisines des collèges, mais ce n’est là qu’une supposition.

En définitive, en étudiant et en interprétant les menus habituels des maisons d’éducation universitaires, on arrive à st rendre compte que les prescriptions de la circulaire ministérielle sont correctement appliquées et que les principes alimentaires qu’elle a établis sont observés ou à peu près observés.

III

Difficulté d’établir scientifiquement la ration d’entretien. — Depuis longtemps déjà, mais surtout depuis une vingtaine d’années, les questions relatives à l’alimentation normale ont beaucoup occupé les hygiénistes. On s’est avisé que l’homme ne mangeait pas scientifiquement, qu’il composait ses repas beaucoup plus d’après ses goûts, ses instincts et ses habitudes, que d’après des données rationnellement établies. Alors que dans l’élevage de nombreux animaux domestiques, la ration quotidienne de chaque sujet est fixée en rapport avec le travail qu’on lui demande, alors que pour les chevaux en particulier[3] des études physiologiques bien conduites ont permis de modifier le régime au grand avantage de ces quadrupèdes, et en réalisant de très appréciables économies au profit des éleveurs, l’alimentation de l’homme reste livrée au hasard. Dans les grandes agglomérations d’hommes, soumis à l’usage de rations quotidiennes, ces rations sont calculées sans tenir aucun compte, ou à peu près aucun compte, des différences individuelles ; et dans l’armée par exemple, tandis que le cheval de grosse cavalerie est autrement nourri que le cheval de cavalerie légère, le fantassin, l’artilleur, le cuirassier reçoivent tous une ration identique. Il y a là une anomalie douloureuse qui prouve une fois de plus combien l’homme est plus attaché à ses intérêts pécuniaires qu’aux soins de son corps et de son esprit, et qui tient aussi — nous allons le voir immédiatement — aux difficultés de la question. Le problème, en effet, est difficile, non seulement à résoudre, mais même à poser.

La première chose à faire serait de fixer ce qu’on appelle la ration d’entretien. À première vue, la chose semble simple à comprendre : la ration d’entretien, c’est l’ensemble des substances alimentaires qui, en dehors de tout travail et en santé normale, suffisent à un homme pour se maintenir dans son état physiologique. Pour peu que l’on réfléchisse à cette définition, on ne tardera pas à s’apercevoir qu’elle cache au milieu de ses termes plus d’une obscurité, disons mieux, plus d’une impossibilité. Est-il possible d’abord qu’un homme reste en dehors de tout travail ? Évidemment non, sans doute, on peut s’abstenir de tout travail pénible, de tout travail professionnel, mais on n’empêchera pas qu’un homme ne fasse quelques mouvements, qu’il ne subisse des influences thermiques, barométriques ou électriques, contre lesquelles son organisme réagira par des modifications de sa circulation et de sa respiration qui sont un véritable travail intérieur et inconscient, mais un travail qui use toujours un peu l’organisme ; on n’empêchera pas surtout qu’il ne pense et qu’il ne sente, et on sait bien que le fonctionnement cérébral est un de ceux qui exigent le plus de dépenses organiques. Or qui pourra, avec les notions que nous possédons aujourd’hui, mesurer la valeur de ce fonctionnement et de ces dépenses. Il y a donc là dès le premier pas, une pierre d’achoppement où vont buter nos recherches et leur enlèvera, avant même qu’elles ne soient commencées, la précision scientifique que nous en attendions. Il faudrait ensuite que le sujet observé fût en santé normale. C’est bien vite dit ; mais qui peut se vanter d’être en santé parfaite ? Les hommes les mieux portants en apparence ne possèdent-ils pas quelquefois dans l’intimité de leurs tissus, dans la trame de tel ou tel de leurs organes, le germe encore invisible du mal qui les emportera dix ou vingt ans plus tard. Mais enfin contentons-nous encore d’une approximation ; tenons pour bien portants les individus qui paraissent l’être, même sans être bien sûrs qu’ils le soient réellement, et commençons nos expériences.

Nous allons prendre nos sujets, les soumettre à des régimes variés, et voir comment ils se comportent en présence de certaines alimentations bien réglées, et bien pesées : régime lacté, régime carné, régime végétarien, suralimentation, alimentation insuffisante, etc., et nous verrons avec quel régime, avec quelles quantités et quelles qualités d’aliments ils paraissent le mieux se maintenir en état physiologique, et après de longues observations nous finirons par savoir peut-être quelle est la diététique qui nous convient le mieux, et quelle doit être en définitive notre ration d’entretien. Hélas ! c’est ici que va apparaître la faiblesse de nos moyens de contrôle. Si le sujet tombe rapidement malade. la chose est évidemment facile à voir ; l’expérience est concluante, le régime qui a produit ce fâcheux résultat est jugé mauvais. Mais si le sujet semble se maintenir en bonne santé, nous n’avons pour juger de la valeur du régime étudié que des procédés d’étude véritablement insuffisants : les variations du poids de l’individu, les variations de sa chaleur organique, les variations de ses excrétions urinaires. Or quand même tous ces points resteraient normaux, quand même un homme continuerait à garder son poids, sa température physiologique, quand même son urine resterait bien composée, qui oserait affirmer qu’il se porte bien ? Est-ce qu’une dose un peu trop forte d’alcool prise chaque jour va modifier ces données ? Elle ne le fera que d’une façon imperceptible, inappréciable ; elle ne le fera peut-être pas du tout, et cependant le malheureux qui a pris cette funeste habitude n’en deviendra pas moins un alcoolique ! Un enfant est nourri exclusivement au lait stérilisé — sa courbe d’accroissement de poids est tout à fait normale ; rien ne fait supposer qu’il ne soit pas en état parfait, et cependant son régime, trop absolu, en a peut-être fait un candidat au scorbut infantile. La balance, le thermomètre, l’analyse chimique, nous donnent des renseignements sur les phénomènes immédiats et en quelque sorte grossiers de la nutrition ; mais ils nous laissent dans l’ignorance sur les modifications à longue portée qu’entraînent les régimes, et cependant ce sont les plus importants. Car s’il est intéressant de savoir ce qu’un régime bien ou mal compris peut faire immédiatement d’un homme, ce qui est en somme facile à juger, il est bien plus intéressant encore de savoir quel avenir il lui prépare ; et cela est évidemment, au point de vue des collégiens, la question capitale car « l’adulte sera ce que l’aura fait l’hygiène de son enfance et de son adolescence » (Maurel).

IV

Ration moyenne d’entretien de l’adulte. — Malgré ces difficultés, et en tenant compte de toutes ces causes d’erreurs, de nombreux et courageux observateurs se sont mis à la besogne, et s’ils ne sont pas tous arrivés à un résultat identique, si la ration d’entretien n’est pas définitivement établie, on peut cependant dégager de leurs travaux une série de notions intéressantes dont nous ferons tout à l’heure notre profit.

À part quelques différences, l’accord semble fait pour établir comme suit la ration moyenne d’entretien d’un adulte du poids de 70 kilos se livrant à une vie active (promenades, travail cérébral, etc.) mais sans travail mécanique professionnel, et vivant dans le climat tempéré à une altitude de moins de 300 mètres.

1° Albuminoïdes : 70 grammes, soit 1 gramme par jour et par kilogramme de poids ;

2° Corps gras : 80 grammes, soit un peu plus d’un gramme pour les mêmes proportions ;

3° Hydrate de carbone : 450 grammes, soit environ 6 gr. 50 par jour et par kilo ;

Ces principes immédiats de l’alimentation se trouvent dans les mets suivants[4] :

Pain : 500 grammes ;

Viande : une côtelette le matin, une tranche de rôti le soir ;

Une assiette de pomme de terre ;

Du riz au lait ;

Des légumes frais ;

Des fruits secs ou frais :

Un peu de fromage ;

5 morceaux de sucre scié ;

Une tasse de café noir ;

Un demi-litre de bon vin naturel contenant 40 grammes d’alcool ;

Qui représentent largement la composition des trois repas ordinaires d’une journée.

Partant de ce point il devient facile en tenant compte du poids du sujet, du travail mécanique qu’il donne chaque jour, d’établir la ration d’entretien d’un terrassier de 90 kilos, d’une petite ouvrière de 50 kilos, etc.

On le voit, on a largement modifié les proportions d’aliments azotés et ternaires indiqués par M. Bouchard. Celui-ci demandait qu’ils fussent réciproquement dans la proportion de 1 à 5 (le sucre et la graisse étant représentés par leur équivalent en carbone d’amidon). Or, avec la ration d’entretien actuellement admise, la proportion est seulement de 1 à 8. Il y a là une variation dont il importe de chercher la raison. Vers 1870, les théories médicales se préoccupaient surtout de l’anémie ; le professeur Germain Sée insistait sur les qualités nutritives de la viande, et quelques années plus tard le professeur Debove, en appliquant le gavage au traitement des phtisiques et en inventant la poudre de viande, faisait du régime azoté le traitement curatif et préventif de la tuberculose. De là cette méthode de la suralimentation qui a guéri quelques malades et qui a fait aussi pas mal de victimes ; de là cette idée devenue bientôt populaire que la viande est l’aliment par excellence, le seul qui mette à l’abri de toutes les maladies, de là « ce préjugé de la viande » (Landouzy), contre lequel le corps médical entre en lutte aujourd’hui, molestant un peu ceux qui le partagent et oubliant trop vite que c’est lui-même qui l’a créé, comme d’ailleurs la plupart des préjugés de la médecine populaire.

En 1888, quand il rédigeait sa note, le professeur Bouchard commençait franchement à réagir contre cette tendance excessive à user et à abuser de la viande. Ceux qui ont suivi le maître ont, comme toujours, fini par le dépasser. Il semble à l’heure qu’il est que cette réaction ait atteint sa limite extrême, et qu’on n’ira pas plus loin que la proportion de 1/8 que nous venons de signaler. Nous serions même porté à croire qu’elle est déjà un peu exagérée et qu’on en reviendra aux chiffres de M. Bouchard.

V

Équivalent thermique des aliments. — En même temps que s’opérait cette modification dans les doctrines médicales, à l’égard du régime carné, les physiologistes attaquaient le problème alimentaire par une autre de ses faces. L’alimentation a deux buts à atteindre : le premier, c’est de réparer nos tissus incessamment usés et désagrégés par le fonctionnement ; le second, c’est d’entretenir en nous la chaleur qui est l’essence même de la vie. En réalité ces deux fonctions : nutrition et calorification, se confondent ; car les substances ne se brûlent pas en nous comme du charbon dans une chaudière : elles se brûlent en s’incorporant à nos tissus et en s’en séparant ; mais le rôle de la chaleur animale est tellement important dans la vie, qu’on peut, par une abstraction assez légitime, le dissocier du processus même de la nutrition et l’étudier à part. C’est en se conformant à cette manière de voir que l’on en est venu à considérer les aliments surtout comme des facteurs de chaleur organique et que l’on s’est attaché à étudier principalement leur rôle thermogène en laissant au second plan leurs propriétés plastiques.

À la suite d’expériences trop longues et trop minutieuses pour pouvoir être ici rappelées, les physiologistes ont cherché à établir combien un homme devrait dépenser de calories[5] pour maintenir sa température au chiffre de 37°. Les uns en ont trouvé 40 par kilogramme de substance vivante, comme Lapicque et Marette ; les autres comme Maurel, abaissent ce chiffre à 38 et même 3, d’autres ont trouvé un peu plus ou un peu moins, mais en somme c’est évidemment aux environs de 40 que se trouve le chiffre cherché : Par conséquent un homme — type de 70 kilos — doit fournir dans sa journée 2 800 calories. Ce total variera évidemment en plus ou en moins si le sujet considéré pèse plus ou moins.

S’il s’agit d’un travailleur, il est évident que le nombre de calories que doit fournir le sujet chaque jour doit être plus considérable, mais on connaît exactement aujourd’hui l’équivalent calorique de la force mécanique ; on sait qu’une calorie correspond à 425 kilogrammètres ; on n’aura donc qu’à évaluer mécaniquement le travail fourni par l’ouvrier et à ajouter au nombre de calories qui convient à son poids, le nombre de celles qu’exige sa besogne, pour avoir le chiffre total des calories qu’il doit fournir en une Journée. L’équivalent thermique du travail cérébral échappe malheureusement à nos calculs.

Mais revenons à notre sujet type de 70 kilos, il a besoin de 2800 calories par jour, il devra donc les trouver dans son régime alimentaire ? Or, les travaux des chimistes vont nous donner à ce sujet des enseignements précieux. Nourri de substances empruntées au régime végétal ou animal notre organisme s’empare de ces substances, se les assimile, puis les brûle peu à peu et les réduit en matières complètement minéralisées (eau, acide carbonique) ou presque complètement minéralisées (urée). Que cette combustion soit lente ou rapide, accomplie en un seul ou en plusieurs temps, il n’importe ; elle développe toujours en s’accomplissant la même quantité de chaleur, et nous savons qu’en s’oxydant 1 gramme de graisse donne 9 calories, 1 gramme d’hydrate de carbone (sucre ou amidon) 4 calories ; et que 1 gramme de substance albumineuse donne 4,5 à 5 calories (lois de Berthelot).

Si on ne considérait que la fonction thermique des aliments, en écartant toutes les autres conditions, on pourrait dire, en tenant compte de l’équivalence des diverses espèces d’aliments à ce point de vue, qu’un organisme ayant besoin de 2 800 calories par jour pourrait les demander indifféremment à 560 de substances albuminoïdes, à 700 d’hydrate de carbone ou à 300 grammes de corps gras. Il semblerait donc qu’on puisse dans la pratique, remplacer indifféremment une catégorie d’aliments par une autre ; et en fait la chose est possible, au moins dans une certaine mesure, et pendant un certain temps. En effet, Maurel qui a fait sur la question alimentaire de si remarquables travaux, cite le fait très suggestif suivant : deux congrégations religieuses habitent dans le bassin de la Garonne deux localités assez rapprochées, elles se livrent sensiblement aux mêmes occupations ; leur alimentation est presque exclusivement végétale ; les quantités d’azote de leur ration peu éloignées l’une de l’autre sont de 1 gr. 40 pour la première ; 1 gr. 26 pour la seconde ; mais tandis que la ration de l’une ne contient que 11 grammes de corps gras, celle de l’autre en contient 61 grammes. Par contre, la première reçoit 471 grammes d’hydrates de carbone et la seconde seulement 382. Cela d’ailleurs sans que la Santé de ces collectivités ait à en souffrir. « On peut donc, dit Maurel, demander les calories dont on a besoin presque indifféremment aux graisses ou aux hydrates de carbone, et c’est surtout pour ces aliments que l’on peut dire que l’aliment vaut le nombre de calories qu’il donne[6]. »

Il y a actuellement parmi les médecins une tendance un peu trop forte à ne considérer que cette valeur calorique. Le rôle réparateur et plastique de l’aliment ne doit pas être oublié, et si on peut concevoir qu’à la rigueur notre organisme soit assez bon chimiste pour utiliser indifféremment suivant ses besoins les corps gras ou les hydrocarbones, il ne faut pas oublier que pour réparer ses muscles, ses épithéliums, ses protoplasmas et son sang, il a besoin d’azote, et que cet azote, il ne pourra jamais l’extraire des hydrates de carbone et des graisses qui n’en contiennent pas, mais seulement des albuminoïdes qui en contiennent.

VI

Ration moyenne d’entretien des adolescents. — On a tout naturellement cherché à appliquer à l’adolescence les notons acquises pour le régime des adultes ; mais ici le problème devient singulièrement complexe. De cinq à dix-huit ans, il faut en effet, non seulement une ration d’entretien, mais encore une ration de croissance et enfin une ration de travail. La première peut se calculer approximativement par rapport au poids du jeune sujet : la seconde peut s’établir d’une façon plus approximative encore à l’aide de recherches statistiques dont nous allons dire un mot tout à l’heure, la troisième échappe à l’analyse ; car rien n’est variable comme la dépense musculaire et cérébrale d’un jeune homme ou d’une jeune fille ; et cependant le régime des écoliers devra tenir compte, au moins théoriquement, de cette triple nécessité d’entretien, de croissance et de travail. Aussi s’explique-t-on que les auteurs ne se trouvent pas d’accord sur la meilleure manière de composer les menus des collégiens. « Plusieurs, et ce sont surtout les plus anciens, ont évalué très haut les besoins de l’enfant et de l’adolescent, et dans l’établissement de leur ration, ils se sont préoccupés surtout des albuminoïdes, en donnant la préférence à ceux d’origine carnée. » C’est ainsi que G. Sée demandait que la ration en viande des grands élèves des lycées de Paris fut portée au delà de 230 grammes ; et les travaux de Panura, Ulfelmann, Munk, Ewald, semblent justifier cette manière de voir. Mais les auteurs plus récents, Legendre, Maurel, entre autres, demandent qu’on diminue la proportion des albuminoïdes, qu’on recherche ces substances dans les végétaux plutôt que dans la viande ; enfin ils insistent sur la prédominance que doivent prendre les aliments ternaires dans le régime des adolescents.

Les arguments sur lesquels s’appuient ces hygiénistes sont soit théoriques, soit pratiques. Au point de vue théorique, citons en première ligne les tableaux statistiques si laborieusement établis par Maurel, si ingénieusement discutés par lui et dont nous donnons ci-dessous un extrait.

On connaît la composition générale des tissus de l’organisme ; un sait que les plus riches en albumine ne contiennent pas plus de 20 p. 100 de ce corps ; par conséquent on peut déduire de l’accroissement total du poids de l’enfant le nombre de grammes d’albuminoïdes qu’il a assimilé à ses organes, dans une année ou dans un jour. C’est en partant de cette donnée et en ajoutant au poids d’albuminoïdes de la ration d’entretien le poids d’albuminoïdes de la croissance que Maurel arrive à établir que la quantité d’albuminoïdes nécessaire par exemple à un enfant de 50 kilogr., pour couvrir ses dépenses d’entretien et de croissance, sera sûrement de moins de 100 gr. et ne dépassera pas 87 gr. 50, chiffre déjà fort élevé, mais bien inférieur à celui de certains auteurs qui voudraient donner à l’adolescent plus d’albuminoïdes qu’à l’adulte et n’hésitent pas à fixer sa ration d’éléments azotés pour le poids ci-dessus indiqué à 180 gr. par jour.

À ces raisonnements on pourrait objecter que le poids de l’albumine assimilée est probablement bien loin du poids de l’albumine que l’on doit ingérer et dont on n’utilise certainement qu’une partie, Que de substances perdues ne sommes-nous pas obligés d’avaler pour réussir à n’en conserver qu’une partie infime ! Une chlorotique ne guérit souvent qu’après avoir pris en trois ou quatre mois 20 gr. de protoxalate ou de fer ou d’un sel analogue et cependant c’est à peine s’il lui manquait peut-être un où deux grammes de fer dans son organisme !

Accroissement des garçons. (Maurel, t. II. p. 599).
TAILLES ÂGES APPROXI-
MATIFS
POIDS
MOYENS
(QUETELET)
GAIN
PAR AN
GAIN
PAR
JOUR
GAIN
PAR KIL. ET PAR JOUR
GAIN EN
ALBUMI-
NOÏDES
20 p. 100
I II III IV V VI VII

0m,75
0m,85
1m,00
1m,10
1m,20
1m,25
1m,40
1m,50
1m,60
1m,63
1m,65
1m,68

02 ans
03 ans
05 ans
07 ans
08 ans
10 ans
12 ans
14 ans
16 ans
18 ans
20 ans
25 ans

10k
12k
15k
18k
20k
25k
30k
40k
50k
55k
60k
65k

2k
1k,500
1k,500
2k,000
2k,500
2k,500
3k,000
3k,000
2k,500
2k,500
1k,000

05k45
04k,11
04k,11
05k,45
06k,87
06k,87
13k,70
13k,70
06k,87
06k,87
02k,74

0k49
0k,30
0k,23
0k,29
0k,30
0k,25
0k,50
0k,30
0k,13
0k,12
0k,04

0k,100
0k,060
0k,050
0k,060
0k,060
0k,050
0k,100
0k,060
0k,030
0k,025
0k,010

Accroissement des filles. (Maurel, t. II. p. 599).
TAILLES
MOYENNES
ÂGES POIDS
MOYENS
(QUETELET)
GAIN
PAR AN
GAIN
PAR
JOUR
GAIN
PAR JOUR
ET
PAR KIL.
GAIN EN
ALBU-
MINOÏDES
I II III IV V VI VII

0m,78
0m,85
1m,97
1m,10
1m,14
1m,25
1m,35
1m,45
1m,53
1m,56
1m,58
1m,58

02 ans
03 ans
05 ans
07 ans
08 ans
10 ans
12 ans
14 ans
16 ans
18 ans
20 ans
25 ans

10k
11k,800
14k,400
17k,500
19k,000
23k,500
30k,000
37k,000
43k,500
51k,000
52k,000
54k,000

1k,800
1k,300
1k,300
1k,500
2k,260
3k,250
3k,500
3k,250
3k,750
0k,500
0k,400

04k93
03k,56
04k,11
04k,11
06k,16
08k,90
08k,90
08k,90
10k,27
01k,36
01k,10

0k450
0k,270
0k,260
0k,220
0k,290
0k,330
0k,260
0k,220
0k,220
0k,0260
0k,020

0k,090
0k,030
0k,030
0k,040
0k,060
0k,060
0k,050
0k,040
0k,040
0k,003
0k,004

Qui peut dire que nos aliments ne sont pas exposés à des pertes semblables ! Qui ne soupçonne que nous n’en utilisons pour notre entretien et notre accroissement qu’une proportion insignifiante ? Les études de nos excrétions urinaires et de nos déchets intestinaux, quelle que soit la précision à laquelle on les ait portées, ne nous renseignent que bien mal sur ce probième délicat. Mais ce qui est plus important, c’est que des observations pratiques récentes paraissent donner raison aux opinions défendues, avec tant de conviction, par MM. Legendreet Maurel. En elfet, à l’orphelinat de Cempuis, M. Aman, directeur de cet établissement, a depuis 1899 suivi les indications données par M. Legendre ; après huit années d’expériences, après avoir tatonné quelque peu, il est arrivé à fixer la quantité moyenne de viande de ses pupilles à 60 gr. par jour à 6 ans, 80 gr. à 10 ans, 115 gr. à 19 ans, ce qui est bien au-dessous des rations habituelles et avec le régime ainsi réglé, la santé générale de ses élèves s’est maintenue bonne et le nombre des embarras gastriques et des diarrhées a diminué des quatre cinquièmes.

Il semble donc qu’il y a intérêt à éviter chez les enfants et les jeunes sujets la surnutrition azotée — surtout la surnutrition carnée, Non seulement elle serait inutile, mais en dépassant les besoins de l’organisme elle fausse les ressorts de ce dernier, entraîne des troubles dyspeptiques et modifie même, d’une façon fâcheuse, le caractère, l’intelligence et la moralité des enfants. — C’est aux aliments gras et hydrocarbonés surtout qu’il faut demander le surcroît de substance alimentaire exigé par les nécessités de la croissance.

VII

Le régime type d’après les physiologistes. — Résumant sous une forme concrète et pratique les résultats de ses longs et remarquables travaux, Maurel a donné une série de régimes types répondant aux principales phases de la croissance des enfants et des adolescents. Nous donnons ci-joint le régime type de la fin de l’adolescence.

Il est certain, comme le dit M. Legendre, que ces tableaux rendront de réels services aux médecins et aux directeurs d’établissements scolaires. Nous nous permettrons cependant d’observer quelle part restreinte est laissée dans ce régime aux légumes secs, aux pâtes, aux fécules qui, à part le pain, n’y figurent que dans la soupe du soir. Il y a là évidemment une lacune, disons mieux une erreur importante. Restreindre d’une part la ration de viande, d’autre part réduire, dans de larges proportions, la ration des fécules, c’est vouloir soumettre les enfants à une alimentation véritablement insuffisante ; et jusqu’à ce que de nombreuses expériences nous aient démontré que nous sommes dans le faux, nous resterons fidèles aux traditions anciennes. Que l’on diminue la viande, dont on a abusé ces dernières années, nous l’acceptons très volontiers ; que l’on revienne périodiquement à faire des repas maigres, comme le demandent Lucas-Championnière et Combe (de Lausanne), nous y souscrivons volontiers ; mais il ne faut pas tomber dans l’excès opposé, et quelle que soit la précision des calculs de laboratoire, nous ne croyons pas qu’ils puissent nous permettre de révolutionner ainsi complètement l’hygiène alimentaire de nos Écoles.

Régime type pendant les 14e, 15e, 16e et 17e années.
(Tailles de 1m,50 à 1m,63 ; poids normaux 40 à 55 kg.).
                     
REPAS ALIMENTS
NATURE
QUAN-
TITÉ
AZO-
TÉS
CORPS
GRAS
HYDRA-
TES DE
CAR-
BONE
AL-
COOL
CALO-
RIES
gr. gr. gr. gr. gr.
Premier
déjeûner
Lait
150 5,50 6 7
Sucre
5 10
Café
2
Pain
50 4,00 25
Total
9,50 6 44 277,5
Second
déjeûner
Pain
150 12,00 75
Œufs
no 1
Viande
60 10,00 10
Poisson
60
Légumes verts
100 2,00 10 10
Fruits
50 1,00 5
Alcool
3 3
Total
25,00 20 90 3 686,0
Goûter
Pain
50 4,00 25
Beurre
15 10
Fruits
50 5
Total
4,00 10 30 230,0
Dîner Soupe
farine
10 5,00 10 10
légumes
50
Pain
150 12,00 75
Volaille
Poisson
70 12,00 5
Viande
Légumes frais assaisonnés
100 2,00 10 10
Fruits
100 1,00 10
Alcool
3 3
Total
32,00 35 105 3 805,0
Total général
70,50 61 269 6 1998,5

VIII

Conseils pratiques. — En arrivant au terme de cette longue étude, nous constatons que les conclusions des physiologistes nous amèneraient à modifier d’une façon assez large les règles de l’alimentation des collèges ; mais leurs déductions, si serrées qu’elles paraissent, ne sont peut-être pas encore suffisamment bien établies pour nous permettre de tout bouleverser, de changer tous les menus et de nourrir nos enfants autrement que nous n’avons été nourris nous-mêmes. Quelque respect que j’aie pour la science, je ne puis oublier qu’au commencement de ma carrière j’entendais dire en son nom, et J’apprenais de mes maîtres, que la viande était l’aliment par excellence, que le bouillon valait à peine de l’eau chaude, et que le sucre ne servait à rien dans notre organisme ; aujourd’hui, toujours au nom de la science, j’entends dire que la viande est plus souvent dangereuse qu’utile, que le bouillon est une décoction de poisons et que le sucre est l’aliment réconfortant qui mène les soldats à la victoire. Alors je reste en observation, et J’attends, demandant si l’avenir confirmera les travaux contemporains ou les laissera retomber dans l’oubli comme tant d’autres qui les ont précédés et qui paraissaient aussi bien faits. Ces recherches si minutieuses, si ingénieuses, si bien faites nous initient à certains mystères de la vie, défrichent peu à peu le terrain biologique ; elles ne peuvent encore, au moins que très insuffisamment, nous donner de telles certitudes que nous puissions, à cause d’elles, bouleverser les règles de notre vie matérielle. Étudions-les, regardons et attendons.

Cela veut-il dire que tout est pour le mieux ? Hélas ! non, et la preuve en est dans cette déclaration du Docteur P. Le Gendre[7], un des médecins qui ont le mieux étudié ces questions et qui l’ont fait de la façon la plus pratique et la plus intéressante : « Combien ne voyons-nous pas d’adultes qui font remonter à leurs années de collèges le début d’une dyspepsie chronique ! ». Il y a donc quelque chose à faire et c’est peut-être en modifiant tantôt un détail, tantôt un autre, plutôt qu’en s’attaquant à l’ensemble qu’on arrivera progressivement à de meilleurs résultats.

a) Au point de vue de la viande, nous estimons, avec le Docteur Le Gendre, que les rations doivent être établies de la façon suivante :

Viande cuite désossée et parée.
Par jour
de 07 à 11 ans
100 à 120 gr.
de 11 à 16 ans
120 à 460 gr.
Au-dessus de 16 ans
200 gr. et plus

C’est peut-être plus que n’en demandent les physiologistes, mais il ne faut pas oublier que de dix à quatorze ans, la croissance subit un développement considérable — qu’elle porte principalement sur la masse musculaire, qui ne peut se constituer qu’à l’aide de substances azotées — que si à ce moment le sujet est mal nourri, sa croissance ne s’arrête pas pour cela, car elle est un fait d’ordre évolutif lié à des causes inéluctables (atavisme, hérédité, etc.), et que si l’organisme mal nourri fabrique à ce moment des tissus de mauvaise qualité, il en supportera toute sa vie les conséquences fâcheuses. Laissons donc le jeune homme manger librement, laissons-le satisfaire son appétit, parfois plus fort que celui de l’adulte, même, dit A. Gautier, par un excès de viande (Le Gendre). Évidemment il faut éviter les excès, mais il faut se garder d’une crainte excessive de la suralimentation azotée et savoir se conformer au vœu de la nature.

b) La question du pain n’est pas sans importance. La circulaire de 1890 prescrit de le donner frais, c’est-à-dire cuit de la nuit précédente et à discrétion. Ce sont là des dispositions fort critiquables. L’écolier français est gros mangeur de pain ; et il ne faudrait peut-être pas lui en laisser prendre tant qu’il en veut. En outre le pain frais est très appétissant, on se laisse aller à en manger plutôt par friandise que par besoin ; il donne dans l’estomac beaucoup de gaz qui troublent la digestion. Il serait plus sage, sinon de le rationner absolument, au moins d’en surveiller l’usage chez ceux qui seraient portés à en abuser, de le donner rassis, c’est-à-dire cuit de la veille, au moins pour le repas de midi. Enfin je verrais tout avantage à donner, une ou deux fois par semaine, soit du pain complet, soit du pain de seigle, qui sont presque aussi nourrissants et favorisent le fonctionnement de l’intestin.

c) Les légumes frais et les fruits suivant les saisons doivent venir prendre place fréquemment dans les repas des collégiens comme dans ceux des adultes. Ils sont dédaignés par les chimistes qui y trouvent peu de substance nutritive, azotée ou ternaire, par les physiologistes qui n’en obtiennent que peu de calories, mais ils ont cependant une importance, mal établie peut-être, mais réelle. Comme le disait excellemment ici même Lembling[8], on se rend compte aujourd’hui qu’en dehors des aliments simples principaux, il en faut d’autres encore, bien qu’en quantité plus faible. Les légumes frais et les fruits représentent ces aliments secondaires, mais indispensables. Les uns nous apportent du fer, comme les épinards ; d’autres nous fournissent des phosphates, comme les haricots verts ; ceux-ci, comme l’asperge, ont une action diurétique utile aux reins sains, néfaste aux reins déjà malades ; ceux-là, comme les pommes, nous portent des acides qui nous préservent de la lithiase biliaire. Tous les fruits nous donnent un peu de ce sucre, dont la valeur alimentaire, contestée il y a quarante ans, est considérée aujourd’hui comme de premier ordre. Légumes et fruits enfin ont le privilège de faciliter les garde-robes et de combattre utilement, au moins dans un intestin normal, la tendance de la viande à provoquer la constipation.

d) Pour les boissons, la circulaire de 1890 prescrivait de se conformer aux usages locaux et de donner suivant les régions du vin, du cidre ou de la bière. C’était absolument sage ; malheureusement je crains que peu à peu on n’ait renoncé à cette manière de faire et que le vin ne soit devenu uniformément la boisson réglementaire de la plupart des Lycées et des Collèges. S’il en était ainsi, ce serait doublement regrettable. Il n’y a aucune raison pour faire boire du vin à un jeune homme qui a été habitué dans sa famille à boire du cidre, de la bière ou de l’eau. Le vin, contre lequel on a tant écrit, et à tort, depuis quelques années, sera donné naturellement coupé d’eau et très largement coupé. Cette abondance, si elle est préparée trop longtemps à l’avance, perd une partie de sa saveur ; préparée extemporanément elle n’acquiert pas une propriété antiseptique précieuse démontrée par M. Sabrazès. Ce savant a en effet démontré que l’eau chargée de germes typhiques perdait ses propriétés virulentes quand on la mélangeait avec le vin, mais au bout de quelques heures seulement ; il serait donc sage, surtout en temps d’épidémie, surtout si l’on a quelques craintes pour la pureté de l’eau potable, de préparer l’abondance trois heures environ avant le repas.

e) À côté de la question de l’aliment lui-même, il faut faire une place importante à la préparation culinaire. Les soupes sont en général excellentes, toujours stérilisées par l’ébullition, ce qui est un avantage appréciable, et d’une absorption facile. Quelques maisons d’éducation, universitaires ou libres, en donnent deux fois par jour. C’est un très bon usage qu’on ne peut qu’approuver surtout en hiver et dans les pays froids. Les fritures sont quelquefois assez difficiles à digérer ; il est bon de ne pas y revenir trop souvent. La graisse, l’huile et le beurre sont associés, suivant les régions, à la plupart des plats ;. on se conformera là encore aux usages locaux, en se rappelant que le beurre fondu est remarquablement mal toléré dans les cas d’entérite, et doit être proscrit, au moins momentanément, s’il survient une diarrhée épidémique.

f) Il serait sage de tenir compte, dans une très large mesure, des saisons et des climats. Suivant la température extérieure, nos besoins alimentaires varient avec une très grande précision. Cette notion vaguement entrevue depuis longtemps, scientifiquement démontrée aujourd’hui, devrait avoir une sanction pratique. Il est parfaitement illogique de donner aux élèves de Perpignan pendant l’été les mêmes rations qu’aux élèves de Lille pendant l’hiver. Une certaine latitude devrait être laissée à ce sujet aux autorités universitaires locales.

g) Enfin, quel que soit le calcul des physiologistes, quelles que soient les quantités et les qualités des aliments distribués, quelle que soit leur préparation culinaire, le point le plus important est que la ration soit utilisée, c’est-à-dire absorbée et assimilée. Or, à ce point de vue, il y a toute une série de détails qui méritent d’être surveillés et qui, peut-être, ne le sont pas assez. Un des premiers, c’est que la mastication doit être parfaite et qu’il ne faut pas laisser faire par l’estomac le travail de dissociation des aliments que la nature à imparti aux dents. Tout le monde est d’accord sur ce point : mais sur les moyens, les divergences se font sentir. Maurel demande que le silence soit observé pendant le repas, et Landouzy, s’en référant à Madame de Sévigné pour qui un repas qui ne fût caqueté ne valut jamais rien, semble croire qu’au moins pour certains tempéraments, la conversation favorise la mastication. Il est probable qu’il n’y a pas à ce sujet de règle absolue ; mais si je me reporte à mes souvenirs d’enfance, j’ai fait mes premières classes dans une pension où les conversations étaient tolérées au réfectoire, pourvu qu’elles ne fussent ni bruyantes ni tumultueuses, et c’était là je crois une mesure sage et favorable à nos estomacs.

Après les repas viennent les longues récréations. On ne peut en effeten sortant de table se livrer d’emblée à un travail intellectuel soutenu ; mais il faut bien savoir qu’il y a là aussi un danger à se livrer à ce moment à des exercices violents. La gymnastique, l’équitation, le foot-ball, doivent être limités aux récréations au moment desquelles l’estomac est libre et vide. L’oubli de cette prescription entraîne trop souvent chez les jeunes gens des complications fâcheuses et mêmes graves.

Il y aurait aussi à multiplier non pas seulement les plaisirs sportifs, mais les simples promenades, les excursions, à rompre un peu plus qu’on ne le fait la monotonie de la vie de collège. Varier les sujets de l’attention des jeunes gens, les faire agir, les intéresser, leur faire de temps en temps dépenser leurs forces au grand air, tout cela constitue une hygiène autrement saine et active que la simple pesée de la ration alimentaire quotidienne.

h) La régularité des garde-robes n’est peut-être pas l’objet d’une assez grande attention. Quand on songe avec quelle sollicitude, parfois exagérée et minutieuse, cette fonction est surveillée chez certains enfants par leurs parents, et quand on compare avec quelle indifférence elle est traitée dans les maisons d’éducation, on est quelque peu étonné de cette différence. Il serait évidemment fâcheux d’appeler souvent l’attention des élèves sur la régularité de leurs évacuations intestinales ; mais n’y a-t-il pas une exagération en sens inverse à ne permettre de consacrer à cette fonction que de courts moments dérobés au travail ou aux récréations, et à laisser croire aux enfants qu’elle ne doit s’accomplir qu’à des moments perdus et quand on en trouve le temps. J’en ai connu plus d’un qui pour des motifs divers se retenait une partie de la journée, ajournant jusqu’au soir, peut-être jusqu’au lendemain, l’accomplissement de cette ennuyeuse nécessité et je me demande si parmi les dyspeptiques qu’a rencontrés Le Gendre, il ne s’en trouve pas quelques-uns dont la maladie remonte non pas à une alimentation, mais à une évacuation défectueuse.

Conclusions.

Au moment de terminer ce trop long article, je me demande si Je n’ai pas noirci bien des pages pour des conclusions bien insignifiantes. J’éprouve un scrupule trop grand peut-être à combattre les habitudes et les traditions. Elles me paraissent, en effet, non pas toujours, mais bien souvent, comme le résultat de l’expérience des siècles qui nous ont précédés ; et cette expérience est quelquefois bien plus sûre que les calculs en apparence les plus précis sur le nombre de calories que nous produisons dans un temps déterminé.

Avant de rien changer dans une matière aussi grave, il faut donc être trois fois sûr que ce qu’on supprime est mauvais et que ce qu’on propose est meilleur. Rien en effet n’est indifférent en pareille matière. Le sujet est digne des réflexions de tous ceux qui s’intéressent à la jeunesse ; si nous ne leur avons pas porté beaucoup de lumières nouvelles, nous aimerions tout au moins leur laisser l’impression que cette question d’hygiène alimentaire intéresse au plus haut point l’avenir de notre race ; rien ne me paraît plus suggestif à cet égard que les pages suivantes que j’emprunte à Maurel et qui serviront d’épilogue à ce travail[9].

« Je suis convaincu, qu’il n’y a pas de conditions organiques natives, quelque bonnes qu’on les suppose, qui ne puissent être profondément altérées par une mauvaise hygiène, exerçant sa funeste influence, au moins pendant une partie de cette longue période (l’enfance et l’adolescence) ; et, par contre, je suis également convaincu que des conditions organiques, héréditairement mauvaises, peuvent être heureusement modifiées par une hygiène bien conduite, suivie régulièrement pendant ces mêmes années. Or, pour cette période, même plus que pour les autres, de toutes les branches de l’hygiène, c’est celle de l’alimentation, dont dépend forcément la nutrition, nous l’avons vu, qui est la plus importante.

« Une alimentation bien conduite, assurant à l’organisme une nutrition régulière, couvrant ses besoins sans les dépasser, ne demandant aux divers organes que le travail nécessaire, et habituant ces derniers à la régularité de leurs fonctions, est sûrement la condition qui préparera le mieux l’adulte des deux sexes à la vie intensive qu’il doit mener pendant cette période, la plus active de son existence. Outre que cette alimentation, ainsi régulièrement suivie pendant ces longues années, sera devenue, pour lui, une habitude salutaire à laquelle il obéira presque inconsciemment, elle lui aura donné une santé assez robuste, assez stable, qu’on me permette l’image, pour résister aux chocs et aux secousses résultant des fatigues et aussi des quelques écarts auxquels les obligations et les préoccupations de cette période de la vie l’exposeront forcément.

« C’est là une pensée qui, j’estime, devrait rester présente à l’esprit de tous ceux qui, à un titre quelconque, sont chargés de préparer l’adulte à l’accomplissement intégral des devoirs que lui imposent son sexe, sa situation, sa profession et l’intérêt de la société. C’est surtout par l’hygiène alimentaire de l’enfance et de l’adolescence, aidée de l’hygiène respiratoire, que l’on obtiendra d’abord sûrement des adultes sains, robustes et actifs ; et quoique d’une manière moins exclusive et moins directe, en même temps des adultes bien équilibrés, travailleurs, intelligents et honnêtes. »

Dr X. Arnozan,
Professeur à la Faculté de médecine
de Bordeaux.

  1. Combe (de Lausanne), Traitement de l’entérite muco-membraneuse.
  2. Voici, à titre de spécimen, deux des menus hebdomadaires qui nous ont été communiqués :

    Lycée de Périgueux :

    Lundi. — Déjeuner : café noir. Dîner : soupe aux choux, côtes de mouton, haricots maître d’hôtel. Souper : bœuf en civet, céleri rave sauce blanche.

    Mardi. — Déjeuner : café noir. Dîner : soupe julienne, veau en daube, dindes rôties au cresson, oranges. Souper : rosbif au jus, choux-fleurs au gratin.

    Mercredi. — Déjeuner : café noir. Dîner : soupe à l’oseille ; biftecks bordelaise, pommes de terre frites. Souper : veau rôti aux carottes, salade aux œufs durs.

    Jeudi. — Déjeuner : café au lait. Dîner : potage aux croûtons, bœuf miroton, lapin sauté aux pommes, pommes. Souper : navarin aux haricots, beignets aux pommes.

    Vendredi. — Déjeuner : café au lait. Dîner : soupe aux navets, thon sauce mayonnaise, pommes de terre sauce tomate, fromage. Souper : omelette aux pommes de terre, petits pois au sucre.

    Samedi. — Déjeuner : café au lait. Dîner : soupe au potiron, bifteck au jus, pommes de terre frites. Souper : veau rôti aux olives, haricots en salade.

    Dimanche. — Déjeuner : chocolat au lait. Dîner : vermicelle, petit salé aux choux, veau rôti jardinière, pâtisserie fraîche. Souper : navarin aux pommes de terre, macaroni au gratin.

    Lycée de Bayonne :

    Lundi. — Déjeuner : café au lait. Dîner : soupe aux choux, agneau rôti, haricots à l’huile. Souper : bifteck bordelaise, pommes de terre frites.

    Mardi. — Déjeuner : café au lait. Dîner : soupe aux légumes, veau rôti, riz au lait vanillé. Souper : bœuf en daube, lentilles au lard.

    Mercredi. — Déjeuner : café au lait. Dîner : soupe aux pommes de terre, bœuf rôti, pommes de terre frites. Souper : mouton aux haricots, crème moka.

    Jeudi. — Déjeuner : chocolat au lait. Dîner : potage aux pâtes, bœuf moutarde, saucisses aux haricots, dessert. Souper : veau rôti, œufs durs sur salade.

    Vendredi. — Déjeuner : café au lait. Dîner : soupe aux haricots, poisson frais, pommes de terre en robe, dessert. Souper : omelette aux pommes, haricots à la provençale.

    Samedi. — Déjeuner : café au lait. Dîner : soupe béarnaise, porc sur pommes de terre, pruneaux au vin. Souper : bifteck, lentilles en vinaigrette.

    Dimanche. — Déjeuner : café au lait. Dîner : pot-au-feu, bœuf aux tomates, jambon et œufs frits, beignets, Souper : veau chateaubriand, pommes de terre frites.
  3. Landouzy, L’alimentation rationnelle, conférence faite à la Sorbonne, mars 1908.
  4. Landouzy, loc. cit.
  5. On nomme calorie la quantité de chaleur nécessaire pour élever d’un degré un litre d’eau.
  6. Maurel, Traité de l’alimentation et de la nutrition, t. II, p. 154.
  7. Paul Le Gendre, Le régime alimentaire des enfants et des adolescents au Congrès d’Hygiène alimentaire, Paris, 1907.
  8. Lembling, L’alimentation des enfants, Revue pédagogique, juin 1908.
  9. Maurel, loc. cit., t. II, p. 582.