Le rêve de Petit Pierre/05

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V. PRÉPARATIFS À LA FERME


À la ferme, on n’avait pas perdu de temps. Bernard s’était fait valoir. Bernard, le neveu de la fermière, était resté orphelin de père et de mère, dès l’âge de dix ans, et il avait été recueilli par les Leblanc, qui le considéraient comme l’enfant de la maison et le traitaient comme tel. Aussi le jeune avait-il une grande affection pour toute la famille, et s’intéressait-il beaucoup à la grande prospérité de la ferme.

Après qu’il eût perdu de vue le fermier et son fils, il songea à mettre un peu d’ordre dans les dépendances. Il promena la tondeuse sur le gazon de la grande cour, et il arrosa copieusement les murs de la maison grise, rafraîchissant les contre-vents, le feuillage vert des plantes grimpantes et les poutres de la galerie ; puis il remplit, de l’eau claire et froide du puits, les deux seaux rouges en forme de baril, où s’abreuvait la famille. Songeant que l’heure avançait, il monta au grenier où il avait sa chambre près d’une lucarne, et, joyeux du bonheur des siens, il se fit, tout en chantant, une toilette soignée, afin de faire honneur à l’hôte si attendu.

En bas, dans la grande salle, le couvert était déjà mis. On avait allongé avec des panneaux la table de famille, puis on y avait étendu une nappe de lin d’une blancheur éclatante, fleurant bon le trèfle et le foin d’odeur. Devant chaque assiette de faïence à gros dessins bleus, Mélanie avait rangé ses beaux verres à large bord dorés, un cadeau de noce. Au milieu de la table, parmi les gâteaux crémeux et les jarres de confiture, un énorme bouquet de fleurs champêtres mettait une note réjouissante à l’aspect un peu sévère de la grande salle au plafond bas. À droite, faisant face au poêle, la porte grande ouverte laissait voir le jardin aux plates-bandes fleuries avec des touffes hautes et souples d’asperges, des pommes, des pruniers et des cerisiers chargés de fruits savoureux.

Par deux fenêtres, sur le côté de la pièce où se dressait la table, on apercevait, plus haut que la cour, l’érablière toute parsemée de grosses roches grises !

Bâtie sur un tertre, la vieille demeure avait vue de tous les côtés, sur des paysages attachants. On ne pouvait se lasser d’admirer ses horizons. Il n’était pas étonnant que les habitants de l’Érablière aient acquis dans toutes leurs manières le charme de paix et de douceur qui se dégageait de cette nature de prédilection.

Du poêle à fourneau, une appétissante odeur de volaille rôtie embaumait toute la pièce, et sur le réchaud se dressaient des piles de tartes et de beignes dorés. Dans de larges pots de cristal ancien brillait une liqueur transparente, aux reflets d’or. C’était le sirop d’érable, légitime sujet d’orgueil de nos campagnes. Assise dans la grande berceuse, les mains jointes sur son châle à courtes pointes la mère Leblanc regardait avec satisfaction tous ces apprêts de bienvenue. Elle avait mis sa coiffe de mousseline blanche qui adoucissait sa figure aux traits accentués et intelligents. Ses yeux gris, d’une extrême douceur, s’effaçaient un peu sous les rides, et toute sa personne menue était empreinte d’une telle bonté que son entourage éprouvait pour l’aïeule, autant de vénération que d’amour.

Elle portait sa robe de laine noire des grands jours, et avait tiré de l’armoire un tablier de toile bordé d’une large dentelle à festons, tricotée autrefois, près du berceau. Une porte s’entrebâilla dans le fond, et Mélanie, portant le bébé, parut dans la salle.

— Tu t’es faite bien belle, ma fille, dit la mère, accueillante.

— « Bien, dit celle-ci en rougissant, il ne faut toujours pas qu’il me trouve trop vilaine, comme ça, à première vue ». Elle avait mis sa blouse d’indienne blanche à pois rouges et sa jupe à carreaux noirs et blancs, que serrait à la taille une ceinture noire, en cuir verni. À l’encolure un peu dégagée de sa blouse, elle avait attaché une rose du jardin. Avec ses yeux, ses cheveux et son teint de brune, elle avait vraiment bonne mine, avec cela elle était de santé et de vaillance.

Petit Jacques, dans sa robe marine, était tout rose et potelé comme le bébé du calendrier accroché au mur. En voyant l’éclat des cristaux, la blancheur de la nappe, la transparence des sirops, il poussait des cris joyeux tendant ses menottes, en faisant des heu ! heu ! pleins d’éloquence.

Le bruit d’un galop se fit bientôt entendre. Mélanie pâlit un peu, grand’mère, chancelante, s’avança vers la porte, et là, le cœur palpitant, elle attendit, les bras anxieux de s’ouvrir, son Toine, son petit, son enfant prodigue !

Blanchette volait, portant haut sa tête fine. Sans ralentir son train, elle hennit, se cabra, et d’un brusque effort s’arrêta juste aux marches du perron.

Antoine, d’un saut, fut dans les bras de sa mère. Longtemps elle le pressa sur son cœur ; et quand il releva la tête, il n’essaya pas de cacher les larmes qui roulaient sur ses joues.

— Je remercie le bon Dieu, dit-elle, qui m’a permis de te revoir avant de mourir.

Mélanie s’approcha ensuite et fit connaissance d’Antoine en lui donnant un franc baiser sur la joue.