Le rêve de Petit Pierre/Texte entier

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Le rêve de Petit Pierre
Le rêve de Petit Pierre (p. -86).


L’OISEAU BLEU — Montréal
(Roman-feuilleton publié de janvier à juillet 1923.



LE RÊVE DE
PETIT PIERRE



ROMAN JEUNESSE


par Miette (Cécile Bastien)



Le rêve de Petit Pierre

« La douce terre a fait nos cœurs à son image »
 A. FERLAND.

CHAPITRE I.


On était au milieu d’août, il faisait une chaleur torride, et dans le rang de la plaine on se trouvait au plus fort de la moisson. Les terres de ce coin de pays se déroulaient immenses, à l’horizon, les vastes champs aux blés d’or onduleux, les grappes hautes et flexibles de l’avoine, puis les grandes espaces couverts de sarrasin rose et parfumé, faisaient de cette campagne un paysage d’un attrait si fort que le passant s’y attardait, ravi, comme s’il eût voulu y vivre toujours. Dans des pâturages couverts de trèfle mauve et touffu paissaient des vaches et des brebis. Le jour, des groupes d’hirondelles traversaient l’air, dessinant une courbe noire dans le ciel bleu ; des grives se becquetaient, en turlutant dans les frondaisons et, le soir, des rossignols éternisaient leur chant.

Au détour du chemin qui mène au « Trait-carré » la petite église de Saint-Joachim, se dresse brillante, sous le soleil qui la dore. Sa couverture de tôle jette mille feux sur les alentours. Au loin on entend le bruit strident d’une moissonneuse et la voix forte et jeune qui conduit l’attelage : Hue ! Dia ! Avance donc ! Et un jeune « habitant » à la peau basanée, aux traits hardiment dessinés, s’avance dans l’ensoleillement du grand champ. Sa tête brune, embroussaillée par les sueurs se couvre d’un large chapeau de paille un peu ébréché, une ample chemise à rayures enveloppe son torse splendide, et ses jambes sont étroitement serrés dans de souples souliers de peau de bœuf.

Tout en chantant de sa voix inculte et pleine un refrain du pays, le jeune homme façonne de beaux « javelons » qui iront bientôt remplir la grange ; il songe que le soleil perd de sa force, et que bientôt il pourra s’allonger et se rafraîchir un peu à l’ombre du vieux noyer.

II « L’ÉRABLIÈRE »


Cachée derrière une rangée d’érables, un peu loin de la route, la grande maison grise à lucarnes se dresse, proprette et gaie, malgré son air vieillot. À sa gauche, la laiterie fraîchement blanchie à la chaux, à demi cachée sous les sapins verts, jette une clarté sur la paisible demeure. Près de la porte d’un rouge clair, le gros chien noir Pitou sommeille paresseusement, sa grosse tête frisée allongée entre ses pattes, et, tout auprès, assis dans l’herbe courte, petit Pierre joue au couteau entre ses jambes écartées. Ses cheveux blonds cendrés ondulent sur sa nuque brune, et deux grands yeux clairs, regardent tour à tour la « batterie » dont la grande porte est ouverte, le chien qui dort, la sucrerie qui se dessine au loin derrière le grand jardin. Et respirant avec délices, en ouvrant les lèvres, le petiot secoue ses boucles soyeuses, et reprend son jeu, faisant pirouetter le couteau lancé en l’air, de manière qu’il s’enfonce bien avant, jusqu’au manche.

C’est le petit Pierre Leblanc. Son père, fermier à l’aise et de race, a infusé dans les veines de son fils, l’amour du sol natal.

Dans la maison règne une grande animation. La fermière jeune et alerte, la figure toute enluminée par la chaleur du fourneau, est en train de retirer une fournée de tartes aux framboises dorées, appétissantes. Au fond de la pièce, dans le berceau couvert d’une mousseline blanche qui le protège contre les mouches, dort le petit Jacques, le dernier né. Près de la fenêtre qui découvre toute la plaine, la bonne vieille mère Leblanc plume avec ses doigts vaillants, bien que raidis, deux belles poules grasses à souhait.

— J’ai bien fait de prendre de l’avance hier soir, dit la jeune femme, en faisant mes beignes et mes ragoûts ; j’aurais eu trop à faire, aujourd’hui !

— Oui, te voilà bien avancée, maintenant, ma fille, répondit la vieille mère, mon pauvre Toine peut venir, tout est bien préparé.

— Dire que c’est mon beau-frère et que je ne l’ai jamais vu, reprit la jeune femme. Ça fera bientôt quinze ans qu’il est parti, n’est-ce pas ?

— Oui, fit la mère, avec un soupir. Quinze longues années où j’ai pleuré et veillé en pensant à lui. Tout petit, il n’était pas comme les autres ; il cherchait ses aises, le changement, les beaux habits ; et je crois bien qu’il n’a jamais aimé la terre comme nous ! Un soir, je m’en souviens toujours avec chagrin, il nous dit qu’il était résolu d’aller tenter fortune aux États. Le garçon du vieux Toussaint Lajeunesse y avait gagné une belle aisance ; le petit Villeneuve, parti depuis deux ans, était venu se promener chez son père, faraud, et il l’avait si bien entortillé de belles promesses, que mon pauvre Toine en était tout chaviré. Michel lui parla du dommage qu’il ferait à la terre en la privant de ses bras ; il lui dit notre isolement, lui, une fois parti. Vous savez que je n’ai réchappé que Joseph et lui, sur mes sept enfants. À bout d’arguments, je lui nommai la petite Louise Guénette, qu’il préférait à toute autre. Et son père lui promit de l’installer maître chez lui, quand il se serait marié. Rien n’y fit ! Il voulait partir… aller dans ce pays où, disait-on, l’argent se gagnait presque à rien faire… Et le lendemain, triste comme si la mort eut passé, on le reconduisait à la gare. Toute en larmes, je lui dis en l’embrassant : « mon garçon, n’oublie pas les tiens, songe que nous nous faisons vieux et que tu ne nous reverras peut-être jamais ! » Il promit d’écrire et de revenir à l’été suivant… Tu vois, ma fille, je ne l’ai pas revu depuis ce jour-là, et mon cœur tremble rien qu’à penser que je vais le retrouver vieilli et changé.

— Ah ! dame ! depuis des années comme ça que vous ne l’avez pas vu, pour sûr qu’il aura vieilli et changé ! Mais il ne faudra pas vous tourmenter, vous comprenez. Nous autres aussi nous vieillissons sans beaucoup nous en apercevoir.

Il emmène son petit garçon Freddy, n’est-ce pas ? Je crois qu’il est du même âge que Pierre ? Joseph dit que là-bas Antoine s’appelle Monsieur White…

— Mon doux ! fit la vieille, j’espère qu’il n’a pas changé son nom ! Depuis si longtemps qu’il parle anglais, si on n’allait plus se comprendre ? Seigneur Jésus ! Que les enfants nous causent donc du tourment !

Dans l’embrasure de la porte, une ombre se dessine. C’est le maître de la ferme : Joseph Leblanc. Il tend à sa femme un petit cochon de lait blanc et rose, en disant : Tiens, Mélanie, c’est le plus beau que j’ai pu trouver. C’est pas tous les jours fête pareille ; on peut bien faire la noce, n’est-ce pas la mère ? ajoute-t-il attendri, en se tournant vers l’aïeule, dont le bonnet blanc oscille un peu, je gage que votre cœur en est tout agité !

— Que veux-tu, mon Joseph ? C’est mon petit, comme toi ! Je vous ai bercés ensemble dans mes bras, vous avez dormi tous les deux dans le berceau où sommeille ton petit Jacques. Quand je pense à tout ce temps où il a vécu et peut-être souffert sans moi !… Dire que mon pauvre Michel est mort sans le revoir…

— Oui, le père est parti trop vite, dit le fermier. Antoine doit en avoir eu des remords. Il me semble qu’il aurait pu venir au moins cette fois-là ! Mais ça s’est fait si vite, ajouta-t-il. Quand on pense que le père revenait des champs, ayant travaillé plus que nous, les jeunes, et que soudain il est tombé de tout son long dans la cuisine, en disant… « Ah ! mon Sauveur ! mes petits, je suis fini ! »

— Il ne faut pas parler de choses aussi tristes, un jour comme aujourd’hui, dit la fermière. Notre père est parti, les yeux fixés sur les champs qu’il avait tant aimés. On doit remercier le Ciel de lui avoir fait la mort si douce. Maintenant, fit-elle, après un silence, je vais serrer mes pâtisseries et farcir le petit goret. Joseph, fais-toi la barbe, et vous, mère, songez que vous allez revoir votre Toine.

Docile, la mère Leblanc prit dans ses bras le petit Jacques, que les voix avaient réveillé. Le fermier après avoir placé son miroir bien en lumière, dans le cadre de la porte, sortit le rasoir de son étui et, le coude en l’air, se mit en frais de se raser.

— C’est à soir, papa, que mon oncle Toine arrive ? fit du dehors une voix claire.

— Oui, viens vite ! et appareille-toi tout de suite, mon bonhomme, si tu veux que j’t’emmène !


III L’ATTENTE


D’un bond, petit. Pierre fut dans la porte. En un tour de main, sa mère débarbouilla sa frimousse brunie, démêla sa chevelure et roula les boucles sur son index : fière de le voir si beau, si plein de vie, elle lui donna un baiser retentissant, mais hâtif, car la fermière était toujours pressée. Elle retira ensuite de la vieille armoire de chêne le bel habit bleu, garni d’une rangée de boutons blancs, dans lequel petit Pierre était si faraud. Le bambin chaussa lui-même ses belles bottes à clous, et il se planta debout, avec l’air de souhaiter qu’on lui dise qu’il était beau et que le cousin Freddy ne pouvait pas l’être plus que lui-même.

— Hé ! Bernard, attelle la « Blanche » sur le phaéton, cria le fermier au jeune moissonneur qui revenait du champ.

— Faut-il graisser la voiture, mon oncle ? dit le jeune homme ? Il y a si longtemps qu’on s’en est servi, vous savez.

— Fais pour le mieux, répondit celui-ci, en fixant par un dernier geste des bras son collet de celluloïd.

Vingt minutes après, la jument blanche, aux naseaux frémissants, frappait à la porte de la cuisine : le fermier, à côté de Pierre tout réjoui, fit de la langue un claquement significatif et dit : Marche Blanchette. Et la belle bête partit bon train, nerveuse et fière, dans la lumière colorée du soleil couchant.

Les deux femmes, les mains sur les hanches, un coude appuyé sur la porte, les suivirent du regard jusqu’au tournant de la route, puis, chacune à ses pensées, elles se remirent à leurs besognes.

— Tiens, dit Joseph Leblanc à petit Pierre, v’là le père Moisan qui bat déjà son grain ! Il a de grands garçons : ça donne un bon coup de main.

— T’en a pas, toi, des grands garçons ? dit l’enfant.

— Mais non, petiot, c’est toi qui est mon plus vieux ! mais tu vas grandir, j’espère, et tu m’aideras à ton tour.

— Ah ! oui, fit petit Pierre, j’suis bien assez grand ! l’été passé, tu sais bien, j’ai mené le lait à la beurrerie, tout seul !

— C’est vrai, tu es un vaillant petit homme, et quand nous serons vieux, continua-t-il en suivant sa pensée, je t’achèterai la terre du Père Neveu qui est à côté de la mienne, et nous vivrons heureux ensemble.

— C’est ça, fit Pierre, en homme qui a bien compris, mais l’enfant songea bientôt à autre chose !

Pensez donc ! Encore quelques minutes et l’on serait à la gare. Là, il verrait pour de bon le terrible engin auquel il rêvait si souvent : Une grosse machine noire qui crache la fumée partout et qui a dans le front un gros œil rouge tout en feu et sur le dos une cloche énorme qui sonne bien fort !

Il verrait descendre des messieurs bien habillés et des dames toutes en soie ! et son oncle Antoine, qu’il ne connaissait pas et dont la grand’mère parle toujours avec des yeux rougis… puis le petit Freddy, qui jouerait avec lui.

La vue de l’église changea le cours de ses réflexions. Il avait comme tous les petits Canadiens une foi vive, enthousiaste, ravissante ! En saluant comme son père, le petit homme songea : Tu sais, Jésus, je m’en vais voir arriver l’train, mais j’t’aime bien pareil, tu sais ! j’viendrai t’voir certain, avec Freddy !

Enfin, on vit apparaître la petite gare peinte en rouge. Tout à coup un sifflet strident coupa l’air, et Pierre serra le bras de son père en disant : le v’là l’train ! Et le petit fit le geste de prendre le grand fouet pour accélérer le pas de Blanchette.

— Crains pas ! mon gas, on a le temps, dit le fermier. Il n’est rien qu’à Sainte-Anne : ça va prendre encore cinq minutes.

On attacha la jument à quelque distance de la gare, car le bruit des chars la rendait nerveuse.

Le père et le fils, se tenant bien serrés par la main, virent venir enfin la puissante locomotive qui arrivait, s’avançait, rougeoyante, trépidante et terrible, crachant la fumée, la vapeur, avec un bruit étourdissant.

IV. L’ARRIVÉE DU TRAIN


D’habitude, la petite gare de la Plaine est bien paisible. Seuls, quelques rares promeneurs y descendent, la semaine, car les marchands juifs qui, chaque saison, parcourent les rangs en étalant leurs marchandises, et les divers entremetteurs qui viennent acheter en bloc les produits de la ferme, font toujours le trajet en voiture. Mais, on y voit par exemple de longues rangées de bidons de lait, que les habitants du rang portent matin et soir au train qui les amène à Montréal où des laitiers le distribueront ensuite de porte en porte. Le samedi, quand la température est favorable, nombre de citadins, avides d’air pur et de liberté, descendent à la Plaine pour y passer vingt-quatre heures dans un heureux farniente, étendus sous les grands arbres, derrière lesquels coule un petit ruisseau à la chanson cristalline.

Ce jour là particulièrement, il y eut quantité de touristes. Une vingtaine d’amis de la grande Ville se payaient une excursion champêtre. Et petit Pierre, émerveillé, regardait étonné les grands chapeaux à plumes et les joues fardées des belles dames, les souliers vernis et pointus de ces messieurs, quand soudain son père le tira vers un homme qui, la main en visière sur les yeux, semblait chercher quelqu’un dans la foule.

En voyant le fermier, l’étranger s’avance et lui demande avec un fort accent anglais : Êtes-vous Monsieur Joseph Leblanc ?

— Et vous, Antoine ? dit le fermier, tendant ses deux mains dans un élan spontané.

Les deux frères, tout émus, se regardèrent un instant en silence, puis le fermier reprit : On se retrouve enfin ! Ce que notre vieille mère va être heureuse ! Et prenant la valise des mains du voyageur, il l’attira vivement hors de cette foule qui paralysait leurs épanchements.

— Je suis heureux, moi aussi, Joseph, dit Antoine. Il y a bien longtemps que je voulais faire ce voyage.

— Est-ce Freddy, ce grand garçon ? demanda son frère, en désignant un garçonnet qui s’avançait vers lui.

— Oui, fit Antoine, c’est l’aîné de la famille ; il a onze ans.

— Un an de plus que Pierre, alors, reprit Joseph en montrant l’enfant qui devint rouge jusqu’aux cheveux.

— Un bien joli boy, fit son oncle en lui tapant amicalement la joue, il rayonne de santé.

— Je les croyais du même âge, mais j’aurais bien donné douze ans à ton garçon, dit Joseph, en regardant le joli visage, pâle et tranquille de Freddy, et sa taille maigre aux longs membres, comme ceux des enfants qui ont grandi trop vite.

Le petit Freddy, ayant dans toutes ses manières une assurance de petit homme, tendit gentiment la main à son oncle et à petit Pierre.

Antoine Leblanc était de la même taille que son frère Joseph ; mais il était loin d’avoir son apparence de force et de santé. Les épaules carrées de celui-ci, sa figure pleine et rougeaude, son thorax puissant et ses membres rugueux, d’une vigueur peu commune, lui donnaient l’allure de ces premiers colons, véritables conquérants de la forêt.

Antoine avait des membres grêles et allongés, ses épaules pointaient sous l’étoffe, sa poitrine, comme comprimée, faisait paraître plus courbée sa maigre échine. Il avait les joues blêmes et les tempes grisonnantes, et son regard à l’expression honnête et douce, était comme encavé sous d’épais sourcils. Par contre, il portait un vêtement brun d’une coupe impeccable, et son melon de la même nuance, ainsi que ces chaussures fines, dénotaient un véritable souci de l’élégance. Il offrait le type parfait de l’ouvrier Américain qui, trop longtemps privé d’air pur, au travail assidu de l’usine et obligé de vivre dans les logements étroits et sombres, paraît déjà voué à la dyspepsie. Il portait au petit doigt un serpent d’or bruni orné d’un énorme chaton vert. Pierre, qui l’observait, n’en revenait pas ! C’était son oncle, ce beau monsieur-là ! Et comme Freddy était bien habillé ! Lui qui était si fier de ses beaux boutons jaunes et de ses bottes neuves, il sentait qu’il était bien vilain à côté de son cousin, qui portait avec la grâce d’un jeune dandy un complet de plaid écossais, des chaussures fines et des gants de chevreau.

Le petit cœur de Pierre était bien mal à l’aise : il aurait préféré que son beau cousin eût comme lui des habits d’étoffe et qu’il fût moins gênant. Malgré le désir qu’il avait de l’embrasser, Freddy ne s’avançait pas, se contenant de sourire quand leurs regards se rencontraient. Lorsque petit Pierre allait à Saint-Lin, chez son oncle Charles, les cousins Roland et Hercule avaient vite fait de lui sauter au cou et de l’amener dans la cour, où l’on jouait au cheval à tour de rôle.

« Ils vont venir demain », pensa soudain le petit homme, et la perspective d’une longue journée de plaisir dissipa à demi le chagrin de l’enfant déçu.

En s’approchant de la voiture, le fermier dit à son frère : « Je t’aurais jamais reconnu, tu sais, j’ai beau te regarder, tu ne te ressembles plus ! »

— Oui, dit Antoine, je dois avoir terriblement vieilli. Mais toi, mon aîné, tu parais avoir dix ans de moins que moi. En te voyant, je t’ai reconnu tout de suite, va. Comment peut-on vieillir avec ce bon air qui vous réjouit le cœur, dit-il en humant avec force et en promenant son regard au loin. Et, tout en parlant, il montra, d’un geste large, l’étendue de la vaste plaine.

Le fermier garda le silence : il songeait avec bonheur que l’amour de la terre n’était pas encore éteint dans le cœur de son frère, et, sans rien approfondir, il ajouta en indiquant la voiture : montons.

On détacha Blanchette, qui piaffait depuis le départ du train. Installés tous les quatre dans le phaéton, et la valise bien assujettie à l’arrière, on partit bon train pour la maison natale.

V. PRÉPARATIFS À LA FERME


À la ferme, on n’avait pas perdu de temps. Bernard s’était fait valoir. Bernard, le neveu de la fermière, était resté orphelin de père et de mère, dès l’âge de dix ans, et il avait été recueilli par les Leblanc, qui le considéraient comme l’enfant de la maison et le traitaient comme tel. Aussi le jeune avait-il une grande affection pour toute la famille, et s’intéressait-il beaucoup à la grande prospérité de la ferme.

Après qu’il eût perdu de vue le fermier et son fils, il songea à mettre un peu d’ordre dans les dépendances. Il promena la tondeuse sur le gazon de la grande cour, et il arrosa copieusement les murs de la maison grise, rafraîchissant les contre-vents, le feuillage vert des plantes grimpantes et les poutres de la galerie ; puis il remplit, de l’eau claire et froide du puits, les deux seaux rouges en forme de baril, où s’abreuvait la famille. Songeant que l’heure avançait, il monta au grenier où il avait sa chambre près d’une lucarne, et, joyeux du bonheur des siens, il se fit, tout en chantant, une toilette soignée, afin de faire honneur à l’hôte si attendu.

En bas, dans la grande salle, le couvert était déjà mis. On avait allongé avec des panneaux la table de famille, puis on y avait étendu une nappe de lin d’une blancheur éclatante, fleurant bon le trèfle et le foin d’odeur. Devant chaque assiette de faïence à gros dessins bleus, Mélanie avait rangé ses beaux verres à large bord dorés, un cadeau de noce. Au milieu de la table, parmi les gâteaux crémeux et les jarres de confiture, un énorme bouquet de fleurs champêtres mettait une note réjouissante à l’aspect un peu sévère de la grande salle au plafond bas. À droite, faisant face au poêle, la porte grande ouverte laissait voir le jardin aux plates-bandes fleuries avec des touffes hautes et souples d’asperges, des pommes, des pruniers et des cerisiers chargés de fruits savoureux.

Par deux fenêtres, sur le côté de la pièce où se dressait la table, on apercevait, plus haut que la cour, l’érablière toute parsemée de grosses roches grises !

Bâtie sur un tertre, la vieille demeure avait vue de tous les côtés, sur des paysages attachants. On ne pouvait se lasser d’admirer ses horizons. Il n’était pas étonnant que les habitants de l’Érablière aient acquis dans toutes leurs manières le charme de paix et de douceur qui se dégageait de cette nature de prédilection.

Du poêle à fourneau, une appétissante odeur de volaille rôtie embaumait toute la pièce, et sur le réchaud se dressaient des piles de tartes et de beignes dorés. Dans de larges pots de cristal ancien brillait une liqueur transparente, aux reflets d’or. C’était le sirop d’érable, légitime sujet d’orgueil de nos campagnes. Assise dans la grande berceuse, les mains jointes sur son châle à courtes pointes la mère Leblanc regardait avec satisfaction tous ces apprêts de bienvenue. Elle avait mis sa coiffe de mousseline blanche qui adoucissait sa figure aux traits accentués et intelligents. Ses yeux gris, d’une extrême douceur, s’effaçaient un peu sous les rides, et toute sa personne menue était empreinte d’une telle bonté que son entourage éprouvait pour l’aïeule, autant de vénération que d’amour.

Elle portait sa robe de laine noire des grands jours, et avait tiré de l’armoire un tablier de toile bordé d’une large dentelle à festons, tricotée autrefois, près du berceau. Une porte s’entrebâilla dans le fond, et Mélanie, portant le bébé, parut dans la salle.

— Tu t’es faite bien belle, ma fille, dit la mère, accueillante.

— « Bien, dit celle-ci en rougissant, il ne faut toujours pas qu’il me trouve trop vilaine, comme ça, à première vue ». Elle avait mis sa blouse d’indienne blanche à pois rouges et sa jupe à carreaux noirs et blancs, que serrait à la taille une ceinture noire, en cuir verni. À l’encolure un peu dégagée de sa blouse, elle avait attaché une rose du jardin. Avec ses yeux, ses cheveux et son teint de brune, elle avait vraiment bonne mine, avec cela elle était de santé et de vaillance.

Petit Jacques, dans sa robe marine, était tout rose et potelé comme le bébé du calendrier accroché au mur. En voyant l’éclat des cristaux, la blancheur de la nappe, la transparence des sirops, il poussait des cris joyeux tendant ses menottes, en faisant des heu ! heu ! pleins d’éloquence.

Le bruit d’un galop se fit bientôt entendre. Mélanie pâlit un peu, grand’mère, chancelante, s’avança vers la porte, et là, le cœur palpitant, elle attendit, les bras anxieux de s’ouvrir, son Toine, son petit, son enfant prodigue !

Blanchette volait, portant haut sa tête fine. Sans ralentir son train, elle hennit, se cabra, et d’un brusque effort s’arrêta juste aux marches du perron.

Antoine, d’un saut, fut dans les bras de sa mère. Longtemps elle le pressa sur son cœur ; et quand il releva la tête, il n’essaya pas de cacher les larmes qui roulaient sur ses joues.

— Je remercie le bon Dieu, dit-elle, qui m’a permis de te revoir avant de mourir.

Mélanie s’approcha ensuite et fit connaissance d’Antoine en lui donnant un franc baiser sur la joue.

VI — LE REPAS DE BIENVENUE


Les premières émotions passées, on se mit à table, la faim de chacun était fort animée. Tant il est vrai de dire qu’au milieu des plus grandes joies comme sous l’accablement d’une douleur immense, la nature prend toujours le dessus, et nécessite en tout temps la nourriture qui doit soutenir nos forces.

Joseph prit, au bout de la table, sa place de chef de famille. La mère Leblanc s’assit à sa droite, Antoine lui faisant vis-à-vis. Bernard se mit ensuite en face de Mélanie, qui ne restait guère en place, tenue qu’elle était de veiller aux besoins de chacun.

Freddy et petit Pierre, à l’autre bout de la table, commençaient à faire connaissance pour de bon. L’estomac du jeune Américain fondait pour ainsi dire devant la cuisse de poulet dorée que la fermière avait déposée dans son assiette avec une tranche de tomate rosée sur un lit de laitue.

En voyage depuis deux jours, le pauvre n’avait pas mangé à son goût ni à sa faim, toujours à la hâte, entre deux trains, et dans des restaurants d’occasion qui profitent souvent du passage des voyageurs pour écouler leur jambon dur, entre deux tranches de pain trop rassis. La vue d’une table si attrayante, et l’air embaumé qui entrait par les fenêtres grandes ouvertes, réjouissaient l’âme de cet enfant des villes, en donnant à sa figure trop sage un petit air espiègle qui lui allait à ravir. Il faisait en mangeant des mines drôles, et, Pierre se disait que Freddy était vraiment un cousin amusant et qu’ils feraient tous les deux une bonne paire d’amis.

Antoine dit en s’asseyant devant sa mère : si le père était avec nous, rien ne manquerait à notre bonheur.

— Pauvre Michel ! dit la mère Leblanc, les yeux remplis de larmes, il a tant souffert de ton départ ! Et il espérait ton retour avec tant de confiance… D’un printemps à l’autre il disait : Tiens, ça me dit que Toine va venir cet été ! Mais c’est la mort qui est venue pour lui, ajouta-t-elle avec un accent de reproche mal déguisé. Après un silence, Antoine reprit : sait-on jamais ce que la vie nous réserve ? Tous les ans j’espérais, comme ce pauvre père, de revenir ; mais il y eut toujours des obstacles qui m’en ont empêché.

— Oui, dit Joseph, tu dois avoir eu des tracas, toi aussi. C’est ce qu’on se disait, quand on te trouvait trop oublieux. Mais il faut avouer que tu n’étais pas bavard dans tes lettres, tu ne nous racontais jamais rien !

— À quoi bon, reprit Antoine. Quand j’arrivai aux États, je m’embauchai dans une manufacture de coton, à huit piastres par semaine. Au bout d’un mois on m’en donnait dix. Mais il fallait payer la pension, le blanchissage, le raccommodage ! Et quand je m’étais égayé d’un peu de tabac, ou que je m’étais acheté un morceau de linge, il ne me restait plus rien. Puis, il y a le chômage. Il ne se passe pas de mois sans que vous ayez un congé forcé de trois ou quatre jours. J’étais parti je ne voulais pas me plaindre ! Au bout d’un an, j’avais quelques économies, mais j’avais rencontré à l’usine une jeune ouvrière. Sa figure m’attira, et je n’eus plus d’autre ambition que de retirer d’un travail épuisant cette jeune fille frêle et courageuse, que la pauvreté conduisait là ! Nous nous sommes mariés ; cela se passait deux ans après mon arrivée aux États.

— Je me souviens bien de la date, fit sa mère, on vous avait tant attendus !

Nous voulions refaire nos économies avant d’entreprendre une si grosse dé pense mais la malchance nous poursuivit. La manufacture ferma ses portes durant les deux mois d’hiver, et toutes nos épargnes y passèrent. À l’automne le petit Michel vint au monde. Il mourut peu de temps après ; sa mère resta faible et dût prendre des toniques qui coûtaient les yeux de la tête ! Après, Freddy arrivait, puis à deux ans de distance les deux petites jumelles. Enfin Robert, le dernier né, qui a presque tout emporté ce qui restait de force à ma pauvre Angèle.

— Ça épuise tant, dit la fermière, surtout quand on est faible d’avance. Moi aussi, j’ai deux petits anges au ciel ; j’ai Pierre et Aline qui n’a pas six ans, mais qui est presque toujours chez ma mère. Il y a aussi mon Jacques qui court sur son année. Mais je suis assez vigoureuse, toujours bon appétit. C’est ça qui me sauve.

— C’est l’air de la campagne Mélanie, qui vous sauve ! Si Angèle avait cet air-là, elle reviendrait à vue d’œil. Elle le dit souvent : Il me semble que j’étouffe ici ! C’est sombre ! c’est humide ! si j’avais du soleil et du grand air.

— Mais c’est impossible, pour nous, ajouta-t-il d’un air chagrin.

Mon Dieu ! fit la mère, en joignant les mains. Venez vous-en par ici. Il ne manque pas de bonnes terres à vendre, et nous serions si heureux ensemble. Antoine la regarda un instant avec surprise. Il n’avait jamais songé à cela ; il était trop pauvre pour s’acheter une terre : mais ce désir que sa mère venait d’exprimer répondait tellement au rêve secret de son cœur qu’il en demeurait tout saisi. Il sourit en disant : on ne connaît jamais l’avenir. Si le ciel le veut, ça n’est pas impossible ; ma femme en serait trop heureuse, et moi, je n’ai jamais compris comme ce soir, Joseph, en te voyant ton seul maître sur ta terre, combien j’ai été fou de renoncer à mon indépendance pour des mirages de luxe et de plaisir.

Joseph et sa mère gardèrent le silence. Dans l’amertume même des paroles d’Antoine, ils voyaient tout un monde d’espoirs. Le fermier aurait près de lui un frère, un compagnon qui l’aiderait dans les rudes journées du travailleur de la terre. La vieille mère songeait comme il serait doux, avant de mourir, de voir réunis au foyer et pour toujours, tous les êtres chéris qu’elle ignorait, et qu’elle avait tant regretté de ne pas connaître.

Bernard qui mangeait en silence, attentif à la conversation, dit soudain : Pourtant mon oncle, il y a bien des amusements dans les villes, bien des distractions ; et le travail dans les manufactures n’est pas difficile ni fatiguant, paraît-il. Tiens, dit Antoine en souriant, à vous aussi on a jasé de ça ?

— Oui, dit Bernard, en rougissant. C’est le gars au père Lafrance qui veut partir à l’automne pour Montréal.

— Grand bien lui fasse ! fit Antoine Leblanc. Il y aura toujours des tentateurs et des enfants prodigues ! n’est-ce pas, mère ? C’est vrai, continua-t-il, les amusements et les distractions ne manquent pas, mon cher Bernard, il y en a même beaucoup trop ! Il y a d’abord les buvettes à tous les coins de rue, avec une petite salle dans le fond ou dans la cave. Et là, les nouveaux camarades de l’usine vous amènent un soir, histoire de payer la traite… puis on vous fait entendre qu’il faut rendre la politesse, et petit à petit, le brave garçon de la campagne, y perd son argent, son courage, bien souvent son honnêteté. Puis il y a les grands et les petits théâtres, les fameux cinémas ! L’endroit le plus dangereux, d’après moi, pour les jeunes gens avides de distractions et de plaisir.

Vous voyez, ma chère maman, des jeunes garçons et des jeunes filles qui toute la journée ont travaillé sans arrêt, dans l’air vicié de l’usine. Au lieu de se reposer dans un endroit sain, bien aéré, et de refaire les forces pour le lendemain, ils vont se cabaner dans des théâtres étroits et sombres, remplis pour ne pas dire « bouchés », où ils espèrent goûter les plaisirs que la pauvreté refuse à leur corps.

On représente sur la toile tant de scènes comiques qui font se tordre l’auditoire ! Et des drames palpitants où le vice s’auréole de tant de passion et de douleur, que les pauvres jeunes gens n’y voient que « vertu » et pleurent de grosses larmes devant le malheur mérité de personnes indignes. Et sans qu’ils s’en doutent, leur propre moral se relâche ; et la plupart des filles perdues et des garçons malhonnêtes ont appris leur faute dans ces cinémas.

— Mais, pourquoi, dit Mélanie, font-ils des pièces mauvaises ? L’honnêteté, la charité et l’héroïsme ont toujours inspiré de beaux drames, il me semble, et l’âme de nos jeunes gens y gagnerait en vertu, au lieu de se perdre !

— Le vice a toujours eu l’attrait du fruit défendu, dit la mère Leblanc, sur un ton de sentence ; et ceux qui s’enrichissent avec ces sortes de théâtres le savent bien.


VII — PIERRE ET FREDDY


Pendant que les grandes personnes causaient ainsi, Pierre et Freddy, gavés de gâteaux et de lait crémeux, sortirent par la porte ouverte qui donnait sur le jardin.

Freddy alla s’abattre tout d’une course au pied d’un cerisier, en tirant petit Pierre par son gilet, ce qui les fit rouler à terre tous les deux pêle-mêle.

Fous d’une joie mal contenue, ils se donnèrent spontanément une franche accolade qui consola amplement Pierrot de sa déception de l’après-midi.

Derrière la « sucrerie » le soleil se couchait, enflammant d’une ligne d’or rouge la cime onduleuse des érables. À droite, les champs s’agitaient sous la brise, et, là-bas, sur le coteau, dans le vert pâturage, une vache poussait par intervalles, un beuglement de bête repue.

Le petit Freddy, qui tenait de sa mère son vif amour de la campagne, dit à son cousin Pierre, en lui montrant le jardin et la double rangée d’érables bordant la cour, à travers lesquels on apercevait les bâtiments blanchis à la chaux :

— Comme c’est grand, et beau, chez vous, et comme tu dois être heureux de respirer à ton aise, de courir dans l’herbe, de te rouler, de t’étendre sans craindre les taloches et les mots crus des grands garçons ! Chez nous, on n’a qu’une petite cour toute en terre, avec un hangar de rien. Quand il pleut, l’eau y reste des jours et des jours. Tu sais, en ville, le soleil n’est pas comme par ici, ni aussi chaud ; il prends du temps à sécher nos petites cours.

Au-dessus de chez nous, il y a des gamins, et comme ils ont droit à la cour, ils sont toujours dedans ; et je ne puis jouer à rien, ni rien dire parce qu’ils sont sournois comme tout. Il y a une manufacture sur la rue d’en arrière, ça fait tant de fumée qu’on étouffe parfois, et que maman doit fermer les fenêtres de ce côté-là malgré la grosse chaleur qu’il fait.

— C’est-y de la fumée comme les gros chars ? dit petit Pierre. En fait de fumée qui nous enveloppe, il ne connaissait à vrai dire, que celle qui sortait de la pipe de son père, fumeur obstiné.

Oh ! non, repartit Freddy, ça salit tout le linge de maman ; des fois, elle est obligée de l’ôter de sur la corde, pour ne pas le recommencer. Pendant ce temps-là, Pierre avait jeté une pluie de grappes de cerises rouges sur Freddy qui les prenait les unes après les autres et en faisait un bouquet avec un air d’envie.

Manges-en donc ! dit Pierre.

— Ah ! pas le soir ! je serais bien trop malade !

Pourquoi ! fit Pierre, étonné.

— Mais, ça ne digère pas le soir, tu sais bien !

— Quoi c’est ? digérer ? je ne connais pas ça !

— Mais tu sais bien que ça veut dire avoir mal au cœur, puis au ventre !

Je n’ai jamais mal là, moi, dit Pierre. Tiens, regarde, et il mit entre ses lèvres toute une grappe de cerises ; tirant sur la queue, il la retira complètement dépouillée, puis il avala cerises et noyaux avec un petit air joyeux.

Freddy n’en croyait pas ses yeux. Pierre mangeait tout ce qu’il voulait et n’était jamais malade ! Lui qui, un soir sur trois, était obligé de boire des pleines tasses d’eau chaude et de prendre des remèdes.

Prends-en, lui dit Pierre. Elles sont bien mûres, et tu vas voir que tu ne seras pas malade. On ira jouer avec Pitou ensuite.

Freddy se laissa tenter sous le cerisier, comme mère Ève sous le pommier. On alla en gambadant trouver Pitou, qui faisait la sieste dans la cour, sa large langue pendait de sa face noire et sa queue battait la mesure sur ses flancs crépus.

Petit Pierre se coucha dessus et roula plusieurs fois avec Pitou, sans lâcher prise, malgré les grognements du chien qui, disposé à jouer, plissait le nez d’un air menaçant et montrait ses crocs acérés. Freddy effrayé, croyant Pitou enragé, reculait vivement en appelant au secours. Papa ! Papa ! Viens vite, Pierre va se faire mordre ! — Mais c’est pour rire, on joue, dit le petit garçon en se relevant aussitôt. Pitou n’est jamais méchant. Viens-tu voir ma voiture ? ajouta aussitôt l’enfant. J’attelle Pitou dessus ; des fois, il me mène jusque chez mon oncle Raoul : c’est loin, tu sais, au Trait-Carré.

— Qu’est-ce que c’est ça… le Trait-Carré ?

— Bien, c’est le rang d’à-côté.

Où est-ce donc, le rang d’à-côté ? dit en riant Freddy qui ne se connaissait pas beaucoup en chemins de campagne.

Bien c’est le grand chemin que tu vois, là-bas. Il prend à l’église… tu sais, la belle église qui a des fenêtres de toutes les couleurs ?

Ah ! Oui, je comprends, c’est loin, pour vrai, dit Freddy. Si tu veux, on s’y rendra tous les deux dans ta voiture, demain ?

Certain, si Pitou veut…

On entra aussitôt dans la grange, et petit Pierre, triomphant sortit sa voiture à quatre roues façonnées à la hache, que le fermier avait finies avec son couteau de poche. Un petit bâton arrondi servait d’essieu et trois planches brutes, garnies d’un poteau à chaque coin, faisaient tous les frais de la carrosserie. Mais petit Pierre n’admirait pas moins sa voiture. Il fut bien étonné, puis humilié quand Freddy, en l’apercevant, lui dit en riant aux éclats, les deux mains sur les cuisses.

— C’est ça ! que tu appelles ta voiture ?

— Mais oui, qu’est-ce que tu veux que ça soit ?

Mais ce n’est pas une voiture, ça ! Des planches sur des blocs de bois ! Un cabarouet !

Mais, je la trouve belle, moi, dit Pierre, elle est bien plus jolie que celle de Roland !

— Ah ! mais tu n’as jamais vu ça, toi, une voiture pour vrai ! Au jour de l’an, chez nous, on m’en a donné une toute en belle tôle rouge, avec quatre grandes roues en fer hautes comme ça ! puis de vrais essieux, des moyeux, tout ce qu’il faut !… Comme la voiture de ton père qui nous a amenés de la gare. Et c’est écrit dessus en grosses lettres noires : Army Service. Ça ça veut dire : Au service de l’armée.

Pierre ne répondit pas, il ne comprenait pas bien, une voiture en tôle peinte en rouge. Est-ce que tu as un chien comme Pitou, fit-il, après un long silence ? Pas besoin, je m’assieds sur le siège, car j’ai un siège, moi, et je fais marcher mes pédales.

Qu’est-ce que c’est ça, des pédales ? demanda Pierre.

— Bien, c’est des morceaux en fer, de chaque côté de ma voiture. Quand je mets le pied, dessus comme ça, vois-tu ça lève ! puis ça descend, puis ça lève encore, et les roues marchent, et je vais aussi loin que je veux !

Toute la joie du pauvre Pierrot s’était évanouie. Songez donc ! il y avait sur la terre des petits garçons comme lui, qui avaient de belles voitures rouges, qui marchaient toutes seules, pareilles aux autos qui passaient des fois, sur le grand chemin, et qu’il admirait tant ! Que Freddy était chanceux !

Mais, où te promènes-tu, dit-il enfin, si tu as une cour de rien ?

— En avant sur le trottoir. C’est tout en pierre, tu sais le trottoir et puis la rue. Il n’y a pas de boue comme ici ; pas grand moyen dans vos chemins de mettre de belles bottines, dit-il en montrant son pied finement chaussé. Mais chez-nous, les rues sont toujours propres, c’est uni comme de la glace. J’ai de beaux patins à roulettes. Connais-tu ça ?

Non, dit Pierre en hochant la tête.

— Tiens, c’est des affaires tout en fer qu’on attache en dessous de ses chaussures, dit Freddy, en touchant sa semelle du plat de la main. Il y a des roulettes après, et tu envoies ton pied comme ça, fit-il, le corps en avant pour imiter le geste de patiner, ensuite comme ça avec l’autre pied, et tu roules… tu roules… loin, loin !

Petit Pierre riait fort de voir faire son cousin mais il avait des larmes aux yeux, tant il aurait donné gros pour faire comme ça, loin, loin… sur un trottoir uni comme de la glace. Comme ça devait être amusant de se sentir entraîné sur des roulettes ; ça devait faire l’effet d’une paire d’ailes qui l’entraîneraient malgré lui.

Puis le dimanche, continua Freddy, fier de découvrir tout à coup, dans sa petite vie, des joies auxquelles il ne pensait plus, il y a le parc Riverside. Là pour dix sous l’entrée, tu vois tout ce que tu veux, des girafes qui ont le cou haut comme des arbres, et puis des éléphants !

Je connais ça, des éléphants, dit vivement petit Pierre, j’en ai un sur une image.

— Oui, mais ce n’est pas des images au Parc Riverside, c’est des gros éléphants vivants. On leur donne du pain de loin, en étendant le bras, la tête rejetée en arrière, parce qu’ils nous emporteraient avec leur trompe. Il y a aussi des ours, des singes, des tigres, toutes sortes de bêtes, puis les chevaux tournants.

Ah ! ça ! dit Freddy en battant des mains, je ne m’en rassasie jamais ! Imagines-toi, une grosse musique comme un orgue. Tout autour, il y a des chevaux, des lions, des chèvres, en bois par exemple, mais gros comme des vrais, et tout couverts de velours. Tu t’assois sur un cheval ou sur un lion, comme tu aimes mieux, et la musique commence à jouer « turlututu boum boum, turlututu », chanta Freddy, et les chevaux prennent le galop ! Tu sautes assez que tu es obligé de tenir ton cheval par le cou, bien serré pour ne pas tomber. Tiens, c’est assez drôle ! Et Freddy, les yeux au loin, les lèvres rieuses, pense avec un air d’extase aux plaisirs du carrousel.

Petit Pierre en avait assez. Il proposa : veux-tu on va rentrer ? Il commence à faire noir. Mais non, répondit Freddy, regarde donc, c’est tout plein d’étoiles. Tu es donc chanceux d’avoir si grand pour jouer, répéta le petit citadin.

Ah oui, Pierre savait bien qui des deux était le plus chanceux. Qu’est-ce que lui faisaient les étoiles, l’air pur et la grande cour ! Est-ce qu’il ne voyait pas cela depuis toujours ? Qu’est-ce qu’il avait, lui, en fin de compte, pour jouer ? Son cabarouet, comme disait Freddy, et le gros chien Pitou qui sentait la laine échaudée ! En ce moment il aurait bien donné tout cela pour les patins à roulettes ou la belle voiture rouge, ou, seulement pour le tour à cheval sur les beaux lions dorés. Et le petiot, le cœur plein d’envie, ne trouva plus rien à dire. Quand il rentra dans la cuisine avec son cousin Freddy, la fermière leur demanda : « Où étiez-vous donc, mes petits, il est déjà tard et le beau Freddy doit s’endormir. »

— Oh ! non ! ma tante, on est si bien par ici ! — Moi, je m’endors, dit Pierre.

— Il est neuf heures, aussi, répondit sa mère, qui alla aussitôt préparer les lits.


VIII — RÉMINISCENCES


En se levant de table, Joseph avait dit : « Si tu veux dire comme moi, Antoine, pendant que les femmes vont « rapailler » la vaisselle, on va aller tirer une touche dans la cuisine. C’est curieux, mon vieux, comme on prend des habitudes. Tu te rappelles notre défunt père il trouvait son tabac meilleur, quand il était assis dans le coin, les deux pieds sur le devant du poêle. Eh bien ! je lui ressemble. Et c’est plus fort que moi, quand je ne suis pas là pour fumer, il me manque quelque chose.

— Chacun a sa toquade, fit Antoine. Moi, c’est ma berceuse empaillée et mes « savates » qu’il me faut en arrivant. Voilà deux fois qu’Angèle fait poser un fond à ma chaise, parce que je n’en veux pas d’autres. Et les enfants ont toujours soin de mettre mes pantoufles à ma portée, quand j’arrive. En été, je me mets à l’aise, je fais bouffer ma chemise, puis je me verse une rasade de bière d’épinette qu’An- gèle fait elle-même et qu’elle tient sur la glace. Je crois franchement que ce sont ces petits plaisirs qui nous attachent à la vie, malgré tous les chagrins qu’elle nous amène.

— Maman, dit la complaisante Mélanie à la mère Leblanc qui commençait à desservir, laissez-moi faire avec la table. Je vais arranger ça en un rien de temps. Allez trouver Antoine. Et sur un signe négatif de la bonne vieille, elle ajouta : « Prenez plutôt le petit, il en cogne des clous sur sa chaise, le pauvre… » La grand’mère n’insista pas. Elle prit, dans ses bras, le bébé qui se frottait les yeux de ses petits poings, et vint le bercer dans la cuisine, en face de ses fils, déjà installés suivant leur mode préféré.

— Joseph, assis devant le poêle, achevait de bourrer sa pipe, et Antoine, en bras de chemise, sortait de sa valise des pantoufles qu’il n’avait pas oublié d’apporter en voyage. Il aperçut le long du mur un vieux sofa, sorte de grand coffre couleur de brique et que l’on voit dans les plus anciennes de nos maisons de campagne.

— Tiens, fit-il, vous l’avez encore, le vieux sofa ?

— Oui, il est trop utile pour s’en défaire, dit la mère. J’ai là-dedans plusieurs souvenirs de vos jeunes années.

On a rudement bien dormi autrefois, au fond de cette boite-là, fit Joseph, en tirant une énorme touche.

— J’te crois, répondit Antoine, tu ne sais pas ce qu’il me rappelle, à moi qui ne l’ai pas vu depuis si longtemps. Et, comme la réponse tardait à venir, il continua : J’avais à peu près l’âge de ton Pierre, on manquait souvent de pain à la maison, je crois même qu’on n’en voyait sur la table que le dimanche. La semaine, on mangeait de la galette de sarrasin et de blé. Vous en souvenez-vous, maman ?

L’aïeule inclina la tête en souriant, afin de ne pas réveiller le petit Jacques qui dormait dans ses bras.

Bien, ajouta Antoine, après dîner, quand vous alliez faire votre somme, je me faufilais vers la huche, et je raflais toutes les tranches de pain qui s’y trouvaient puis j’allais les cacher sous les couvertes, dans le sofa.

— Et la nuit, continua Joseph qui se ressouvenait, on mordait à belles dents dans la mie brune. L’argent était rare dans ce temps-là, n’est-ce pas, maman ?

— Au souper, quand vous vous aperceviez du larcin, reprit Antoine, vous disiez surprise : Pourtant, il me semble qu’il restait des tranches de pain à midi ! mais vous ne poussiez jamais l’enquête plus loin… Je suppose que vous aviez pitié de notre gourmandise.

La bonne vieille, sans répondre, alla coucher le petit Jacques dans la chambre voisine, et revint prendre sa berceuse. Joignant les mains sur ses genoux, et d’un air recueilli, elle dit, l’esprit au loin :

Chers enfants, que le bon Dieu vous préserve d’aussi terribles épreuves ! Cette année-là la récolte s’annonçait belle. Nous avions déjà cinq enfants autour de nous. Marie-Anne, l’aînée, allait sur ses treize ans, et m’aidait déjà comme une petite femme. Un dimanche après midi qu’il faisait une chaleur écrasante, le ciel se couvrit en un rien de temps, un vent froid s’éleva et le temps devint si sombre qu’on n’y voyait presque plus. Dans les champs les animaux étaient apeurés, et plusieurs érables de la cour se brisèrent sous le vent. Ensuite, la grêle tomba pendant une heure, drue et grosse comme des noix, et quand l’ouragan eut passé, il ne restait plus rien dans toute la Plaine de la récolte qui s’annonçait belle comme jamais. Le tonnerre tomba sur la grange du père Moisan et tua tous ses animaux. Le père Laverdure perdit deux de ses meilleurs chevaux. La malchance continua dans la Plaine. Un bon jour, les animaux tombèrent malades : il en mourut plusieurs, et, faute de nourriture, le lait des vaches tarit. On parla de « sorts », les plus chrétiens s’inclinèrent résignés sous la main qui les frappait si cruellement. C’était la misère noire pour tout le monde. C’est curieux dit Joseph, que ni vous, ni le père n’aviez jamais parlé de ça !

De tout le rang, notre ferme fut la moins éprouvée. Michel avait en réserve une bonne quantité de grain de la vieille récolte et le grenier à foin était encore à moitié rempli. Tous nos animaux nous restaient, et c’est à même l’argent fait avec ces produits que nous avons pu acheter tous les dimanches, au village, une couple de pains bruns que vous mangiez avec tant d’appétit.

Mais des malheurs pires que la pauvreté vinrent nous accabler et jeter le deuil dans la maison. En trois jours, Jacques et Rolland, vos petits frères, moururent de la diphtérie ; la petite Lucienne qui vint au monde dans ces jours de larmes, mourut aussi, quelques semaines après. Vous devinez la tristesse des mois qui suivirent. Dieu est bon, puisqu’il m’en a ôté le cruel souvenir ! Mais un jour de printemps où l’espérance renaissait malgré tout, Marie-Anne se plaignit soudain de douleurs dans le corps. Elle se tordait, la pauvre enfant, sa figure devenait toute noire. On courut à la hâte chercher le docteur Saint-Louis. C’est une simple indigestion, dit-il, réchauffez-là ; demain ça n’y paraîtra plus. Et il nous laissa des poudres, pour lui en faire prendre dans la veillée. Je réchauffai autant que je pus la petite martyre qui souffrait de plus en plus. Elle se ramassait, puis se cramponnait après nous en disant : Oh que j’ai mal ! que j’ai mal ! Je lui donnai les prises presque coup sur coup, et malgré mes soins, elle mourut dans nos bras, en moins de six heures. Et la mère Leblanc, la figure encore horrifiée au souvenir de pareilles douleurs, resta quelques instants les yeux dans le vide, le cœur oppressé… Ça fait plus de vingt ans que Marie-Anne est morte, dit-elle d’une voix étranglée et je n’y pense jamais sans pleurer.

Ah ! ce vieux Saint-Louis, dit Joseph avec colère, c’était moins connaissant que rien ! Paresseux, toujours étendu dans sa grande chaise, il n’a jamais eu le cœur d’ouvrir un livre pour apprendre comment soigner ses semblables ! Avec lui c’était toujours la même chose : Une indigestion ! Réchauffez-vous ; ou, un coup de sang ! on va faire une saignée ; ou, un froid qu’on avait pris : réchauffez-vous ! Et l’on crevait sans que sa conscience en fut le moins du monde inquiétée. Aussi quand il est mort, il y a trois ans, il y avait belle lurette que sa clientèle avait passé au docteur Desforges qui était venu s’établir à Sainte-Anne. On lui a toujours reproché avec raison, d’être trop insouciant, reprit la mère Leblanc. S’il avait pris la peine d’étudier un peu la maladie de Marie-Anne il l’aurait sauvée, disait le docteur Brassard, de Saint Lin. C’était un cas d’appendicite, il est vrai, mais quand c’est une première attaque, avec de bons soins on les réchappe toujours, paraît-il.

Après la mort de ma petite fille continua la pauvre mère, Michel était devenu sombre. Il travaillait sans relâche comme un perdu, ou bien il errait dans le bois, des journées entières. Vous commenciez à fréquenter l’école, et dans ce temps-là le village de la Plaine, tu t’en souviens, Antoine, n’était qu’un petit rang, et il vous fallait faire trois milles matin et soir, pour aller à l’école de Sainte-Anne. Alors on vous mit en pension chez la vieille Dupéré, afin que vous ne manquiez pas votre catéchisme.

— Oui, je me souviens bien de cela, dit Antoine. Il y avait de la tristesse dans la maison, et malgré nos rires et notre insouciance on pleurait le départ de la grande sœur, et l’on se disait tous les deux, tu sais Joseph, que le père et la mère pleuraient toujours et qu’ils ne nous aimaient plus…

— Pauvres enfants… fit la mère.

— Mais la neige qui brillait derrière la vitre, et la tasse de café d’orge que nous faisait la mère Dupéré suffisaient à nous mettre en joie. C’est bien insouciant l’enfance, mais comme il est heureux qu’il en soit ainsi, dit Antoine.

— Alors toujours seule à la maison, après avoir eu tant de rires et de tendresses autour de moi, j’ai cru mourir de chagrin, reprit la vieille maman. Mais Dieu mesure les forces à la douleur qu’il envoie, c’est certain. Et quand tu partis, Antoine, il y a quinze ans, mon cœur se brisa comme autrefois, lorsque la mort avait passé.

— Si j’avais connu tout cela, je ne serais jamais parti, dit Antoine d’un ton plein de sincérité.

Il oubliait qu’alors il était jeune et enthousiaste, et que le récit des infortunes qu’on n’avait pas vues pas plus que les conseils de l’expérience qui fait défaut, n’a jamais pu retenir l’emballement d’une jeunesse ambitieuse et têtue.

— Reste ! Ne pars plus, puisque te voilà revenu, fit la mère, sur un ton de prière.

— Je suis pauvre, avoua Antoine en rougissant.

Vous nous voyez bien vêtus, c’est vrai, mais c’est presque obligatoire dans les villes, où le luxe remplace notre besoin de liberté. Les terres d’ici sont riches et belles ; elles ne doivent pas se donner.

Le fermier regarda son frère puis sa mère avec l’intention de dire quelque chose, mais il se pencha, secoua la cendre de sa pipe, et dit simplement en se relevant : Viens donc voir les bâtiments, Toine !

C’est à ce moment que Pierre et Freddy revenaient de leur petite excursion et qu’ils allèrent se mettre au lit sur les instances de la fermière.

Dans la demi-obscurité de la cuisine, la vieille maman a pris son gros chapelet de buis. Tout en murmurant les Ave, son cœur de chrétienne supplie le Ciel de lui garder le fils tant pleuré.


IX. — RÊVE DE PETIT PIERRE


À peine Freddy eut-il éprouvé la fraîcheur de l’oreiller et des draps qu’il s’en- dormit d’un profond sommeil. Le lever matinal, la fatigue du voyage, et ce grand air auquel il n’était pas habitué avaient, tout en donnant un regain de vie à sa frêle nature, rempli ses membres d’une extrême lassitude.

Petit Pierre, les yeux grands ouverts dans les ténèbres de la chambre, écoutait depuis longtemps le souffle paisible de son cousin, sans pouvoir dormir.

Il revoyait, comme dans un mirage, le trajet à la gare, l’arrivée du train : il entendait surtout la voix enthousiaste de Freddy lui décrivant sa belle voiture rouge, les patins à roulettes et les chevaux dorés sur lesquels il fallait se tenir ferme pour ne pas tomber. Tel un conte de fées, sa jeune imagination lui faisait entrevoir un pays merveilleux où les rues étaient de glace, les voitures brillantes glissaient dessus comme des traîneaux, enfin des chevaux, des chiens tout harnachés d’or et de velours, pendant qu’au loin une musique affolante réjouissait l’oreille et l’esprit. Petit Pierre s’endort dans son songe magnifique. Et voilà que la voix de son père se fait entendre comme l’après-midi vers les quatre heures :

« Allons, fiston » ! Appareille-toi vite, si tu veux que je t’emmène !

Et Pierre endosse de nouveau son habit d’étoffe bleu à boutons jaunes, frotte le bout de ses bottes « neuves », et, prenant la main de son père, il monte tout de suite dans le train. On va « à son tour » se promener aux États, voir l’oncle Antoine et le cousin Freddy.

Pour commencer, le voyage en chemin de fer est pour le petit campagnard un véritable enchantement. Les prairies couvertes de fleurs succèdent aux champs dorés, aux bois noirs de sapins. Çà-et-là on apercevait la clarté d’une maison cachée sous les ombrages ; puis des vallons tous verts que des ruisseaux traversaient d’une ligne tortueuse, quand soudain le ciel s’assombrit, le soleil disparaissant tout à coup. Et le train file, file si vite, que les bois, les champs, les prairies passent comme dans un rêve. Malgré tous les efforts de Petit Pierre qui tient sa tête hors de la portière, il ne peut plus rien distinguer des jolis paysages qui l’ont tant charmé tout à l’heure, même les maisons fleuries qui bordaient la voie ferrée. Et le train file, que c’en est vertigineux.

« Papa ! fit le petit, ça va bien vite ! je ne vois plus rien ! je crois bien aussi que j’ai mal au cœur ! » fait l’enfant, les yeux pleins de larmes.

Alors petit Pierre promène son regard dans le train, pour voir s’il n’y verrait pas une figure connue ; mais tous les voyageurs sommeillent, la tête penchée soit à droite soit à gauche, et semblent secoués par les secousses du train qui file de plus en plus rapide.

L’enfant remarque avec frayeur qu’ils ont des visages grimaçants, surtout le vieux monsieur qui rêve les yeux ouverts, dans le banc vis-à-vis et qui le regarde fixement. Le pauvre petit pris de peur secoue de ses deux mains le fermier qui dort profondément. Papa ! papa ! crie l’enfant en pleurant, le train marche toujours ! Ça saute effrayant ! Parle donc un peu ! Réveille-toi, je t’en prie ! Pierre a peur ! mais le fermier ronfle toujours. Alors le petit se glisse tout au fond de son banc et, la figure cachée dans ses bras repliés, il essaie de ne plus voir les figures inquiétantes des gens qui l’entourent, ni d’entendre le bruit affreux du train dévorant l’espace. Soudain, le train arrête, et le fermier mal éveillé fait signe à Pierre de mettre sa casquette, en indiquant d’un geste qu’on allait bientôt descendre. Et l’enfant poussé, bousculé par un flot de voyageurs qui arrivent de tous côtés, se voit sur une plateforme remplie de gens qui, avec de grands gestes, parlent un jargon incompréhensible. Saisi d’une terreur fiévreuse, l’enfant serre de son poing fermé le pantalon de son père, et il se fraye un passage dans la cohue.

Descendus sur le quai de la gare, il se trouve dans un jour sombre et pluvieux. Le ciel est gris et les cheminées des manufactures de la ville crachent la fumée, par d’énormes bouches remplissant l’air d’une écœurante odeur de charbon.

Les autos passent dru, presqu’à la file, en mugissant, et la sonnette des tramways résonnant sans interruption, achève d’étourdir notre petit voyageur qui ne se sent plus, tant le cœur et la tête lui ont chaviré.

« Est-ce loin encore, chez mon oncle Antoine ? » demande Pierre. Mais, chose curieuse, son père garde le silence, et le pauvre n’y comprenant rien, se met à pleurer à sanglots contenus.

Depuis son départ de la Plaine, son père n’a pas soufflé mot ni donné à l’enfant de quoi apaiser sa soif ardente et les tiraillements de son estomac. Qu’a donc papa ? se demande petit Pierre, étonné, éperdu.

Il se sent poussé vers les marches d’un tramway qui est rempli de gens pestant l’huile et le goudron. Le fermier se passe la main dans une sorte de lanière de cuir qui pend au plafond, et Pierre s’accroche d’instinct au pantalon de son père, qui ne semble pas s’en occuper le moins du monde. Mon Dieu ! Que c’est fatiguant, que c’est épeurant de voyager, se dit le bambin. C’est curieux que Freddy ne lui ait pas parlé de ça. Au contraire, il lui avait fait entrevoir tout le plaisir qu’il avait à voir défiler les grosses bâtisses, les jolies maisons, des belles rivières mirant le ciel et les nuages qui changeaient de couleur et prenaient, par endroits, un bleu d’une délicate transparence… puis tous les arrêts aux gares où des gens toilettés et joyeux le saluaient au passage, en agitant leurs mouchoirs. Et les gâteries dont son père le chargeait dans le train : des noix, des fruits, du chocolat et du cream soda qu’il achetait dans le wagon.

Pourquoi donc son père, à lui, ne lui avait-il rien acheté ? Il ne lui parlait même pas, le rudoyait presque, lui si bon d’ordinaire, et si joyeux ! Et comme il faisait noir aux États ! Il ne distinguait plus rien, et tout ce monde sale, qui s’entassait dans le tramway ! Le petit homme songeait tristement à ces choses, quand son père le prit par le bras et le tira de la foule, pour descendre du tramway. On arrivait donc enfin chez l’oncle Antoine ! Alors Pierre ouvrit tout grands, ses yeux fatigués. Où étaient les trottoirs brillants comme de la glace et les beaux chevaux dorés ! Il ne voyait que des trottoirs gris sales et des rues où traînaient des chiffons et du fumier.

En fait de voitures, il ne passait que des lourds tombereaux chargés de houille. On voyait à peine le ciel, entre cette double rangée de bâtisses en briques poussiéreuses et si hautes et si serrées, qu’elles ne laissaient pas un jardin ! Et petit Pierre revit soudain, avec un réalisme navrant, la grand’cour au gazon vert, la file des érables encadrant la maison, la cuisine claire et gaie où sa mère berçait petit Jacques, rassasié de crème et de pain bis.

Dieu que l’estomac lui faisait mal ! Pendant que l’esprit du pauvre Pierre battait le pavé, le fermier, en clignant des yeux, cherchait à distinguer les numéros placés au-dessus des portes. C’est ici enfin ! songea petit Pierre en voyant son père tourner la sonnette d’une porte peinte en vert. Mais personne ne vint ouvrir. Le fermier fit carillonner le timbre avec une telle force qu’une femme parut à la persienne du second étage et s’informa en anglais.

Vous venez chez monsieur White ?

Oui, fit le fermier d’un grand signe de tête.

Il est parti en promenade, pour la semaine, chez la mère de madame, dit-elle. Le père Leblanc découragé, se laissa tomber sur le pas de la porte, où petit Pierre en fit autant. Comme l’enfant pleurait de faim et de fatigue, le père dit : « Viens, on va trouver de quoi manger. »

C’était la première parole que le petit entendait. Alors, encouragé, il endura sans mot dire le bobo que lui faisait sa botte au talon. Peu habitué aux longues marches sur les trottoirs en ciment, il en avait les pieds tout endoloris et si enflés que le cuir de sa chaussure serrait pareil à un étau.

Et comme il avait chaud ! et soif !

On entra dans un restaurant qu’annonçait une grande vitrine remplie de fruits et de bonbons. Intimidé par les regards curieux des dîneurs, le père Leblanc et son fils allèrent s’asseoir à l’écart, devant une petite table du fond qui se trouvait libre. Tous les murs étaient garnis de miroirs, et petit Pierre voyait de partout l’expression narquoise et railleuse des gens qui ne le quittaient pas des yeux. L’enfant s’aperçut, en se regardant dans la glace, qu’il était affreusement barbouillé. N’avait-il pas essuyé ses larmes avec ses mains salies par le contact des banquettes poussiéreuses ? Ses beaux cheveux, toujours peignés avec tant de soin par sa mère étaient embroussaillés, ses prunelles rougies par la fatigue et la fumée, paraissaient ternes et sans éclat.

Honteux, n’osant regarder nulle part, le petiot essaya de manger un peu du boudin que le garçon de table lui avait servi. Mais le boudin, trop sec ou trop cuit, ne s’avalait pas, malgré les efforts inouïs du petit affamé pour se débarrasser d’une malencontreuse bouchée, il ne put la faire passer dans sa gorge. Le boudin grossissait toujours, alors petit Pierre affolé, se mit à le tirer de sa bou che, mais le boudin s’allongeait, grossissait, au point que le pauvre suffoqué, poussa un râle de détresse.

Hein ! fit petit Pierre, en rouvrant les yeux. Il vit qu’il était dans son lit, à l’Érablière, dans sa chambre toute proprette qui déjà s’éclairait des lueurs de l’aurore…


X. — LA PATRIE


Quoi ! bon petit Jésus ! fit le bambin, en joignant les mains, ce n’était pas vrai cet affreux voyage ? Il avait donc rêvé ! Mais oui, là, tout à côté de lui, Freddy paisiblement, comme la veille. De sa fenêtre ne reconnaissait-il pas le jardin ? Ivre de bonheur, petit Pierre courut vers la cour, alla détacher Pitou, qui dormait consciencieusement, près de la laiterie. Alors, se roulant dessus, il se mit à l’embrasser sur le museau, sur sa grosse tête frisée, en disant, moitié riant, moitié pleurant : « Moi, qui disait que tu sentais la laine échaudée ! mon brave Pitou ! Il n’y en n’a pas de plus beau ni de plus fin que toi, va ! Regarde donc comme c’est beau chez nous ! » Et l’enfant, suivi de son fidèle ami, qui joyeusement frétillait de la queue, prit en courant la route qui mène au grand chemin.

« Comme on est heureux, ici », ne cessait de répéter petit Pierre. Pour sûr, il préférait la fine et sèche poussière de son chemin bordé d’un double ruban de gazon, à la masse dure et malpropre qui, là-bas, lui avait tant fait mal aux pieds ! Encore tout impressionné de son mauvais rêve, l’enfant regarda ses talons tant la douleur avait été cuisante. Comme c’était enivrant, tout cet espace embaumé, et le chant des oiseaux qui se réunissaient autour de sa maison pour saluer le retour du matin. Là-bas, sur le coteau, l’aurore enflammait l’horizon d’un ruban de pourpre et d’or. Dans le pré, les brebis apparaissaient en de larges taches, blanches comme neige. Petit Pierre pensa soudain à la petite agnelle que sa mère lui avait donnée, et au cou de laquelle elle avait attaché un cordon rose où pendaient deux petits grelots jaunes.

Suivi de Pitou, il gravit la colline. Prenant la brebis dans ses bras, il s’assit tout petit dans la splendeur du matin, et le doigt levé, avec des yeux d’ange, il lui raconta son terrifiant voyage de la nuit dernière, tout en caressant l’agnelle de sa main potelée, il lui fit comprendre combien elle était heureuse de vivre avec lui, tout proche de l’Érablière, de ne jamais voir d’affreux visages grimaçants et d’entendre tous les jours chanter les oiseaux du Bon Dieu, en se gavant des fleurs et des herbes de la prairie. Sans bouger, les yeux dans ses yeux ; l’animal allongeait doucement sa tête fine sous la caresse de la petite main brune.

À la même heure, dans la salle à manger, Joseph dit à son frère qui sortait de la chambre :

« J’ai songé à une chose, cette nuit, Toine, et si mon idée te va, tu pourras toper là, frère… on sera tous content ! Depuis dix ans que je paye rentes aux vieux parents, tu comprends qu’ils ont fait des économies : du vivant du père comme aujourd’hui pour la mère, ils l’ont bien payé en services. Alors, » continua-t-il, en s’adressant en même temps à sa mère, qui apparaissait à son tour dans la pièce, « alors si vous voulez acheter la terre de Neveu, à côté, ça serait une bonne affaire. Elle suit la mienne, et elles se valent toutes les deux. Comme ça on vivra tous ensemble, partageant comme deux frères qu’on est », dit-il, ému lui-même, devant l’expression de bonheur qui se répandait sur la figure de sa mère, et les larmes de reconnaissance qui brillaient dans les yeux de l’exilé !

« J’accepte, frère ! Mais je te revaudrai ça, foi de Canadien », dit Antoine d’une voix pleine d’émotion, les deux mains tendues. Et sur la colline où s’épanouit l’âme enfantine de petit Pierre, tout comme à l’Érablière qui abrite des cœurs généreux, la chanson du poète pouvait s’élever vibrante :

Rien n’est si grand que ma patrie.
Rien n’est si doux que son ciel bleu !


MIETTE


FIN
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