Le roi Gralon et la ville d’Is

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Th. Clairet (p. 109-133).


LE ROI GRALON ET LA VILLE D’IS.




— Qu’y a-t-il de nouveau dans la ville d’ls, que la jeunesse est si joyeuse, et que j’entends le biniou, la bombarde et les harpes.

— Dans la ville d’Is il n’y a rien de nouveau, car c’est fête ici tous les jours. Il n’y a rien de nouveau dans la ville d’ls, car c’est fête ici toutes les nuits.

Les buissons d’épine ont poussé devant les portes des églises toujours fermées ; et sur les pauvres qui pleurent on lâche les chiens pour les dévorer.

Dès leurs seize ans, les filles n’ont d’autre Dieu que le péché, et, pour couronner leur Dieu, elles donnent leur plus belle rose.

Ahès, la fille du roi Gralon, le feu de l’enfer dans son cœur, marche en tête de la débauche, entrainant la ville toute entière à sa perte.

Saint-Guénolé, le cœur gonflé de douleur, est venu plus d’une fois trouver son père, et, les larmes aux yeux, l’homme de Dieu a dit au roi :

— Gralon, Gralon, prends garde aux désordres de la princesse Ahès ; car il n’en sera plus temps lorsque Dieu versera sa colère.

Où il y avait des rires joyeux il y aura des grincements de dents ; où il y avait des chants on entendra des frémissements.

Et le sage roi, épouvanté, a donné des conseils à sa fille ; mais, accablé du poids de sa vieillesse, il n’a plus la force de lui résister.

Pour elle, fatiguée des reproches de son père, et pour se soustraire a ses regards, elle a fait élever avec le secours des mauvais esprits un palais superbe tout près des écluses.

Là, avec ses amoureux, elle est en fête toutes les nuits ; là, au milieu de l’or et des perles, se montre la princesse Ahès, brillante comme le soleil…

— Plaisir à vous, dans ce palais, nobles jeunes filles, et à vous, légers danseurs ; Plaisir a vous et joyeuse nuit, — dit un prince en entrant.

Le prince était habillé d’écarlate, il avait une barbe longue et noire, ses membres bouillaient d’ardeur et ses yeux étaient flamboyants.

— Soyez le bien venu, bel étranger, dit Ahès avec son doux parler ; oui, soyez doublement le bien venu, si vous connaissez quelque raffinement de plaisir.

— Alors, je serai bien accueilli, dit l’étranger, car je suis aussi habile dans le mal que celui qui l’a créé.

Et aussitôt Ahès l’invite à danser avec elle, et tous à l’envi se mettent à blasphémer le nom de Dieu…


Après tous ces sacrilèges, le messager des mauvais esprits, resté seul dans le palais, s’approche d’Ahès :

— Ma douce jolie, fille du roi Gralon, la plus aimée de mon cœur, ne pourrais-je pas de quelque manière avoir la clef des écluses de la ville d’Is.

— Mon père porte à son. cou la clef suspendue à une chaîne d’or, je ne puis l’avoir, car il sommeille à cette heure.

Mais il se jeta à ses pieds, il baisa ses petites mains douces, il la charma par ses regards mêlés de feu et de larmes…


Ignorant ce qui se passait alors, le vieux roi, au milieu de la nuit, dormait paisiblement dans son palais.

La pauvre chambre de Gralon n’avait d’autre ornement qu’un crucifix, dou de son cher ami Saint-Corentin, évêque de Quimper.

Et un évangile, donné aussi par un saint homme, donné par Guénolé en témoignage de son amitié.

Beau dans sa vieillesse, beau comme un ange, dormait le roi de basse-Bretagne ; et autour de son front, ses cheveux blancs, épars, formaient une couronne.

Alors l’exécrable princesse, comme frappée d’égarement, et sans craindre Dieu, est venue dans la chambre du roi pour enlever la clef.

Marchant sur la pointe des pieds, la fille approche légèrement de son père, et, tout doucement, en riant, lui enlève de son cou la chaîne.


Qui vient la sur le pavé, monté sur un cheval noir, galopant et faisant jaillir le feu sous ses pieds ?

Celui-la, c’est le messager de Dieu, envoyé dans la ville d’ls, vers le roi ; c’est un apôtre de la foi, c’est saint Guénolé, aimé des bretons.

Il arrive en galopant, dans la main sonæbâten d’abbé, une étole d’or sur sa robe blanche, et une auréole de flamme autour de la tête.

Arrivé à la porte du palais où dort le père d’Ahès, le saint homme, sans descendre de cheval, appelle dans la nuit à voix haute :

— Gralon, Gralon, leve toi sans retard ; lève toi pour suivre Guénolé ; lève toi pour te sauver de la mer, les écluses de la ville sont ouvertes.

Et le vieux roi, tout troublé, a quitté sa couche : — A moi, à moi, mon cheval le plus agile, Hélas ! la ville est perdue.

Sans perdre de temps, tout en gémissant, il marche à la suite de son cher compagnon, et, derrière eux, ils entendent la mer rouler à grand bruit.

Alors, la princesse débauchée, qui n’a plus son amoureux, court à travers la ville, et fuit çà et là, les cheveux épars.

Mais lorsqu’elle entend le galop des chevaux qui fuient au devant de la mer, à la lueur des éclairs, elle reconnaît avec effroi son père et le saint homme.

— Mon père, mon père, si vous m’aimez, prenez moi sur votre cheval agile. Et, sans répondre, le tendre père enlève sa fille et la met en croupe.

Aussitôt, la mer arrive plus rapide, et Guénolé s’écrie en tremblant. — Gralon, jette à bas de ton cheval ce démon maudit.

Cependant, plein d’angoisse, le père retient encore la pécheresse, mais saint Guénolé fait le signe de la croix, accourt, et frappe de son bâton.

À l’instant, la maîtresse de l’esprit du mal roule dans la mer en courroux, et l’on entend, près du vieux roi, un rire aigu dans les ténèbres de la nuit.

Rendu plus léger, Gralon bondit aussitôt à la suite de Guénolé, et son cheval, les pieds déjà baignés par les flots, s’élance bientôt de la mer sur le rivage.



Au lever du soleil, le saint et Gralon montaient sur le sommet du Ménéhom, qui du milieu des sables, s’élève au-dessus de Douarnenez.

De là, le roi de Bretagne jette un regard en arrière, mais, au lieu de la ville d’Is aux dix portes, il ne voit plus que la mer !

— J’avais une ville des plus belles, dit-il, et la voilà réduite à néant. Et son cœur se brisa et ses yeux se remplirent de larmes.

À genoux, dit Guénolé, à genoux avec moi, Gralon. Le roi accablé par sa douleur, tomba à genoux sur la terre.

Et la, ses cheveux blancs épars, et le front dans la poussiere, le roi disait encore : Que la volonté de Dieu soit faite.

Quand il se releva, il vit sous les feux du soleil levant, il vit à travers ses larmes briller la pierre de Rumengol.

Sur cette pierre, nos ancêtres ont versé le sang pour les faux-Dieux. Le roi dit aussitôt à son fidèle ami :

— Là-bas, en mémoire de la ville d’Is, élèverai une église, et pour le rappeler tous, je l’appellerai l’église de Rumengol.

Quand les faux-Dieux ne seront plus, que bien des chênes seront tombés, alors des quatre-vents du ciel, arrivera là le peuple de Bretagne.