Le roi s’amuse/Acte V
V
TRIBOULET.
PERSONNAGES.
FRANÇOIS PREMIER.
TRIBOULET.
BLANCHE.
SALTABADIL.
HOMMES ET FEMMES DU PEUPLE.
UN MÉDECIN.
ACTE V.

Scène I.
Je vais donc me venger ! — Enfin ! la chose est faite. —
Voici bientôt un mois que j’attends, que je guette,
Resté bouffon, cachant mon trouble intérieur,
Pleurant des pleurs de sang sous mon masque rieur.
Examinant une porte basse dans la devanture de la maison.
Cette porte… — Oh ! tenir et toucher sa vengeance ! —
C’est bien par là qu’ils vont me l’apporter, je pense !
Il n’est pas l’heure encor. Je reviens cependant.
Oui, je regarderai la porte en attendant.
Oui, c’est toujours cela. —
Une tempête au ciel ! un meurtre sur la terre !
Que je suis grand ici ! ma colère de feu
Va de pair cette nuit avec celle de Dieu.
Quel roi je tue ! — un roi dont vingt autres dépendent,
Des mains de qui la paix ou la guerre s’épandent !
Il porte maintenant le poids du monde entier.
Quand il n’y sera plus, comme tout va plier !
Quand j’aurai retiré ce pivot, la secousse
Sera forte et terrible, et ma main qui la pousse
Ébranlera longtemps toute l’Europe en pleurs,
Contrainte de chercher son équilibre ailleurs ! —
Songer que si demain Dieu disait à la terre :
— Ô terre, quel volcan vient d’ouvrir son cratère ?
Qui donc émeut ainsi le chrétien, l’ottoman,
Clément Sept, Doria, Charles-Quint, Soliman ?
Quel César, quel Jésus, quel guerrier, quel apôtre,
Jette les nations ainsi l’une sur l’autre ?
Quel bras te fait trembler, terre, comme il lui plaît ?
La terre, avec terreur, répondrait : Triboulet ! —
Oh ! jouis, vil bouffon, dans ta fierté profonde.
La vengeance d’un fou fait osciller le monde !
Minuit !
Qui va là ?
Moi.
Bon.
Vite !
N’entrez pas.
Scène II.
Ouf ! c’est lourd. — Aidez-moi, monsieur, pour quelques pas.
Votre homme est dans ce sac.
Un flambeau !
Pardieu non !
Que crains-tu qui nous voie ?
Les archers de l’écuelle et les guetteurs de nuit.
Diable ! pas de flambeau ! c’est bien assez du bruit ! —
L’argent !
Tiens !
Il est donc des bonheurs dans la haine !
Vous aiderai-je un peu pour le jeter en Seine ?
J’y suffirai tout seul.
À nous deux, c’est plus court.
Un ennemi qu’on porte en terre n’est pas lourd.
Vous voulez dire en Seine ? Hé bien ! maître, à votre aise !
Allant à un point du parapet.
Ne le jetez pas là. Cette place est mauvaise.
Lui montrant une brèche dans le parapet.
Ici, c’est très-profond. — Faites vite. — Bonsoir.
Scène III.
Il est là ! — Mort ! — Pourtant je voudrais bien le voir.
Tâtant le sac.
C’est égal, c’est bien lui. — Je le sens sous ce voile. —
Voici ses éperons qui traversent la toile. —
C’est bien lui ! —
Se redressant et mettant le pied sur le sac.
Maintenant, monde, regarde-moi.
Ceci c’est un bouffon, et ceci c’est un roi ! —
Et quel roi ! le premier de tous ! le roi suprême !
Le voilà sous mes pieds, je le tiens, c’est lui-même.
La Seine pour sépulcre, et ce sac pour linceul.
Qui donc a fait cela ?
Croisant les bras.
Hé bien ! oui, c’est moi seul. —
Non, je ne reviens pas d’avoir eu la victoire,
Et les peuples demain refuseront d’y croire.
Que dira l’avenir ? quel long étonnement
Parmi les nations d’un tel événement !
Sort, qui nous mets ici, comme tu nous en ôtes !
Une des majestés humaines les plus hautes,
Quoi, François de Valois, ce prince au cœur de feu,
Rival de Charles-Quint, un roi de France, un dieu,
— À l’éternité près, — un gagneur de batailles
Dont le pas ébranlait les bases des murailles,
L’homme de Marignan, lui qui, toute une nuit,
Poussa des bataillons l’un sur l’autre à grand bruit,
Et qui, quand le jour vint, les mains de sang trempées,
N’avait plus qu’un tronçon de trois grandes épées,
Ce roi ! de l’univers par sa gloire étoilé,
Dieu ! comme il se sera brusquement en allé !
Emporté tout à coup, dans toute sa puissance,
Avec son nom, son bruit, et sa cour qui l’encense,
Emporté, comme on fait d’un enfant mal venu,
Une nuit qu’il tonnait, par quelqu’un d’inconnu !
Quoi ! cette cour, ce siècle et ce règne, fumée !
Ce roi qui se levait dans une aube enflammée,
Éteint, évanoui, dissipé dans les airs !
Apparu, disparu, — comme un de ces éclairs !
Et peut-être demain, des crieurs inutiles,
Montrant des tonnes d’or, s’en iront par les villes,
Et crîront au passant, de surprise éperdu :
— À qui retrouvera François Premier perdu !
— C’est merveilleux ! —
Le voilà donc puni, te voilà donc vengée !
Oh ! que j’avais besoin de son sang ! un peu d’or,
Et je l’ai !
Se penchant avec rage sur le cadavre.
Scélérat ! peux-tu m’entendre encor ?
Ma fille, qui vaut plus que ne vaut ta couronne,
Ma fille, qui n’avait fait de mal à personne,
Tu me l’as enviée et prise ! tu me l’as
Rendue avec la honte, — et le malheur, hélas !
Hé bien ! dis, m’entends-tu ? maintenant, c’est étrange,
Oui, c’est moi qui suis là, qui ris et qui me venge !
Parce que je feignais d’avoir tout oublié,
Tu t’étais endormi ! — Tu croyais donc, pitié !
La colère d’un père aisément édentée ! —
Oh ! non, dans cette lutte entre nous suscitée,
Lutte du faible au fort, le faible est le vainqueur.
Lui qui léchait tes pieds, il te ronge le cœur !
Je te tiens.
Se penchant de plus en plus sur le sac.
M’entends-tu ? c’est moi, roi gentilhomme,
Moi, ce fou, ce bouffon, moi, cette moitié d’homme,
Cet animal douteux à qui tu disais : chien ! —
C’est que, quand la vengeance est en nous, vois-tu bien ?
Dans le cœur le plus mort il n’est plus rien qui dorme,
Le plus chétif grandit, le plus vil se transforme,
L’esclave tire alors sa haine du fourreau,
Et le chat devient tigre, et le bouffon bourreau !
Se relevant à demi.
Oh ! que je voudrais bien qu’il pût m’entendre encore,
Sans pouvoir remuer ? —
Va voir au fond du fleuve, où tes jours sont finis,
Si quelque courant d’eau remonte à Saint-Denis !
Se relevant.
À l’eau François Premier !
Allons !
Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie !
Illusions des nuits, vous jouez-vous de moi ?
Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie !
Ô malédiction ! ce n’est pas lui que j’ai !
Ils le font évader, quelqu’un l’a protégé,
On m’a trompé ! —
La mesurant des yeux comme pour l’escalader.
C’est trop haut, la fenêtre !
Revenant au sac avec fureur.
Mais qui donc m’a-t-il mis à sa place, le traître ?
Quel innocent ? — Je tremble…
Oui, c’est un corps humain !
Je n’y vois pas ! — La nuit !
Rien dans cette maison ! pas un flambeau qui brille !
S’accoudant avec désespoir sur le corps.
Attendons un éclair.
Scène IV.
Ma fille ! Terre et cieux ! c’est ma fille à présent !
Tâtant sa main.
Dieu ! ma main est mouillée ! à qui donc est ce sang ?
— Ma fille ! — Oh ! je m’y perds ! c’est un prodige horrible !
C’est une vision ! Oh ! non, c’est impossible,
Elle est partie, elle est en route pour Évreux !
Tombant à genoux près du corps les yeux au ciel.
Ô mon Dieu, n’est-ce pas que c’est un rêve affreux,
Que vous avez gardé ma fille sous votre aile,
Et que ce n’est pas elle, ô mon Dieu ? —
C’est bien elle !
Se jetant sur le corps avec des sanglots.
Ma fille ! enfant, réponds-moi, dis,
Ils t’ont assassinée ! oh ! réponds ! oh ! bandits !
Personne ici, grand Dieu ! que l’horrible famille !
Parle-moi ! parle-moi ! ma fille ! ô ciel, ma fille !
Qui m’appelle ?…
Son cœur bat, son œil s’ouvre, elle est vivante, ô Dieu !
Où suis-je ?
Reconnais-tu ma voix ? m’entends-tu ? dis ?
Mon père !…
Blanche ! que t’a-t-on fait ? quel mystère infernal ? —
Je crains en te touchant de te faire du mal.
Je n’y vois pas. Ma fille, as-tu quelque blessure ?
Conduis ma main !
— Le cœur, — je l’ai senti… —
Ce coup, qui l’a frappé ?
Ah ! tout est de ma faute, — et je vous ai trompé. —
— Je l’aimais trop, — je meurs — pour lui.
Prise dans ma vengeance ! oh ! c’est Dieu qui m’accable !
Comment donc ont-ils fait ? Ma fille, explique-toi !
Dis !
Ne me faites pas parler.
Mais, sans savoir comment, te perdre ! — Oh ! ton front penche !
Oh !… de l’autre côté !… — J’étouffe !…
Ne meurs pas !…
Est-ce qu’on va laisser mourir ma fille ainsi ?
— Ah ! la cloche du bac est là, sur la muraille,
Ma pauvre enfant, peux-tu m’attendre un peu que j’aille
Chercher de l’eau, sonner pour qu’on vienne ? — un instant !
Non, tu ne le veux pas ? — Il le faudrait pourtant !
Appelant sans la quitter.
Quelqu’un ! —
Cette maison, grand Dieu, c’est une tombe !
Oh ! ne meurs pas ! enfant, mon trésor, ma colombe,
Blanche ! si tu t’en vas, moi, je n’aurai plus rien !
Ne meurs pas, je t’en prie !
Oh !
N’est-ce pas, il te gêne ? — attends que je me place
Autrement. — Es-tu mieux comme cela ? — Par grâce,
Tâche de respirer jusqu’à ce que quelqu’un
Vienne nous assister ! — Aucun secours ! Aucun !
Pardonnez-lui, mon père… — Adieu !
Blanche !… Elle expire !
À l’aide ! au meurtre ! au feu !
Un mot ! un seulement ! parle-moi, par pitié !
Essayant de la relever.
Pourquoi veux-tu rester ainsi le corps plié ?
Seize ans ! non, c’est trop jeune ! oh non ! tu n’es pas morte !
Blanche ! as-tu pu quitter ton père de la sorte ?
Est-ce qu’il ne doit plus t’entendre ? ô Dieu ! pourquoi ?
Le ciel fut sans pitié de te donner à moi !
Que ne t’a-t-il reprise au moins, ô pauvre femme,
Avant de me montrer la beauté de ton âme !
Pourquoi m’a-t-il laissé connaître mon trésor !
Que n’es-tu morte, hélas ! toute petite encor,
Le jour où des enfants en jouant te blessèrent !
Mon enfant ! mon enfant !
Scène V.
Le cœur !
Il est bien temps !
Une voiture ? dis ?
Oui. — Comme il me secoue !
Oui ? Hé bien, prends ma tête, et mets-la sous ta roue !
Ma fille !
Séparons-les.
Je ne vous ai point fait de mal pour me la prendre !
Je ne vous connais pas. — Voulez-vous bien m’entendre ?
À une femme.
Madame, vous pleurez, vous êtes bonne, vous !
Dites-leur de ne pas m’emmener.
À genoux, misérable ! et meurs à côté d’elle !
Ah ! calmez-vous. Si c’est pour crier de plus belle,
On va vous remmener.
Non, non, laissez ! —
Qu’elle respire encore ! elle a besoin de moi !
Allez vite chercher du secours à la ville.
Laissez-la dans mes bras, je serai bien tranquille.
Il la prend tout-à-fait sur lui et l’arrange comme une mère son enfant endormi.
Non, elle n’est pas morte ! oh ! Dieu ne voudrait pas.
Car enfin, il le sait, je n’ai qu’elle ici-bas.
Tout le monde vous hait quand vous êtes difforme,
On vous fuit, de vos maux personne ne s’informe,
Elle m’aime, elle ! — elle est ma joie et mon appui.
Quand on rit de son père, elle pleure avec lui.
Si belle et morte ! oh ! non ! — Donnez-moi quelque chose
Pour essuyer son front. —
Oh ! si vous l’aviez vue, oh ! je la vois encor
Quand elle avait deux ans avec ses cheveux d’or !
Elle était blonde alors ! —
Ma Blanche ! mon bonheur ! ma fille bien aimée !
Lorsqu’elle était enfant, je la tenais ainsi.
Elle dormait sur moi, tout comme la voici !
Quand elle s’éveillait, si vous saviez quel ange !
Je ne lui semblais pas quelque chose d’étrange,
Elle me souriait avec ses yeux divins,
Et moi je lui baisais ses deux petites mains !
Pauvre agneau ! — Morte ! oh non ! elle dort et repose.
Tout à l’heure, messieurs, c’était bien autre chose,
Elle s’est cependant réveillée. — Oh ! j’attends.
Vous l’allez voir rouvrir ses yeux dans un instant !
Vous voyez maintenant, messieurs, que je raisonne,
Je suis tranquille et doux, je n’offense personne,
Puisque je ne fais rien de ce qu’on me défend,
On peut bien me laisser regarder mon enfant.
Il la contemple.
Pas une ride au front ! pas de douleurs anciennes ! —
J’ai déjà réchauffé ses mains entre les miennes,
Voyez, touchez-les donc un peu !
Le chirurgien.
Tenez, regardez-la, je n’empêcherai rien.
Elle est évanouie, est-ce pas ?
Elle est morte.
Elle a dans le flanc gauche une plaie assez forte.
Le sang a dû causer la mort en l’étouffant.
J’ai tué mon enfant ! j’ai tué mon enfant !