Le roi s’amuse/Acte V

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Eugène Renduel (Œuvres complètes de Victor Hugo. Drames, Tome Vp. 191-215).
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V

TRIBOULET.


PERSONNAGES.


FRANÇOIS PREMIER.
TRIBOULET.
BLANCHE.
SALTABADIL.
HOMMES ET FEMMES DU PEUPLE.
UN MÉDECIN.


ACTE V.


Même décoration ; seulement, quand la toile se lève, la maison de Saltabadil est complétement fermée aux regards : la devanture est garnie de ses volets. On n’y voit aucune lumière. Tout est ténèbres.
Séparateur



Scène I.


TRIBOULET.
Il s’avance lentement du fond du théâtre, enveloppé d’un manteau. L’orage a diminué de violence. La pluie a cessé. Il n’y a que quelques éclairs et par moments un tonnerre lointain.


Triboulet, seul.

Je vais donc me venger ! — Enfin ! la chose est faite. —
Voici bientôt un mois que j’attends, que je guette,

Resté bouffon, cachant mon trouble intérieur,
Pleurant des pleurs de sang sous mon masque rieur.

Examinant une porte basse dans la devanture de la maison.

Cette porte… — Oh ! tenir et toucher sa vengeance ! —
C’est bien par là qu’ils vont me l’apporter, je pense !
Il n’est pas l’heure encor. Je reviens cependant.
Oui, je regarderai la porte en attendant.
Oui, c’est toujours cela. —

Il tonne.

Oui, c’est toujours cela. —Quel temps ! nuit de mystère !
Une tempête au ciel ! un meurtre sur la terre !
Que je suis grand ici ! ma colère de feu
Va de pair cette nuit avec celle de Dieu.
Quel roi je tue ! — un roi dont vingt autres dépendent,
Des mains de qui la paix ou la guerre s’épandent !
Il porte maintenant le poids du monde entier.
Quand il n’y sera plus, comme tout va plier !
Quand j’aurai retiré ce pivot, la secousse
Sera forte et terrible, et ma main qui la pousse
Ébranlera longtemps toute l’Europe en pleurs,
Contrainte de chercher son équilibre ailleurs ! —
Songer que si demain Dieu disait à la terre :
— Ô terre, quel volcan vient d’ouvrir son cratère ?
Qui donc émeut ainsi le chrétien, l’ottoman,
Clément-Sept, Doria, Charles-Quint, Soliman ?
Quel César, quel Jésus, quel guerrier, quel apôtre,
Jette les nations ainsi l’une sur l’autre ?

Quel bras te fait trembler, terre, comme il lui plaît ?
La terre, avec terreur, répondrait : Triboulet ! —
Oh ! jouis, vil bouffon, dans ta fierté profonde.
La vengeance d’un fou fait osciller le monde !

Au milieu des derniers bruits de l’orage, on entend sonner minuit à une horloge éloignée. Triboulet écoute.

Minuit !

Il court à la maison et frappe à la porte basse.
Voix de l’intérieur.

Minuit ! Qui va là ?

Triboulet.

Minuit ! Qui va là ? Moi.

La voix.

Minuit ! Qui va là ? Moi.Bon.

Le panneau inférieur de la porte s’ouvre seul.
Triboulet.

Minuit ! Qui va là ? Moi.Bon.Vite !

La voix.

Minuit ! Qui va là ? Moi.Bon.Vite ! N’entrez pas.


Saltabadil sort en rampant par le panneau inférieur de la porte. Il tire par une ouverture assez étroite, quelque chose de pesant, une espèce de paquet de forme oblongue, qu’on distingue avec peine dans l’obscurité. Il n’a pas de lumière à la main, il n’y en a pas dans la maison.



Scène II.


TRIBOULET, SALTABADIL.
Saltabadil.

Ouf ! c’est lourd. — Aidez-moi, monsieur, pour quelques pas.

Triboulet, agité d’une joie convulsive, l’aide à apporter sur le devant de la scène un long sac de couleur brune, qui paraît contenir un cadavre.

— Votre homme est dans ce sac.

Triboulet.

Votre homme est dans ce sac.Voyons-le ! quelle joie !
Un flambeau !

Saltabadil.

Un flambeau ! Pardieu non !

Triboulet.

Un flambeau ! Pardieu non ! Que crains-tu qui nous voie ?

Saltabadil.

Les archers de l’écuelle et les guetteurs de nuit.

Diable ! pas de flambeau ! c’est bien assez du bruit. —
L’argent !

Triboulet, lui remettant une bourse.

L’argent ! Tiens !

Examinant le sac étendu à terre pendant que l’autre compte.

L’argent ! Tiens ! Il est donc des bonheurs dans la haine !

Saltabadil.

Vous aiderai-je un peu pour le jeter en Seine ?

Triboulet.

J’y suffirai tout seul.

Saltabadil, insistant.

J’y suffirai tout seul.À nous deux, c’est plus court.

Triboulet.

Un ennemi qu’on porte en terre n’est pas lourd.

Saltabadil.

Vous voulez dire en Seine ? Hé bien ! maître, à votre aise !
Allant à un point du parapet.
Ne le jetez pas là. Cette place est mauvaise.
Lui montrant une brèche dans le parapet.
Ici, c’est très-profond. — Faites vite. — Bonsoir.

Il rentre et ferme la maison sur lui.



Scène III.


TRIBOULET.
Triboulet, seul, l’œil fixé sur le sac.

Il est là ! — Mort ! — Pourtant je voudrais bien le voir.

Tâtant le sac.

C’est égal, c’est bien lui. — Je le sens sous ce voile. —
Voici ses éperons qui traversent la toile. —
C’est bien lui ! —

Se redressant et mettant le pied sur le sac.

C’est bien lui ! —Maintenant, monde, regarde-moi.
Ceci c’est un bouffon, et ceci c’est un roi ! —
Et quel roi ! le premier de tous ! le roi suprême !
Le voilà sous mes pieds, je le tiens, c’est lui-même.
La Seine pour sépulcre, et ce sac pour linceul.
Qui donc a fait cela ?

Croisant les bras.

Qui donc a fait cela ? Hé bien oui, c’est moi seul. —
Non, je ne reviens pas d’avoir eu la victoire,

Et les peuples demain refuseront d’y croire.
Que dira l’avenir ? quel long étonnement
Parmi les nations d’un tel événement !
Sort, qui nous mets ici, comme tu nous en ôtes !
Une des majestés humaines les plus hautes,
Quoi, François de Valois, ce prince au cœur de feu,
Rival de Charles-Quint, un roi de France, un Dieu,
— À l’éternité près, — un gagneur de batailles
Dont le pas ébranlait les bases des murailles,

Il tonne de temps en temps.

L’homme de Marignan, lui qui, toute une nuit,
Poussa des bataillons l’un sur l’autre à grand bruit,
Et qui, quand le jour vint, les mains de sang trempées,
N’avait plus qu’un tronçon de trois grandes épées,
Ce roi ! de l’univers par sa gloire étoilé,
Dieu ! comme il se sera brusquement en allé !
Emporté tout à coup, dans toute sa puissance,
Avec son nom, son bruit, et sa cour qui l’encense,
Emporté, comme on fait d’un enfant mal venu,
Une nuit qu’il tonnait, par quelqu’un d’inconnu !
Quoi ! cette cour, ce siècle et ce règne, fumée !
Ce roi, qui se levait dans une aube enflammée,
Éteint, évanoui, dissipé dans les airs !
Apparu, disparu, — comme un de ces éclairs !
Et peut-être demain, des crieurs inutiles,
Montrant des tonnes d’or, s’en iront par les villes,
Et crîront au passant, de surprise éperdu :
— À qui retrouvera François Premier perdu ! —
— C’est merveilleux ! —

Après un silence.

C’est merveilleux ! Ma fille, ô ma pauvre affligée,
Le voilà donc puni, te voilà donc vengée !
Oh ! que j’avais besoin de son sang ! un peu d’or,
Et je l’ai !
Se penchant avec rage sur le cadavre.
Et je l’ai ! Scélérat ! peux-tu m’entendre encor ?
Ma fille, qui vaut plus que ne vaut ta couronne,
Ma fille, qui n’avait fait de mal à personne,
Tu me l’as enviée et prise ! tu me l’as
Rendue avec la honte, — et le malheur, hélas !
Hé bien ! dis, m’entends-tu ? maintenant, c’est étrange,
Oui, c’est moi qui suis là, qui ris et qui me venge !
Parce que je feignais d’avoir tout oublié,
Tu t’étais endormi ! — Tu croyais donc, pitié !
La colère d’un père aisément édentée ! —
Oh, non! dans cette lutte, entre nous suscitée,
Lutte du faible au fort, le faible est le vainqueur.
Lui qui léchait tes pieds, il te ronge le cœur !
Je te tiens.
Se penchant de plus en plus sur le sac.
Je te tiens.M’entends-tu ? c’est moi, roi gentilhomme,
Moi, ce fou, ce bouffon, moi, cette moitié d’homme,
Cet animal douteux à qui tu disais : chien ! —

Il frappe le cadavre.

C’est que, quand la vengeance est en nous, vois-tu bien ?
Dans le cœur le plus mort il n’est plus rien qui dorme,
Le plus chétif grandit, le plus vil se transforme,

L’esclave tire alors sa haine du fourreau,
Et le chat devient tigre, et le bouffon bourreau !
Se relevant à demi.
Oh ! que je voudrais bien qu’il pût m’entendre encore,
Sans pouvoir remuer ? —

Se penchant de nouveau.

Sans pouvoir remuer ? —M’entends-tu ? je t’abhorre !
Va voir au fond du fleuve, où tes jours sont finis,
Si quelque courant d’eau remonte à Saint-Denis !
Se relevant.
À l’eau François Premier !


Il prend le sac par un bout et le traîne au bord de l’eau. Au moment où il le dépose sur le parapet, la porte basse de la maison s’entr’ouvre avec précaution. Maguelonne en sort, regarde autour d’elle avec inquiétude, fait le geste de quelqu’un qui ne voit rien, rentre et reparaît un instant après avec le Roi, auquel elle explique par signes qu’il n’y a plus personne là, et qu’il peut s’en aller. Elle rentre en refermant la porte, et le Roi traverse le fond du théâtre dans la direction que lui a indiquée Maguelonne. C’est le moment où Triboulet se dispose à pousser le sac dans la Seine.


Triboulet, la main sur le sac.

À l’eau François Premier ! Allons !

Le Roi, chantant au fond du théâtre.

Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie !

Triboulet, tressaillant.

À l’eau François Premier ! Allons ! Quelle voix ! quoi ?
Illusions des nuits, vous jouez-vous de moi ?

Il se retourne et prête l’oreille, effaré. Le Roi a disparu ; mais on l’entend chanter dans l’éloignement.
Voix du Roi.

Souvent femme varie,
Bien fol est qui s’y fie !

Triboulet.

Ô malédiction ! ce n’est pas lui que j’ai !
Ils le font évader, quelqu’un l’a protégé,
On m’a trompé ! —

Courant à la maison, dont la fenêtre supérieure est seule ouverte.

On m’a trompé ! —Bandit !
On m’a trompéLa mesurant des yeux comme pour l’escalader.
On m’a trompé ! — Bandit ! C’est trop haut, la fenêtre !
Revenant au sac avec fureur.
Mais qui donc m’a-t-il mis à sa place, le traître !
Quel innocent ! — Je tremble…

Touchant le sac.

Quel innocent ? — Je tremble…Oui, c’est un corps humain !

Il déchire le sac du haut en bas avec son poignard, et y regarde avec anxiété.

Je n’y vois pas ! — La nuit !

Se retournant, égaré.

Je n’y vois pas ! — La nuit ! Quoi ! rien dans le chemin !
Rien dans cette maison ! pas un flambeau qui brille !
S’accoudant avec désespoir sur le corps.
Attendons un éclair.


Il reste quelques instants l’œil fixé sur le sac entr’ouvert, dont il a tiré Blanche à demi.



Scène IV.


TRIBOULET, BLANCHE.
Triboulet.
Un éclair passe ; il se lève et recule avec un cri frénétique.

Attendons un éclair.— Ma fille ! Ah ! Dieu ! ma fille !
Ma fille ! Terre et cieux ! c’est ma fille, à présent !
Tâtant sa main.
Dieu ! ma main est mouillée ! à qui donc est ce sang ?
— Ma fille ! — Oh ! je m’y perds ! c’est un prodige horrible !
C’est une vision ! Oh non, c’est impossible,
Elle est partie, elle est en route pour Évreux !
Tombant à genoux près du corps les yeux au ciel.
Ô mon Dieu, n’est-ce pas que c’est un rêve affreux,
Que vous avez gardé ma fille sous votre aile,
Et que ce n’est pas elle, ô mon Dieu ? —

Un second éclair passe et jette une vive lumière sur le visage pâle et les yeux fermés de Blanche.

Et que ce n’est pas elle, ô mon Dieu ? —Si ! c’est elle !
C’est bien elle !
Se jetant sur le corps avec des sanglots.
C’est bien elle ! Ma fille ! enfant, réponds-moi, dis,

Ils t’ont assassinée ! oh ! réponds ! oh ! bandits !
Personne ici, grand Dieu ! que l’horrible famille !
Parle-moi ! parle-moi ! ma fille ! ô ciel, ma fille !

Blanche, comme ranimée aux cris de son père, entr’ouvrant la paupière et d’une voix éteinte.

Qui m’appelle ?…

Triboulet, éperdu.

Qui m’appelle ?…Elle parle ! elle remue un peu !
Son cœur bat, son œil s’ouvre, elle est vivante, ô Dieu !

Blanche.
Elle se relève à demi ; elle est en chemise, tout ensanglantée, les cheveux épars. Le bas du corps, qui est resté vêtu, est caché dans le sac.

Où suis-je ?

Triboulet, la soulevant dans ses bras.

Où suis-je ? Mon enfant, mon seul bien sur la terre,
Reconnais-tu ma voix ? m’entends-tu ? dis ?

Blanche.

Reconnais-tu ma voix ? m’entends-tu ? dis ? Mon père !…

Triboulet.

Blanche ! que t’a-t-on fait ? quel mystère infernal ? —

Je crains en te touchant de te faire du mal.
Je n’y vois pas. Ma fille, as-tu quelque blessure ?
Conduis ma main !

Blanche, d’une voix entrecoupée.

Conduis ma main ! Le fer a touché — j’en suis sûre —
— Le cœur, — je l’ai senti… —

Triboulet.

Le cœur, — je l’ai senti… —Ce coup, qui l’a frappé ?

Blanche.

Ah ! tout est de ma faute, — et je vous ai trompé. —
— Je l’aimais trop, — je meurs — pour lui.

Triboulet.

Je l’aimais trop, — je meurs — pour lui.Sort implacable !
Prise dans ma vengeance ! oh ! c’est Dieu qui m’accable !
Comment donc ont-ils fait ? Ma fille, explique-toi !
Dis !

Blanche, mourante.

Dis ! Ne me faites pas parler.

Triboulet, la couvrant de baisers.

Dis ! Ne me faites pas parler.Pardonne-moi.
Mais, sans savoir comment, te perdre ! — Oh ! ton front penche !

Blanche, faisant un effort pour se retourner.

Oh !… de l’autre côté !… — J’étouffe !…

Triboulet, la soulevant avec angoisse.

Oh !… de l’autre côté !… — J’étouffe !…Blanche ! Blanche !…
Ne meurs pas !…

Se retournant désespéré.

Ne meurs pas !…Au secours ! quelqu’un ! personne ici !
Est-ce qu’on va laisser mourir ma fille ainsi !
— Ah ! la cloche du bac est là, sur la muraille,
Ma pauvre enfant, peux-tu m’attendre un peu que j’aille
Chercher de l’eau, sonner pour qu’on vienne ? — un instant !

Blanche fait signe que c’est inutile.

Non, tu ne le veux pas ? — Il le faudrait pourtant !
Appelant sans la quitter.
Quelqu’un ! —

Silence partout. La maison demeure impassible dans l’ombre.

Quelqu’un ! —Cette maison, grand Dieu, c’est une tombe !

Blanche agonise.

Oh ! ne meurs pas ! enfant, mon trésor, ma colombe,
Blanche ! si tu t’en vas, moi, je n’aurai plus rien !
Ne meurs pas, je t’en prie !

Blanche.

Ne meurs pas, je t’en prie ! Oh !

Triboulet.

Ne meurs pas, je t’en prie ! Oh ! Mon bras n’est pas bien,
N’est-ce pas, il te gêne ? — attends que je me place
Autrement. — Es-tu mieux comme cela ? — Par grâce,
Tâche de respirer jusqu’à ce que quelqu’un
Vienne nous assister ! — Aucun secours ! aucun !

Blanche, d’une voix éteinte et avec effort.

Pardonnez-lui, mon père… — Adieu !

Sa tête retombe.
Triboulet, s’arrachant les cheveux.

Pardonnez-lui, mon père… — Adieu ! Blanche !… — Elle expire !

Il court à la cloche du bac et la secoue avec fureur.

À l’aide ! au meurtre ! au feu !

Revenant à Blanche.

À l’aide ! au meurtre ! au feu ! Tâche encor de me dire
Un mot ! un seulement ! parle-moi, par pitié !
Essayant de la relever.
Pourquoi veux-tu rester ainsi le corps plié ?
Seize ans ! non, c’est trop jeune ! oh non ! tu n’es pas morte !
Blanche ! as-tu pu quitter ton père de la sorte ?
Est-ce qu’il ne doit plus t’entendre ? ô Dieu ! pourquoi ?

Entrent des gens du peuple, accourant au bruit avec des flambeaux.

Le Ciel fut sans pitié de te donner à moi !

Que ne t’a-t-il reprise au moins, ô pauvre femme,
Avant de me montrer la beauté de ton âme !
Pourquoi m’a-t-il laissé connaître mon trésor !
Que n’es-tu morte, hélas ! toute petite encor,
Le jour où des enfants en jouant te blessèrent !
Mon enfant, mon enfant !



Scène V.


Les mêmes, HOMMES, FEMMES du peuple.
Une femme.

Mon enfant ! mon enfant ! Ses paroles me serrent
Le cœur !

Triboulet, se retournant.

Le cœur ! Ah ! vous voilà ! vous venez maintenant !
Il est bien temps !

Prenant au collet un charretier, qui tient son fouet à la main.

Il est bien temps ! As-tu des chevaux, toi, manant ?
Une voiture ? dis ?

Le charretier.

Une voiture ? dis ? Oui. — Comme il me secoue !

Triboulet.

Oui ? Hé bien, prends ma tête, et mets-la sous ta roue !

Il revient se jeter sur le corps de Blanche.

Ma fille !

Un des assistants.

Ma fille ! Quelque meurtre ! un père au désespoir !
Séparons-les.

Ils veulent entraîner Triboulet, qui se débat.
Triboulet.

Séparons-les.Je veux rester ! je veux la voir !
Je ne vous ai point fait de mal pour me la prendre !
Je ne vous connais pas. — Voulez-vous bien m’entendre ?
À une femme.
Madame, vous pleurez, vous êtes bonne, vous !
Dites-leur de ne pas m’emmener.

La femme intercède pour lui. Il revient près de Blanche.
Triboulet, tombant à genoux.

Dites-leur de ne pas m’emmener.À genoux !
À genoux, misérable ! et meurs à côté d’elle !

La femme.

Ah ! calmez-vous. Si c’est pour crier de plus belle,
On va vous remmener.

Triboulet, égaré.

On va vous remmener.Non, non, laissez ! —

Saisissant Blanche dans ses bras.

On va vous remmener.Non, non, laissez ! —Je croi
Qu’elle respire encore ! elle a besoin de moi !
Allez vite chercher du secours à la ville.
Laissez-la dans mes bras, je serai bien tranquille.
Il la prend tout-à-fait sur lui et l’arrange comme une mère son enfant endormi.
Non ! elle n’est pas morte ! oh ! Dieu ne voudrait pas.
Car enfin, il le sait, je n’ai qu’elle ici-bas.
Tout le monde vous hait quand vous êtes difforme,
On vous fuit, de vos maux personne ne s’informe,
Elle m’aime, elle ! — elle est ma joie et mon appui.
Quand on rit de son père, elle pleure avec lui.
Si belle et morte ! oh ! non ! — Donnez-moi quelque chose
Pour essuyer son front. —

Il lui essuie le front.

Pour essuyer son front. —Sa lèvre est encor rose.
Oh ! si vous l’aviez vue, oh ! je la vois encor
Quand elle avait deux ans avec ses cheveux d’or !
Elle était blonde alors ! —

La serrant sur son cœur avec emportement.

Elle était blonde alors ! —Ô ma pauvre opprimée !
Ma Blanche ! mon bonheur ! ma fille bien aimée !
Lorsqu’elle était enfant, je la tenais ainsi.
Elle dormait sur moi, tout comme la voici !
Quand elle s’éveillait, si vous saviez quel ange !
Je ne lui semblais pas quelque chose d’étrange,
Elle me souriait avec ses yeux divins,

Et moi je lui baisais ses deux petites mains !
Pauvre agneau ! — Morte ! oh non ! elle dort et repose.
Tout à l’heure, messieurs, c’était bien autre chose,
Elle s’est cependant réveillée. — Oh ! j’attends.
Vous l’allez voir rouvrir ses yeux dans un instant !
Vous voyez maintenant, messieurs, que je raisonne,
Je suis tranquille et doux, je n’offense personne,
Puisque je ne fais rien de ce qu’on me défend,
On peut bien me laisser regarder mon enfant.
Il la contemple.
Pas une ride au front ! pas de douleurs anciennes ! —
J’ai déjà réchauffé ses mains entre les miennes,
Voyez, touchez-les donc un peu !

Entre un médecin.
La femme, à Triboulet.

Voyez, touchez-les donc un peu ! Le chirurgien.

Triboulet, au chirurgien qui s’approche.

Tenez, regardez-la, je n’empêcherai rien.
Elle est évanouie, est-ce pas ?

Le chirurgien, examinant Blanche.

Elle est évanouie, est-ce pas ? Elle est morte.

Triboulet se lève debout d’un mouvement convulsif.

Elle a dans le flanc gauche une plaie assez forte.
Le sang a dû causer la mort en l’étouffant.

Triboulet.

J’ai tué mon enfant ! j’ai tué mon enfant !


Il tombe sur le pavé.



fin du roi s’amuse