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Le roman canadien-français/07

La bibliothèque libre.
Le cercle du livre de France (p. 165-176).


CHAPITRE SEPTIÈME

LES ROMANCIERS
INTELLECTUELS



Peut-on réellement parler de romans intellectuels et désigner ainsi ceux où les jeux de l’esprit ont la première place ? On a déjà donné droit de cité au roman métaphysique ; pourquoi ne pas l’accorder au roman intellectuel ? On dira que dans le cas de Sartre, notamment, ou de Camus, il y a tout de même un roman et qu’on serait mal venu de parler de roman au sujet d’Hertel avec sa série d’« Anatole Laplante » ; on aura probablement raison si on s’en tient à une définition rigide du roman. Je pense que nous sommes, ici, à la frontière du roman et de l’essai car, si minime soit-elle, il y a dans cette série une part de roman ou tout au moins de récit romancé. Anatole Laplante et Charles Lepic pénètrent bien dans le monde sous la forme de personnages de roman, même si l’on doit admettre que « Le Journal d’Anatole Laplante » est surtout, sinon uniquement un essai.

Et dans quel genre classer, maintenant, « Les Médisances de Claude Perrin » ou « Commerce » de Pierre Baillargeon ; encore sur la même frontière ? Claude Perrin est lui aussi un personnage de roman qui nous arrive par une fiction analogue à celle dont se servent tous les romanciers. Perrin, comme Laplante, comme Lepic, ne possède en somme que la vie du roman, la vie que leur prête et leur insuffle l’auteur. Hertel se vante même de les avoir tués ; ils ont donc existé au même titre que d’autres êtres nés de l’imagination d’un écrivain, même si l’intrigue dont ils sont le centre est d’ordre différent, plus intellectuelle que physique ou psychique.

On a l’habitude de mettre en cause la qualité de romancier de Baillargeon ; et pourtant, Baillargeon est certainement le plus stendhalien de tous nos écrivains ; il y a un certain rapprochement à faire entre « Les Médisances de Claude Perrin » ou même « Commerce » et « La vie d’Henri Brulard ». Ces deux livres de Baillargeon ne sont pas des romans au sens conventionnel du terme (au fait, qui a déjà donné du roman une définition qui ait satisfait tout le monde ?) ; mais on concédera que si ce ne sont pas des romans proprement dits, ils sont aussi loin de l’essai et des « Mémoires ». On éprouve parfois l’impression que le refus d’une certaine critique, hélas trop souvent superficielle, de donner à Baillargeon le titre de romancier, pourrait provenir d’une irritation à ne pouvoir le saisir et aussi le comprendre. « Les Médisances de Claude Perrin » pourraient très bien s’intituler « Le roman d’un idéal » ; l’idéal de l’homme qui voudrait que ses semblables vivent autant d’idées que de pain : « Au Canada », dit Perrin, « le pain c’est le quotidien ». Malheureusement « notre » quotidien empêche trop souvent de penser.

Le Boureil de « La Neige et le Feu » est peut-être, plus que Claude Perrin, strictement un personnage de roman ; Boureil est plus physique que Perrin, plus charnel ; mais c’est encore ici l’esprit qui domine ; il satisfera néanmoins davantage ceux qui ne considèrent le roman qu’en fonction des normes établies. Boureil a une femme qui le quitte, une liaison qui, même s’il paraît se la laisser imposer, n’en remplit pas moins toutes les conditions. Mais Boureil vit surtout de l’intellect. « La Neige et le Feu » est, tout comme ses autres volumes, prétexte à de nombreuses dissertations littéraires ou philosophiques ; mais cela ne justifie pas la mise en cause du genre et de la qualité littéraire de l’œuvre ; c’est aussi un roman de mœurs où Baillargeon demeure l’observateur perspicace qui domine en lui. Son Boureil est probablement un cynique, un désabusé ; mais en exprimant son sentiment intime sur les êtres et les choses, sur les milieux et les hommes qu’il fréquente, il ne sort pas de ses prérogatives de personnage de roman.

Ce Boureil fait peut-être de notre société canadienne un procès quelque peu sommaire ; mais on ne peut lui dénier la justesse d’une foule de ses observations ; il capte les travers d’un monde qui ne veut pas admettre qu’il ait des travers. Mais c’est surtout le désert de l’esprit qui le préoccupe, la manie que nous avons de consacrer le talent sur de simples apparences et aussi notre engouement pour les pseudo-valeurs littéraires, politiques ou autres, dont le seul mérite est d’être aimables et de savoir répéter avec brio et à propos les lieux communs qui traînent ici et là. Ce que l’on reproche surtout à Baillargeon, mais de façon inavouée, c’est sa grande franchise et son irrévérence de briseur des idoles que l’on s’est forgées.

Quant à Hertel, il ne s’agit pas de soutenir que sa trilogie — « Mondes chimériques », « Anatole Laplante, curieux homme » et « Le Journal d’Anatole Laplante » — constitue un exemple d’unité. Ce n’est certainement pas elle, on l’admettra sans discussion, qui vaudrait à Hertel le titre de romancier. Il donna jadis un roman au sens le plus ordinaire du mot : « Le Beau risque » ; mais c’était un roman qui n’aurait pas suffi à attirer l’attention de l’auteur sur lui. C’est dans « Six femmes, un homme » qu’il touche réellement au genre, en mettant en scène, tout comme Baillargeon dans « La Neige et le Feu », des personnages plus charnels. Mais Hertel est surtout un écrivain intellectuel en même temps qu’un poète et un philosophe. Même si ce n’est que par surcroît qu’il est romancier, on ne peut l’ignorer dans une étude sur le roman. Sans s’imposer comme un maître en cet art, il a néanmoins réussi des personnages vrais et ardents qui, derrière leur dialectique, possèdent une vie bien à eux, une vie indiscutable, une vie plus vivante, si l’on peut dire, que celle de bien des personnages d’auteurs considérés unanimement comme d’authentiques romanciers.

Jean Simard est aussi un écrivain intellectuel, dont la manière et le ton évoquent Lemelin. Il ne travaille cependant pas dans la même matière. Peintre par tempérament autant que par métier, il dressera un tableau à coups de petits traits fins, chacun possédant sa valeur bien à lui : le personnage de Félix que l’on retrouve dans ses deux romans « Félix » et « Hôtel de la Reine », nous est montré plus que conté ; on le suit à la trace, depuis l’enfance jusqu’à la maturité. La satire joyeuse de « Félix » est surtout cérébrale ; Félix est un dilettante qui s’ignore peut-être, mais conscient des attitudes qu’il prend ; d’ailleurs, tout le roman est pensé en fonction de lui. Il joue un peu le rôle du chœur de la tragédie antique qui expliquait les situations trop imprécises ; mais il est aussi le centre de la tragi-comédie grand-guignolesque qu’est pour lui la vie. Personnage à la fois en retrait et de gros plan, il se plie à toutes les situations qu’au lieu de subir, cependant, il s’efforce de dominer.

On pourrait aussi contester à Jean Simard, pour les mêmes raisons qu’on invoque pour Baillargeon, le titre de romancier : ses livres sont émaillés de réflexions philosophiques, de maximes tirées d’auteurs qu’a lus Félix et qui font figure de hors-d’œuvre. C’est le travers — si on peut appeler cela travers — des écrivains intellectuels qui s’adonnent au roman. « Hôtel de la Reine », cependant, est plus dans la norme du roman conventionnel, avec ses personnages et ses situations bien établies. C’est surtout ici que Simard évoque Lemelin, car il fait lui aussi figure de romancier de mœurs en jetant le feu de sa satire intelligente sur l’équivoque dont est émaillée la religion de toute une partie de notre peuple : bondieuseries, climat sentimentalo-religieux, jansénisme de façade qui cachent et camouflent tant de situations embrouillées. Son hôtelier, pour ne citer qu’un exemple, est typique et, tout comme ses autres personnages, vivant et réaliste avec sa vérité de tous les jours. Jean Simard appartient à la nouvelle génération de nos romanciers qui ne craignent pas de rompre des lances pour la bonne cause et dont le talent se traduit sous des formes à la fois élégantes et subtiles.

Clément Lockquell est un autre écrivain que l’on peut classer parmi nos romanciers intellectuels. Son beau et grand roman « Les Élus que vous êtes » est une œuvre de classe destinée à jeter sur nos lettres un lustre tout particulier. La profondeur de pensée qui habite ce livre, la grandeur du thème que développe l’auteur et qu’il traite avec une habileté consommée dans une forme littéraire à la fois élégante et sobre, la conviction intime qui l’anime et qu’il traduit sans outrance forment un ensemble de qualités d’une exceptionnelle valeur. Sans doute, le sujet lui était-il familier et y a-t-il mis aussi une bonne part de ses expériences personnelles ; mais il a en quelque sorte dépersonnalisé son sujet pour le situer sur le plan de l’homme aux prises avec sa conscience, face à sa vocation. Le drame premier du Frère Bernard se résume à sa lutte entre son orgueil et Dieu. Il analyse lui-même son état d’âme, il se dissèque à l’égal de l’étudiant sur le cadavre dont il veut connaître les secrets morphologiques. Et c’est avec une lucidité parfaite qu’il le voit. Drame de l’âme sans doute, mais aussi drame de l’esprit. Le péché qui menace le Frère Bernard en est un à l’étage supérieur ; il s’efforcera donc de réaliser la transcendance de son être dans les régions les plus élevées, les régions sublimes de la grâce.

C’est parce qu’il sait trouver le point de résultante de son orgueil légitime d’homme et du renoncement qu’exige Dieu qu’il sera sauvé et que la Grâce ne lui fera pas défaut : « Ce qui est insensé aux yeux du monde, Dieu le choisit pour confondre les sages ; et ce qui est faible aux yeux du monde, Dieu le choisit pour confondre les forts ». Le Frère Bernard a été choisi, il est au rang des « élus que vous êtes » et il y demeurera.

Mais ce n’est pas tout. Ces élus sont des hommes vivant au milieu d’autres hommes, c’est-à-dire des êtres remplis de défauts et d’imperfections ; cet aspect du livre de Clément Lockquell, recréant la vie communautaire avec sa grandeur et ses mesquineries, ses amitiés et ses antipathies, ses élans et ses refoulements, n’en est pas le moins intéressant, bien au contraire. Ici le romancier n’a eu qu’à donner libre cours à ses qualités exceptionnelles de psychologue, jointes à un don d’observation des plus aiguisés pour nous placer dans le climat et l’ambiance de cette assemblée d’hommes à l’idéal surnaturel, mais sur qui les préoccupations terrestres exercent toujours une grande partie de leur emprise ; il y a là, aussi, ce conflit des générations, ces heurts de volontés et de caractères, les parti-pris, les ambitions inavouées, parfois inconscientes, de dominer dans ce milieu où l’on est cependant entré en acceptant de se faire le plus petit parmi les plus petits. Le romancier n’a pas cherché à idéaliser ce monde qui demeure un monde terrestre avec toutes ses tares, un monde où les plus justes eux-mêmes pèchent sept fois par jour.

Le roman intellectuel a donc lui aussi pris corps chez nous ; à des degrés différents, sans doute. Chacun de ces romanciers possède sa manière bien à lui. Mais tous se rapprochent par les préoccupations surtout intellectuelles et intelligentes de leurs personnages. Ce sont également des romanciers de mœurs, du moins Baillargeon, Simard et Lockquell dans l’analyse de leur héros en fonction de la société où ils vivent et pensent. Le Frère Bernard, par exemple, se révolte contre une certaine condition sociale qui, pour des questions de gros sous, ferme à des intelligences prêtes à s’y engager les avenues du savoir, alors que des cancres fortunés prennent leur place. Et l’on pourrait citer mille cas, aussi bien chez Simard que chez Baillargeon, de leur refus, manifeste dans toute leur œuvre, d’accepter le conformisme asphyxiant qui brise les plus beaux élans intellectuels.