Le rêve de Petit Pierre/06

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VI — LE REPAS DE BIENVENUE


Les premières émotions passées, on se mit à table, la faim de chacun était fort animée. Tant il est vrai de dire qu’au milieu des plus grandes joies comme sous l’accablement d’une douleur immense, la nature prend toujours le dessus, et nécessite en tout temps la nourriture qui doit soutenir nos forces.

Joseph prit, au bout de la table, sa place de chef de famille. La mère Leblanc s’assit à sa droite, Antoine lui faisant vis-à-vis. Bernard se mit ensuite en face de Mélanie, qui ne restait guère en place, tenue qu’elle était de veiller aux besoins de chacun.

Freddy et petit Pierre, à l’autre bout de la table, commençaient à faire connaissance pour de bon. L’estomac du jeune Américain fondait pour ainsi dire devant la cuisse de poulet dorée que la fermière avait déposée dans son assiette avec une tranche de tomate rosée sur un lit de laitue.

En voyage depuis deux jours, le pauvre n’avait pas mangé à son goût ni à sa faim, toujours à la hâte, entre deux trains, et dans des restaurants d’occasion qui profitent souvent du passage des voyageurs pour écouler leur jambon dur, entre deux tranches de pain trop rassis. La vue d’une table si attrayante, et l’air embaumé qui entrait par les fenêtres grandes ouvertes, réjouissaient l’âme de cet enfant des villes, en donnant à sa figure trop sage un petit air espiègle qui lui allait à ravir. Il faisait en mangeant des mines drôles, et, Pierre se disait que Freddy était vraiment un cousin amusant et qu’ils feraient tous les deux une bonne paire d’amis.

Antoine dit en s’asseyant devant sa mère : si le père était avec nous, rien ne manquerait à notre bonheur.

— Pauvre Michel ! dit la mère Leblanc, les yeux remplis de larmes, il a tant souffert de ton départ ! Et il espérait ton retour avec tant de confiance… D’un printemps à l’autre il disait : Tiens, ça me dit que Toine va venir cet été ! Mais c’est la mort qui est venue pour lui, ajouta-t-elle avec un accent de reproche mal déguisé. Après un silence, Antoine reprit : sait-on jamais ce que la vie nous réserve ? Tous les ans j’espérais, comme ce pauvre père, de revenir ; mais il y eut toujours des obstacles qui m’en ont empêché.

— Oui, dit Joseph, tu dois avoir eu des tracas, toi aussi. C’est ce qu’on se disait, quand on te trouvait trop oublieux. Mais il faut avouer que tu n’étais pas bavard dans tes lettres, tu ne nous racontais jamais rien !

— À quoi bon, reprit Antoine. Quand j’arrivai aux États, je m’embauchai dans une manufacture de coton, à huit piastres par semaine. Au bout d’un mois on m’en donnait dix. Mais il fallait payer la pension, le blanchissage, le raccommodage ! Et quand je m’étais égayé d’un peu de tabac, ou que je m’étais acheté un morceau de linge, il ne me restait plus rien. Puis, il y a le chômage. Il ne se passe pas de mois sans que vous ayez un congé forcé de trois ou quatre jours. J’étais parti je ne voulais pas me plaindre ! Au bout d’un an, j’avais quelques économies, mais j’avais rencontré à l’usine une jeune ouvrière. Sa figure m’attira, et je n’eus plus d’autre ambition que de retirer d’un travail épuisant cette jeune fille frêle et courageuse, que la pauvreté conduisait là ! Nous nous sommes mariés ; cela se passait deux ans après mon arrivée aux États.

— Je me souviens bien de la date, fit sa mère, on vous avait tant attendus !

Nous voulions refaire nos économies avant d’entreprendre une si grosse dé pense mais la malchance nous poursuivit. La manufacture ferma ses portes durant les deux mois d’hiver, et toutes nos épargnes y passèrent. À l’automne le petit Michel vint au monde. Il mourut peu de temps après ; sa mère resta faible et dût prendre des toniques qui coûtaient les yeux de la tête ! Après, Freddy arrivait, puis à deux ans de distance les deux petites jumelles. Enfin Robert, le dernier né, qui a presque tout emporté ce qui restait de force à ma pauvre Angèle.

— Ça épuise tant, dit la fermière, surtout quand on est faible d’avance. Moi aussi, j’ai deux petits anges au ciel ; j’ai Pierre et Aline qui n’a pas six ans, mais qui est presque toujours chez ma mère. Il y a aussi mon Jacques qui court sur son année. Mais je suis assez vigoureuse, toujours bon appétit. C’est ça qui me sauve.

— C’est l’air de la campagne Mélanie, qui vous sauve ! Si Angèle avait cet air-là, elle reviendrait à vue d’œil. Elle le dit souvent : Il me semble que j’étouffe ici ! C’est sombre ! c’est humide ! si j’avais du soleil et du grand air.

— Mais c’est impossible, pour nous, ajouta-t-il d’un air chagrin.

Mon Dieu ! fit la mère, en joignant les mains. Venez vous-en par ici. Il ne manque pas de bonnes terres à vendre, et nous serions si heureux ensemble. Antoine la regarda un instant avec surprise. Il n’avait jamais songé à cela ; il était trop pauvre pour s’acheter une terre : mais ce désir que sa mère venait d’exprimer répondait tellement au rêve secret de son cœur qu’il en demeurait tout saisi. Il sourit en disant : on ne connaît jamais l’avenir. Si le ciel le veut, ça n’est pas impossible ; ma femme en serait trop heureuse, et moi, je n’ai jamais compris comme ce soir, Joseph, en te voyant ton seul maître sur ta terre, combien j’ai été fou de renoncer à mon indépendance pour des mirages de luxe et de plaisir.

Joseph et sa mère gardèrent le silence. Dans l’amertume même des paroles d’Antoine, ils voyaient tout un monde d’espoirs. Le fermier aurait près de lui un frère, un compagnon qui l’aiderait dans les rudes journées du travailleur de la terre. La vieille mère songeait comme il serait doux, avant de mourir, de voir réunis au foyer et pour toujours, tous les êtres chéris qu’elle ignorait, et qu’elle avait tant regretté de ne pas connaître.

Bernard qui mangeait en silence, attentif à la conversation, dit soudain : Pourtant mon oncle, il y a bien des amusements dans les villes, bien des distractions ; et le travail dans les manufactures n’est pas difficile ni fatiguant, paraît-il. Tiens, dit Antoine en souriant, à vous aussi on a jasé de ça ?

— Oui, dit Bernard, en rougissant. C’est le gars au père Lafrance qui veut partir à l’automne pour Montréal.

— Grand bien lui fasse ! fit Antoine Leblanc. Il y aura toujours des tentateurs et des enfants prodigues ! n’est-ce pas, mère ? C’est vrai, continua-t-il, les amusements et les distractions ne manquent pas, mon cher Bernard, il y en a même beaucoup trop ! Il y a d’abord les buvettes à tous les coins de rue, avec une petite salle dans le fond ou dans la cave. Et là, les nouveaux camarades de l’usine vous amènent un soir, histoire de payer la traite… puis on vous fait entendre qu’il faut rendre la politesse, et petit à petit, le brave garçon de la campagne, y perd son argent, son courage, bien souvent son honnêteté. Puis il y a les grands et les petits théâtres, les fameux cinémas ! L’endroit le plus dangereux, d’après moi, pour les jeunes gens avides de distractions et de plaisir.

Vous voyez, ma chère maman, des jeunes garçons et des jeunes filles qui toute la journée ont travaillé sans arrêt, dans l’air vicié de l’usine. Au lieu de se reposer dans un endroit sain, bien aéré, et de refaire les forces pour le lendemain, ils vont se cabaner dans des théâtres étroits et sombres, remplis pour ne pas dire « bouchés », où ils espèrent goûter les plaisirs que la pauvreté refuse à leur corps.

On représente sur la toile tant de scènes comiques qui font se tordre l’auditoire ! Et des drames palpitants où le vice s’auréole de tant de passion et de douleur, que les pauvres jeunes gens n’y voient que « vertu » et pleurent de grosses larmes devant le malheur mérité de personnes indignes. Et sans qu’ils s’en doutent, leur propre moral se relâche ; et la plupart des filles perdues et des garçons malhonnêtes ont appris leur faute dans ces cinémas.

— Mais, pourquoi, dit Mélanie, font-ils des pièces mauvaises ? L’honnêteté, la charité et l’héroïsme ont toujours inspiré de beaux drames, il me semble, et l’âme de nos jeunes gens y gagnerait en vertu, au lieu de se perdre !

— Le vice a toujours eu l’attrait du fruit défendu, dit la mère Leblanc, sur un ton de sentence ; et ceux qui s’enrichissent avec ces sortes de théâtres le savent bien.