Le salon de 1838

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SALON
DE 1838.

I.

De vieux historiens nous racontent que dans les premières années du IVe siècle, l’empereur Constantin, voulant relever un temple grec tombé en ruine, les architectes qu’il chargea de la besogne placèrent les colonnes à l’envers. Ces architectes étaient cependant des gens habiles, mais les gens habiles d’une époque de décadence. De nos jours, une école de peinture a voulu restaurer l’art antique, et elle a fait comme les ouvriers de Constantin : elle a confondu la base avec le chapiteau de la colonne, le bas-relief, base des arts d’imitation, avec la peinture, qui en est le point culminant. La peinture, en effet, c’est le bas-relief plus la profondeur, le mouvement, la couleur, l’air, la vie en un mot. Au lieu de se servir de l’antique à la façon des écoles italiennes, pour arriver à un progrès dans le beau ou au beau moderne, on trouva plus simple de reproduire les monumens de l’art antique. À défaut de tableaux grecs ou romains on copia les statues grecques ou romaines. Voulait-on peindre un beau garçon un peu efféminé, on copiait la voluptueuse figure du Bacchus aux grands yeux ; un jeune vainqueur tout glorieux de son triomphe, on copiait l’Apollon ; un athlète robuste, un vigoureux bourreau, on copiait le gladiateur ou le Thésée ; la toge du Tibère du Vatican habillait tous les Romains ; toutes les femmes belles et amoureuses ressemblaient à la Vénus, toutes les filles prudes à la Diane, toutes les matrones impérieuses à la Junon, toutes les beautés calmes et réfléchies à la mélancolique et rêveuse Polymnie. La disposition des figures des bas-reliefs se rapprochait plus encore que les statues de la disposition des figures d’un tableau ; on étudia surtout les bas-reliefs. Non-seulement on copia les formes et les proportions de ces figures, on copia même leurs attitudes. L’expression et le mouvement qu’on eût dû chercher dans la nature, l’ordonnance des groupes qu’on eût dû trouver dans l’étude ou dans l’inspiration, on les chercha et on les prit exclusivement dans l’antique ; aussi le mouvement était-il raide et sans vie, l’ordonnance monotone et sans profondeur.

Antoine Coypel, qui, à défaut de génie, avait du savoir-faire et du bon sens, avait cependant fort bien dit dans son temps : « Faisons, s’il se peut, que les figures de nos tableaux soient plutôt les modèles vivans des statues antiques que ces statues les originaux des figures de nos tableaux. » Ces sages préceptes étaient oubliés ou méconnus.

Cette imitation de l’antique, mais surtout du bas-relief, que les disciples exagérèrent, a tenu la majeure partie des peintres de l’école de David dans la médiocrité, et a donné à tous leurs tableaux et même aux compositions colossales du maître quelque chose d’académique et de guindé qui glace le spectateur et le laisse sans émotion. Cette imitation a poussé à la négligence absolue de la couleur et à un mépris du clair obscur qu’on aurait peine à se figurer si les preuves n’étaient pas là. La peinture n’était plus que l’enluminure en grand ; on frottait la toile, on ne l’empâtait plus. La pâte est à un tableau ce que le corps du style est à un livre ; la pâte comme le style a son mouvement large ou saccadé, sa solidité et son harmonie ; son tissu a des beautés matérielles appréciées surtout des hommes du métier, saisies même par la foule ; beautés plus faciles à sentir qu’à définir. Si la pâte est le corps du style, la touche en est l’esprit ; la touche c’est l’expression. La touche était alors négligée comme la pâte ; on couvrait de figures calquées sur l’antique le plus qu’on pouvait de toile, on étendait sur ces figures une pâte fluide et sans corps, on accusait leur mouvement à l’aide de touches ou lâches ou sèches, selon qu’on visait à l’harmonie ou à la précision, et on disait : Voilà mon tableau !

L’école de David pourrait s’appeler l’école du bas-relief. Le bas-relief est sa plus simple expression. Le chef de cette école fut sans contredit un homme d’un admirable talent, et parmi ceux qui marchèrent à sa suite, on compte des gens d’un incontestable mérite ; mais si le maître se plaça hors de ligne, tous ceux qui se tinrent à la froide et stérile imitation de sa manière et qui l’outrèrent, comme les copistes font toujours, n’arrivèrent pas au génie. Les oseurs de ce temps-là, à la tête desquels il faut placer Gros, Girodet, Prudhon et Gérard ; Gros le fougueux coloriste, Girodet poète par veines, Prudhon le naturaliste, Gérard, qui, en peinture, chercha sagement l’épopée moderne, mais qui, comme Voltaire, ne sut guère y mettre que de l’esprit. Ces oseurs tendirent seuls vers les régions sublimes où plane le génie, tout le reste de l’école fit halte dans ces zones glacées du médiocre qu’on pourrait appeler les limbes du talent : deux ou trois seulement entrevirent le dieu ; car s’il y a beaucoup d’appelés, là aussi il y a bien peu d’élus.

L’imitation du bas-relief était, sans aucun doute, antérieure à l’école de David, mais cette école l’exagéra. Le Poussin a imité le bas-relief, mais en philosophe et en poète, et néanmoins c’est à cette imitation qu’il doit peut-être sa faiblesse de coloris et sa sagesse, voisine souvent de la froideur. Quelques critiques ont reproché à l’école de David de n’être qu’une branche bâtarde de l’école du Poussin, greffée par Vien sur l’arbre de la peinture française. David, dans le Bélisaire, les Horaces, le Socrate et autres compositions de sa première manière, s’est inspiré, sans nul doute, du Testament d’Eudamidas, du Poussin. On y trouve la même force et la même simplicité de conception, la même sagesse de disposition, le même calme dans la manière d’agencer ses personnages, et la même sobriété d’accessoires. L’épée et le bouclier suspendus à la muraille, près du lit du mourant, voilà les seuls accessoires du tableau d’Eudamidas, mais ces accessoires sont frappans. Quels ont les accessoires dans le Bélisaire ? un vase brisé et le casque du guerrier. Dans les Horaces ? une pique, un bouclier, la louve romaine et trois épées. Dans le Socrate ? un bout de chaîne rompue, une coupe et un papyrus déployé. David, dans sa première manière, était le chef d’une école qu’on eût pu appeler l’école laconique ; on était arrivé à peindre à Paris comme on parlait à Sparte. Le fracas de composition et le tapage étourdissant de couleur qui éclate sur les toiles des Vanloo, des Fragonard et des Doyen, et le gracieux bavardage de boudoir des Lagrenée, des Boucher et des Watteau, avaient, par une réaction naturelle et dont nous verrons tout à l’heure un exemple analogue, avaient amené l’art à cette rigueur et à ce calme. La fougue et l’incorrection des Vanloo, leur peinture jetée, leur pâte tourmentée, leur dessin flamboyant, avaient conduit par opposition à un dessin correct, mais sans mouvement, à un coloris sage, mais gris et sans verve, à un système de composition rigoureux et sobre, mais sans naturel et sans poésie. L’exagération réactionnaire fut poussée si loin, et ce mépris de la manière des Vanloo fut si profond, que, dans les ateliers de l’école de David, le nom de Vanloo était devenu synonyme de faux et de détestable, et qu’on y conjugait le verbe vanloter ; vanloter signifiait faire exécrable.

On a dit : rien d’intolérant comme une secte naissante qui prospère ; on peut dire, avec autant de vérité : rien d’intolérant comme une école nouvelle qui a du succès. Cette intolérance conduit, de prime abord et de propos délibéré, chaque école à l’exagération de ses qualités. David, qui succède aux Vanloo, qui négligèrent la forme et l’exactitude des proportions et qui n’eurent que le mérite d’être d’assez médiocres coloristes, David poussera la science du dessin jusqu’au calque sec de l’antique, et à l’absence du mouvement ; il sera plus pauvre coloriste que ne le furent les Vanloo. Ce sont de ces défauts qu’on pourrait appeler défauts réactionnaires. Ils naissent d’une pratique exagérée qu’on fait venir à l’appui de théories neuves et tranchantes, opposées à d’anciennes théories.

Plus tard, quand la révolution fut achevée, David se rappela qu’il avait été l’élève et l’admirateur de Boucher, il chercha le mouvement et voulut redevenir coloriste. C’est alors qu’il peignit le Brutus, les Sabines, le Léonidas aux Thermopyles, et quelques sujets de l’histoire contemporaine. Ses conceptions perdirent de leur austère simplicité et d’énergiques qu’elles étaient, devinrent ingénieuses. Ses personnages et ses groupes, qu’il prodigua sur ses toiles dont il agrandit le champ, n’en furent ni moins raides, ni moins académiques ; son coloris ne gagna ni en chaleur, ni en éclat, ce qu’il sacrifiait de sa sévérité. Il devint blafard et violacé. David n’a été coloriste qu’un seul jour, le jour qu’il a peint le terrible tableau de Marat.

Les Indiens de l’Amérique du Nord, à ce que nous racontent les voyageurs, tuent leurs pères devenus vieux et qui ne peuvent plus les suivre à la chasse ou à la guerre. Chaque jeune école de peinture agit à l’égard de ses devanciers et de ses pères dans l’art, comme les Indiens de l’Amérique du Nord ; avec quelques différences cependant : c’est que d’abord l’immolation des pères a lieu tous les vingt ans, à l’inauguration de chaque école nouvelle ou prétendue telle ; c’est qu’ensuite les sauvages de par-delà les Montagnes Bleues tuent leurs pères avec tout le respect possible, leurs pères les obligeant à le faire et tendant volontiers la gorge, tandis qu’en France les enfans ne sont pas si respectueux, et avant de scalper leurs pères, qui font du reste une belle défense, ils commencent par bien les souffleter.

Ce qui chez nous rend les novateurs si intolérans, et je dirai presque si cruels, c’est le grand défaut de la nation française : l’engouement. Les esprits légers et mobiles s’engouent facilement ; en France, le public est chose très légère, il aime avant tout que l’on varie ses jouissances, et c’est là ce qui fait qu’il se tourne si volontiers du côté du soleil levant, surtout si le soleil du lendemain ne ressemble pas à celui de la veille. Le public, même le public qui écrit, ne prend guère la peine, les trois quarts du temps, de motiver ses jugemens, et cela, pour une bonne raison, par impossibilité de le faire, par ignorance. Il est plus facile de s’écrier comme le voisin : c’est délicieux ! c’est détestable ! que de chercher à s’éclairer et à voir ce que réellement il en est. Aussi en France tout est-il délicieux ou détestable, délicieux pendant dix ans, le maximum de la durée d’une mode, détestable pendant les dix années qui suivent. Ce n’est guère qu’après une vingtaine d’années qu’on est ou mis à sa place ou tout-à-fait oublié ; selon qu’on a mérité la gloire ou l’oubli.

Il est curieux de parcourir les articles de peinture qui furent écrits de 1800 à 1820 dans les divers journaux et recueils du temps ; l’école du bas relief était alors à son apogée. David trônait ; c’était le Napoléon de la peinture ; Gérard, Guérin, Gros, Girodet, Lethière, étaient les grands officiers de sa couronne, ses maréchaux ; Vincent, Meynier, Menjaud, Thévenin, Landon, Robert Lefèvre, Picot et autres, ses généraux et ses officiers subalternes. Le reste de l’école s’organisait militairement ; chaque nouvelle recrue était enrégimentée et prenait son rang de taille. S’il y avait quelques idéologues, quelques novateurs, quelques mécontens dans l’empire des beaux-arts, car Napoléon-David avait, lui aussi, absorbé la république, ils se taisaient, et pas un journal n’eût ouvert ses colonnes à ces raisonneurs. Il faut voir comment étaient traités les dissidens qui, à défaut d’une tribune pour exprimer leurs griefs, protestaient par leurs actes dans les expositions du temps, comme Gros dans ses jours de capricieuse indépendance, comme Ingres qui avait l’audace de vanter Raphaël à la face de David, comme Prudhon qu’on ne put jamais rallier. Peu s’en fallut que ces derniers ne fussent mis hors la loi, et chassés ignominieusement du sanctuaire des arts, ainsi qu’on appelait alors le salon.

L’art grec toutefois tendait dès-lors à une transformation nouvelle, et une sourde réaction commençait contre l’école du bas-relief, réaction militaire et ossianique sous l’empire, chrétienne pendant les premières années de la restauration ; mais cette réaction était faible, timide, et comme ignorante d’elle-même. Les mouvemens brillans et rapides de nos armées qui parcouraient le monde comme les Romains d’autrefois, l’ardeur et l’enthousiasme de nos soldats, le génie merveilleux de l’homme qui les commandait, eussent sans doute inspiré des chefs-d’œuvre tout nouveaux à des hommes moins préoccupés de l’art antique et des formes grecques ; et cependant, au lieu de retracer ce qu’ils voyaient, et de peindre l’homme héroïque du XIXe siècle, l’homme qui combattait, qui mourait ou qui triomphait sous leurs yeux, tous les grands artistes de l’époque, à quelques exceptions près, regardèrent comme indigne d’eux cette nature présente et actuelle et laissèrent à ceux qu’ils appelaient dédaigneusement peintres de genre, le soin d’exprimer ces détails, ou terribles, ou touchans, qu’ils trouvaient trop vulgaires pour leur pinceau. Quant à eux, ils continuèrent le bas-relief, se contentant de revêtir des glorieux uniformes du temps leurs statues antiques, déjà cent fois peintes, ou leurs mannequins posés à la grecque. Hercule couvrit ses fortes épaules d’une cuirasse et mania l’espadon, Bacchus endossa l’uniforme d’un hussard, Apollon prit celui d’un grenadier, Diane et Vénus devinrent cantinières, et l’Amour grec battit la caisse.

Dans les premières années de la restauration, les arts étaient encore soumis au régime de la monarchie absolue. L’art gréco-militaire s’était, il est vrai, encore une fois transformé ; le jour de l’abdication du grand empereur, il avait déposé l’uniforme, et de militaire il était devenu chrétien. La cour allait à la messe, le roi communiait, nos héros faisaient leurs pâques, les aumôniers donnaient des places, distribuaient des faveurs et tenaient les clés du coffre fort de l’état. Les peintres comme les guerriers et les poètes ont toujours été quelque peu courtisans, et soit que, comme certaines fleurs, ils aient besoin de rayons dorés pour se développer et briller de tout leur éclat, ils se tournent volontiers du côté du soleil levant. Or le soleil de ce temps-là était un soleil des plus orthodoxes. Ses bénignes et mystiques influences firent donc éclore force talens chrétiens, pâles talens que la récente invasion des peintres espagnols nous fait trouver plus pâles encore. La conversion des impériaux et des grecs fut rapide et complète ; nos peintres, à l’instar des prêtres païens qui passaient à la religion du Christ, métamorphosèrent leurs Vénus en saintes Vierges, leur Apollon en saint Michel, leur Neptune en saint Nicolas, leur Jupiter en saint Pierre, et les Grâces, sœurs de l’Amour, devinrent les trois vertus théologales.

L’impulsion chrétienne donnée à l’école fut plus générale et plus vive encore que l’impulsion militaire ne l’avait été. Le fond cependant demeura toujours grec ou classique. Il y avait mouvement de l’école sur elle-même, transformation ; il n’y avait pas encore révolution. Mais chaque jour les novateurs devenaient plus nombreux, le dégoût de l’imitation devenait plus profond, on voulait du neuf, et la soif de l’indépendance gagnait les masses. Les puissans de la peinture n’étaient néanmoins nullement disposés à transiger. Aussi un beau jour y eut-il insurrection ; les princes de la veille furent assiégés dans leurs palais, leurs statues furent lestement descendues de leurs piédestaux. Ces enfans qui avaient battu et baffoué leurs pères, furent battus et baffoués à leur tour, et la révolution devint imminente. Malheureusement au milieu de tout ce beau mouvement qui accompagnait une réaction si subite et si violente, il se glissa dans la nouvelle république des arts un peu d’anarchie. Quelques indignes essayèrent de s’emparer des premières places qu’ils déclaraient vacantes ; des charlatans se donnèrent des airs de chefs de parti et se posèrent en grands hommes, et, comme à une autre époque, les faiseurs de souliers avaient voulu faire des lois, beaucoup de peintres d’enseigne s’essayèrent à peindre des tableaux, et les badigeonneurs s’occupèrent de peinture monumentale.

Cette révolution ne devait cependant pas s’accomplir sans que ceux qui occupaient les hautes dignités de l’art, et qu’elle voulait en dépouiller, ne fissent une belle défense. Établis dans ces fortes positions appelées positions acquises, ils soutinrent chaudement la guerre du présent contre le passé, et repoussèrent toute pensée de perfectibilité et de progrès dans l’art, à l’aide de ces sophismes de préjugé et d’autorité qu’emploient si volontiers les vieilles écoles qui dominent, comme les vieux partis qui sont au pouvoir. Balzac, qu’on regarda dans son temps comme un beau génie et qui n’était qu’un bel-esprit phraseur, n’a-t-il pas écrit il y aura tantôt deux siècles : « Nous ne sommes pas venus au monde pour faire des lois, mais pour obéir à celles que nous avons trouvées. À quoi bon chercher du nouveau ? Les enfans feraient mieux de se contenter de la sagesse de leurs pères comme de leur terre, de leur soleil. » Les vieilles écoles dont la manière a prévalu, disent comme Balzac : Qu’avons-nous besoin de nouveau ? N’avons-nous pas atteint le but ? Est-il possible de le dépasser ? — Oui, sans doute. — Par-delà la grande muraille, sur les bords du fleuve jaune, l’immobilité peut être regardée comme la perfection ; mais cette idée chinoise n’a pas cours chez les habitans des bords de la Seine. L’esprit humain doit toujours marcher en avant, et dût-il reculer de deux pas pour avancer d’un, à la longue il avance. Ce n’est pas l’inexpérience qui est la mère de la sagesse, c’est l’expérience. Si entre deux individus contemporains, le plus âgé a le plus d’expérience, il n’en est pas de même entre deux générations, celle qui précède ne peut en avoir autant que celle qui suit. Ce qu’on a appelé la sagesse du bon vieux temps, ne serait-ce pas plutôt l’inexpérience du jeune temps ? car le temps d’autrefois, le temps où vécurent nos pères, fut bien réellement le jeune temps, et le vieux temps n’est pas encore venu.

Quoi qu’il en soit, il fallut bien des paroles et bien des pages pour prouver que le mieux n’était pas tout-à-fait l’ennemi du bien, et que, parce qu’on était, ou qu’on croyait être arrivé au bien, on n’en devait pas moins chercher le mieux. Mais à la longue, et à force de répéter cette idée, on parvint à la loger dans la tête du public. Les raisonnemens des novateurs commençaient à faire justice des sophismes des partisans du statu quo ou de l’immobilité dans les arts ; il fallait maintenant faire prévaloir les œuvres et triompher dans la pratique comme dans la théorie. Avouons-le, ce triomphe fut loin d’être complet ; la foule des pillards, qui, voyant le commencement de la déroute des classiques, se mêlaient dans les rangs de l’armée des novateurs, compromit le succès de leur cause. Un moment même on la regarda comme tout-à-fait perdue, car les grecs, se voyant débordés, essayaient encore une nouvelle transformation, et cherchaient le gracieux par opposition aux formes un peu rudes de leurs adversaires ; la Psyché de Picot et la Galathée de Girodet furent la dernière expression de cette manière. Elle reconquit un instant les suffrages du public, qui fut sur le point d’abjurer le nouveau culte et de retourner aux vieilles idoles. Fort heureusement pour les novateurs et pour la cause de l’art véritable, qui ne peut que gagner à l’indépendance et à l’absence de la routine, l’homme qui se trouvait alors à la tête du mouvement était un de ces génies vigoureux que n’arrêtent dans leurs audacieuses tentatives, ni la résistance obstinée de leurs adversaires, ni la folie de leurs partisans.

Par horreur du style de ceux qui les ont précédés et contre lequel ils sont en révolte, et par une sorte d’esprit de contradiction qui fait les grands artistes, les novateurs sont portés à exagérer les défauts qu’on leur reproche, défauts qui sont d’ordinaire l’opposé de ce style. Michel-Ange est outré, parce qu’il est venu après une époque de peinture froide et pétrifiée ; mais s’il n’était pas outré, aurait-il ses grandes qualités, serait-il Michel-Ange ? David avait été précis et rigoureux dans son dessin, froid dans sa couleur, parce qu’il succédait aux Vanloo. Le peintre qui se plaça à la tête de ceux qui s’insurgeaient contre l’école du bas-relief, devait réactionnairement être le peintre du mouvement violent et de l’expression énergique. Ce peintre, c’est Géricault ; le tableau du Radeau de la Méduse est la plus haute expression de son talent, qui ne put se développer et porter tous ses fruits.

La Méduse était un acte de double opposition, opposition artistique et opposition politique ; aussi cette toile fut-elle froidement accueillie par les juges qui, en matière d’art, décidaient alors du bien et du mal. On avait daigné ouvrir les portes du Musée à cette effrayante croûte, répétaient les plus surannés d’entre eux, pour que le public se chargeât de la leçon.

« Il me tarde d’être débarrassé d’un grand tableau qui m’offusque lorsque j’entre au salon, écrivait, dans un compte-rendu du salon de 1819, un homme[1] qui avait longuement disserté sur la philosophie de l’art, sur le beau, et qui se plaçait à la tête des juges de l’époque ; je vais parler du Naufrage de la Méduse.

« Ce n’est pas assez que de savoir composer un sujet ; ce n’est pas assez que d’en distribuer les masses, que d’en dessiner habilement les figures, que d’en varier les expressions ; ce ne serait pas même assez que de s’y montrer savant coloriste : avant tout, il faut savoir le choisir. Or, je vous le demande, une vingtaine de malheureux abandonnés sur un radeau, où leur destinée devient le triste jouet de la faim, d’un ciel inclément et d’une discorde plus rigoureuse encore, est-elle bien faite pour offrir au pinceau l’occasion d’exercer son talent ?… Le moment saisi par l’artiste est précisément celui qu’il fallait éviter. Il s’est décidé à représenter le radeau des naufragés de la Méduse après leur triste abandon dans des mers désertes, tandis qu’il avait le choix de nous les retracer ou quand la hache fatale tranche les câbles qui les retiennent encore attachés à la chaloupe de la frégate française, ou quand l’équipage d’un brick anglais vient à recueillir leur infortune… Il eût pu varier mieux les expressions de ses personnages ; les marins du brick qu’il eût mêlés à ceux du radeau lui eussent fourni des contrastes et des oppositions toujours précieux dans les tableaux de ce genre. »

Voilà comme on entendait la théorie du beau et la critique philosophique en 1819 ; en revanche, le même écrivain, qui faisait si intrépidement la leçon à Géricault, portait aux nues le tableau de l’Amour et Psyché, cette froide et gracieuse enluminure de Picot, et la Galathée de Girodet. « Je m’arrête, s’écriait-il après plusieurs pages d’éloges dithyrambiques, Girodet a transporté le marbre sur la toile ; d’un même coup il a dompté deux élémens rebelles, et je ne suis pas Rousseau pour reproduire de tels prestiges ! »

Le déchaînement fut tel que Géricault était quelque peu découragé quand sa toile revint du Musée dans son atelier. Il persista cependant, il continua ses fortes études. Il rêvait un tableau colossal de la retraite de Russie, qui eût été un chef-d’œuvre dans le genre terrible, s’il eût tenu les promesses de la Méduse ; mais la mort l’arrêta à son début, avant qu’il eût pris la place dont il était digne.

À la mort de Géricault, la révolution dans les arts n’était pas encore accomplie. Comme ses héritiers ne trouvaient pas d’acheteur pour le tableau de la Méduse, on fut sur le point de mettre la toile en pièces et de la vendre par morceaux. On doit la conservation de la Méduse au goût éclairé d’hommes d’autant plus dignes d’éloges qu’ils eurent peut-être quelques répugnances à vaincre pour engager le gouvernement d’alors à en faire l’acquisition.

Il n’est pas facile de dire jusqu’où fût allé Géricault s’il eût vécu ; mais il est hors de doute qu’il n’y avait qu’un homme de génie qui pût faire le tableau de la Méduse en 1819, un homme qui, à un certain tempérament de verve et d’enthousiasme, joignît la volonté, chose plus rare qu’on ne pense, et qui seule pourtant fait les hommes supérieurs. L’enthousiasme sans la volonté, c’est le feu sans aliment. On a dit : le génie, c’est de la patience ; patience est sans doute là synonyme de volonté. Le talent et la volonté font presque un homme de génie ; le génie et la volonté produisent ces hommes rares qui donnent leur nom à leur siècle, les Vinci, les Raphaël, les Michel-Ange, les Corneille, les Milton. Géricault avait plus que de l’enthousiasme, il avait la science et la volonté. N’eût-il eu que de l’enthousiasme, à l’époque où il parut, c’eût été déjà quelque chose. L’enthousiasme sans la science et la volonté jette dans le faux et l’extravagant ; mais, à tout prendre, je préfère le style extravagant au style plat.

Géricault avait, en outre, le rare mérite d’être vraiment l’homme de son siècle. Il sentait le beau antique, mais il croyait aussi au beau moderne, et ce beau il le cherchait ailleurs que dans des monumens ; il le cherchait autour de lui, dans ce monde qui l’entourait et au milieu duquel la nature avait voulu qu’il vécût. Géricault aimait de passion tout ce qui était grand, tout ce qui était beau, tout ce qui était nouveau ; il eût fait un voyage pour voir un beau cheval et le dessiner. Supérieur en cela aux peintres de l’empire, il avait su comprendre la grandeur et la beauté du soldat moderne. Son cuirassier colossal et son hussard en sont la preuve ; c’est le réel poétisé autant qu’il peut l’être. On a dit que Géricault avait étudié sous Gros, qu’il avait profité de ses leçons, mais qu’il n’eût jamais surpassé son maître. C’eût été déjà quelque chose d’égaler Gros, qui n’eut que le seul tort de se soumettre trop aveuglément aux décisions de juges incapables, aux caprices d’une opinion passagère ; mais nous croyons que, précisément parce qu’il avait vu Gros, Géricault l’eût surpassé : Géricault, lui, ne se laissait guère influencer et n’avait aucune de ces complaisances d’ami qui perdent les plus beaux génies en les empêchant d’être eux. Géricault, en un mot, avait plus que la science, il avait la volonté énergique.

Nous avons dit que Géricault croyait au beau moderne, et qu’il l’eût peut être trouvé. D’habiles praticiens, nous le savons, désespérant sans doute d’atteindre à ce beau moderne, ont jugé plus simple de le déclarer impossible ; il n’existe, disent-ils, qu’une seule espèce de beau, qui n’est ni moderne ni ancien, et qui, depuis long-temps, a été trouvé : c’est ce beau qu’il faut continuer, s’il se peut, et non dénaturer par de folles et impuissantes tentatives.

Est-il vrai que l’art ait dit son dernier mot il y a deux mille ans et plus, dans ce petit pays montagneux appelé la Grèce ? Autant vaudrait dire que l’espèce humaine a dégénéré depuis deux mille ans ; que ce que l’homme a fait autrefois, l’homme ne peut plus le faire aujourd’hui.

On a long-temps disputé du beau. Les uns l’ont vu dans telles ou telles formes, et l’ont proclamé variable ; les autres ne l’ont vu que dans une certaine forme déjà trouvée, et l’ont déclaré immuable ; quelques-uns, fatigués de ces contradictions et du vide de ces disputes, ont mis en doute son existence ; les derniers arrivans, qui se sont cru le plus sages, ont voulu accorder les opinions contraires, et ont dit : « Le beau est immuable, le goût seul est mobile. »

Cet axiome, énoncé d’une manière si positive, a tout l’air d’une vérité, et n’en est pourtant pas une. Sans nous enfoncer dans une ténébreuse métaphysique, essayons brièvement de dégager le vrai du faux.

Sans doute le goût est mobile, parce que le goût c’est le jugement de l’homme ; mais est-il vrai que le beau soit immuable ? Avant de proclamer le beau immuable, ne faudrait-il pas chercher d’abord ce que c’est que le beau et ce qu’on en sait, de même qu’avant de proclamer la vérité une, absolue, il est nécessaire de bien s’entendre sur ce que c’est que la vérité ? Le beau, comme le vrai, c’est un monde nouveau à explorer : l’homme vient à peine d’y poser le pied, et sa vue est bien courte. Le vrai est un, absolu ; le beau est immuable. Mais pourquoi le mensonge de la veille devient-il la vérité du lendemain ? pourquoi l’homme brise-t-il aujourd’hui la forme qu’hier il adorait comme parfaite ? C’est que l’erreur le conduit au doute, et le doute au vrai ; c’est qu’il n’arrive au bien et à la perfection qu’après une longue série d’essais ; au milieu de ces hésitations et de ces tâtonnemens, sa marche est lente, ses progrès sont peu sensibles. Aussi croyons-nous que ce beau qu’on prétend immuable, et qui, pour l’être, devrait d’abord être complet, n’est encore qu’une très faible partie d’un tout, à laquelle nous aurions grand tort de nous tenir, et que nous ne pouvons regarder comme complète.

Le beau antique, c’est ce beau qui réside dans l’extrême pureté du contour, dans la perfection, conventionnelle ou non, de la forme, dans l’accord rigoureux des proportions : Ce beau calme et précis, que peut si facilement détruire le mouvement, convient surtout à la statuaire ; mais ce n’est qu’une partie du beau. Le beau ne réside pas seulement dans la perfection de la forme, du contour ou des proportions ; il réside aussi dans l’expression, dans le mouvement, dans les attitudes, dans l’ensemble de la vie. En admettant que la beauté de la forme soit immuable, et que, pour les belles proportions, on doive s’en tenir aux statues antiques, à l’Apollon, au Méléagre, à la Vénus, ne doit-on pas, pour cette partie du beau, qu’on pourrait appeler beauté d’expression, beau expressif, ne doit-on pas laisser plus de latitude au génie ? ce beau expressif n’est-il pas mobile comme les goûts, comme les sentimens, comme la pensée de l’homme ?

La beauté du Moïse, de Michel-Ange, est autre que celle du Jupiter ; celle du Jésus, de Léonard de Vinci, autre que celle du Bacchus ou de l’Apollon ; celle des Vierges, de Raphaël, autre que celle de la Vénus ; celle de saint Jérôme agonisant, du Dominiquin, autre que celle du Laocoon. Si Michel Ange, Léonard de Vinci, Raphaël et le Dominiquin ont découvert les premiers ce beau expressif moderne, qui nous dit qu’ils aient atteint les dernières limites de l’art ? Un nouveau culte leur a fait trouver un nouveau genre de beauté, dont les artistes grecs ou romains ne pouvaient même avoir le pressentiment ; de nouvelles révolutions dans la pensée de l’homme, dans sa situation politique, dans ses croyances, ne conduiraient-elles pas à de nouveaux résultats, ne feraient-elles pas trouver un autre côté du beau, inconnu aux artistes chrétiens, et que nous non plus nous ne pouvons encore pressentir ?

Nous croyons donc que l’homme n’est arrivé ni au beau, ni au vrai complet, immuable, mais qu’il est en progrès vers l’un et vers l’autre Ce progrès est mêlé de temps d’arrêt plus ou moins longs, d’alternatives de découragement et de lassitude plus ou moins fatales ; mais il n’en existe pas moins. Ces grands siècles, où les arts brillèrent d’un éclat si splendide, que les hommes, étonnés eux-mêmes de leur ouvrage, crurent avoir trouvé ce beau si long-temps cherché, ces grands siècles ne sont que des époques où le progrès a été plus rapide et plus marqué, où l’on a fait un pas de plus vers le beau, où l’on s’en est le plus approché, comme, de nos jours, dans la critique et dans les sciences, on s’est le plus approché du vrai. Mais, pour le bonheur de l’homme, on est loin encore d’avoir rencontré la perfection ; si l’on y était parvenu, si l’on savait tout ce qu’on peut savoir du vrai et du beau, on n’aurait plus qu’à se reposer et à jouir, l’étude perdrait ses charmes, la satiété remplacerait le désir, le dégoût et l’ennui naîtraient au sein même de la jouissance, et la mort viendrait bientôt ; car la jouissance sans désir, le loisir sans étude, la vie sans action, c’est la mort.

L’école du bas-relief, attaquée franchement et avec colère par Géricault et ses disciples, un peu fanatiques comme les indépendans le sont toujours, était minée depuis long-temps par un ennemi plus sourd, mais qui n’en était pas moins dangereux, par un ennemi qui ménageait des coups dont il connaissait la portée, peut-être parce qu’il aimait mieux entrer tout simplement dans la place par les portes que lui ouvriraient les intelligences qu’il y pratiquait, que d’y pénétrer par la brèche, le fer d’une main, la torche de l’autre, au risque de tout saccager et de tout brûler. Cet ennemi, c’était M. Ingres.

M. Ingres sortait de l’atelier de David. Il avait néanmoins un violent désir de paraître original ; mais, quoiqu’il fût doué d’un esprit plus calculateur que Géricault, et d’une volonté pour le moins aussi énergique, à notre avis, il ne prenait pas le meilleur chemin d’atteindre le but. Il eût pu, cependant, faire comme le maître, et arriver à un prompt succès ; mais il avait une louable horreur de l’imitation directe, et un amour pour la ligne naturelle et précise, qui ne trouvait pas à se satisfaire dans une froide imitation de l’art grec, qui, trop souvent, simplifie la ligne pour lui donner de la pureté, et la simplifie aux dépens de la nature et de la précision. Il hésita donc à ses débuts. Il fit d’abord ses premières armes dans la phalange grecque. Jupiter et Thétis, Œdipe et le Sphinx, sont ses ouvrages de ce temps-là. Ces ouvrages le plaçaient convenablement dans la foule des artistes froids qui se partageaient l’admiration du public. Mais M. Ingres avait l’ambition d’un novateur ; il voulait sortir de ligne et faire école. Ses premiers succès l’avaient conduit en Italie ; là, il vit les chefs-d’œuvre des grandes écoles de peinture du XVe siècle et du XVIe siècle ; et l’homme, que l’imitation de l’art grec avait dégoûté, se laissa aller, plutôt par système que par entraînement, à l’imitation de l’art italien. L’école de David prêchait la ligne grecque, M. Ingres prêcha la ligne raphaélesque ; mais ses débuts furent malheureux. L’école de David, dans tout son éclat, jouissait alors de la puissance que donne le succès. On accusa M. Ingres de vouloir ramener l’art à son enfance, et Landon et d’autres critiques crurent lui dire une grosse injure en l’appelant le moderne Pérugin. M. Ingres n’en persista pas moins. Le moment du triomphe n’était pas arrivé, il le savait, mais il ne doutait pas qu’il arrivât. Il lutta donc avec une rare persévérance contre le non-succès, et contre la misère qui en est l’ordinaire compagne. Les injures qui écrasent les gens médiocres ne le découragèrent pas ; et comme la France ne voulait pas de lui, il se fit italien. Il vécut à Rome et à Florence, se nourrissant de Raphaël et de Michel-Ange dont il parlait beaucoup, de Giotto et de Girlandajo dont il parlait moins, et même de Lucas de Leyde et d’Holbein dont il ne parlait pas du tout. Là, il jetait péniblement les fondemens d’une école italico-allemande, et attendait sa prochaine exaltation. Il attendit long-temps, mais enfin son heure vint. Il sut habilement profiter du moment d’anarchie qui suivit la grande réaction anti-davidienne pour revenir à Paris, et frapper un coup d’éclat. M. Ingres ne se croyait pas moins que le Bonaparte de la peinture, et il rêvait un dix-huit brumaire dans la république des arts. Il espérait écraser tous les partis ou les rallier, et il ne put qu’en former un. Loin d’hériter du grand empire de la peinture comme il le pensait, il n’hérita que d’un de ses départemens. Les révolutionnaires et les anarchistes exploitaient le reste, et ne paraissaient pas disposés à se laisser jeter par les fenêtres. M. Ingres était habile ; il avait tâté le terrain ; le succès lui paraissait douteux ; il se contenta de sa portion de souveraineté, et il planta glorieusement sa bannière, où il avait écrit Raphaël, sur des limites disputées. Il rallia néanmoins bon nombre de partisans et fit école.

Il y avait peut-être un peu d’affectation chez le nouveau chef d’école, mais il y avait encore plus de conviction. Les vétérans de l’école de David sentirent bien qu’ils ne pouvaient résister à ses attaques. Cette fois ce n’était plus le mouvement désordonné, l’enthousiasme irréfléchi, qui les prenait corps à corps ; c’était un enthousiasme raisonné ; M. Ingres, d’ailleurs, procédait, comme eux, plutôt d’une école que de la nature, d’une école sévère qu’ils regardaient, eux, comme la fille de l’art grec. M. Ingres avait en outre le bon sens de remonter pour la peinture aux maîtres de la peinture, et non aux chefs-d’œuvre de la sculpture antique ; son style était abstrait comme le leur, mais d’une abstraction plus réelle et plus facile à concevoir. Au lieu donc de continuer la guerre qu’ils lui avaient faite autrefois, quand les classiques le virent chef d’école, ils lui ouvrirent leurs rangs, et le proclamèrent un des leurs. Il y eut dès-lors coalition entre l’art grec et l’art italien, entre Phidias et Raphaël, pour résister aux attaques des novateurs et repousser l’invasion des barbares, comme les coalisés appelaient les romantiques ; mais les barbares furent les plus forts.

Dès l’année 1822, M. Eugène Delacroix, l’élève de Gros et le compagnon de Géricault, avait ramassé les armes que laissait échapper la main défaillante de son ami. Ces armes, c’étaient un crayon, peut-être un peu trop fougueux, un pinceau intrépide, une palette effrénée. Il joignait à ces moyens de succès une noble confiance dans sa volonté, et un violent mépris de ses adversaires, qu’il avait le bon goût de cacher. Du reste, la force du novateur n’était pas de la force brutale. Il ne manquait ni de science, ni de raisonnement, et il avait infiniment d’esprit, pas assez, cependant, pour éteindre l’imagination. Il avait bien aussi des côtés faibles, comme nous le verrons tout-à-l’heure ; mais les hommes énergiques, les oseurs, plaisent peut-être autant par leurs côtés faibles que par leurs qualités. Dante et Virgile conduits par Phlégias dans les enfers annonçait un peintre énergique ; le tableau du Massacre de Scio démasqua le chef de parti, le révolutionnaire. Quelles que fussent les imperfections de cet ouvrage, ses qualités étaient singulières et puissantes. Cette fois le succès fut complet, et la phalange des Grecs d’autrefois fut enfoncée par ces Grecs modernes. L’école classique se vengea de sa défaite par de mordantes épigrammes, par des critiques souvent fondées, s’attaquant principalement à la forme, défectueuse quelquefois. Ces critiques et ces épigrammes, c’étaient les flèches que le Parthe décoche en fuyant ; elles blessaient cruellement, mais la déroute des partisans de l’antique n’en était pas moins complète.

Un homme d’une intelligence vive et supérieure, un de ces hommes qui comprennent tout, qui saisissent tout, et qui, après un jour d’étude, savent tout ce qu’on peut savoir d’un sujet, était venu aider au succès des novateurs. Cet homme, qui devait jouer plus tard un rôle politique si animé et tourner d’un autre côté les ressources d’un immense esprit, faisait alors de la critique d’art dans un journal[2]. Par une singulière anomalie, tout en se proclamant admirateur de David, que du reste il séparait de son école, et en se déclarant classique, M. Thiers, cet ardent critique, se passionnait pour la nouveauté, prêchait, sans trop le vouloir, la révolution dans les arts, comme plus tard il la prêcha dans la politique, et développait ses idées, pleines d’aperçus ingénieux, de points de vue neufs et étendus, avec cette forme nette et rapide, cette audacieuse éloquence qu’on lui connaît. Le secours inattendu d’un auxiliaire si puissant décida la victoire des novateurs. « Delacroix, disait-il dans un de ses articles sur le salon de 1822, Delacroix a surtout cette imagination de l’art qu’on pourrait en quelque sorte appeler l’imagination du dessin ; il jette ses figures, les groupe, les plie à volonté, avec la hardiesse de Michel-Ange et la fécondité de Rubens. » Cet éloge magnifique du chef de l’école nouvelle, qui comptait dans ses rangs tous les talens indépendans, MM. Schnetz, Delaroche, Horace Vernet, les Scheffer, les Johannot et tant d’autres, oseurs et nouveaux chacun à sa façon, doubla ses forces. Chassés de leurs dernières positions, les classiques capitulèrent, et l’art fut déclaré franc.

Il se faisait alors dans le monde des arts un mouvement extraordinaire. Dans les lettres comme dans la peinture, la vieille école de l’empire était attaquée avec une furie singulière. Les écrivains, poètes ou prosateurs, comme les peintres, appelaient une révolution de tous leurs vœux, déployaient les mêmes étendards, se servaient des mêmes mots de ralliement, s’escrimaient avec les mêmes ames. M. Victor Hugo marchait au premier rang des croisés littéraires, comme M. Eugène Delacroix au premier rang des artistes. M. Hugo et M. Delacroix, commençant le mouvement, se croyaient obligés de parler plus haut qu’ils ne l’eussent peut-être voulu, de prêcher en quelque sorte. Pour être mieux entendus et mieux compris de la foule, les réformateurs doivent outrer leur pensée, grossir leur voix, et dépasser le but pour l’atteindre. Quand ils ont fait de nombreuses conversions et qu’ils sont assurés des sympathies de la jeunesse, qui fait la force, ils redeviennent vrais et naturels, ils ménagent leurs poumons, et ils se font entendre à demi-mot. Ils préfèrent la nouveauté simple et belle de sa simplicité à la nouveauté outrée, maniérée, bizarre.

Quoi qu’il en soit, il y avait analogie entre les deux novateurs, M. Hugo et M. Delacroix ; tous deux étaient prodigues de couleurs vives et tranchantes, et possédaient si bien la science des grands coloristes, qu’ils étaient tout-à-fait disposés à sacrifier le fond à l’enveloppe, la pensée à l’expression. Le peintre néanmoins avait plus d’étendue d’esprit que le poète. Il était plus rationnel dans les sacrifices qu’il faisait à la couleur, la couleur étant une des parties constitutives de son art, tandis qu’elle n’est qu’un des accessoires de la poésie. Il y avait aussi plus de pensée sur la toile du peintre que dans les pages de l’écrivain. Le peintre, comme le poète, témoignait peut-être un dédain trop marqué pour la vérité simple, toute nue, et pour la perfection du contour. Ce fut là sans doute une des nécessités attachées à leur titre de révolutionnaires. L’horreur du beau vulgaire et de la correction froide les poussait aux excès contraires. Nous ne sommes pas de ceux qui croient que le génie doit s’envelopper de nuages ; et qui regardent l’obscurité comme un indice de supériorité. Nous reprocherons donc aux deux novateurs leur manque de clarté dans la pensée, leur manque de netteté dans l’expression. Ces défauts proviennent, chez l’un et chez l’autre, de la multiplicité des détails et de la trop grande importance attachée au métier. Tous deux sont en effet prodigues d’accessoires, encore par esprit de réaction contre la stérilité de leurs devanciers ; malheureusement les accessoires trop nombreux morcellent l’intérêt et font papillotter l’idée, loin de la développer ou de la fortifier. Si M. Hugo veut chanter Canaris, il débute par une longue énumération de pavillons de diverses nations. M. Delacroix peignant Sardanapale entasse sur le premier plan de son tableau des monceaux de vases, d’aiguières, de cassolettes, de têtes d’éléphans. L’œil et l’esprit s’occupent de la rare perfection avec laquelle ces objets sont décrits ou peints, et oublient le sujet principal du poème ou du tableau, dont ils sont trop long-temps distraits. Quant à la manière dont M. Hugo et M. Delacroix emploient la couleur, elle a aussi beaucoup d’analogie, sans être identiquement semblable. Il y a chez l’un et chez l’autre la même recherche et la même puissance d’effet, le même dédain du fini, le même laisser-aller de la touche ; M. Hugo empâte ses vers, comme M. Delacroix ses tableaux. On voit trop la plume chez l’un, la brosse chez l’autre. Seulement le peintre a plus d’esprit, de naturel et de souplesse, que le poète. Il est parfois sauvage, il n’est jamais faux. Il est plus juste envers lui-même et il se connaît mieux ; aussi, à notre avis, M. Eugène Delacroix restera-t-il plus grand peintre que M. Victor Hugo grand poète.

En poésie comme en peinture, la couleur est beaucoup sans doute, mais la forme est plus encore. La forme seule est froide, mais c’est toujours la forme ; que serait la couleur sans la forme ? La forme seule sans la couleur est compréhensible et satisfait à certaines conditions de l’art ; qui pourrait comprendre la couleur sans la forme ? De là naît l’obscurité de ces tableaux où la netteté des contours et de la forme est sacrifiée à la couleur et à l’effet ; de là le peu de popularité de leurs auteurs. Sans doute le public aime la couleur, mais les tableaux qui s’emparent de prime abord de ses sympathies sont ceux où un coloris éclatant et une profonde connaissance du clair-obscur font valoir des formes précises et une conception simple. Les tours de force de clair-obscur et les bruyans effets de couleur l’étonnent un moment, mais bientôt le laissent froid et fatigué. La façon rapide dont il s’est dégoûté de ces tableaux bizarres, dont l’effet avait été si spirituellement comparé à celui d’un coup de pistolet tiré dans une cave, en est la meilleure preuve. En revanche, des coloristes superficiels, des dessinateurs plus ingénieux que savans, mais qui cependant s’étudiaient à ne jamais sacrifier la forme, à ne jamais perdre le contour, et à exprimer nettement leur pensée, ont obtenu ses applaudissemens et ses faveurs, témoin MM. Horace Vernet et Paul Delaroche ; M. Horace Vernet, qui improvise une page historique ou épique comme une aquarelle ; M. Delaroche, qui travaille davantage ses sujets et qui cherche surtout le drame vif et saisissant, où l’intérêt saute aux yeux. Tous deux sont clairs, féconds, intéressans, tous deux possèdent sans nul doute d’admirables qualités, tous deux ont obtenu un succès de vogue, mais la postérité, comme leur public, les rangera-t-elle au nombre des peintres de génie ? Il est permis d’en douter ; eux-mêmes n’en sont pas bien certains, puisque chaque année ils tentent de nouveaux efforts ou essaient de nouvelles transformations. Ces deux talens sont néanmoins les plus populaires de l’époque, et, nous le répétons, ils doivent surtout la popularité dont ils jouissent à un certain respect pour la forme. Ce respect, ou plutôt cette religion de la forme, peut seul fonder une gloire durable. Cette vérité doit préoccuper avant tout l’école qui a récemment triomphé, et dont M. Eugène Delacroix est l’un des chefs les plus résolus et les plus constans. C’est surtout dans les efforts que l’on tente pour arriver à la perfection de la forme que la persistance de la volonté est nécessaire. Géricault le savait bien, et s’il eût vécu, il fût peut-être devenu plus grand dessinateur que M. Ingres lui-même. En effet le dessin ne consiste pas seulement dans la précision du contour, mais encore dans une certaine manière puissante d’accuser la grande charpente du corps, dans une certaine façon résolue d’écrire nettement et finement l’attache. Les successeurs de Géricault feront bien d’y songer sérieusement, car, nous devons le dire, ils pèchent surtout par le dessin, et ils paraissent manquer de cette force de volonté qui seule conduit à la correction ; la fougue les emporte ; ils croient aux caprices de la forme comme aux caprices de la couleur, et ils se satisfont trop aisément de l’à peu près. La ligne est capricieuse sans doute, mais, même dans ses caprices, elle est rigoureuse, elle est juste ; il faut vouloir, tout en la suivant dans sa mobilité et ses ondulations infinies, se soumettre à sa rigueur et à sa justesse.

II.

Le jour où l’art fut déclaré franc, la grande guerre de classique à romantique cessa ; beaucoup de vaincus passèrent aux vainqueurs, puis les deux armées se débandèrent et formèrent de nombreux corps de partisans maraudant chacun pour son compte. Il y eut de nouveau un moment d’anarchie que beaucoup déplorèrent, mais à tort ; car cette anarchie qui suit les révolutions est féconde, elle détrône les gens sans talent et donne occasion au plus fort et au plus habile de se placer au premier rang. Nous n’en sommes encore aujourd’hui qu’au moment du travail de la fécondation ; la charrue et la herse ont retourné et sillonné la plaine dans tous les sens, la terre est riche et bien remuée, la moisson viendra. En continuant l’image, nos expositions du Louvre pourraient se comparer aux premières coupes qui donnent plus d’énergie à la sève, et qui, parmi beaucoup de tiges vertes, offrent au moissonneur quelques fleurs précoces et brillantes, quelques épis déjà mûrs. Mais ces expositions sont peut-être trop fréquentes, et il est à craindre qu’au lieu d’enrichir la sève, elles ne finissent par l’épuiser. Cependant l’abondance est extrême dans chacune de ces expositions annuelles, et cette abondance a droit d’étonner. Ce qui ne nous surprend pas moins, c’est que par notre siècle de positivisme et d’industrialisme, comme disent ceux qui font des mots nouveaux pour de vieilles choses, chaque année le nombre des hommes qui s’occupent de l’art de la peinture devienne de plus en plus considérable. L’or est tout, répète-t-on par-dessus les toits, et l’utile est le seul chemin qui conduise à la fortune. L’or est tout, et voilà cependant plusieurs centaines d’hommes plus ou moins heureusement doués qui se résignent de gaieté de cœur à s’en passer, car pour un qui bat monnaie avec la gloire, combien y en a-t-il qui n’obtiennent ni gloire ni argent ! Il y a là un désintéressement et un renoncement au bien-être qui pourraient faire croire à la vocation de la plupart de nos artistes, si le résultat de leurs efforts ne témoignait trop souvent de leur impuissance. Sans nul doute les gens de talent, les praticiens habiles, sont plus nombreux que jamais, mais les hommes d’élite sont rares. C’est de ceux-là surtout que nous nous occuperons avec quelque détail. Une exposition annuelle n’est qu’un moment dans l’histoire de l’art, qu’une époque dans la vie d’un peintre ; nous ne voulons donc pas donner à une seule de ces expositions plus d’importance qu’elle n’en mérite : nous constaterons seulement où en est l’art aujourd’hui, sans prétendre pour cela juger l’école sur un seul aperçu.

Parmi ceux qui cultivent la grande peinture et dont nous avons les ouvrages sous les yeux, car nous ne nous occuperons pas des absens, MM. Schnetz, Steuben, Delacroix, Gigoux, Ziegler, Brune et Devéria, sortent de ligne et méritent, chacun par des qualités fort diverses, d’être placés aux premiers rangs. MM. Schnetz et Steuben sont de ces talens faits, arrivés à leur maturité, qui n’étonnent plus et qui n’excitent plus le bruyant enthousiasme de la foule, parce qu’ils sont bien connus, mais qui n’en possèdent pas moins un incontestable mérite. La Bataille de Cérisoles, de M. Schnetz, se rapproche par la disposition, des grandes compositions de Gérard. Le Comte d’Enghien recevant, après la victoire, les prisonniers et les drapeaux enlevés à l’ennemi, ressemble beaucoup trop peut-être à Henry IV recevant les clés de Paris. Mais si la disposition est pareille, l’ensemble du tableau n’a ni la même froideur ni la même harmonie ; la couleur en est plus solide, la pensée plus énergique. La partie gauche du tableau, mais principalement le groupe des blessés, sont traités de main de maître. On retrouve là quelques-unes de ces têtes pleines d’une expression forte et contenue, comme le peintre de Sixte-Quint, de Mazarin mourant et du Vœu à la Madone en sait faire. Le dessin, mais surtout le mouvement et la couleur du cheval monté par le comte d’Enghien, dénotent une inexpérience fort pardonnable chez M. Schnetz, peintre de batailles par occasion, inexpérience que nous n’aurons certainement pas à lui reprocher une seconde fois, car M. Schnetz, qui sait si bien traduire les impressions morales et faire penser sa toile, doit avoir hâte de retourner à des scènes d’un pathétique plus simple. Si M. Schnetz rappelle Gérard, la Défaite d’Abdérame par Charles-Martel, de M. Steuben, rappelle les batailles de Gros. On y trouve la même fougue, la même chaleur et le même en-train de combat ; cependant la confusion y est plus apprêtée ; quoique fort savante, la couleur en est plus froide ; et si le jet des masses ne manque ni de mouvement ni de grandeur, chacun des personnages principaux, pris isolément, a quelque chose de raide et de théâtral qui nuit singulièrement à l’intérêt. C’est un tableau dans le genre admiratif, qui rappelle les tragédies de Corneille : tout y est grand, tout y est pompeux, mais la sympathie a peine à naître. M. Steuben est sobre d’accessoires, il tient en cela de l’école de David. En général, ceux qui accompagnent sa composition sont bien choisis. La croix de pierre au pied de laquelle vient mourir le dernier effort de l’armée sarrasine, est habilement placée au centre du champ de bataille ; mais M. Steuben ne lui a-t-il pas donné trop d’importance, et le modèle architectural qu’il a choisi n’est-il pas plutôt du XIIIe que du VIIIe siècle ? La hache en forme de marteau que le chef de l’armée victorieuse brandit sur sa tête, et qui domine l’ensemble de la composition, en fait merveilleusement comprendre le sujet, et c’est à tort que la critique a accusé cet accessoire de puérilité. Cette bataille de M. Steuben est l’une des meilleures du salon ; ses portraits seraient aussi des ouvrages supérieurs dans leur genre, si l’on y trouvait plus d’animation, une couleur plus vraie et plus de relief.

Un tableau qui se distingue surtout par ces qualités, l’animation, la couleur et le relief, et qui est un chef-d’œuvre dans le genre expressif, c’est la Médée, de M. Delacroix. M. Delacroix, peintre de la Médée, étonne au premier moment la critique qui, s’arrêtant superficiellement au choix d’un sujet mythologique, pourrait croire à une conversion ou du moins à quelque transaction de la part du chef de l’école nouvelle ; mais il suffit d’un regard jeté sur la toile de M. Delacroix pour voir qu’il s’est peu soucié d’être classique ou romantique, et qu’avant tout il a voulu être lui. M. Delacroix a-t-il eu l’intention de dérouter les imitateurs, comme quelques-uns le prétendent ? nous ne le croyons pas non plus : il a senti et il a peint. Goëthe revint sur ses pas pour diriger la révolution dramatique qui s’égarait, et fit son chef-d’œuvre d’Iphigénie. Mais, quoi que Schlegel ait pu dire, Iphigénie n’était ni plus grecque ni plus classique que Goetz de Berlichinger ; Iphigénie était la fille de l’imagination de Goëthe, comme Médée est la fille de l’imagination de M. Delacroix. Goëthe est tout aussi métaphysicien dans Iphigénie que dans Faust ; ses personnages discutent longuement sur la vie, sur le destin, sur l’ame : ce sont des Allemands baptisés et habillés à la grecque. M. Delacroix est toujours le Delacroix fougueux, expressif, heurté du Massacre de Scio ; il ne se donne pas même la peine de changer la forme, et peut-être a-t-il tort. Néanmoins sa Médée sera toujours vraie, parce qu’avant tout elle est femme passionnée. C’est la terrible et jalouse fille d’Aëtes, qui, s’enfuyant avec son amant, a semé les membres de son frère sur le chemin de son père, ne trouvant que ce moyen de ralentir la course du vieillard. Elle a tout sacrifié pour Jason, elle se voit trahie par lui, et dans sa fureur elle a envoyé à sa rivale une magique parure qui l’a tuée. Jason la poursuit ; malheur à lui s’il l’atteint ! La tête de Médée haletante et regardant en arrière est superbe d’expression. Tout le corps de la magicienne est frappé d’un brillant coup de lumière, le front seul et les yeux sont dans l’ombre ; ce front dans l’ombre et ce regard terrible et voilé sont d’un admirable effet. L’ensemble du mouvement de la figure est plein de fureur et de sentiment. La façon sauvage dont Médée retient ses enfans qui crient et s’agitent dans son giron comme deux lionceaux effrayés, prouve déjà que son cœur a perdu toute tendresse et toute pitié. Femme furieuse et trompée, elle n’est plus mère, et pour se venger d’un perfide époux, elle déchirera ses enfans de sa propre main, si leur mort peut le désespérer. Ces calculs du désespoir et de la fureur agitent l’ame de Médée : se venger et mourir, c’est là sa seule pensée. Si sa bouche ne le dit pas, sa tête pâle qui se redresse comme la tête d’un serpent, son regard sombre, ses lèvres tremblantes et l’agitation fébrile de tout son être, l’expriment au plus haut degré.

La critique, qui s’attache de préférence à toute œuvre remarquable, a vivement reproché à M. Delacroix de n’avoir pas fait Médée plus belle ; Médée plus belle eût été moins vraie. De toutes les passions, la fureur est celle qui altère au plus haut point cette harmonie des traits de la face sans laquelle il n’est point de beauté. D’autres observations de détail sont plus fondées : l’ombre portée sur le front et le haut du visage se découpe trop sèchement. Elle ajoute singulièrement à l’effet, mais on la voudrait moins noire : l’attache de la main droite ne se comprend pas, la draperie est lourde, et l’on désirerait plus d’étude dans ses plis indiqués au bout de la brosse. Mais quand on jette avec autant d’abandon et d’énergie une figure sur la toile, il est bien difficile que toutes les parties en soient parfaitement correctes. La couleur de la Médée est éclatante et forte ; elle est surtout merveilleusement appropriée au sujet. M. Delacroix, dans son genre, comme M. Decamps dans le sien, sont les premiers coloristes de l’époque : c’est chose jugée.

M. Delacroix a été aussi heureux dans ses petites compositions que dans sa Médée, quoiqu’il s’y montre moins précis encore ; disons-le franchement, ses Convulsionnaires de Tanger et son Kaïd chef marocain ne sont guère que de magnifiques et puissantes esquisses ; le mouvement en est énergique et naturel, l’expression vivante et vraie ; si le dessin n’est qu’indiqué, la couleur qui revêt ces formes indécises est répandue sur toute la composition avec la profusion d’un homme qui connaît sa richesse et qui aime à en jouir. C’est du superflu qui plaît, du désordre splendide.

Les Convulsionnaires de Tanger sont les meilleurs de ces petits tableaux. L’ivresse du fanatisme possède bien tous ces hommes ; ils s’exaltent, ils jouissent, mais leur béatitude est douloureuse, et leur extase convulsive. Noués les uns aux autres par les bras, les yeux hagards, la bouche écumante, ils courent en trébuchant comme des gens ivres ; la foule qui les contemple s’étonne d’abord, mais bientôt l’ivresse la gagne, et tout ce peuple est prêt à se joindre au mouvement des convulsionnaires. L’œil des vieillards étincelle, les hommes s’agitent et rugissent, les femmes lèvent leur voile et regardent ces impudiques sans rougir. Il est telle figure de ce tableau qu’il est impossible d’oublier, une fois qu’on l’a examinée avec quelque attention : celle de l’homme brun placé au centre du tableau, par exemple, qui rejette en arrière sa tête pleine de souffrance et de volupté. L’enfant qui court en avant du cortége, et qui, tout en courant, se retourne et regarde, avec un mélange de terreur et d’étonnement confus, l’horrible foule, est dessiné avec une légèreté et un bonheur infinis. Il respire, il se meut, il vit. M. Delacroix possède au plus haut degré un genre de mérite fort rare, il choisit avec un tact merveilleux l’attitude la plus vraie, la plus conforme à l’état moral du personnage qu’il veut représenter, et il la fixe sur son tableau telle qu’il l’a conçue. Aussi toutes ses figures sont-elles possibles et humaines. M. Delacroix leur donne une ame en même temps qu’un corps. À l’aide du pinceau, il incarne en quelque sorte sa pensée sur la toile. C’est là beaucoup sans doute, mais ce n’est pas encore tout ; une figure ne vit pas seulement par la pensée et le mouvement, elle vit encore par la justesse de ses proportions et par l’accord exact, de chacune de ses parties ; que M. Delacroix ne l’oublie pas.

M. Gigoux se présente naturellement après M. Delacroix, pour opposer le système et le calcul au naturel et à la fougue. Nous ne prétendons pas dire pour cela que M. Gigoux manque absolument de naturel, ni que M. Delacroix ait renoncé à tout calcul. Tous deux ont fait de la peinture qu’on pourrait appeler réactionnaire, et ont ramené au Louvre ces Grecs et ces Romains qu’ils avaient aidé à en chasser, mais tous deux dans un but différent et avec une manière de voir diamétralement opposée : M. Delacroix, pour obéir à un caprice d’imagination, à son instinct d’homme énergique ; M. Gigoux, avec un parti pris raisonné, une volonté systématique. Nous avons tort peut-être d’appeler la peinture de M. Delacroix réactionnaire, car M. Delacroix n’a songé en aucune façon à faire de la réaction, soit contre lui-même, soit contre son école. La fuite de Médée furieuse lui a paru un excellent sujet de peinture vigoureuse et sentie, et il a peint la fuite de Médée. M. Gigoux, au contraire, a moins songé à être lui qu’à ne pas ressembler aux autres. L’antiquité est passée de mode, s’est-il dit, peintres et critiques en sont fatigués ; tous ont quitté les Grecs et les Romains pour le moyen-âge ; faire comme eux c’est suivre la foule ; passons, nous, du moyen-âge aux Grecs et aux Romains. M. Gigoux s’est donc hardiment posé contre-révolutionnaire. Il a taillé en pleine antiquité ; il est même retourné au bas-relief avec des vues nouvelles, il est vrai, avec des prétentions à la connaissance typique des races et à l’érudition historique, qui ne sont pas, à notre avis, du ressort de la peinture ; nous doutons fort néanmoins que M. Gigoux fasse une contre-révolution. C’est une rude tâche qu’il a entreprise ; il faut, pour l’accomplir, autre chose que de l’audace et de la volonté, il faut la science, un génie fécond et de fortes et spéciales études. M. Gigoux ne manque ni d’audace, ni de volonté : dans maintes occasions il s’est montré homme de talent ; il paraît surtout animé d’un immense besoin d’originalité ; mais sa force est-elle en raison de son ambition ? Sait-il assez ? Son tableau de Cléopâtre et Antoine essayant des poisons nous en ferait presque douter. Nous ne décrirons ni n’analyserons cette grande page qui a déjà épuisé toutes les formules de l’éloge et de la critique. Nous dirons seulement que ce sujet nous paraît impossible et mal choisi ; qu’en admettant la donnée du peintre, nous trouvons l’ordonnance de cette vaste machine froide et symétrique ; le soleil de l’Égypte, de M. Gigoux, est bien pâle, il n’a pu rendre fou cet Antoine qui n’avait qu’un pas à faire pour être maître du monde, et qu’une femme arrête en chemin. Cléopâtre n’est pas non plus assez belle. M. Gigoux, préoccupé par le grand air qu’il a voulu imprimer à la tête, l’a même fait grimacer ; nous n’aimons pas la bouche dédaigneuse qu’il lui a donnée, elle rappelle trop Michel-Ange, et la madone de M. Ingres, dans le tableau du Vœu de Louis XIII. Chaque groupe est bien entendu isolément, mais tous ces groupes ne sont pas assez liés entre eux ; la grande affaire du poison ne les occupe que médiocrement, et je ne vois nulle part le désordre que je m’attendais à trouver dans la monstrueuse et terrible orgie, et qui seul pouvait atténuer ce que le sujet avait d’atroce. Ce tableau, du reste, plein de détails riches et bien traités, se distingue par d’éminentes qualités. La pâte en est large, quoique trop modelée par plans et d’un gris trop terreux. Ce ton gris donne à toute cette composition quelque chose d’inachevé, et y répand une froideur que nous n’aurions pas cru rencontrer dans un tableau de M. Gigoux, et surtout dans un tableau dont le sujet est égyptien. Nous attribuerons encore cette froideur au parti pris. M. Gigoux, à qui on reprochait un peu de lourdeur, a voulu être éclatant en renonçant aux ressources ordinaires du clair-obscur. Son tableau, sans ombres fortes, abonde en demi-teintes et en lumières rompues et diffuses ; de là son aspect froid et son manque de relief. Nous ne condamnons pas le nouveau système de couleur de M. Gigoux, nous en critiquons seulement le résultat. Paul Véronèse a été grand coloriste d’après un procédé analogue. Ses tableaux sans noirs ne présentent jamais de ces grands partis pris, de ces sacrifices, dont Rubens, Rembrandt et la plupart des coloristes flamands ont été si prodigues ; il ne cherche jamais l’effet, et la lumière rayonne de tous les points de sa toile ; on croirait voir la nature par une fenêtre ouverte. Mais par quelles surprenantes combinaisons est-il arrivé là, et quelle science de coloriste ne décèlent pas ses tableaux ! M. Gigoux peut devenir un peintre fort distingué ; qu’il se garde cependant de la peinture érudite, de la contradiction systématique, et encore plus du calcul réactionnaire. La contradiction et le calcul, c’est l’originalité des impuissans, ce ne doit pas être la sienne ; la contradiction n’est pas plus du talent que le calcul n’est de la science ; ce sont des défauts qu’on peut confondre avec des qualités, mais ce ne sont pas moins des défauts.

Aucune des observations que nous venons d’adresser à M. Gigoux n’est applicable à M. Ziegler ; si M. Gigoux a des prétentions au titre de peintre penseur, M. Ziegler fait peut-être trop bon marché de la pensée : ses conceptions manquent de force et de profondeur ; en revanche, son exécution a un grand charme et brille par une aisance admirable et une inépuisable fécondité. M. Ziegler a cependant fait ses premières armes sous M. Ingres ; naguère encore il peignait sèchement de petites figures aux carnations bises, orangées ou couleur de brique, que couvraient de maigres draperies, symétriquement plissées, bizarrement nuancées de jaune clair, de rouge carminé, de bleu léger ou de vert pomme, et qui se découpaient crûment sur des fonds lilas, bruns ou tout blancs. Tout à coup son talent se révéla, et nous avons lieu de croire que cette révélation se fit devant quelque beau tableau espagnol, un jour que M. Ziegler avait déserté l’atelier du maître. Giotto, saint George combattant le Dragon, et plusieurs beaux portraits, signalèrent cette nouvelle époque de son talent ; ces tableaux, mais surtout le saint George à l’armure dorée, placèrent M. Ziegler hors de ligne. M. Ziegler est le fils de l’art espagnol, mais de l’art espagnol châtié ; son coloris est éclatant et solide, son style rigoureux et large, son dessin correct et arrêté, de sorte que dans ses compositions les plus faciles on sent encore l’élève de M. Ingres. Le tableau de Daniel dans la fosse aux lions est un ouvrage fort remarquable, mais M. Ziegler promet bien plus encore et tiendra tout ce qu’il promet ; son Daniel ressemble à un moine de Zurbarran francisé, et son ange rappelle les sveltes et gracieuses figures que Murillo a fait descendre des cieux sur sa toile, dans ses tableaux d’Abraham devant les anges et du saint Pierre aux liens. Cette figure d’ange, d’un dessin faible, sans grand caractère et d’un coloris un peu conventionnel, est pleine cependant d’une grace candide et forte, d’un éclat soyeux et rayonnant, qui convient bien à ces êtres immatériels qui doivent apporter avec eux un peu de la splendeur des cieux ; l’ange s’est précipité au-devant des lions, il a replié ses ailes blanches nuancées de rose, ses bras sont ouverts et désarmés, il est fort de la force de Dieu. Les lions rugissent, leur gueule est béante, mais ils vont lécher les pieds du céleste messager ; l’un de ces lions, celui qui courbe la tête en grondant, nous a paru une réminiscence du lion au serpent de M. Barye. L’ange est sans doute invisible pour le prophète, car il prie ; son œil levé au ciel, sa tête rejetée en arrière, montrent combien sa prière est fervente ; peut-être y a-t-il quelque chose de raide et de théâtral dans la disposition de cette figure que l’ame semble déjà avoir abandonnée pour tendre vers les cieux, et qu’une morsure de lion pourrait seule réveiller de son extase.

M. Ziegler s’est placé à la tête d’une école franco-espagnole qui doit prospérer, et qui, de 1838 à 1850, finira sans doute par tout envahir. Cette école a pour elle la mode, le besoin du changement, et toute une légion d’auxiliaires lui est venue de par-delà les Pyrénées. Loin de nous cependant la pensée de mettre M. Ziegler à la queue de l’école espagnole ; M. Ziegler est assez riche de son propre fonds pour être lui ; il a vu les Espagnols, il a profité de ce qu’il avait vu, mais il ne les a pas copiés. Si Murillo et Vélasquez l’ont initié à la magie du clair-obscur, à la suavité et aux délicatesses du coloris, M. Ingres lui a expliqué Raphaël, c’est-à-dire le contour, les belles et correctes proportions et le grand dessin. Cette heureuse fusion de deux manières opposées fera de M. Ziegler un homme à part ; et s’il arrive à concevoir aussi fortement qu’il voit largement et qu’il exécute savamment, il ne peut manquer de s’élever à une hauteur où peu ont atteint. Nous l’attendons avec confiance à la coupole de la Madeleine.

M. Brune se rapproche de M. Ziegler plutôt par l’exécution que par le choix de ses sujets, seulement il est moins sobre et moins contenu, et l’on ne retrouve plus chez lui l’élève de M. Ingres. Il est difficile de fixer des limites à l’art : aussi ne repoussons-nous pas absolument, comme d’autres l’ont fait, le sujet qu’a traité M. Brune. Cependant, peindre les visions de l’Apocalypse, c’est peindre des rêves et peut-être faire abus d’un beau talent ; on ne peut qu’étonner, on ne doit pas s’attendre à plaire, car nulle sympathie n’est possible entre le spectateur et les êtres fantastiques qu’on lui montre. Ne pouvant pas émouvoir le spectateur, il faudrait du moins lui faire peur, l’obséder en créant de monstrueux fantômes, comme ceux qui remplissent les cercles de l’enfer de Dante ; il faudrait surtout s’emparer de l’espace comme l’Anglais Martin, ce peintre incorrect et surprenant, qui, dans des toiles de quelques pieds, a su renfermer les prodigieuses scènes de la Bible, en leur conservant quelque chose de leur mystérieuse poésie, de leur gigantesque majesté. Au lieu de cela, M. Brune semble avoir eu pour but de resserrer l’espace ; l’atmosphère terrestre, l’éther limpide, n’existent déjà plus sur sa toile, car les plans les plus éloignés viennent toucher l’œil ; la terre et le ciel sont confondus, aucun objet n’est plus à sa place ; la lune et le soleil, placés à portée de la main des êtres qui s’agitent sur la toile, ressemblent, le soleil à une tache de sang, la lune à un boulet refroidi ; les étoiles ne sont plus que de maigres étincelles qui pâlissent et qui s’éteignent. Transportés sur ce champ étroit et borné, les fantômes de l’Apocalypse perdent ce caractère grandiose et naïf que leur a donné l’apôtre saint Jean. C’est une faute capitale, à notre avis, de les avoir réunis et fait en quelque sorte courir l’un après l’autre, l’homme au cheval blanc d’abord, puis le cheval roux, puis le cheval noir, et enfin le cheval pâle de la mort, comme dans une course au clocher qui s’exécuterait à travers le ciel, et dont le tertre qu’occupe l’apôtre endormi serait le but. Dans l’Apocalypse, chacun de ces êtres surnaturels est lancé solitairement dans l’espace et prend de son isolement même une sorte de bizarre majesté. La meilleure figure du tableau de M. Brune est celle de l’apôtre endormi, mais ce n’est là qu’une esquisse. M. Brune a voulu être apocalyptique jusque dans la bordure de son tableau que M. Fromanger a ornée de figurines d’anges, de prophètes et de guerriers d’un beau mouvement. Mais à quoi bon cette recherche ? C’est faire abus du bas-relief que de le faire servir à la décoration d’une bordure. Qu’arrive-t-il si le bas-relief est traité de main de maître ? c’est que le spectateur se demande quel est l’accessoire, du cadre ou du tableau.

Les sujets religieux sont de mode ; il n’est guère d’artiste, cette année, qui, à l’exemple de MM. Ziegler et Brune, n’ait fait son tableau de sainteté. Faut-il conclure de là que la foi est descendue dans les ateliers de nos peintres ? ou ne serait-ce pas plutôt que l’église est en veine de prospérité ? Cette dernière supposition est la plus fondée. Jetons, en effet, un coup d’œil sur les nombreux ouvrages dont la religion est le prétexte. Si nous en exceptons les compositions de MM. Guichard, Meen, Comairas, Muller et Jourdy, qui cherchent, les uns, les premières écoles italiennes, les autres, l’école allemande ancienne ou contemporaine, Cimabué, Lucas de Leyde, Van-Eyck ou Overbeck ; quelques-uns l’école espagnole et son naturalisme énergique et souvent étroit, mais qui, du moins, sont réservés et sérieux, tous les autres tableaux prétendus chrétiens nous paraîtront inspirés par une religion d’oratoire mondain ou de coquette sacristie. La Fuite en Égypte de M. Devéria, la Méditation de la Vierge de M. Decaisne, le Christ de Mme Dehérain, la Charité de M. Brémond, la Mort de saint Étienne de M. Mottez, la Parabole de la Vierge de M. Leloir, le Christ bénissant les enfans, de M. Lacaze, sont d’estimables ou charmans tableaux, mais conçus la plupart dans une manière tout-à-fait profane.

M. Eugène Devéria s’est montré habile et gracieux coloriste dans son tableau de la Fuite en Égypte. Mais pourquoi avoir compliqué l’intérêt du sujet par une innovation qui lui enlève sa simplicité sainte et traditionnelle ? Il y a bien aussi de l’afféterie dans ces figures d’anges aux formes sveltes, aux doux yeux, qui ressemblent à de jolies Anglaises au dos desquelles on aurait attaché de grandes ailes. La Charité de M. Brémond, c’est une belle femme brune, d’une expression tendre et réfléchie, avec plusieurs couples de jolis enfans répandus sur elle et autour d’elle, les uns s’attachant à son sein nu, les autres ramassant les fruits et les fleurs tombées de son giron. La couleur de ce tableau est séduisante, et les détails en sont pleins de fraîcheur. L’enfant de droite, qui s’éloigne chargé de fruits, est l’une des plus ravissantes figures d’enfant qui soient au Musée ; mais n’y a-t-il pas un peu de coquetterie dans tout l’ensemble de cette composition ? La belle femme brune n’est-elle pas un peu profane ? Il est vrai que cette femme c’est la Charité ; je n’ose donc insister, car il y aurait peut-être mauvaise grace à vouloir la Charité plus sévère. M. Decaisne avait exposé, dans l’un des précédens salons, un tableau de l’Ange gardien. La figure de l’ange, où le peintre avait réuni avec assez de bonheur l’expression de la tendresse de la mère et de la force du père, avait fait le succès de ce tableau. Cette fois, M. Decaisne peint la Méditation de la Vierge, sujet d’un vague mysticisme, et il n’a rien trouvé de mieux à faire que d’entourer la Vierge méditant d’une vingtaine d’anges tous calqués sur le type de son Ange gardien, espérant sans doute obtenir de cette façon vingt fois plus de succès. Ce que nous avons dit des anges de M. Devéria, nous le répéterons à propos des Vierges de M. Leloir et des Vertus théologales de M. Brune ; vierges et vertus sont tout-à-fait humaines. À leurs sourires pleins d’une gracieuse mélancolie, je reconnais de rêveuses filles du XIXe siècle. Le Martyre de saint Étienne, de M. Mottez, est une de ces compositions colossales qui rappellent Jouvenet, d’ordonnance large, simple, mais raide et sentant l’académie ; de couleur sage, mais terne. M. Mottez a eu sans doute la conscience de ce dernier défaut. Il a voulu réchauffer la froideur de son coloris en réhaussant d’or les vêtemens de ses personnages et l’auréole de son martyr. L’effet de cet or est malheureux. On dirait des parcelles de la bordure qui se seraient répandues sur le tableau. Cet or fait tache, et voilà tout. C’est un emprunt fait à la peinture bysantine, et tout emprunt de ce genre est puéril. Pourquoi ne pas emprunter aussi à ces naïfs ouvriers du XIIIe siècle ces clés d’or en saillie, travaillées par le serrurier, qu’ils ne manquaient jamais d’attacher, au moyen d’un anneau, à la main de saint Pierre ; ces couronnes et ces agrafes d’or, ornées de pierreries, que l’orfèvre enchâssait dans leurs tableaux ; ces manches de poignard et ces gardes d’épée qui sortaient grotesquement de la toile ? Nous condamnons absolument cet emploi de l’or dans les auréoles et les vêtemens. C’est mêler le réel et l’imaginaire, le mensonge et la vérité ; c’est donner en plein dans le faux. L’art n’est point là. M. Lacaze n’a pas conçu son sujet du Christ bénissant les enfans d’une manière plus orthodoxe : son Jésus-Christ est un jeune homme tendre et bon ; mais, malgré l’auréole dont M. Lacaze a entouré sa tête (auréole empruntée à M. E. Bertin, et d’un effet malheureux, puisqu’elle a obligé l’artiste, qui a voulu lui donner un vif éclat, à éteindre toutes les lumières de son tableau) ; malgré cette auréole, je ne reconnais pas là le Dieu fait homme. Tous ces artistes, et beaucoup d’autres dont nous ne pouvons nous occuper, n’ont donc de religieux que le nom. On peut s’amuser de leurs tableaux comme de curieux objets d’art, comme d’agréables fantaisies ; mais ce ne sont pas là des ouvrages chrétiens. La faute n’en est pas à eux, hommes de talent et de conscience ; la faute en est à leur temps. Les peintres du XIVe et du XVe siècle, espagnols, allemands ou italiens, étaient de bons croyans, fréquentant les églises, se préparant au travail par la prière et la communion. Aujourd’hui, est-il un peintre qui en fasse autant ? Nous craignons donc que les efforts de ceux de nos artistes que des esprits plus systématiques que sincères veulent enrôler sous les bannières de l’art qu’ils appellent religieux, ne soient pas couronnés de tout le succès qu’ils attendent. Sous la restauration, une tentative du même genre fut malheureuse ; celle-ci pourrait l’être tout autant.

Les faiseurs de systèmes semblent avoir déserté l’Allemagne pour la France ; on en fabrique à propos d’art comme à propos de politique ou de morale, et on les envoie à l’adresse des artistes ; on les veut philosophes, humanitaires ou mystiques : chacun a son idée, la prône et y tient. Qu’est-ce que l’art humanitaire ? nous n’avons pu le comprendre encore et probablement nous ne le comprendrons jamais, car je doute fort que jamais nous puissions voir un tableau ou une statue humanitaire. La pensée mystique ou religieuse est plus saisissable ; elle a produit. Mais peut-elle produire encore ? Elle prend en pitié la philosophie de l’art, et elle a raison, la philosophie de l’art n’étant encore qu’un de ces mots vides et redondans que le siècle a mis à la mode ; elle décline la compétence de la critique, qu’elle raille agréablement en se déclarant d’avance encroûtée et fanatique : la pensée mystique, comme on voit, connaît ses côtés faibles. Quoi qu’il en soit, le mysticisme de l’art en plein XIXe siècle est peut-être plus déraisonnable encore que la philosophie de l’art. L’art catholique a fait son temps : qu’on admire les monumens qu’il nous a laissés, monumens souvent merveilleux, nous sommes loin de le nier ; mais qu’on n’essaie pas de les refaire, pas plus les tableaux que les édifices. Les édifices, vous ne le pourriez pas avec la société organisée comme elle l’est, et, pour le bonheur de cette société, les moyens matériels vous manqueraient ; les tableaux, vous ne le pourriez pas non plus, les moyens intellectuels vous feraient défaut. Où trouveriez-vous la foi pour refaire votre art religieux ? la foi, l’avez-vous ? Descendez en vous-même, et répondez. La foi sincère n’est ni si bruyante ni si ambitieuse ; elle a dit : « Hors de l’église point de salut, » parce qu’elle a dû le dire ; elle n’a jamais dit : « Hors du catholicisme point d’art, » parce que l’art a existé long-temps avant le catholicisme, et que, s’il plaît à Dieu, l’art n’est point mort.

La peinture religieuse nous conduit naturellement à la peinture dite moyen-âge ; car c’est là aussi de la peinture résurrectioniste.

Le moyen-âge est l’enfant du siècle ; il est sorti tout armé de la tête de Goëthe, comme Minerve du cerveau de Jupiter, sous l’héroïque figure de Goëtz de Berlichingen : Mme de Staël et Châteaubriand l’adoptèrent et le firent naturaliser Français. Sous les rois très chrétiens, l’adolescent devint un saint homme, et, tout en se proclamant le soutien du trône et de l’autel, il révolutionna l’empire des lettres. Le marteau des démolisseurs faisait alors une rude guerre aux vieux édifices qu’il aimait ; sous prétexte de rétablir les ruines que faisaient ces nouveaux Vandales, il s’arma de la truelle du maçon ou du crayon du dessinateur, et fit invasion dans les domaines de l’art. Les manoirs féodaux, les gothiques cathédrales et l’art normand tout entier, habilement calqués, reparurent dans toute leur majesté. Des édifices, demeures de l’homme, on passa à l’homme même, à son histoire et à ses mœurs. On fouilla les chartes oubliées, on déchiffra les poudreux manuscrits aux vignettes marginales ; on déroula les vieux parchemins avec autant d’amour que vingt ans auparavant on déployait les antiques manuscrits d’Herculanum et de Pompeia. Les trouvailles furent nombreuses ; un nouveau monde fut découvert en même temps qu’une nouvelle histoire et qu’un nouvel art. On sait quel fut le succès des poètes de cette école moderne : celui des peintres fut plus grand encore, et cependant, il faut le dire, ce nouvel art n’était que de la renaissance gothique. On se jeta en effet sur les monumens des écoles florentines, allemandes, ou même bysantines, avec la même fureur que naguère on s’était jeté sur les bas-reliefs et les statues grecs ; on les exploita avec le même sans gêne, on les copia avec la même servilité. La tendance à l’imitation n’avait pas changé, l’objet seul en était différent. MM. Scheffer, Saint-Èvre, Devéria, Delaroche et Triqueti se placèrent à la tête de la nouvelle école. Tous les hommes qui trouvent plus facile de copier que d’inventer, auxquels la volonté manque pour se créer une manière qui leur soit propre et se faire un art à eux, les débutans qui cherchent le nouveau, et les déserteurs de l’académie, se ruèrent à leur suite, et obéirent à l’impulsion donnée. Toutes les époques de l’histoire et de l’art moderne, depuis Charlemagne jusqu’à Louis XV, des mosaïstes vénitiens (1071) à Boucher, furent du domaine du moyen-âge ; on le chercha dans les costumes, dans les mœurs, dans les monumens ; et, de Giunta Pisano, de Guido de Sienne (1210-1221) aux Vanloo, de Cellini à Boule, des Pisans à Pigale, tout ouvrage d’art fut inventorié comme œuvre du moyen-âge. Pierre Bontemps, Paul Ponce et Jean Cousin furent mis sur la même ligne que Coustou, Bouchardon, Lemoine et Falconnet : le moyen-âge fut partout, s’étendit à tout. Si nous critiquons l’abus et le faux emploi du mot, nous ne prétendons nullement interdire l’usage raisonné de la chose et proscrire le choix de sujets pris dans l’histoire des derniers siècles. Loin de nous cette étroite manière de voir : l’art doit être quelque peu âpre à s’enrichir, il doit prendre à toutes mains pour dépenser de même ; mais ce qu’il prend, il ne doit pas le rendre tel qu’il l’a pris : le plomb qu’il touche doit se changer en or.

Cette année l’école du moyen-âge, historique et anecdotique, s’est montrée moins nombreuse et moins décidée que dans de précédentes expositions : il est vrai que à MM. Delaroche, Scheffer et Saint-Èvre ont fait défaut. Parmi les lieutenans auxquels ils ont laissé le soin de les représenter, les uns, comme MM. Jacquand, Henry Scheffer, Decaisne, Colin, Canzi, Schopin et Mailand, l’ont fait avec adresse et vérité en même temps ; les autres, comme MM. Clément Boulanger, Durupt, Madrazo, de Haussy, Devéria, Picot, Mausaisse, Cibot, et Mlle Clotilde Gérard, avec plus d’apprêt et de fausse naïveté.

M. Jacquand a fait d’immenses progrès. Il s’est encore contenté cette fois d’être le suppléant de M. Delaroche, et il a eu grand tort. M. Jacquand doit avoir une plus haute ambition et se faire un style à lui. Son tableau du Jeune Gaston dit l’Ange de Foix, qui se laisse mourir de faim, est exécuté avec habileté, mais beaucoup trop dans la manière de M. Delaroche. Tout y est traité dans le goût des Enfans d’Édouard, dont il semble une réminiscence. La pose et le costume de l’Ange de Foix, le coloris correct, brillant, mais monotone dans son éclat, les étoffes toutes neuves, les accessoires, clés, meubles, boiseries, fraîchement sortis des mains de l’ouvrier, tout dans ce tableau accuse un parti pris d’imitation, qui à la longue annihilerait le talent de M. Jacquand. Son Charlemagne est une merveille pour le fini, chaque détail est précieusement travaillé ; mais ce tableau pèche par l’absence de couleur et de vérité locales. Toute cette cour du grand Karl est trop polie ; je ne vois là aucun de ces terribles Francs, qui pour les Italiens d’alors n’étaient toujours que des barbares. Les évêques qui posent la couronne de fer sur la tête de Charlemagne devraient-ils être costumés comme les évêques du sacre de Charles X. On les croirait ordonnés d’hier. Le Prêche de M. Scheffer a obtenu un succès mérité ; c’est un de ces tableaux sages qui plairont toujours au cœur comme une page de Fénelon ou de Vauvenargues. Mêmes reproches à M. Decaisne qu’à M. Jacquand : son Entrée de Charles VII à Rouen est une bien pâle traduction de M. de Barante. M. Colin aborde tous les sujets odalisques, scènes tirées de Shakespeare, costumes du XIVe siècle, vierges, femmes de bandits, malades, Calabrais, tout pour lui est matière à tableau ; M. Colin est un peintre brillant et singulièrement facile, mais qu’il se défie de cette facilité qui souvent n’est qu’un don fatal. Il y a de l’analogie entre le talent de MM. Schopin et Canzi et celui de M. Colin ; M. Schopin est plus adroit et plus correct, M. Canzi est plus châtié. M. Mailand est décidément le peintre de Mme de Maintenon ; l’an dernier il nous avait fait assister à sa mort ; il l’a ressuscitée cette année, et il nous la montre berçant les enfans du roi, et congédiant Mme de Montespan sa rivale. Mme de Montespan va s’éloigner du palais pour jamais. — Mon Dieu, dit-elle, en jetant un regard sur le lit qui lui rappelle des péchés qu’elle ne peut ni ne veut haïr, mon Dieu, il faut donc quitter ce pays ! — Vous lui faites bien de l’honneur de le regretter, lui répond Mme de Maintenon, tout en ouvrant saintement la porte par laquelle sa rivale va sortir. Les progrès de M. Mailand sont sensibles ; sa couleur est vraie, harmonieuse, et sa touche fine et légère, mais ses personnages manquent de distinction et ne disent pas assez nettement ce qu’ils devraient dire. M. Clément Boulanger est le chef des maniéristes de l’école du moyen-âge ; s’il a voulu éblouir, il a réussi : mais tout en visant à l’éclat, faut-il encore faire de la peinture qu’on puisse regarder, et quel œil peut s’arrêter sans souffrance sur son tableau de l’Enfant prodigue ! Lumière, couleur, effet, M. Boulanger a tout prodigué sur cette toile, et comme il a voulu rendre chaque détail brillant, chaque accessoire vif et intéressant, il n’est arrivé qu’à une sorte de papillotage splendide. Nous engageons fort M. Clément Boulanger à baisser de ton sa gamme, qui est assourdissante. Tant de tapage n’est pas supportable dans un aussi petit espace ; on dirait un finale de Rossini joué à grand orchestre dans un boudoir. M. Durupt peint le moyen-âge en classique rallié, c’est-à-dire avec sagesse et froideur. Le Gonzalve de Cordoue, de M. Madrazo, nous donne une idée de la peinture espagnole moderne ; le coloris en est meilleur que le dessin. Le Rembrandt, de M. de Haussy, a bien les doigts crochus et l’œil avide d’un avare ; mais l’aspect de ce tableau n’est pas assez rembranesque : c’est une scène d’avarice féroce coquettement traitée. M. E. Devéria est plus vénitien et plus coloriste que jamais dans sa Clotilde et sa Bataille de Marsaille. Ce dernier tableau n’est qu’une fort belle ébauche ; six mois d’atelier en feraient un bon ouvrage. Les portraits que M. Devéria a exposés ne sont pas tous également heureux ; celui d’un enfant tout rose, aux jambes lilas, accroupi dans un grand fauteuil, rappelle Lawrence moins la pensée. MM. Picot et Mausaisse n’ont ni reculé, ni avancé ; je me trompe, j’aime mieux la Psyché de M. Picot que sa Prise de Calais. La Diane de Poitiers de M. Cibot est le nec plus ultra du genre naïf enfantin ; elle a pour rivale la Veuve de messire Guy de Laroche-Guyon, de Mlle Clotilde Gérard, laquelle veuve, nous dit le livret, mue d’un noble couraige, aima mieux s’en aller desnuée et ses enfans, que oy mestre és-mains des anciens ennemis du royaume. Mlle Clotilde Gérard a plus de talent qu’elle n’en veut montrer. Cette année elle a découpé, dans de vieux manuscrits, de petites enluminures bien sèches, bien naïves, qu’elle a collées les unes à côté des autres sur sa toile, et elle en a fait un fort amusant pastiche. Que Mlle Gérard renonce à cette peinture de missel. Son talent promet tant que nous avons droit de beaucoup exiger.

III.

Je ne sais quel peintre du dernier siècle disait à Diderot, dans un moment de franchise : — Savez-vous pourquoi, nous autres peintres d’histoire, nous ne faisons pas le portrait ? C’est que cela est trop difficile. — Nos artistes n’en disent point autant, ils doutent moins d’eux-mêmes, et il n’est pas jusqu’aux peintres d’histoire qui ne se hasardent à peindre des portraits. Les deux tiers des tableaux exposés chaque année sont donc des portraits : portraits de famille au grand complet, portraits en pied, en buste, assis, debout, couchés, sous tous les aspects, dans toutes les situations, et de toutes les dimensions possibles. Est-ce un signe de la fécondité de l’école qui verse de ce côté son trop plein ? Ne serait-ce pas plutôt un indice de décadence ? Un art qui débute ou qui s’en va, disent certains critiques, a recours à son principe pour se soutenir : la médecine à l’empirisme, la peinture au portrait. Nous croyons, nous, qu’il y a abus, mais cet abus nous paraît moins un indice qu’une cause de décadence. Diderot, qui faisait de la philosophie à propos de tout, à propos même de peinture, aurait-il eu raison d’avancer que la peinture du portrait et l’art du buste devaient être surtout en faveur dans les républiques où il convient d’attacher sans cesse les regards des citoyens sur les images des défenseurs de leurs droits et de leurs libertés ? Devons-nous l’abondance de portraits qui nous oppriment à notre monarchie quasi républicaine ? Nous en doutons fort. Nos peintres se soucieraient fort peu de reproduire les traits assez vulgaires de nos Caton et de nos Cicéron, si nos Caton et nos Cicéron payaient mal ; ils ont mieux à faire que cela. Les petites maîtresses bourgeoises qui vont à la cour et l’aristocratie du boulevart ont remplacé les grandes dames et les marquis de la vieille monarchie, et nos peintres copient ces nouveaux originaux. À tout prendre, mieux valent encore, pour l’art, les robes de satin et de velours, les dentelles et les cheveux nattés, que les paniers, les robes à fleur et la poudre ; le frac noir, la redingote et le pantalon, que les culottes et l’habit de taffetas. Quant au masque, il est toujours le même, minaudier, provocant ou plein d’une modestie apprêtée chez les femmes, prétentieux ou ridiculement grave chez les hommes. La faute en est-elle aux artistes ou à leurs modèles ? Le public seul peut en décider ; mais quand le public se donne la peine de juger, il le fait d’une manière commode. Il renvoie les parties dos à dos, donnant tort à chacune d’elles, au modèle parce qu’il est ridicule, à l’artiste parce qu’il lui a mis ce ridicule sous les yeux.

Quelques hommes de talent se résignent cependant à braver les jugemens du public, à subir les caprices du modèle et à passer par toutes les tribulations attachées à la dure condition de portraitistes. MM. Winterhalter, Court et Dubuffe sont de ce nombre. M. Winterhalter, nouveau débutant dans la carrière, est l’élu du jour ; tout lui sourit. M. Winterhalter s’est inspiré surtout des ouvrages de Léopold Robert ; il a assoupli le dessin un peu raide du maître, rompu et rendu plus suave et plus varié son coloris entier et parfois monotone ; il a été plus vivant et plus coquet que Léopold Robert, tant s’en faut pourtant qu’il soit arrivé à la hauteur du grand et infortuné peintre des Moissonneurs. Cette fois, le Portrait du prince de Wagram est le meilleur ouvrage de M. Winterhalter. C’est de la peinture large, moelleuse, mais moelleuse jusqu’à la fadeur ; l’agencement de ce portrait est excellent, et on trouve quelque chose de vraiment magistral dans le sans-gêne et le naturel de la pose. La Jeune Fille de l’Arricia, du même artiste, n’est qu’une fraîche et brillante esquisse ; la couleur a du charme, la pose est pleine de grâce et d’abandon ; cette peinture vit ; ces yeux à demi voilés vont s’ouvrir, la jeune fille va se lever, reprendre son tambourin et danser, et cependant ce n’est pas là une œuvre complète et sérieuse. C’est le fruit d’un heureux caprice, une éblouissante improvisation. Le papillottage de l’ensemble et le manque de solidité des ombres, qui font ressembler ce tableau à une grande aquarelle, justifieraient au besoin les critiques que nous hasardons. M.   Winterhalter a assez de talent, pour se rendre complète justice. Il sait ce que signifient ces succès d’engouement ; il n’ignore pas qu’ils sont le partage ordinaire de l’à peu près séduisant de la haute et coquette médiocrité ; il voudra en obtenir, sinon de plus réels, du moins de mieux mérités.

Nous nous rappelons encore le brillant coup d’essai de M. Court. C’était au fort de la guerre des classiques et des romantiques ; M. Court, lauréat de l’Académie, envoya de Rome une belle et vigoureuse esquisse du Déluge, et son grand tableau de la Mort de César. L’effet de ces deux tableaux passa sans doute les espérances de l’auteur. M. Court avait peint dans toute la naïveté de son ame, sans vouloir plaire à aucun des deux partis ; et comme tous ceux qui cherchent avant tout à se satisfaire eux-mêmes, il satisfit tout le monde. Les classiques virent là un continuateur de leur manière, les romantiques une transformation du genre classique ; le tableau de M. Court, peint sous l’inspiration de la nature romaine d’aujourd’hui, n’était classique que par le sujet et ressemblait plutôt au drame de Shakspeare qu’à la tragédie de Voltaire. La Mort de César promettait un peintre, la vérité et la science s’y combinaient heureusement avec la fougue : le coloris seul en était reprochable ; mais néanmoins il y avait dans l’ensemble de cette vaste composition comme un lointain souvenir du Dominiquin. Depuis, M. Court a quitté cette voie large et féconde ; a-t-il eu tort ? a-t-il eu raison ? L’avenir décidera.

Avouons-le franchement : pour nous, nous préférons de beaucoup le peintre du Déluge et de la Mort de César au peintre de l’Odalisque et de la Rosea-Déa, et les tuniques et les robes des vieux Romains aux robes de satin et de velours. M. Court est néanmoins l’un des bons peintres de portrait de l’époque. On retrouve même, dans son portrait de M. Fontaine, la manière vigoureuse et la science de l’auteur du Déluge ; la pose en est noble, la couleur harmonieuse, qualité rare chez M. Court. Le portrait de miss White est réussi, mais pourquoi ces fonds d’un gris si bleu et si cru ? Nous ferons le même reproche aux fonds du portrait de Mme de Behague : ces fonds gris nuisent à l’éclat des carnations, qui, de vives et éblouissantes qu’elles devraient être, deviennent ternes et violacées. M. Court ne flatte pas ses modèles comme M. Dubuffe : il peint assez habituellement comme il voit ; aussi croyons-nous qu’il a peint de mémoire les imperceptibles pieds de toutes ces dames.

Parler de M. Dubuffe, analyser son genre de talent, c’est traiter un sujet des plus délicats. Comment faire son procès à un artiste qui a du succès, sans faire en même temps le sien au public dispensateur de ce succès ? L’artiste favori du public ne peut manquer de prendre en haine ou en pitié le critique qui discute son plus ou moins de mérite, au risque de lui enlever son public ; le public, de son côté, voit d’un assez mauvais œil tout homme qui se donne le ton d’avoir à lui tout seul plus d’esprit et meilleur goût que lui ; son amour-propre et son bon goût sont engagés ; il se passionne pour ce qui lui plaît autant par vanité que par reconnaissance. Nous concevons qu’on soit du parti de son plaisir et qu’on ait beaucoup de vanité ; nous concevons donc que le public se prononce vivement pour M. Dubuffe contre la critique. M. Dubuffe lui fait plaisir ; mais de quelle façon et par quel moyen ?

Il n’est personne qui, à la vue des grotesques de Dantan, ne se soit demandé comment l’habile statuaire de petites caricatures de plâtre pouvait rendre si énormes les ridicules de ses modèles, et néanmoins conserver si parfaitement leur ressemblance. Ce que Dantan fait en exagérant les imperfections de la physionomie humaine, les tics et les habitudes vicieuses du corps, et cela avec un grand air de laideur et une verve de ridicule inépuisable, M. Dubuffe l’a tenté au rebours. Au lieu de faire la caricature en laid, il a fait la caricature en beau. Il n’embellit pas la beauté, mais il atténue la laideur qu’il rend gracieuse. Il a appliqué l’orthopédie à la peinture ; il corrige admirablement les difformités de la taille ou du visage ; il garnit à souhait les corsets ou les lace de façon à amincir merveilleusement la taille. Il rapetisse les pieds, blanchit les mains qu’il effile, arrondit les bras qu’il désosse ; il pâlit ou colore à volonté le visage de ses modèles, teint leurs cheveux du blond le plus vaporeux ou du noir de jais le plus vif ; il diminue leurs bouches aux lèvres toujours vermeilles ; il agrandit les yeux qu’il sait ouvrir en amandes, d’une façon dont lui seul a le secret. Il jette toutes ses figures avec un abandon et une coquetterie qui rappellent toujours le peintre des Souvenirs et des Regrets ; aussi toutes ses poses sont-elles gracieuses, tous ses visages sont-ils jolis, tous ses portraits sont-ils délicieux. Délicieux ! Voilà un mot qui veut tout dire ; malheureusement les jolies bouches qui le prononcent en sont beaucoup trop prodigues. Tout ce qui leur plaît est délicieux, ce mot s’applique à tout, à une robe ou à un chapeau, comme à un livre, à un drame ou à un tableau. Pour qu’elles trouvent délicieux les portraits de M. Dubuffe, il faut que M. Dubuffe ait trouvé le moyen de leur plaire. Ce moyen est bien simple. Il a suffi de l’employer quelques minutes pour séduire la première femme. Ce moyen, c’est la flatterie. M. Dubuffe est un grand flatteur. Faire toutes les femmes jolies, c’est leur dire qu’elles le sont, et elles se le persuadent assez facilement ; M. Dubuffe le leur dit à toutes, et toutes le croient ; aussi M. Dubuffe est-il adorable. C’est le peintre de la femme du XIXe siècle, comme M. de Balzac en est l’historien ; c’est le restaurateur de la beauté moderne et de la grâce contemporaine… c’est le Corrége de l’époque, disent ses plus chaudes admiratrices, qui savent vaguement qu’il exista autrefois un peintre de ce nom, et qui l’ont entendu vanter comme le modèle de la grace. Permis à M. Dubuffe d’être un adroit flatteur ; mais le comparer à Corrége, c’est par trop fort, c’est payer la flatterie à de gros intérêts. La grace moderne, la beauté contemporaine, c’est de la beauté fort discutable, de la grace maniérée. De sévères critiques ont reproché à M. Dubuffe de ne pas faire même de la mauvaise peinture. Nous serons plus indulgent : M. Dubuffe, pour nous, est le chef des maniéristes gracieux. Mais si M. Dubuffe se mettait à la suite du Corrége, son erreur serait extrême, et il s’exposerait de nouveau à toutes les colères et à tous les dédains de la critique. Diderot nous raconte que l’abbé Cossat, curé de Saint-Remy, étant un jour monté à l’orgue de son église, mit par hasard le pied sur l’une des pédales, l’instrument résonna. « Ah ! ah ! s’écria le curé Cossat, tout joyeux, je joue de l’orgue, ce n’est pas si difficile que je croyais. » M. Dubuffe, vous avez mis le pied sur la pédale de l’instrument dont Corrège jouait si bien, l’instrument a rendu un son, mais vous n’en jouez pas.

Cependant, comme avant tout nous voulons être juste, et résister aussi bien à l’entraînement de la critique qu’à l’entraînement de la foule, nous avouerons que chaque année les progrès de M. Dubuffe sont sensibles, qu’il cherche la précision, et qu’on s’en aperçoit. Après avoir peint la beauté commune et marchande, il commence à peindre la distinction et la beauté délicate. Les bras seuls et les mains des portraits de femmes sont toujours extrêmement faibles. Ils manquent de modelé, et on y cherche vainement des os et des muscles, qu’on doit retrouver même sous les formes les plus arrondies et les plus potelées.

Parler de tous les portraits remarquables qui sont au salon, ce serait fatiguer le lecteur et s’exposer à lui causer la répétition de l’ennui que toutes ces représentations de la forme humaine lui ont déjà fait éprouver. MM. Amaury Duval, Lepaulle, Dedreux d’Orcy, Bremond, Laure, Monvoisin, Jeanron, Viardot, et Mmes Rang, Léoménil, Clotilde Gérard et Brune, cultivent ce genre, chacun à sa manière, et chacun avec talent. Pris isolément, la plupart de leurs portraits sont œuvres de mérite, nous intéressent et nous plaisent ; enrégimentés et placés à la file, c’est la collection la plus assommante qui soit au monde : on se croit dans un théâtre ou dans une promenade, entouré d’un public endimanché qu’un coup de baguette a pétrifié. Cela peut divertir un moment, mais à la longue c’est à faire fuir.

Dans les batailles, comme dans les portraits, il y a excès d’abondance. Nous avons déjà parlé des grandes batailles de MM. Steuben et Schnetz. MM. Charlet, Eugène Lami, Bellangé, Langlois, Gallait, Couder, Adam, Alaux, Amédée Faure, Philippoteaux, Odier, Beaume, Renoux, Larivière et A. Johannot ont exposé des ouvrages de dimensions moins grandes, mais qui ne sont pas sans mérite. Ces peintres de batailles, qu’on eût dédaigneusement appelés peintres de genre sous l’empire, sont naturalistes la plupart, et le sont d’obligation. M. Charlet, dans son Passage du Rhin, est toujours le grand artiste que nous connaissons, l’homme qui, avec Géricault, a le mieux compris les habitudes militaires et le soldat du XIXe siècle. M. Charlet est un puissant improvisateur. Il jette sur la toile ses grognards tout armés plutôt qu’il ne les y pose, et sa touche si vivante et si spirituelle a parfois quelque chose de goguenard et d’insolent ; c’est le Delacroix des sujets militaires contemporains. M. Eugène Lami vient après Charlet ; il a pris son art au sérieux, et cette fois il s’est surpassé. Sa Bataille de Hondscoot est un bon ouvrage plein de mouvement et de lumière ; le paysage en est heureux, et n’a pas ces tons bleus crus que M. Charlet affectionne ; seulement, la partie inférieure du ciel est un peu lourde. Nous désirerions aussi plus de noblesse dans les chevaux qui sont dessinés avec un naturel parfait, dont on sent bien la fatigue, mais dont les formes manquent quelquefois d’élégance. La Reddition d’Anvers du même artiste est une charmante esquisse d’effet piquant et d’exécution solide. MM. Bellangé et Langlois sont deux peintres d’une inépuisable fécondité ; M. Bellangé est toujours un peu gris, mais il est impossible de retracer avec plus d’en-train et de vérité le mouvement d’un combat ou l’emportement d’une attaque. La Bataille de Polotsk, de M. Langlois, se distingue par des qualités analogues ; le mouvement en est excellent, mais la couleur en est outrée, et l’exécution singulièrement lâchée. La Prise de Lérida de M. Couder, et la Bataille de Cossel, de M. Gallait, sont de ces ouvrages chaudement conçus et chaudement exécutés qu’on rencontre en trop petit nombre au salon. M. Gallait surtout promet un peintre, quelque genre qu’il embrasse. Ses chevaux et ses personnages sont vivans, ses costumes sont traités avec amour, et son paysage est l’un des meilleurs de l’exposition. MM. Beaume, Odier, Renoux et Mozin, peintres de batailles par occasion, ont prouvé qu’ils pouvaient s’essayer dans tous les genres. M. Larivière, dans son Bayard blessé, est toujours un peintre correct et précis ; mais nous lui voudrions plus de largeur et de moelleux dans la touche. La Bataille de Saint-Jacques, de M. Alfred Johannot, est le chant du cygne. Jamais le coloris de M. Johannot n’avait été plus éclatant ni plus varié ; dans la dernière année de sa vie, sa manière semble avoir subi une transformation : d’ingénieuse et de brillante, elle est devenue large et vigoureuse. C’est que M. A. Johannot était vraiment possédé de l’amour de son art ; c’est que l’homme qui étudiait encore sur son lit de douleur, qui parlait d’avenir quand déjà le voile de la mort l’enveloppait de ténèbres, n’était pas un artiste ordinaire. Si ses forces physiques n’eussent souvent trahi sa persévérance, s’il eût vécu, sans nul doute M. A. Johannot se fût placé aux premiers rangs de l’école française.

IV.

« Ce n’est pas au salon, c’est dans le fond d’une forêt ou au milieu des montagnes que le soleil ombre et éclaire de ses rayons, que Loutherbourg et Vernet sont grands ! » s’écriait Diderot vers la fin du dernier siècle. L’éloge était magnifique. Loutherbourg et Vernet, habiles paysagistes, pèchent cependant par le défaut du temps, la manière. Leurs roches se brisent avec une régularité que ne présente pas la nature ; elles ont la transparence de l’agate ou de la topaze, selon que l’ombre les brunit ou que le soleil les dore de ses rayons ; leurs arbres sont maigres et comptés ; leurs vagues ont la couleur et la solidité du silex ; elles feraient feu sous le briquet. En revanche, tous deux comprennent la lumière, et savent peindre l’air, sa transparence et sa fluidité. Diderot nous a laissé d’admirables poèmes inspirés souvent par de très médiocres tableaux de ces artistes. Sa riche imagination y trouvait tout ce qu’il y voulait voir. Que dirait aujourd’hui Diderot, parcourant les salles du Musée et s’arrêtant devant les ouvrages de tels peintres, qui ont fait faire au paysage, de si grands progrès, et qui l’ont poussé à un degré de réalité que ce genre n’avait peut-être pas encore atteint ?

Après avoir été tour à tour abstrait, poétique, maniéré et minutieux, mais minutieux et maniéré jusqu’à n’être plus qu’un métier où tout était compté, les tuiles et les ardoises comme les écailles d’un poisson, les pierres comme les cases d’un damier, les masses du feuillage comme les palmes d’une tapisserie ou les festons d’une broderie, le paysage est revenu aujourd’hui à sa primitive et simple origine. Il ne cherche cependant pas à reproduire ces sèches et naïves compositions dont Van-Eyck, Cima da Conégliano, Mantégna, André del Sarte et Raphaël lui-même ornaient le fond de leurs tableaux. Il a seulement retrouvé ce naturel charmant, cette délicatesse de touche, cette fraîcheur des teintes de la végétation, ce vaporeux humide des bleuâtres lointains, qu’on admire dans les ouvrages du Giorgione, son véritable inventeur. Giorgione se rappelait, dans l’atelier de Jean Fellin, son maître, ces belles collines de la Marche trévisane où son enfance s’était écoulée, et cherchait à reproduire ses souvenirs sur la toile. Ce fut un gracieux et sublime peintre. Comme toutes les ames tendres, il aimait la nature de passion, et quoiqu’il excellât dans les compositions historiques, le premier il peignit le paysage proprement dit, le paysage accessoire des figures et le paysage sans figures, comme celui qu’on peut voir dans la collection des estampes de la bibliothèque Richelieu, et qui représente un site désert avec rochers, arbres, fabriques et montagnes. Giorgione ouvrit la route à Nicolas Poussin. Il eût été lui-même grand peintre de paysage, s’il ne fût mort à trente-trois ans.

Ses paysages réunissent deux qualités qui semblent s’exclure, le style et l’imitation naïve de la nature ; un style moins élevé sans doute que celui du Poussin, une imitation moins précise que chez les Flamands. Cette réunion du style et de l’imitation naïve ne s’est jamais depuis rencontrée au même degré chez le même homme. Les uns sentent en poètes et voient la nature avec l’œil du Poussin ; d’autres s’inquiètent plus de la vérité que de la poésie, qu’ils ont peine à distinguer du faux idéal. Y a-t-il un moyen terme entre ces deux manières de voir ? Nous le croyons ; mais néanmoins nous n’engageons personne à le chercher. Cette recherche n’est pas sans danger ; elle conduit au système et au calcul, et la peinture de paysage surtout est plutôt une affaire de sentiment qu’une affaire de calcul. Il faut apprendre à bien voir et à bien choisir la nature, et la rendre à sa manière. Mais il existe un moment où l’on doit tout apprendre, et c’est la façon dont cet a b c des arts est enseigné qui sème la carrière des plus cruelles difficultés. Si, lorsque pour la première fois on prend un crayon, on pouvait voir avec son œil et exécuter avec des procédés qu’on imaginerait, on serait certain du moins d’être original, et peut-être d’être vrai. Loin de là, on commence par voir avec les yeux des autres, et par exécuter avec des procédés conventionnels qui appartiennent à tout le monde. Qu’arrive-t-il ? Les yeux s’ouvrent ; on sent la nécessité de désapprendre ce que l’on a mal appris. C’est le moment du dégoût et du désespoir, le moment où l’artiste efface de la toile son ouvrage, qui n’exprime pas ses idées, mais les idées d’autrui, brise avec colère son pinceau, qui se révolte et obéit à un autre.

Le paysage est néanmoins l’une des branches les plus florissantes de l’art de la peinture. Il y a progrès dans l’une et l’autre école, dans l’école du style et dans l’école de la nature. L’école du style pourrait se diviser en école poétique et école historique. Les poètes, ce sont MM. Cabat, Huet, Marilhat, Lapito et Remond, et les historiens, MM. Bertin, Aligny, Desgoffe et Corot.

Nous avons rangé M. Cabat au nombre des poètes ; c’est un transfuge de l’école de la nature. Hier, M. Cabat, rigoureux jusqu’à la minutie, poussait la précision jusqu’à copier chacune des fleurs qui émaillaient le gazon des prairies, chacun des oiseaux ou des papillons qui peuplaient l’air ; aujourd’hui, M. Cabat ne s’occupe plus que de la masse. Il sacrifie tout détail, et cherche évidemment le style calme et sobre du Poussin, la couleur solide, mais un peu triste, du Dominiquin. M. Cabat, homme d’un vrai talent, n’a cependant jamais été le peintre de la lumière ; cette fois, dans sa Vallée de Narni, il a reproduit un effet crépusculaire, et il a été moins lumineux que jamais. Il a cherché les lignes simples et majestueuses, mais cette simplicité, qu’il outre, ne va-t-elle pas jusqu’à la monotonie ? Son amour pour la ligne droite et horizontale l’a conduit à exagérer le parallélisme des terrains et des plans, et le parallélisme appliqué au sol accidenté de l’Italie est fâcheux, à notre avis, et donne à la vallée de Narni l’air d’une prairie normande. M. Cabat a traité ses arbres dans le même système de cadencement uniforme. Ses arbres, de formes semblables, et dont les masses dessinent l’éventail, sont agencés avec une adresse qui approche de la manière. C’est dans cette disposition des masses que réside la poésie, répètent les admirateurs de M. Cabat. Pour nous, nous aimons mieux la vérité toute nue que cette poésie apprêtée, et M. Cabat est, quand il le veut, le plus simple et le plus vrai des paysagistes. Nous savons que ces paroles vont troubler le concert d’éloges qui a accueilli les nouveaux essais de M. Cabat. En France, les habitudes de la critique sont singulières ; elle ne peut jamais se résigner à prendre les hommes tels qu’ils sont, et à les engager à abonder dans leur sens pour y exceller. La critique a commencé par porter aux nues M. Cabat, le grand naturaliste. Wynants et Ruisdael n’étaient rien auprès de lui. Mais bientôt elle s’est dégoûtée du Wynants et du Ruisdael, et elle a dit à M. Cabat : Faites-nous du style et de la poésie. M. Cabat a autant de modestie que de talent. Il a écouté la critique ; il a fait du style. Aussi le proclame-t-on l’égal de Nicolas Poussin, comme on le proclamait l’égal de Ruisdael. M. Cabat apprendra à se défier de ces conseils dangereux, de ces perfides éloges. Au lieu de courir de Ruisdael à Nicolas Poussin, il saura être lui, et nous aurons un grand paysagiste de plus.

M. Paul Huet, du moins, est aujourd’hui ce qu’il a toujours été. M. P. Huet n’a jamais cherché la précision, peut-être parce qu’il a débuté sans avoir la science, qui permet seule d’être précis. S’il ne s’est pas élevé jusqu’au rendu, il possède, en revanche, un beau sentiment de la masse et de l’ensemble. Des critiques qui ont certainement une haute intelligence de l’art ont voulu faire de M. P. Huet un chef d’école, mais à tort. M. Huet ne sera chef d’école que lorsqu’il aura acquis deux qualités indispensables qui lui manquent encore, la science et la précision. M. P. Huet fait de louables efforts pour arriver là. Si, à notre avis, son Automne et son Coup de vent sont des ouvrages incomplets, de chaudes esquisses qui ne satisfont qu’à une des conditions de l’art, nous apprécions comme elle doit l’être sa Grande marée de l’équinoxe. Le travail y est plus consciencieux et plus serré, le vague se dissipe, laisse voir des formes plus arrêtées, et, dans sa tristesse obligée, la couleur est chaude et harmonieuse. C’est le meilleur tableau de M. Huet.

Ce que nous disions tout-à-l’heure à M. Cabat, nous le répéterons à M. Marilhat. Nous l’aimerions mieux simple et vrai, luttant courageusement avec la nature et reproduisant les beaux paysages de l’orient et du midi de la France qu’il a si bien vus, qu’imitateur du Gaspre et de Nicolas Poussin. M. Marilhat est un homme extrêmement habile ; il peint admirablement la lumière chaude du soir, les ombres bleues qui s’allongent sur la plaine, et les masses noires et abondantes de la végétation des pays méridionaux ; qu’il se défie seulement de sa mémoire, qu’il emprunte beaucoup plus à la nature et beaucoup moins aux tableaux de Claude Lorrain.

L’école du paysage historique a peu produit cette année. M. Édouard Bertin a fait défaut. M. Victor Bertin a exposé plusieurs paysages dans sa manière calme, riche, et souvent un peu parée. M. Aligny, peintre de la Mort de Duguesclin, a été moins heureusement inspiré que d’habitude. M. Corot a fait, lui, de notables progrès. Nous n’aimons guère cette mythologie réfugiée dans le paysage et se cachant à l’ombre des bosquets ; cependant le Silène de M. Corot nous a paru posséder au plus haut degré cette naïveté que son auteur cherche si opiniâtrement, et dont il est l’un des plus constans apôtres. Quant à M. Remond, il fait fi de la naïveté. M. Remond a exposé le plus grand paysage du salon ; c’est un peintre de l’école de Philippe Champagne, qui a continué Michallon. M. Remond a une puissante verve d’exécution ; peut-être même abuse-t-il un peu de son adresse et de sa fécondité.

L’école de la nature se soutient avec avantage à côté de l’école de style. Les talens sont nombreux, les noms se pressent ; nous ne pouvons les citer tous. Nous nommerons MM. Watelet, Flers, Hostein, Thuillier, Lapierre, Troyon, Jules André, Rousseau, Debray et Garnerey, dans une nuance du genre, et MM. Gué, Danvin, Debez, Dupressoir, Ricois et Leblanc dans une autre nuance que beaucoup d’autres noms nous paraîtraient tout aussi dignes d’être honorablement mentionnés, MM. Esbrat, Provost-Dumarchais, Barbot, Ulrich et Léon Fleury, par exemple ; et parmi les aquarellistes et les graveurs, MM. Hubert, Girard, Champin, Huet et Himely.

M. Watelet, que M. de Kératry proclamait en 1819 grand maître des eaux et forêts, est encore aujourd’hui ce qu’il était il y a vingt ans. Si donc son succès est moins bruyant, c’est à l’inconstance du public qu’il doit s’en prendre. M. Flers rend finement la nature ; mais il la voit à travers un voile gris. M. Hostein est un peintre plein de science, peu séduisant au premier aspect, mais qui gagne à l’examen, et qu’on finit par aimer. M. Thuillier, paysagiste plein d’avenir, choisit heureusement ses sites ; il sait peindre le soleil et l’air. On se promène dans ses campagnes, qu’on croirait voir dans un miroir, tant est grande la vérité d’imitation ; ses premiers plans seuls manquent peut-être de relief et de chaleur. M. Thuillier n’a qu’un pas à faire pour se placer à la tête de l’école naturaliste. M. Lapierre rappelle beaucoup trop M. Flers, quoique plus vivant et plus chaud. M. Troyon sait renfermer l’espace dans de petites toiles ; sa Fête limousine est un excellent tableau. M. Wickemberg nous a donné une étude d’hiver qu’on prendrait pour un Ostade ; sa glace surtout est peinte avec une admirable finesse. L’Hiver de M. Wickemberg et les Patineurs de M. Lepoitevin sont deux tableaux réussis ; on frissonne rien qu’à les voir. Il ne nous est pas possible de nous occuper de tous les artistes dont tout à l’heure nous avons cité les noms. Beaucoup d’autres dans divers genres réclament notre attention ; nous n’avons parlé en effet ni des peintres de marines, ni des peintres d’intérieur, ni des peintres de genre ou de fantaisie, ni des miniatures, ni des porcelaines, ni des gravures, ni des sculptures. Tout juger, tout analyser est impossible ; ne nous arrêtons donc qu’aux sommités.

M. Gudin, l’une des victimes de la critique, s’est dignement relevé sous ses coups, qui en ont écrasé de plus robustes. Peut-être même, sans la critique, eût-il été moins fort contre les périls d’un trop rapide succès. Son Naufragé est le plus lugubre et le plus vrai de tous les poèmes. M. Gudin a exprimé avec un grand bonheur la résignation qui lutte, l’accablement qui espère ; son ciel, que colore un jour livide, sa mer, d’une infinie profondeur, remplissent l’ame d’une froide et mortelle tristesse. On cherche quelque soulagement, on fouille l’horizon pour y découvrir une voile ; l’horizon est désert. Le Naufragé peut espérer encore, mais nous n’avons plus d’espoir. Nous citerons, après M. Gudin, MM. Perrot, Gilbert et Cazati, qui marchent sur ses traces, et M. Garneray, le peintre du Vengeur. MM. Joyant et Régny peignent, l’un Venise, l’autre Naples, en hommes qui ont bien étudié ces pays. La touche du premier est trop large et trop confiante, celle du second trop maigre et trop diaphane. M. Lepoitevin ne nous console pas de l’absence de M. Isabey. Cependant son Petit Chaperon Rouge est une des plus spirituelles créations de son facile pinceau.

M. Roqueplan est un de ces hardis emprunteurs qui prennent leur bien où ils le trouvent, et qui le trouvent un peu partout. M. Roqueplan s’est d’abord adjugé l’héritage de Bonington, l’admirable faiseur d’esquisses. Il lui a pris sa féconde et vigoureuse palette, son dessin facile et sa touche cavalière. Watteau lui a prêté ses poses vivantes et coquettes, ses tons chatoyans, appliqués par larges plans savamment heurtés, mais qui font ressembler toutes les étoffes à du satin. M. Roqueplan a ensuite puisé sans façon dans tels tableaux de Terburg et de Metzu que nous connaissons, tantôt de belles colonnes de marbre rouge ou noir, veiné de blanc, tantôt de grands fauteuils à clous d’or ou des bahuts richement sculptés, tantôt les dalles luisantes d’une salle flamande, dont il décore un salon de Londres. M. Roqueplan ne s’est pas seulement contenté des accessoires ; avait-il besoin d’un air de tête, d’un bras potelé ou d’une jolie main délicieusement étudiée ? Terburg et Metzu sont si riches, qu’ils pouvaient bien les lui prêter. Et ce Rembrandt si avare, c’était de toute justice de le mettre aussi à contribution ; M. Roqueplan lui a donc pris ses glacis chauds et dorés, et il les répand avec la même profusion sur ses toiles, qu’éclaire un jour franc et un plein soleil, que Rembrandt dans ses compositions les plus caverneuses. Aussi perd-il en légèreté et en vérité ce qu’il gagne en harmonie ; ses chairs étant toujours jaunes, ses blancs roux, ses bleus verts, ses rouges orangés ou bruns ; et cependant, hâtons-nous de le dire, malgré cette facilité à emprunter, qui n’est peut-être qu’un abus de mémoire, M. Roqueplan n’en est pas moins l’un des premiers peintres de fantaisie de l’époque. Pourquoi ? Parce que tout ce qu’il emprunte, il sait merveilleusement le faire valoir, et que, comme un fils de famille riche et prodigue, il doit encore plus à la nature sa mère qu’à tous ses créanciers réunis. Cette année, le Van-Dyck à Londres est un brillant résumé de toutes les qualités et de tous les défauts de l’auteur du Congrès de Munster et du Lion amoureux. Quant à la Madeleine si rose et si coquette, nous croyons volontiers qu’elle fait pénitence ; mais s’y prendrait-elle autrement pour rappeler ses amans et recommencer à pécher ?

M. Granet, qui place toujours une action intéressante sur un théâtre dont l’aspect seul est saisissant, a peint cette fois une Scène d’Hernani et un Abeilard lisant une lettre d’Héloïse. M. Granet s’est maintenu à sa hauteur, c’est beaucoup. M. Granet est le plus vigoureux et le premier de nos peintres dans le genre anecdotique appliqué à l’intérieur. M. Granet et M. Decamps, qui, cette année encore, nous a tenu rigueur, sont de ces hommes qui ont un sentiment exquis de la nature et du vrai, et qui sont naturalistes en obéissant à leur imagination. L’Église de Belem de M. Dauzats, et la Cathédrale d’Auch de M. Renoux, sont, avec l’Hernani et l’Abeilard de M. Granet, les meilleurs tableaux d’intérieur de l’exposition. Jamais la touche de M. Renoux n’avait été plus vigoureuse et plus magistrale. La Sœur de charité de M. Bourdet est une naïve et intéressante élégie ; la Sœur veille au pied du lit d’un artiste mort. Un tableau inachevé du Calvaire et une palette encore chargée de couleurs sont suspendus aux murs dépouillés de la mansarde ; un vieux coffre sert de table ; une grosse couverture de laine brune est jetée sur le corps du peintre, dont on aperçoit confusément les formes ; ces accessoires, habilement et simplement traités, répandent sur cette composition une tristesse vraie et sentie. M. Bourdet n’a ni le brillant ni l’adresse de M. Roqueplan ; nous préférons cependant sa simple et mélancolique composition à l’éblouissant Van-Dyck. La peinture de M. Roqueplan flatte l’œil, celle de M. Bourdet parle au cœur ; mais peut-être M. Bourdet n’a-t-il fait là qu’une heureuse rencontre ? Attendons.

Les Femmes grecques, de Mme Blanchard, sont un tableau tout viril de conception et d’exécution, seulement les figures nous ont paru trop grandes pour le champ de la composition. M. Riesener, coloriste d’après Rubens et Delacroix, a peint une Vénus, dont les formes n’ont ni la beauté ni la correction désirables, mais qui, néanmoins, promet un peintre. Comme M. Delacroix, M. Riesener fait palpiter la chair ; qu’il s’occupe maintenant de la ligne et du contour. On a comparé M. Biard à Wilkie ; c’est un talent moins élevé, mais aussi vrai et aussi souple. M. Biard ne manque pas de cette verve plaisante (humour) que le peintre anglais possède à un si haut degré ; son dessin est peut-être plus sûr, mais son coloris est moins riche et moins vivant. M. Biard devrait bien laisser de côté ses Indiens et ses cannibales, et se borner à la peinture de la vie réelle vue de ce côté naïvement comique, qu’il faut bien distinguer du côté trivial ou du côté ridicule. Sa Douane et ses Artistes pris en flagrant délit sont d’excellens tableaux ; une lumière plus vive, une couleur plus chaude, en feraient de petits chefs-d’œuvre. M. Fouquet, dans ses Baladins en voyage, a cherché la couleur ; il l’a trouvée, mais aux dépens de la forme. MM. Franquelin, Destouches et Duval Le Camus, les Scribe et les Ancelot de la peinture, sont comme d’habitude vrais et coquets, vulgaires et touchans, variés et inépuisables. M. Brascassat doit être fatigué d’éloges : qu’il nous permette donc une critique ; sans doute son loup est bien furieux, mais n’est-il pas d’une nature un peu chétive et prosaïque ? et ce chien qui s’élance et aboie à nous assourdir a-t-il toute la souplesse désirable ? M. Brascassat et M. Jadin peignent tous deux la nature morte d’une manière fort remarquable. M. Brascassat est plus vrai que M. Jadin ; son lièvre mort est presque un chef-d’œuvre ; on voudrait cependant qu’il prit un peu de l’éclatante couleur de M. Jadin, dût-il lui donner en échange un peu de sa précision.

V.

Louis XIV disait du Puget : Cet ouvrier-là est trop cher pour moi. Le public en dit tout autant de nos statuaires contemporains : ces ouvriers-là sont trop chers pour lui. Le public, en fait de sculpture, n’achète guère que des bustes ridicules ou des statuettes maniérées. La sculpture est le plus sérieux et le moins encouragé des arts du dessin ; on ne peut donc qu’applaudir sincèrement aux efforts du petit nombre d’hommes qui la cultivent avec une si noble persévérance. Leur persistance est d’autant plus méritoire, que la sculpture suppose déjà un enthousiasme plus opiniâtre que la peinture, plus de cette verve forte et tranquille, de ce feu caché qu’alimente un continuel entretien avec la nature. Pline nous rapporte qu’Apelles ne passait pas un jour sans dessiner, nulla dies sine linea : un sculpteur ne peut non plus passer un jour sans manier la cire ou l’ébauchoir.

C’est un sculpteur qui a dit : « Il faut étudier l’antique pour apprendre à voir la nature ; » on ne doit donc pas s’étonner si l’antique, chassé de toutes les positions de la peinture, s’est réfugié dans la sculpture. Un statuaire seul peut encore se dire, en travaillant un bloc de marbre : Il sera dieu, et en faire sortir une Minerve, un Amour, une Nymphe, ou un Hercule. L’Hercule délivrant Prométhée, de M. Garraud, l’Halali grec, de M. de Bay, et la Damalis, de M. Etex, sont les meilleurs des douze à quinze morceaux et bas-reliefs que les sectateurs de l’antique ont exposés cette année. Leur nombre ne peut encore que se réduire, car l’école du moyen-âge et de la nature a fait aussi invasion dans les salles de la sculpture, et l’avenir lui appartient, puisqu’elle compte dans ses rangs des hommes tels que MM. Dantan, Duret, Etex, Feuchères, Lanno, Laitié, Faillot, Maindron, Pradier et Triqueti.

La Jeune fille napolitaine, de M. Dantan aîné, est une gracieuse statue, un peu froide pourtant pour une Napolitaine ; on la voudrait plus souple, plus animée de cet en-train de volupté naturel aux filles de son pays. Un aussi joli visage promet de charmantes formes ; on n’aurait donc pas su mauvais gré à M. Dantan de mouiller, d’assouplir, ou même de jeter de côté cette robe, d’ailleurs un peu lourde. Les bustes de M. Dantan jeune sont beaucoup moins amusans que ses grotesques ; ils se distinguent néanmoins par de solides qualités : le trait en est pur et délicat, la chair y est souple, palpitante, et les accessoires sont traités d’un ciseau habile. La ressemblance en est parfaite, et, cette fois, sans que M. Dantan ait eu recours à la charge. Le saint Augustin est l’ouvrage capital de M. Etex ; la tête en est d’une belle et simple expression ; nous trouvons seulement trop de plis dans les vêtemens, dont le travail nous semble maigre, surtout quand nous songeons que cette statue doit être placée dans l’une des chapelles de la Madeleine, à douze pieds du sol. Le marquis de Stafford, de M. Feuchères, le Montaigne, de M. Lanno, et le Pierre Corneille, de M. Laitié, sont d’estimables ouvrages. Cependant Montaigne nous a paru trop mélancolique et Corneille trop chétif. Les enfans au bain, de M. Maindron, sont de pauvres petits pensionnaires, d’une nature grêle et amaigrie, dont les formes sont d’une grande vérité, mais de cette vérité qui déplaît dans la nature. M. Duret a exposé un projet de statue qui formera le digne pendant de son danseur napolitain, l’une des bonnes statues qui aient été faites depuis Canova. Quant à la Vierge de M. Pradier, elle est de beaucoup supérieure à cette vierge de Bouchardon dont l’original existe dans je ne sais quelle église de province, et dont nous voyons la copie dans chaque chapelle de France. La Vierge de M. Pradier, c’est la mater dolorosa. Cependant la bouffissure que donne la douleur n’est-elle pas exagérée ? Le ciseau a peut-être aussi trop caressé ce visage, bien jeune encore pour celui de Marie survivant à son fils. Les plis de la robe ne sont pas non plus assez mouillés ; ils sont raides, soufflés, et ne dessinent aucune forme. M. Pradier peut, il est vrai, répondre à cette critique, que ce n’est pas une femme, que c’est la Vierge qu’il a voulu habiller.

La Scène du Déluge de M. Faillot ne manque pas d’énergie ; seulement le sujet en est difficile à comprendre. L’homme qui accourt à demi nu, en poussant d’horribles cris, ne devrait pas traîner après lui la femme qu’il veut secourir : il devrait l’élever au-dessus de sa tête, de toute la longueur de ses bras, regarder en arrière avec terreur pour voir où est arrivée la monstrueuse vague qui engloutit le genre humain. Il devrait surtout se taire ; à quoi bon crier en pareille occasion, et quel secours invoquer ? — Le Génie du mal, de M. Droz, et le Caïn maudit, de M. Jouffroy, se ressemblent pour la conception. Pourquoi M. Droz a-t-il encore reproduit l’éternel Caracalla ? Son génie du mal n’est ni assez fier, ni assez spirituel ; il pense trop au mal qu’il doit faire. M. Triqueti fait habilement le pastiche ; c’est le chef de l’école de la renaissance gothique en sculpture. Sa Vierge et son enfant Jésus ont été détachés du mur de quelque vieille chapelle ; on s’étonne seulement du respect que le temps a montré pour leurs contours naïfs et délicats. Ses vases sont des chefs-d’œuvre, les Florentins n’ont pas mieux fait.

Nous voudrions dire un mot des peintres de miniature et des porcelaines ; mais nous avons vainement cherché au salon les ouvrages de Mme de Mirbel et de M. Saint : la petite peinture a voulu faire comme la grande et briller par son absence. En revanche, la peinture sur porcelaine a produit une œuvre extrêmement remarquable : la copie des Moissonneurs de Léopold Robert, par Mlle Pauline Laurent.

Cette année, par une heureuse disposition que nous voudrions voir adopter à l’avenir, le tiers seulement de la galerie des anciens tableaux a été occupé par les modernes. À la hauteur de la deuxième travée flamande, un rideau séparait les écoles mortes de l’école actuelle. Le rideau s’ouvrait, on pénétrait dans le sanctuaire, et du présent on remontait dans le passé. L’effet de cette brusque transition est des plus étranges ; c’est le silence après le bruit, un demi-jour suave après un feu d’artifice. L’œil se repose avec délices de l’éblouissement et de la fatigue que lui ont causés l’éclat violent, la crudité et même la richesse de coloris de tous ces tableaux achevés de la veille. L’esprit se délasse des efforts qu’il a dû faire pour se reconnaître au milieu de tant de sujets où l’étrangeté des formes le disputait à la bizarrerie de la composition. Il semble, en effet, que chacun des personnages de ces tableaux veuille se faire à toute force écouter du public, crie plus fort que son voisin, et prenne les attitudes les plus sauvages pour s’en faire remarquer ; il en résulte une sorte de tumulte éblouissant, de brillante et bizarre confusion. Une heure de retraite dans les anciennes galeries est le meilleur remède à l’étourdissement que vous causent ce mouvement et cet éclat. Là tout est calme et harmonieux. Le vernis doré du temps, répandu également sur chacune de ces vénérables toiles, en a adouci les teintes vives et trop ardentes, jeté un voile tendre sur les formes les plus rudes et les plus tourmentées ; et puis, nous devons l’avouer, plus on retourne dans le passé, plus l’art semble grand dans ses bizarreries, sage dans ses licences, contenu dans sa fougue. Les débauches de couleur de ces vieux maîtres paraissent plus harmonieuses, l’extrême audace du mouvement de leurs figures plus savante et plus vraie. Chez eux, l’expression énergique est toujours simple, la recherche toujours naïve, la volupté toujours décente. Ces hommes rares avaient, il est vrai, l’insigne bonheur d’arriver les premiers. Ils pouvaient imaginer simplement sans craindre de se rencontrer avec d’autres et de retomber dans un moule devenu commun. Systèmes de compositions et procédés d’exécution étaient bien à eux. Aujourd’hui que peut-on essayer dont on ne soit déjà fatigué ? Que peut-on inventer qui ne l’ait déjà été ? Autrefois toutes les formes étaient nouvelles, toutes les places étaient à prendre ; aujourd’hui toutes les formes sont connues, toutes les places sont prises. De là les efforts trop sentis, la recherche pénible et prétentieuse de tant d’hommes de talent, la singularité, la folie même de quelques-uns. On veut du nouveau, ils cherchent du nouveau ; et cette recherche se fait en côtoyant deux abîmes : l’imitation et le faux. Le faux est facile à reconnaître et à éviter, l’imitation est plus décevante et plus voilée. Elle règne en souveraine, même sur ceux de nos artistes qui se croient le plus indépendans. À la longue tout s’épuise ; en peinture comme en musique, y a-t-il un mode qui soit nouveau, une combinaison de modes qui n’ait été essayée ? M. Delaroche a de hautes prétentions à l’originalité, et derrière lui je vois Van-Dyck, l’école allemande et même l’école italienne. M. Ziegler s’est formé un style où la vigueur se mêle à l’abondance, la correction à la largeur ; mais ce style est-il bien à lui, et ne procède-t-il pas de la manière espagnole ? M. Ingres cherche la ligne de beauté dans la nature, mais plus encore chez Raphaël ; M. Devéria imite franchement Titien, M. Gigoux Paul Véronèse ; et il n’est pas jusqu’à M. Delacroix, le plus vif et le plus fougueux des peintres, qui ne nous rappelle le Tintoret et Rubens. Chez tous ces artistes, l’imitation est souvent fort éloignée : ils ont pris seulement le mode ; ce mode, ils l’ont appliqué à des motifs différens, et néanmoins je le retrouve sans peine en parcourant les salles du vieux Musée. Chez d’autres, l’imitation est plus effrontée ou plus servile : ils ont pris le mode et le motif ; ceux-là n’imitent pas, ils copient. Faut-il proscrire absolument l’imitation ? Nous ne le croyons pas ; mais si vous y avez recours, soyez sur vos gardes : c’est une facile sirène qui vous attire et qui vous noie sous prétexte de vous sauver du naufrage. Si vous imitez, que ce soit comme Gros et Géricault ont imité, l’un l’antique, l’autre Michel-Ange, c’est-à-dire en s’occupant plus encore de la nature que du mode d’imitation choisi ; en consentant à se servir du passé, mais seulement pour aplanir la route de l’avenir ; en s’aidant des efforts de vos devanciers dans l’art pour arriver à des résultats différens de ceux qu’ils ont obtenus ; en prenant l’art où ils l’ont laissé, pour le porter plus loin en avant ; en étudiant les chefs-d’œuvre du passé ; en se pénétrant de la beauté antique et du beau expressif des Italiens, pour arriver à un nouveau genre de perfection, à ce beau moderne que nous avons indiqué, et qui, dans chaque genre, dans la statuaire, dans la grande et la moyenne peinture, et dans le paysage, doit toujours être le but où doit tendre tout artiste jaloux de conquérir l’avenir.


Frédéric Mercey.
  1. M. de Kératry.
  2. Salon de 1822, par M. A. Thiers. Constitutionnel de 1822.