Le salon de 1879/02

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Le salon de 1879
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 34 (p. 185-211).
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LE
SALON DE 1879

II.[1]
LA PEINTURE. — RÉSUMÉ


III.

Les arts du relief, qui représentent la réalité sensible, sont des arts dépendans. Certaines lois de construction les régissent ; les nécessités de l’équilibre les condamnent à exprimer de préférence les idées de repos ; le dessin leur impose la détermination la plus absolue. La peinture, qui rend les apparences dont nos yeux sont frappés, embrasse un champ plus vaste ; elle est plus libre. Son domaine est la nature entière. Elle peut lui emprunter des sujets infiniment variés, aller des plus chétifs aux plus relevés ; elle peut s’affranchir de la réalité et entrer librement dans le monde de l’imagination. L’idéal sculptural, de si haut qu’il vienne, doit poser sur la terre. La peinture peut se passer de la terre : elle a son vol, l’espace lui appartient. Pour s’y déployer, elle dispose de deux agens admirables qui sont des puissances : elle a la lumière et l’expression. La lumière, qui donne l’idée des formes et de l’étendue, pour produire l’illusion ; l’expression, qui fixe les impressions de l’âme les. plus profondes ou les plus fugitives, pour exciter la sympathie. Et encore, la lumière elle-même n’est-elle pas impassible : brillante ou obscurcie, joyeuse ou triste, elle apporte à la peinture un élément de passion. Là où il n’y a ni expression, ni lumière, soyez-en certain, la peinture n’existe pas. Mais si, dans la sculpture, il n’y a pour ainsi dire point de degré, et s’il est difficile de la concevoir autrement que comme un art élevé, dans la peinture la diversité des objets auxquels le talent s’applique établit des distinctions et une hiérarchie ; et il y a un mode de la peinture qui s’appelle le grand art.

On dit aujourd’hui que le grand art s’en va : on entend déplorer sa décadence. Mais d’abord, qu’est-ce que le grand art ? Admettons, si l’on veut et pour ne point discuter, que ce soit celui qui s’inspire uniquement des religions, de l’histoire sacrée et profane, et qui, s’attachant ainsi à des sujets d’un ordre élevé, recourt pour les traiter à des formes choisies. Est-il vrai que les idées de cet ordre soient délaissées ? Nullement, et cela n’est pas possible. Une certaine manière de les mettre en œuvre est seule abandonnée ; elle est déjà d’un autre temps. Ne médisons pas de ce temps : il a pu se tromper, mais il aspirait très haut. Il s’était fait, croyons-nous, de la grande peinture une idée erronée. Prenant dans l’étude de la sculpture son point de départ, il tendait ainsi à restreindre le domaine pittoresque. Sans doute le grand art doit être grave, mais on le voulait, pour le moins, sévère. Au lieu de laisser l’artiste libre de donner à son ouvrage tous les agrémens dont il aspire naturellement à le parer, on préférait lui en interdire l’usage au nom de sa dignité. Coloris, clair-obscur, dessin même, étaient une protestation contre le charme, contre l’éclat que les yeux souhaitent cependant et auquel a droit toute image qui prétend surpasser la réalité. Là simple nature avec la lumière qui l’enveloppe n’a-t-elle pas plus d’attrait ? Et, tout en reconnaissant que le dessin doit passer avant tout, la couleur, qui achève la vraisemblance et qui la rehausse, doit-elle être abaissée au nom d’une fausse austérité ? On ne saurait l’admettre, et nous croyons qu’il n’y a point de chef-d’œuvre qui ne saisisse par l’aspect. Voyez un tableau de maître dans un musée, dans un salon, dans le réduit le plus modeste ! Ne vous apparait-il pas comme un objet de la plus grande richesse et comme un rayon de lumière ? Plus l’art s’élève et plus il doit porter avec lui de splendeur.

Mais ce n’est pas tout : l’étude des maîtres nous apprend encore que le grand art n’est pas limité. Il n’est pas une recette qui puisse se transmettre non plus qu’une formule arrêtée qui s’enseigne et qui s’impose. Il y a toujours quelque chose qui vient démentir la formule et dépasser le cadre que l’on croyait fermé. Si humble que soit une première donnée, il peut en sortir une œuvre idéale. En effet, si cette œuvre provoque en nous un élan de sympathie ou l’apaisement de l’esprit, si en la contemplant nous sentons tomber à nos pieds les entraves de notre condition présente pour nous élancer dans le monde supérieur où elle réside et que le peintre nous dévoile, c’est qu’elle est une manifestation du grand art. Sachons donc reconnaître les artistes qui nous ouvrent ces horizons et saluons en eux les représentans de l’obstination humaine à s’élever toujours.

Au premier rang de ceux-là, il faut placer M. Henner, l’auteur de l’Églogue. Un peu de ciel pâle, un peu d’eau qui reflète le ciel ; une herbe touffue, des arbres et une colline d’un vert sombre ; au premier plan et près des extrémités de la toile, deux jeunes filles nues d’une blancheur d’ivoire : voilà tout l’appareil d’un tableau que nous considérons comme une œuvre de maître. La jeune fille qui est à gauche, vue de profil, est assise à terre et joue de la flûte. Ses cheveux roux n’ont jamais été noués sur sa tête, ils traînent simplement sur l’herbe. Les sons qu’elle tire de son instrument ne vont pas bien loin ; l’instrument est frêle, et pas un rocher pour lui faire écho. Mais cette musique ingénue s’adresse à l’autre jeune fille. Celle-ci l’écoute debout, appuyée sur un piédestal en ruine qui, mêlé à la nature triomphante, par le d’un art humain. Cette contrée n’est pas la Grèce : c’est plutôt la Thrace mystérieuse, presque sauvage. On reconnaît dans les deux sœurs les nymphes de l’obscure vallée. « O nymphes des fontaines, nymphes à la blancheur éclatante, qui respirez de douces haleines, amies des bergers et des chevriers, ô vous qui habitez au fond de toutes choses, hamadryades dont la demeure est dans les chênes, soyez-nous favorables ! » Ainsi chante l’hymne orphique. Et, des nymphes, l’une est sortie de la source, l’autre est descendue de l’arbre avant le soleil levé. Blanches comme l’aube, elles s’entretiennent dans l’ombre humide d’un éternel matin. Elles sont la lumière et l’âme du lieu, lieu sans nom où le bon génie de M. Henner l’a conduit et où il a trouvé ces nymphes qui, chantant pour elles, ont chanté pour lui.

Voyez avec quel sentiment profond, religieux, le peintre a fait parler la nature. Le corps immaculé des nymphes tranche comme un brouillard d’argent sur la verdure noire. Rien ne donne l’idée de la solitude comme le sacrifice de tout ce qui pourrait rattacher les figures à ce qui les environne. Elles sont seules, mais cependant elles ne s’isolent pas.

Rarement, chez les modernes, dans une œuvre d’art le sujet et l’exécution sont identifiés. Ici la fusion des élémens est parfaite, L’art puissant du peintre enveloppe l’idée, les figures, le paysage dans une sorte d’unité substantielle qui est celle de la nature, et il en fait comprendre le sens caché. Parfaitement caractérisées et précises, les formes s’accusent, s’enroulent, expirent sans être jamais enserrées dans un contour apparent. Tout est subordonné à des enveloppes dont le mouvement est sensible, mais dont la détermination ne s’analyse pas. Les détails s’effacent, et cependant l’étude est riche : M. Henner cherche en tout l’unité, et il l’obtient. Les nymphes de son Eglogue, avec leurs corps jeunes et sains que nulle passion n’agite, respirent l’inaltérable sérénité du lieu qu’elles habitent. Qui détournera jamais celle-ci de jouer, celle-là d’écouter ? On les voit bien à distance et rien n’échappe de leur beauté, et lorsqu’on s’approche, elles semblent prêtes à s’évanouir dans le milieu d’où elles sont sorties. Elles sont comme ces pensées profondes qui ont trouvé leur expression, mais qui plongent toujours dans les limbes de l’entendement.

Cette manière de rendre la nature dans sa plénitude et dans son unité est assez rare aujourd’hui, et il est heureux qu’en tendant à ce but on rencontre le succès. Une école différente veut agiter et passionner l’exécution ; elle cherche la vie dans l’abondance, dans la variété de la touche et dans ce que l’on nomme le coloris vibrant. Le dessin et le modelé ne sont plus fixés et semblent trembler sous les yeux. Tous les arts sont donc soumis à des lois générales, et souffrent à un moment donné des mêmes ébranlemens. Le chant de même perd son lien, sa fermeté ; la voix tremble comme le pinceau, et le peintre éprouve la même difficulté à suivre une forme que le chanteur à tenir un son.

Si M. Henner, grâce à d’heureux instincts, sait dégager l’âme de la nature et peut créer la mythologie comme à nouveau, il est d’autres artistes qui, sans avoir le sens mythique, s’attachent à faire revivre sans cesse les données de la fable. A n’envisager celle-ci que comme un répertoire de sujets rians, variés et facilement compréhensibles, on peut prévoir qu’elle ne sera jamais abandonnée parce qu’elle fournira toujours mille occasions au talent de se déployer. Cette année, on voit qu’elle a joui d’une faveur particulière parce qu’elle a inspiré des tableaux importans. M. Bouguereau a représenté dans une composition élégante et du plus gracieux mouvement la naissance de Venus. Peut-être dans cet ouvrage1 le caractère des formes est-il trop généralement agréable ? car, d’après la conception des anciens, la beauté souveraine de la déesse sortant des profondeurs humides doit contraster avec les divinités inférieures qui l’entourent et qui, demi-animales, sont l’expression de la nature sauvage et changeante de la mer. Peut-être même la surface des flots n’est-elle pas assez calme ? L’assiette des groupes en serait plus ferme, et d’ailleurs les Grecs voyaient la divine Aphrodite dans le miroir uni et tranquille des ondes réfléchissant le ciel. Peut-être enfin l’introduction de quelque ton vif donnerait-elle un aspect plus sensible au tableau ? Son harmonie fine réside dans une gamme de colorations légèrement brunes dont il y aurait intérêt à relever la monochromie ; mais il y a dans ce tableau tant de savoir, tant de talent, tant de laborieux entrain, que nous ne présentons nos observations qu’avec la plus grande réserve.

C’est plaisir, tandis que nous sommes mêlés au chœur sacré des divinités marines, de nous arrêter à la Messagère des tempêtes et à la Sirène de M. Landelle. Nous préférons la première, parce que l’idée en est nouvelle et que cette avant-courrière des naufrages, avec son corps qui a la blancheur de l’écume et qu’un vol effaré de mouettes bat de ses ailes, est une personnification qui, manquait au cortège que Vénus partageait à sa naissance avec Neptune et Amphitrite. Les cortèges de ce genre, que les mythologues nomment des thiases, n’appartiennent qu’aux divinités qui, selon les croyances de l’antiquité, figuraient les énergies triomphantes de la nature. Bacchus, qui représentait la vie physique dans son plein épanouissement et la puissance dominatrice des sens sur l’âme, qu’ils arrachent au repos et à la conscience d’elle-même, Bacchus était entouré d’un thiase nombreux dont chaque personnage exprimait à des degrés différens et sous des formes plus ou moins nobles les effets du pouvoir du dieu : le souverain bien-être, l’enthousiasme, l’extase, le délire, la fureur. M. Giron a pris cette fable à son origine et, d’un pinceau assez large et avec un effet piquant, il nous a montré Bacchus enfant entouré des nymphes de Nysa. Les anciens ont souvent traité ce sujet, tantôt avec un génie familier et tantôt sous des formes mystiques. M. Giron était autorisé par l’essence même des personnages secondaires qu’il mettait en œuvre à ne pas s’élever beaucoup au-dessus de la nature. La scène se passe dans une forêt, sous un arc de verdure. Le premier plan est éclairé, et l’on voit le jeune dieu qui, instruit par ses nourrices, s’essaie à jouer de la flûte. Dans l’ombre des arbres, on distingue entre autres figures un panisque et un satyre. Dans le fond, la lumière reparaît pour nous montrer le reste de la bacchanale. Diane est aussi une déesse qui marche d’ordinaire avec une cour de divinités inférieures : ce sont des nymphes qui la suivent et avec lesquelles elle vit au fond des bois. Dans une grande toile et avec infiniment de talent et de goût, M. Jules Lefèvre a représenté Diane surprise au bain. Tout nous parle d’Actéon, mais on ne le voit plus. La déesse indignée suit d’un regard menaçant l’indiscret qui s’enfuit. Quelques-unes de ses nymphes s’empressent de la couvrir de ses voiles ; les plus jeunes semblent l’oublier et, plus alarmées, ne songer qu’à elles-mêmes. Il résulte de ces sentimens divers une composition vive et cependant bien équilibrée. Mais le site choisi, malgré sa fraîcheur et l’ombre ; qui l’enveloppe, ne semble pas la retraite profonde de la reine des forêts. Toutes les figures, variées d’âge et de caractère, sont parfaitement élégantes. Cependant l’artiste, n’a-t-il pas donné un type un peu trop mondain à la chaste déesse ?

Les qualités qui distinguent ce tableau, de même que les ouvrages que nous avons rangés dans le même groupe, c’est la correction, l’étude et la distinction de la forme. On ne peut les analyser sans remarquer combien chaque figure est choisie avec soin et rendue avec une sorte de prédilection. Les œuvres de MM. Bouguereau, : J. Lefèvre, Landelle sont certainement destinées à entrer dans nos musées. Mais les sujets dont nos artistes se sont inspirés peuvent être envisagés à un autre point de vue, celui de la décoration. Le. Salon, disposé comme il l’est, ne peut être très favorable à l’examen de travaux de ce genre ; l’on sent bien que les grandes pages de MM. Lematte et Laugée, de même que le plafond de M. Ehrman, ne sont point à leur place. On reconnaît aisément que les auteurs sont des hommes de talent ; mais, pour bien juger leurs peintures, il faudrait les voir dans leur cadre véritable et dans le milieu qui les attend.

Nous n’en dirons pas davantage sur les sujets mythologiques. Mais, quel que soit le mérite des ouvrages que nous venons d’examiner, nous ne pouvons nous empêcher de penser que les artistes, qui veulent puiser dans la fable devraient étudier de plus près l’archéologie. Loin d’entraver leur imagination, cette science leur fournirait une foule d’idées et les aiderait à donner à leurs compositions, en même temps que la justesse, une richesse dont elles sont exposées à manquer. Les mythes grecs sont d’ailleurs des conceptions de l’ordre le plus élevé qui émeuvent à la fois toutes, les facultés de l’esprit. Il n’est pas douteux que pour un sujet mythologique il ne faille autant de recherches et d’efforts que pour un sujet emprunté à l’histoire ; et cependant ; on croit pouvoir les traiter couramment. Les types divins, par exemple, tels qu’ils ont été créés par les anciens, sont fixés avec une telle précision qu’au premier abord on reconnaît, même dans un fragment, les traits essentiels de chaque divinité. Chacune a son type corporel complet et ses habitudes caractérisées par l’attitude, le geste, les vêtemens, la couleur et le mouvement des draperies et les attributs. Cela peut-il être plus négligé que la ressemblance des personnages, la vérité du costume et l’exacte représentation des lieux lorsqu’il s’agit de peinture historique ? Songez à la fadeur que présentent la plupart des peintures tirées de la fable et voyez au contraire de quelle ressource sont des informations précises pour donner à un tableau d’histoire, un aspect qui le distingue aussitôt de tout ce qui l’environne.

Pour le grand ouvrage qu’il expose, M. J.-P. Laurens s’est inspiré d’un épisode de l’histoire de l’inquisition albigeoise au commencement du XIVe siècle, et il a pris pour sujet la Délivrance des prisonniers du saint-office à Carcassonne en 1303. C’est dans un savant ouvrage de M. Hauréau qu’il a étudié les faits et c’est avec une complète autorité qu’il a exécuté son œuvre. A l’époque que nous avons indiquée, le roi de France, Philippe le Bel, avait envoyé en Languedoc, avec le titre de réformateur, Jean de Picquigny, vidame d’Amiens, et un ecclésiastique, Richard Leneveu, archidiacre d’Auge, en l’église de Lisieux. Profitant de leur présence, un frère de l’ordre de Saint-François, Bernard Délicieux, s’était mis en lutte ouverte avec les dominicains ; il avait provoqué un soulèvement populaire auquel le vidame d’Amiens cédait à regret et qui allait arracher un grand nombre de malheureux aux prisons de l’inquisition ; en même temps il calmait l’impatience des séditieux. M. J.-P. Laurens a parfaitement rendu ce qu’il y a de particulier dans cette scène. Son tableau est pour ainsi dire partagé en deux épisodes. A droite du spectateur, des ouvriers, en présence de Picquigny et de l’un des consuls de la ville, sont occupés à démolir le mur qui ferme la porte de la prison. A gauche, Bernard Délicieux parle à la foule, qu’un autre consul maintient aussi du geste. Des femmes, des enfans s’avancent, en pleurant de joie, du côté des ouvriers et relient par leur mouvement pathétique la double action que présente le tableau. Dans son ensemble le sujet est exprimé simplement, sans emphase. La perspective est bien observée, sans que sa profondeur soit trop accusée ; tout est un peu ramené sur le plan du tableau, qui est par cela même dans de bonnes conditions décoratives, presque dans les conditions de la fresque. L’artiste a employé les tons forts et sourds à la fois dont il dispose et qui le caractérisent. Son ouvrage fait penser aux peintures de Piero della Francesca qui sont dans l’église de Saint-François, à Arezzo. A quatre cents ans de distance, malgré les différences qu’offrent les sujets et la manière de comprendre la nature, il y a cependant entre le tempérament des deux peintres, entre leurs palettes, une singulière parenté. C’est le même caractère vigoureux, la même gamme de coloration pleine d’énergie. On ne peut voir cette belle toile de M. J.-P. Laurens sans une vive satisfaction, surtout quand on sait que l’artiste exécute en ce moment au Panthéon de grandes peintures murales. C’est bien certainement dans le même esprit qu’il a conçu son tableau du Salon, et nous avons ainsi une idée avantageuse des travaux qu’il achève.

Nous ignorons quelle est la destination de l’ouvrage de M. J.-P. Laurens ; nous aimerions qu’il fût placé à Albi ou à Carcassonne. Le projet formé par l’administration des beaux-arts de décorer les édifices des départemens est excellent, et l’on comprend déjà combien l’histoire locale offre de ressources pour une pareille entreprise. Bernard Délicieux, un instant triomphant, finit par succomber après avoir pendant quelques années défendu ses concitoyens contre les excès de l’inquisition. Ainsi chaque province, chaque ville a sa légende, ses héros et ses martyrs.

Toutefois, si l’on emprunte des sujets à l’histoire, le premier devoir est non-seulement de la respecter, mais encore d’en pénétrer l’esprit pour présenter les faits sous leur jour véritable. En est-il toujours ainsi ? M. Flameng, par exemple, nous a-t-il donné une impression exacte de l’Appel des Girondins ? Dans son tableau, nous louerons sincèrement la mise en scène, la couleur claire et vraie, l’effet de lumière, en un mot les qualités de mise en œuvre et d’exécution, qui ont si justement concouru à lui mériter une récompense exceptionnelle. Sans doute tous les personnages sont matériellement d’une ressemblance parfaite ; mais pourquoi ces visages anxieux, ces traits contractés ? pourquoi ces attitudes menaçantes ou accablées ? Oui, la veille, au tribunal révolutionnaire, en entendant prononcer leur sentence, les girondins avaient payé leur dette à l’infirmité humaine ; mais, le jour du supplice, ils furent stoïques, et, si le fait a été contesté, nous pensons qu’aujourd’hui il n’y a plus, à ce sujet, de dissentiment. Interpréter trop librement l’histoire, c’est vouloir entrer dans le genre.

La peinture de genre, prise dans son ensemble, touche à tous les sujets à la fois. Elle prend partout son bien : elle met à contribution la religion comme l’histoire, la fantaisie comme la vie journalière. C’est elle aussi qui met le mieux à découvert le caractère intime des talens. Chaque artiste étant maître d’envisager les faits qu’il représente, non pas au point de vue de leur vérité reconnue, mais en les interprétant, celui-ci avec son caprice, celui-là avec sa sensibilité, cet autre avec son esprit, tous avec leur libre imagination, leurs œuvres deviennent de véritables confessions artistiques. Il en est du grand art comme de tout ce qui sort de l’ordinaire. A moins d’avoir le don naturel de l’élévation, lorsque l’on veut traiter un sujet de cet ordre, on s’efforce de prendre le ton du monde dans lequel on veut pénétrer, on enfle son style, on pare en quelque sorte son talent. Le peintre de genre se montre tel qu’il est, et souvent nous gagnons à cette franchise de faire connaissance avec des esprits charmans, d’entrer en relation avec des intelligences de la distinction la plus rare. Cette année, il est tels tableaux religieux qui, selon nous, appartiennent au genre et qui ont cependant toutes les qualités qu’exige le grand art ; mais la part faite au sentiment personnel et à l’innovation est trop grande en eux pour qu’ils soient dans les conditions liturgiques qui permettent de les placer dans les édifices religieux. L’œuvre n’y perd rien ; elle entrera dans une galerie ou dans un musée, mais elle ne peut être présentée aux fidèles comme un objet de piété. La théologie, le dogme inflexible, les écritures, les actes des apôtres et des martyrs, les faits consignés dans l’histoire de l’église et des saints, voilà le domaine de l’art chrétien qui ne saurait se passer de la plus rigoureuse orthodoxie. Le reste peut être un sujet de pieuse émotion, presque d’édification, mais ce n’est point un enseignement. Ce qu’il faut reconnaître, en un mot, c’est que la peinture religieuse et la peinture historique doivent avoir, celle-ci un caractère doctrinal, celle-là une autorité documentaire, dont la peinture de genre est libre de se passer.

Cela dit, n’éprouve-t-on pas une impression touchante devant le Christ appelant à lui les affligés, que nous présente M. Maignan ? Jésus, comme un roi de douleur, est assis, au milieu du tableau, sous un baldaquin aux draperies sombres. Il lève les yeux au ciel, il implore son père en montrant ses plaies saignantes. A ses pieds sont groupées les plus grandes douleurs humaines, celles de la famille, représentées par une mère qui pleure sur un berceau vide ; celle de la patrie figurée par un jeune soldat qui tombe mort avec son épée brisée ; celle de notre vie à tous personnifiée par la foule des désespérés et par un vieillard qui survit aux siens. L’exécution a du relief et une animation passionnée. M. Maignan semble avoir à la fois agrandi sa manière et rendu son pinceau plus frémissant ; il se rapproche ainsi de M. Humbert et vient former avec ce jeune peintre et M. Lévy un groupe des plus sympathiques. A côté de ces artistes, si ardens à rendre la forme expressive, il y a des mystiques qui font retraite dans le domaine du sentiment et qui, déchargeant l’idée de son fardeau corporel, rendent la matière transparente pour mieux laisser voir l’esprit. Cela suffit à faire comprendre ce qui manque à leurs ouvrages, mais non le charme qui réside en eux. Ce charme s’explique mal avec des mots, et la peinture seule le dégage. Il faut voir les tableaux de M. L.-O. Merson, son Repos en Égypte surtout, pour bien entrer dans l’ordre des jouissances délicates qu’un pinceau est capable de faire naître lorsque, s’arrêtant volontairement dans la recherche de la forme, il s’en tient à une suffisance élégante après avoir rencontré la suavité. Jacob chez Laban, par M. Lerolle, est aussi une œuvre d’un sentiment très pur, mais dans laquelle l’exécution a plus de force intentionnelle. Nous aimons cette grave et douce pastorale. L’antique Orient n’y revit point, grâce à des recherches ethnographiques ; ce qui touche ici c’est une simplicité toute primitive et une noblesse patriarcale qui sont des anciens jours, et c’est par là que la scène est orientale et biblique. Quant à l’Orient pour lui-même, on le trouvera dans les Souvenirs du Maroc, de M. B. Constant, et dans les tableaux égyptiens de M. Théodore Frère. Si l’on désire des contrastes, on rapprochera M. Jules Breton, le maître qu’inspirent nos campagnes, de M. Gervex, le peintre de la vie à Paris ; M. Julien Dupré nous intéressera aux épisodes des labeurs rustiques en évoquant le souvenir de F. Millet, tandis que Mme Énault nous découvrira un coin aimable de la vie mondaine dans sa Visite à la convalescente. D’un autre côté, M. Pabst nous fera comprendre les joies de la famille, avec le Cadeau du grand-père, pendant que M. Hugo Salmson, avec son Arrestation au village, nous montrera le côté dramatique et poignant d’un fait divers. Nous voudrions voir un plus grand nombre de ces tableaux conçus à la manière des Anglais, où les sentimens moraux sont en jeu, nous attirent, dans lesquels on entre lentement et qu’on ne regarde pas seulement avec les yeux. Mais nous n’avons pas le goût de creuser ainsi les sujets. Le genre cependant se relève à une grande hauteur dans un tableau inspiré par l’histoire des sectes religieuses du XVIIIe siècle. Une jeune femme, une illuminée, s’est soumise à l’épreuve du crucifiement. Elle est étendue sur une croix ; ses mains sont percées de clous ; sa tête est couronnée d’épines. Des coreligionnaires, pour la plupart gens de qualité, sont autour d’elle. Leurs visages sont émus ; ils suivent, ils interrogent du regard celle qui subit la sainte torture et semblent profondément édifiés. Peut-être trouvera-t-on que le corps de la patiente n’est point assez couvert ; mais ce que tout le monde louera dans l’ouvrage du jeune artiste, c’est le talent qu’il a déjà de bien peindre une tête et d’envelopper une grande composition dans une harmonie voulue. M. Moreau, de Tours, sait présenter les choses dans un milieu coloré, et sa palette est riche et puissante. De la sorte il obtient des tons, des valeurs, mais ne nous montré nulle part une couleur dans sa crudité. Cela nous semble une. condition essentielle de l’art. En effet, est-ce bien de la peinture celle qui, sous prétexte de franchise, applique sur la toile les couleurs telles que la fabrique les fournit et qui blesse nos yeux par une technique brutale ? Oui, ce rouge est du rouge, ce blanc est du blanc. Mais où est l’atmosphère dans laquelle le peintre doit nous montrer son sujet ? où est ce milieu pittoresque qui doit être, avant tout, différent de celui dans lequel le spectateur se meut ?

Après tout, les exagérations ne peuvent avoir qu’une durée éphémère, parce qu’il y a une aspiration moyenne qui tend sans relâche à faire prévaloir dans l’art un équilibre de qualités. Et cela est d’autant plus inévitable que l’exagération naît de l’imitation. C’est ainsi que l’école de Fortuny nous semble en péril dans les mains de ses successeurs : l’esprit du charmant maître semble s’éloigner d’eux. Ce sont toujours des compositions agréables ; mais ces scintillemens, ces éclairs, ces réflexions de la lumière et de la couleur vus d’un œil si curieux, si fin, si sûr, exprimés d’un pinceau si alerte, toute cette aimable magie qui fut reproduite non sans excès, tout cela se confond et s’éteint. C’est un Américain, M. Walter Gay, dans sa Leçon d’escrime, qui nous semble se tenir le mieux dans la tradition de l’initiateur, et son tableau est plein d’agrément. En regard de ces fantaisies mondaines toutes vibrantes de lumière, voici la peinture militaire. Jamais elle n’a réuni pour la représenter plus de talens à la fois, tous rompus à l’étude, tous actifs et bien informés. Les tableaux de MM. Détaille, Chigot, Castellani sont parfaits ; joignons-y la Retraite, début de M. Médard qui a été bien accueilli des artistes. À tous ces ouvrages on ne peut adresser qu’un reproche, celui de nous raconter nos défaites. Gloria victis ! Ce mot, qui servit d’épigraphe au beau groupe de M. Mercié et qui dans sa pensée était une allusion à la mort d’un jeune artiste de génie tombé victime volontaire de son patriotisme, nous nous le sommes appliqué à nous tous. Que dans le premier moment les vaillans compagnons d’Henri Regnault aient fait une légende glorieuse des combats au milieu desquels il est tombé, rien de plus facile à expliquer. Mais il ne faut point paraître prendre le change sur le fond des choses. Autrement on penserait que la France ne songe plus à ses blessures et qu’elle se donne en spectacle ses propres désastres. On dirait qu’en élevant des monumens funéraires sur tous les champs de bataille où elle a succombé, elle croit dresser des trophées. Ces considérations ramènent à l’histoire.

M. Bonnat est toujours peintre d’histoire quand il fixe les images des hommes les plus considérables de notre temps. Tel nous l’avons vu peignant M. Thiers, et tel nous le retrouvons encore dans le portrait de M. Victor Hugo. Il a rendu simplement et dignement l’intensité de vie et la force de pensée du poète ; il en a généralisé le caractère dans une ressemblance cherchée, voulue, et qui a de la puissance. L’attitude est expressive et indique une contemplation méditative. Assis de face, près d’une table sur laquelle son coude gauche s’appuie, la tête soutenue par la main, le poète nous tient sous son regard. Sur la table un seul livre : Homère. La peinture est empâtée, robuste ; le masque est d’un modelé saisissant. Jamais M. Bonnat n’avait donné autant de relief à une tête. Par la grande place que M. Victor Hugo occupe dans notre siècle, l’œuvre du peintre porte une date : on dirait un épisode dans le récit des événement d’un temps. C’est ainsi que le portrait appartient à l’histoire. Les portraits sont encore des pièces, des documens historiques parce qu’ils nous retracent toute la figure d’une époque. Nous connaissons une collection de gravures qui renferme tous les hommes célèbres que le règne de Louis XIV a vus mourir ou naître. Rien n’est intéressant comme ces physionomies françaises qui se modifient de trente en trente ans. Les personnages qui ont vu Richelieu, Louis XIII et Mazarin ont quelque chose de passionné qui répond bien aux agitations de ce temps souvent troublé ; ceux qui ont fait figure sous le grand roi sont en représentation et presque majestueux ; ceux qui appartiennent au règne suivant doivent davantage aux grâces du temps. Ce sont pour ainsi dire des têtes de construction différente, tant la caractéristique expressive en a changé. Il nous semble qu’on peut être bon juge de la mesure dans laquelle un portrait, même un portrait de femme, donnera l’idée du temps auquel il appartient. On sera facilement choqué, par exemple, si le peintre exagère la mode ou quelque particularité de la parure qui serait au goût du jour. Au contraire on saura gré à l’artiste, s’il a rendu avec une discrétion savante une riche toilette. Nous serons d’accord avec tout le monde en disant que M. Carolus Duran, dans son portrait de Mme la comtesse V…, a fait une œuvre magistrale. Dès le premier jour nous avons été frappé par cette peinture d’un aspect si large et dans laquelle l’auteur a mis un talent de si bon aloi. Il faut louer ce portrait de M. Carolus Duran parce qu’il a grand air et qu’il est étudié très librement, en dehors des préoccupations serviles du bien faire, qui n’aboutissent souvent qu’à un travail d’élève. Copier son modèle comme on le ferait dans une école n’est pas digne d’un genre qui doit reproduire la personne humaine largement, en saisir le caractère et non pas l’analyser par le menu détail. Mme la comtesse V… est en pied, vêtue d’une robe de satin blanc par-dessus laquelle elle porte un manteau noir garni de fourrure. La tête, les bras et les mains sont vivans. Le personnage tout entier, dans son attitude et ses lignes simples, se détache sur l’un de ces fonds d’un ton rompu qui représentent vaguement l’espace et qui n’ont pas, comme la tenture d’un appartement en lampas ou en damas, l’inconvénient d’attirer l’attention et de distraire du sujet. L’exécution tout entière se ressent de cette donnée saine ; le visage, les chairs, les étoffes, la fourrure sont traités avec une justesse de ton et de touche qui est absolument remarquable. M. Carolus Duran a également très bien réussi le portrait d’un enfant. Il a parfaitement saisi la ressemblance de son gentil modèle dans cette improvisation charmante.

Il y a au Salon beaucoup d’autres portraits remarquables : ceux de M. Cabanel, qui sont de la plus grande distinction ; celui qu’a exposé M. C.-L. Müller et qui est des plus gracieux ; ceux de M. Delaunay, de M. Cot, de M. Doucet et de plusieurs autres artistes. Mlle Jacquemart qui, dans ce genre, a déjà donné tant de preuves d’un talent et d’un esprit supérieurs, a excellemment réussi M. de St-A. Impossible de mieux poser une figure, de mieux la dessiner, de mieux rendre l’idée, la ressemblance d’un homme distingué. Le profil de Mme Sarah Bernhardt par M. Bastien Lepage est d’une merveilleuse finesse, et dans une ombre mystérieuse M. Hébert nous laisse entrevoir sa sultane. Mais à côté de ces ouvrages vraiment dignes de l’école française, il y en a beaucoup qui sont d’une faiblesse extrême. Généralement on débute au Salon par des portraits, et cependant il n’est pas de genre plus difficile à aborder.

Observez en effet combien il y a peu de portraits qui, par la composition, soient intéressans ; c’est là une remarque que font beaucoup de personnes, et nous la retrouvons jusque dans la presse étrangère. Les objets immédiats qui nous entourent, les livres, les outils, les instrumens du travail ou de la pensée, des fleurs, une tapisserie, un détail caractéristique qui aide à fixer le spectateur et donne la note des goûts et des habitudes dominantes de l’original, ont été bannis par les artistes. Oui, la tradition des portraits composés se perd. Sous ce rapport l’art français a eu une période brillante au siècle dernier. La manière de présenter un personnage, de le poser, d’animer son visage, de le mettre en action, d’intéresser aux accessoires qui l’entourent, était arrivée à une sorte de perfection, et nous recommandons à ce point de vue la collection de portraits d’artistes qui est à l’École des beaux-arts. Aujourd’hui la pénurie des arrangemens est extrême, et la théorie de l’art est si négligée que ses règles élémentaires sont mises en question. Par exemple quelle doit être la proportion d’une tête dans un portrait, faut-il qu’elle paraisse sortir de la toile ? Nous croyons au contraire qu’il lui appartient de se tenir sur la paroi du panneau ou de la toile : c’est là son plan normal. Il arrive quelquefois que l’artiste représente son sujet en arrière de ce plan : le personnage alors s’enfonce dans l’espace qui est derrière lui, et lorsqu’il s’agit d’une femme, il résulte souvent de cet artifice une impression de réserve qui a du charme. Il ne convient pas qu’une personne que l’on représente vienne au-devant d’inconnus : c’est à nous de l’aller trouver.

Mais il est fâcheux qu’un très grand nombre de portraits procèdent de la photographie. Cette découverte a exercé sur l’art de notre temps une influence à la fois bonne et mauvaise. Grâce à elle, les artistes se sont dégagés de la convention, ont apporté dans l’étude de la forme un esprit plus scrupuleux, en un mot ils sont devenus plus sincères. Mais d’un autre côté elle a eu le tort de rendre l’intelligence paresseuse, la main servile, le faire sec, de supprimer chez beaucoup la faculté de sentir la nature. Sous ces deux rapports, elle a introduit dans l’art moderne un élément inconnu, une modalité nouvelle qu’on peut appeler le photographisme ; nous assisterons pas, chacun démêlera au premier coup d’œil la présence de l’élément ou de l’influence photographiques dans un tableau de genre, dans un paysage, dans un portait. Chose curieuse, les limites imposées à l’action de la photographie, ont fait concevoir à l’école moderne une seconde nouveauté qui dérive de la première, mais qui en est justement l’opposé. La plaque sensible donne une image instantanée, mais qu’y trouve-t-on en dehors de la forme, quand celle-ci n’est pas altérée ? Une sorte de spectre sombre des choses, la trace exacte, mais obscure de la réalité. Les artistes ont voulu fixer aussi les effets rapides et brillans de la couleur et de la lumière qu’offre la nature dans leur instantanéité. Mais tandis qu’ici tout se passe dans un instrument, d’une manière simplement mécanique, là c’est l’observation et le jugement qui opèrent pour produire un travail entièrement dû à l’activité réfléchie de l’esprit humain.

Les effets qu’il s’agit de fixer sont fortuits et généralement délicats. Ils résultent des modifications de l’air ambiant, de ses colorations fugitives. Un souffle de vent apporte et remporte, fait et défait ces unions légères de nuances, ces éphémères harmonies de coloris qui, flottant dans l’atmosphère, sont comme le produit d’une palette éolienne. Tel est, pris dans son acception vraie, le point de vue de l’école impressionniste. Quoiqu’on en ait médit, il est vrai cependant qu’il y a là une tendance digne d’attention. L’idée qui l’a inspirée est juste. On ne saurait contester l’intérêt que présente la nature quand on l’observe dans la mobilité de ses formes, de ses mouvemens, de ses tonalités. Cet exercice perfectionne le sens et enrichit le domaine de la peinture. Mais la facilité de fixer ses impressions ne peut s’obtenir sans l’intervention de la mémoire qui, pour remplir cet objet, a besoin d’une culture spéciale. Il serait injuste de méconnaître que cette doctrine dérive d’un enseignement qui fut vivement contrarié et dont le promoteur, M. Lecoq de Boisbaudran, a exposé la théorie dans des opuscules qui dévoilent un esprit ingénieusement novateur et vraiment philosophique. Mais jusqu’ici le défaut d’exercice méthodique de la mémoire et l’insuffisance de la main ont empêché ce mouvement d’aboutir comme il le méritait. Ce qui persiste néanmoins c’est l’éloignement pour la convention pittoresque, et pour le jour factice des ateliers. Beaucoup de peintres s’en préoccupent et parmi ceux qui peuvent s’installer à leur gré il en est peu qui ne se réservent un espace pour travailler à jour libre. Peindre en plein air, peindre dans l’air, représenter les choses dans une atmosphère, tel est l’objet que se proposent de réaliser un certain nombre d’artistes sur les œuvres desquels se fixe de plus en plus l’attention.

Voyez la Saison d’automne de M. Bastien-Lepage : ce sont des femmes occupées à recueillir des pommes de terre dans un champ fraîchement fouillé. Mais l’intérêt n’est pas là. D’ailleurs M. Bastien-Lepage n’est pas le premier qui ait traité de pareils sujets dans de grandes proportions. M. Jules Breton l’avait fait avant lui ; mais il s’était surtout préoccupé du caractère des personnages et avait cherché le style dans la vie des campagnes. M. Bastien-Lepage est surtout frappé du caractère naturel des choses. La simplicité et la clarté de l’aspect, la justesse des valeurs, la finesse des dégradations et des nuances, l’unité dans la lumière et dans l’effet, sans les artifices d’un clair-obscur de complaisance, en un mot l’impression de la vérité extérieure, voilà ce qui le touche et ce que son rare talent nous fait pénétrer. Les personnages baignent dans un milieu général, participent de l’unité dominante et sont comme issus de la terre à laquelle leur travail les tient attachés : panthéisme très différent de celui de M. Henner, panthéisme physique, mais dont l’impression ne peut se dénier. De même chez M. Duez, l’intérêt réside moins dans le sujet que dans les qualités personnelles du peintre. Son triptyque qui représente la Légende de saint Cuthbert est un ouvrage important. Des trois parties, nous préférons celle du milieu, malgré l’étrangeté du spectacle qu’offre l’aigle apportant au saint un poisson qu’on dirait sanglant. Mais l’étude des personnages est remarquable, et nous ne leur reprochons pas leur aspect barbare. Le paysage, dans ses rapports avec l’ensemble, est d’une grande justesse de ton ; mais ce qui est supérieurement rendu, c’est l’air, qui est d’une limpidité extrême et d’une immense clarté.

Après ces considérations, il n’y a plus à s’étendre beaucoup sur le paysage ; il est dans la même voie, il a les mêmes qualités. Il est impossible de voir une école plus affranchie de tout esprit de retour au passé, de tout désir de l’imiter. Sans réserve, elle est vouée à l’étude de la nature, et dans le culte qu’elle lui rend, on voit qu’elle a conscience d’être en possession de la vérité ; les talens sont en progrès : d’année en année, MM. Bernier, Defaux, Hanoteau, Pelouse, montrent une observation plus juste, une exécution plus parfaite ; M. Harpignies met de mieux en mieux en relief toutes ses qualités. MM. Flandrin et Bellel soutiennent l’honneur dit style et du paysage composer M. Guillaumet nous transporte dans le Sahara. Mais, tout en rendant hommage à leur grand mérite, on s’arrête à MM. Isenbart, Ordinaire et Le Marié des Landelles. Il est évident que nos bois, nos chemins, nos ruisseaux, nos fermes, nos campagnes françaises nous donnent le spectacle qui nous charme et l’horizon qui nous suffit.

Nous aimons la fraîcheur, et dans notre vie agitée nous voulons au moins nous reposer par les yeux. Les peintres de fleurs le savent. Que M. Delanoy nous offre dans sa nature morte, qu’il intitule Chez don Quichotte, un superbe morceau de peinture d’une harmonie puissante et chaude, c’est pour le mieux. Mais à la nature morte, nous opposons les fleurs. M. Jeannin nous en présente une moisson pleine. Toutes humides encore, elles donnent la sensation de la fraîcheur ; on n’a qu’à les prendre et à les transplanter. La couleur des tableaux de M. Jeannin est éclatante et forte. L’artiste rend bien dans leur opulence la coloration, des fleurs. Il n’apporte à la forme qu’une vraisemblance suffisante qui n’est pas absolument la vérité ; mais l’aspect nous charme, et l’on peut, dans une certaine mesure, traiter les fleurs sans les dessiner en maître comme M. Chabal-Dussurgey. Quel thème charmant qu’un bouquet, qu’une gerbe de fleurs ! Il y a d’abord la composition, le choix des espèces, la manière d’associer les couleurs, de former un ensemble agréable, et il reste encore à ajouter à cela l’expression. Les fleurs ainsi réunies ont, lorsqu’on les regarde, une physionomie particulière, Elles ne conservent plus rien de l’attitude libre qu’elles avaient sur leur tige : elles n’ont plus le même soutien. Elles sont fraîches encore, mais elles vont se faner : la vie va se retirant d’elles. Leur grâce est comme un sourire triste qu’il faut recueillir. Cette distinction entre la fleur vivante et celle qui ne vit plus qu’artificiellement doit être sentie par le peintre, mais il ne nous la fait pas toujours comprendre. Ce que nous trouvons au Salon de cette année et qui n’est point à dédaigner, ce sont des tableaux qui, comme ceux de M. Leclaire, représentent véritablement des fleurs par la transparence et la juste coloration de leurs ombres. Ici le clair-obscur est d’une difficulté extrême. Nous répugnons à l’idée que l’on puisse donner à une rose des ombres noires : c’est encore là qu’une observation attentive, intense des colorations et des valeurs doit être mise au service de l’art.

La nature et les procédés de l’aquarelle conviendraient mieux pour rendre ces délicatesses que les couleurs à l’huile. Mais dans ce genre nous n’avons rien trouvé au Salon qui nous donnât satisfaction. Dans nos recherches, nous avons parcouru la longue galerie des dessins. Comme toujours elle était déserte. Cette année cependant, M. Berne-Bellecour, M. Séon, M. Seillière, ont exposé de charmantes aquarelles ; M. Dornois et Mme la princesse de Chimay ont fait assaut de talent dans leurs fusains, et deux peintres, M. Diogène Maillart et M. Adolphe Weber, ont échangé leurs portraits qui sont bien réussis. Mais le public en est peu curieux. Pour nous cette partie de l’exposition, dans son ensemble, ne nous satisfait qu’imparfaitement. Les dessins, faits la plupart du temps pour montrer l’habileté à dessiner, les calligraphies pittoresques, ne sont pas absolument du domaine de l’art. Pourquoi les peintres ne nous envoient-ils pas leurs esquisses, leurs cartons, ainsi que les études qui servent à leurs tableaux ? Il nous semble que le public s’y porterait avec empressement, car maintenant son éducation est faite, et nous en avons pour preuve le succès que vient d’obtenir l’exposition des dessins de maîtres qui a eu lieu à l’École des beaux-arts.

Nous voulons terminer en jetant un coup d’œil sur la gravure. C’est un art qui, comme la peinture, a une hiérarchie. On dit aussi que la grande gravure, la gravure en taille-douce, est délaissée, et cependant les talens ne lui font pas défaut. Si les estampes n’ont plus pour le public la même importance qu’il y a cinquante ans, leurs auteurs n’en sont pas moins honorés. La France, que le burin des maîtres du XVIIe et du XVIIIe siècle a tant illustrée, compte toujours une phalange d’éminens artistes parmi lesquels il y en a de jeunes et d’excellens comme M. Adolphe Huot. Malheureusement cette année, M. Bertinot est le seul qui ait exposé. Un art disparaît, la lithographie, ce qui est profondément regrettable, après une période si brillante et lorsqu’elle peut encore s’appuyer sur tant d’hommes de valeur. Mais la gravure sur bois continue à se perfectionner et nous avons de M. Pennemaker un véritable chef-d’œuvre. Cependant toute la faveur est à la gravure à l’eau-forte, genre charmant dans lequel l’artiste s’attaque à tous les sujets, en aborde directement l’exécution sur le cuivre et se montre le plus souvent créateur. Le Salon est riche en eaux-fortes d’un faire spirituel et libre, et cette partie de l’exposition nous semble d’année en année devenir plus remarquable. Les noms qui surgissent sont ceux de MM. Le Rat, Le Coûteux, Danse, Desboutin. Plusieurs peintres se mêlent aux aqua-fortistes, parmi lesquels on compte aussi des amateurs.

Le chef de l’école française de gravure est M. Henriquel-Dupont, qui dessine en maître et manie avec une égale supériorité l’eau-forte et le burin. Des traditions qui dans notre pays remontent à plus de deux siècles sont personnifiées en lui. Son œuvre est considérable et justement célèbre. Plus que personne le maître est soucieux de l’avenir et jaloux de l’honneur de son art. Nous devions un hommage à ce nom qu’on ne peut passer sous silence.

IV

Dans l’examen auquel nous venons de nous livrer, nous avons cherché à ne rien négliger de ce qui pouvait servir à constater au Salon la situation et les tendances présentes de l’école française. Nous l’avons fait en spectateur bien plus qu’en juge. Nous avons visité l’exposition dans les mêmes conditions que le public, et, pas à pas, nous l’avons appréciée avec nos impressions et nos idées acquises. Maintenant il faut changer de point de vue : il faut embrasser l’ensemble pour nous résumer et pour conclure. Jusqu’ici, dans nos appréciations, la part a-t-elle été faite trop grande à quelque optimisme ? Nous n’avons pas à nous en défendre. Pourquoi se vouer tout d’abord à la sévérité ? Chercher le bien dans les choses quand elles se présentent à nous, ce n’est pas d’une bienveillance aveugle, c’est chercher notre propre bien, c’est surtout céder à ce premier mouvement de sympathie que l’on doit éprouver en présence de toute manifestation du travail.

En commençant la revue du Salon par l’architecture, nous avons obéi à la logique. On ne peut s’expliquer comment, en général, on s’interdit le droit de s’intéresser à cet art qui fait tant pour nous. C’est une idée reçue que ses tracés sont mystérieux, arides, que ses procédés sont intelligibles pour les initiés seulement. Cette dernière prétention ne peut être admise dans un temps comme le nôtre où les constructions sortent de terre en si grand nombre et où il est peu de personnes qui n’aient eu, pour le moins, l’idée de bâtir. Nous avons essayé de montrer qu’à côté de leur mérite pratique les dessins des architectes avaient une valeur artistique. Peut-être n’avons-nous pas suffisamment appuyé sur le genre spécial d’intérêt et de beauté qu’offre le dessin géométral. Justement sa sincérité mathématique répond d’une manière victorieuse à ceux qui se refusent l’intelligence de l’architecture : ils font voir l’ensemble et les détails des édifices dans leur développement intégral, exempts des déformations de la perspective. En même temps leur perfection graphique, appliquée aux plus beaux monumens et relevée par un coloris idéal, est bien de nature à parler au sentiment. Que reste-t-il à objecter quand à cette vérité d’un caractère scientifique on ajoute le contrôle optique d’une vue perspective ? N’a-t-on pas à la fois, dans deux images, la réalité de la forme et la réalité de l’effet ?

Nous, n’avions qu’à rappeler l’autorité qu’exercent sur l’art monumental les grands services publics d’architecture : nous en prenons occasion pour émettre le vœu qu’au lieu d’être divisés entre plusieurs ministères, ces services, qui répondent tous à un objet inique, soient réunis. Au point de vue administratif ce serait une simplification ; et un progrès pour la direction à imprimer aux beaux-arts. Un grand service des bâtimens, ayant dans ses attributions la commande de tous les ouvrages de peinture et de sculpture décoratives, est la base nécessaire d’une administration des beaux-arts.

Entrant dans un autre ordre d’idées, nous ne pouvions que constater le magnifique développement des études historiques, et nous l’avons fait en nous appuyant sar des travaux des plus remarquables. Oui, l’antiquité, le moyen âge, la renaissance sont de mieux en mieux connus aujourd’hui. Les sujets d’investigation se multiplient. Bien plus, on voit à certains intervalles de temps des artistes différens explorer les mêmes monumens, les fouiller de nouveau, en pénétrer plus complètement les formes, nous les montrer enfin dans un jour plus vrai. Un labeur infatigable enrichit le domaine de l’archéologie, accroît celui de la théorie de l’art, et ajoute à nos jouissances esthétiques. Mais quel est le résultat pratique de tant de savoir ? Le passé se substitue au présent dans la pensée ; les faits, par leur nombre et par leur importance, accablent l’imagination, la liberté de concevoir est entravée par la fidélité des souvenirs. Il y a quelques années, l’architecture française nous semblait courir un danger sérieux. Cette époque marquera dans l’histoire de l’art par des constructions dans lesquelles des élémens hybrides se trouvent rapprochés, et où tous les styles ont été volontairement confondus. On voit en certains pays ce que les géologues nomment des dépôts de rivage : ce sont des débris de fossiles et d’espèces encore vivantes qui, maniés et remaniés par la vague, brisés, mêlés, mais encore reconnaissables, forment le sol actuel et témoignent d’un long passé. Telle était souvent notre architecture il y a trente ans, fruit d’une érudition encore indigeste, entravée d’ailleurs qu’elle était par des prescriptions administratives. Aujourd’hui, l’imagination s’affranchit de la mémoire et ne garde plus d’elle que le grand fonds de documens dont elle l’enrichit. En même temps, la liberté accordée aux constructions permet déjà de donner à nos demeures un caractère plus varié. On peut commencer à se rassurer.

La sculpture, par la nature bornée de son enseignement, échappe presque entièrement à l’archéologie : elle sait cependant s’y adonner quand il le faut. Mais soit qu’elle voie encore la nature d’après l’antique, qu’elle l’étudie à la suite des maîtres du XVe siècle, ou qu’elle s’y abandonne en obéissant aux instincts de notre race, elle est naturaliste. Il faut l’avertir du danger qu’il y aurait pour elle à s’avancer trop loin dans cette voie. Le nombre des sculpteurs augmente. Quelques esprits en sont attristés ; mais qu’y peut-on faire ? quelle est la cause de cet accroissement ? La trouverons-nous dans les encouragemens que peut donner l’état, dans la faveur des particuliers, ou seulement dans l’empressement du public à visiter l’exposition de sculpture ? Il n’en est rien. L’administration des beaux-arts, avec ses faibles ressources, doit limiter ses commandes et les rétribuer d’une manière modeste. Quant aux particuliers, on ne peut s’attendre de leur part à un grand désir de posséder des œuvres toujours un peu sérieuses et en tout cas difficiles à mouvoir et à placer. Or tandis que la peinture est de plus en plus en faveur, la sculpture, à cet égard, en reste toujours au même point. Cependant d’année en année la production des sculpteurs s’accroît. Il est évident que non-seulement ils n’aspirent point à faire fortune, mais que la pauvreté et même la détresse ne les effraient pas. Telle est en eux la force de la vocation qu’ils n’hésitent pas à embrasser la carrière et à la suivre. Ce désintéressement, cet amour de l’art, dont on s’étonne, et sur les conséquences desquels on gémit, nous semblent honorables. Ils sont heureux pour la France, qui, d’après le témoignage rendu l’an dernier par les nations rivales, semble tenir dans cet art l’un des premiers rangs. Quant aux œuvres nombreuses qui figurent au Salon, on ne peut les voir dans leur en-. semble sans être touché de sympathie. Dans toutes l’inspiration peut n’être pas également heureuse ni l’exécution habile, mais on y trouve toujours le sérieux que l’artiste porte à ce qu’il fait quand il l’aime, et souvent avec ce sérieux la marque de la souffrance.

Tout, au contraire, dans la peinture est joie et liberté. Un certain affranchissement des tristesses humaines éclate dans ce monde, que nous avons caractérisé comme celui de la lumière et de la passion. Les œuvres les plus profondes ont de la sérénité ; celles qui sont seulement graves restent aimables. Cependant l’art décoratif, encore emprisonné dans des idées d’austérité stérile, n’atteint pas aux splendeurs du grand art. Le portrait touche aux extrêmes : il y en a d’excellens, il y en a de nuls, et la moyenne ne peut triompher de notre froideur. Pour la vaincre, il faudrait appuyer sur le caractère, sur l’expression, sur les conditions du milieu. Autrement ces toiles dans leur dénûment nous font songer à ces maisons où l’on ne trouve ni un livre, ni un objet d’art. Nous aurions besoin que le peintre ne nous présentât pas son modèle comme une personne que l’on rencontre sur son chemin et avec laquelle on échange un regard indifférent. Mais néanmoins sous tout cela on sent un ressort qui vient de bonnes études, et on peut dire que par là l’avenir est assuré. Il est facile de s’en convaincre quand s’ouvrent à l’École des beaux-arts les concours pour le prix de Rome, concours auxquels tous les jeunes artistes français sont appelés à participer. Nous invitons les personnes qui ne dédaignent pas des travaux d’élèves à suivre particulièrement les essais par lesquels on prélude à l’épreuve définitive. Là, sur un nombre considérable de prétendans, il y en a toujours plusieurs qui sont heureusement doués et qui annoncent toutes les qualités qui font le peintre d’histoire. Les meilleurs dons du génie français, ceux dont relèvent l’ordonnance et l’expression morale des sujets, restent le partage d’une certaine élite qui renouvelle toujours notre espoir. La peinture de genre, qui compte des maîtres et qui nous a donné tant de bons ouvrages, a aussi ses défaillances et tombe quelquefois dans le divertissement. Les sujets ne sont pas toujours choisis avec goût, et il y a souvent dans l’action quelque chose de double. On voit bien que ces personnages portent un costume qui ne leur appartient pas. Une certaine ironie qui est en eux nous avertit qu’ils jouent un rôle. Ils semblent se détourner de l’action pour nous dire qu’il ne faut pas trop la prendre au sérieux. Les Flamands et les Hollandais dans des sujets parfois vulgaires ne font pas ainsi la dérision d’eux-mêmes.

Ne nous appesantissons pas sur ces jeux d’esprit. Rapprochons-nous de la sincérité : le paysage est plus grave ; il répugne à tout parti pris d’école et cherche directement la vérité. Sans doute les grands artistes, comme les grands poètes, sont ceux qui ont le mieux rendu la nature. Mais c’est un danger de chercher en eux toute la nature, de penser qu’ils la contiennent tout entière. Quels que soient leur clairvoyance et le sens profond de leur expression, la nature immense et vivante les dépasse et présente toujours, dans son épanchement sans fin, des aspects nouveaux. C’est pourquoi nos paysagistes ne veulent pas copier la nature dans les maîtres. Que dire encore ? Faut-il observer que la perspective fait généralement défaut ? .. Quant aux cadres, nous avons grande envie de leur chercher querelle. Serions-nous éternellement condamnés à la dorure qui brille et aveugle et qui, malgré sa nature métallique, représente une couleur, un ton, une valeur, qui rentrent dans les colorations du tableau ?

La peinture, la sculpture et l’architecture constituent le monde des arts du dessin en formant entre elles comme une société. Tour à tour l’une des trois exerce sur les autres une influence dominante. Et de même que dans les états, c’est tantôt l’idée de l’utile, tantôt l’idée du juste, tantôt l’idée du divin, tantôt l’idée de l’art et tantôt l’idée philosophique qui prévaut, et que c’est le triomphe de l’une de ces idées qui donne à la société son caractère particulier ; de même, dans les arts, c’est tantôt l’idée architectonique, tantes l’idée pittoresque et tantôt l’idée sculpturale qui prend l’autorité et qui régit ses sœurs. Ainsi on peut constater qu’au XIe, au XIIe et au XIIIe siècle c’est l’architecture qui est reine, et qu’alors tous les autres arts sont asservis à ses formes. Au XIVe et au XVe siècle, la sculpture déborde, brise les lignes, sort des cadres qui lui sont donnés, accable les édifices de son luxe exubérant. À la renaissance, la peinture l’emporte, trouble la sculpture et, envahissant l’architecture, exige d’elle des effets qui sont de l’ordre du décor. À notre époque on peut dire que c’est la sculpture qui prend le dessus, et que l’architecture, souvent plus jalouse de l’ornementation que de la proportion, cherche à faire valoir ses œuvres en appelant à elle toutes les ressources dont le ciseau dispose. On dit aussi que la sculpture suit une voie plus sûre. Mais le préjugé en faveur de la peinture est si fort qu’elle tient toujours le premier rang dans l’opinion. En tout cas elle est plus accessible, et alors même qu’elle recourt à l’étude de la sculpture, elle semble encore exercer sur elle sa domination. En résumé, est-ce le fait de notre organisation administrative ou le signe du temps ? Jamais chacun des- arts, bien ; qu’ils s’entr’aident sans cesse, ne s’est développé avec plus d’indépendance.

Quoiqu’on veuille conclure de ce fait, le Salon ne semble pas établi pour nous permettre de constater des vérités d’un pareil ordre, parce qu’en dépit du nombre des ouvrages qu’il réunit, les termes de comparaison qu’il faudrait rapprocher restent incomplets. Le Salon n’est pas non plus destiné à encourager le grand art, qui ne se produit à son avantage que dans les édifices ; Pour se rendre compte de l’état de notre peinture historique et religieuse, il faut attendre que la décoration du Panthéon soit achevée. Tels qu’ils existent, les Salons doivent être considérés comme des musées temporaires, comme des galeries passagères dans lesquelles tous les genres sont, comme au Louvre, accueillis avec une égale faveur. Cette égalité une fois constatée, l’idée qui en découle s’étend et la masse des artistes s’en autorise pour réclamer, comme un droit, leur place à l’exposition. Inévitablement, ce qui n’est encore qu’une proposition discutée deviendra un fait acquis. Il en résultera pour le service des beaux-arts l’obligation de faire, à certains intervalles, des expositions de choix dans lesquelles il interviendra pour exercer sa direction, manifester ses vues élevées, sauvegarder, en matière d’art, l’intérêt supérieur de l’état.

La légitimité de cet intérêt est souvent contestée, et tandis que les uns, qui forment la majorité, sont disposés à tout exiger de l’administration, à lui demander de reconnaître à leur profit une sorte de droit au travail, d’autres conçoivent de l’ombrage de son autorité et la mettent en demeure de justifier de son droit. Il y a dans cette prétention un grand oubli des principes. Le droit de l’état est formel, ne fut-ce qu’au point de vue de nos traditions, qui sont et qui restent celles d’un pays de gouvernement. Mais il suffit que le sentiment de l’art soit un des ressorts indépendant et incontestables de l’esprit humain, qu’il ait sa place nécessaire dans l’activité de l’homme et partant dans la vie des sociétés, pour qu’il ait rang dans les affaires du pays. En principe, l’idée de l’état n’est pas contingente, et ses élémens ne sont pas de ceux que l’on crée et que l’on détruit. La pensée que l’on peut à volonté y ajouter ou en retrancher quelque chose tient du rêve. On n’a pas plus le pouvoir d’exclure l’art des attributions de l’état que la justice ou la religion.

En ce qui concerne l’art, l’intervention administrative s’exerce d’abord par l’enseignement, qui ne peut trouver que dans les établissemens nationaux son complet développement. En effet, le désintéressement que montre l’état lorsqu’il enseigne gratuitement, la hauteur du but qu’il vise en développant l’une des aptitudes du goût de la nation, et en préparant des monumens à son histoire, assurent à nos écoles une place des plus honorables parmi nos institutions. L’École des beaux-arts ajoute de plus en plus à l’éducation technique de nombreux élèves la culture intellectuelle qui leur est indispensable à une époque où le champ de l’art est sans limites. L’École de Rome nous envoie chaque aimée de très bons ouvrages, et elle forme le caractère de ses pensionnaires aux spéculations élevées et au désintéressement. Dans le milieu qui lui est propre, il s’établit un certain équilibre entre les facultés esthétiques : l’idée de ce qui est nécessaire à la dignité de l’art et de l’artiste pénètre profondément dans les jeunes esprits. On peut dire sans exagération qu’à l’égal de nos Salons, l’exposition universelle a montré que la France a tout au moins la supériorité des études. Ceux donc que le présent ne satisfait pas trouveront dans nos écoles une raison de ne pas désespérer.

Il n’est pas inutile de constater que la grande solennité qui a réuni les œuvres des artistes du monde entier n’a exercé aucune influence sur le caractère de nos productions. Rien ne semble avoir fait sur nous une impression profonde. Nous n’avons, à ce qu’il nous semble, été touchés ni de la recherche des qualités de force et d’éclat dont témoignait la peinture austro-hongroise, ni des qualités de l’école espagnole1 qui allait de la puissante gravité de M. Pradilla aux vivacités éclatantes de Fortuny, ni de l’exécution supérieurement habile de l’école italienne, ni de la profondeur morale que l’on trouvait chez les Anglais. Nous restons nous-mêmes dans notre voie et exempts d’imitation. Il est possible que ces différences qui nous frappent n’existent pas, que la civilisation européenne, qui devient celle du monde entier, étende son niveau sur les productions artistiques de tous les pays, et qu’en cela il n’y ait plus de géographie. Il nous semblait que déjà il en était ainsi à l’exposition de Vienne, que l’on a trop peu visitée. Peut-être en fut-il de même à l’exposition de Paris ? Et peut-être dans cinquante ans, si l’on recueillait tous les ouvrages dont nous analysions l’an passé les caractères que nous trouvions contradictoires, serait-il impossible d’en distinguer la nationalité ? Cela étant, tous les peuples civilisés seraient soumis à la fois aux mêmes influences et aux mêmes changemens.

Dans un ouvrage auquel sa métaphysique est à peu près étrangère, dans son cours d’esthétique publié après sa mort, Hegel a tracé un tableau grandiose des développemens de l’art dans l’humanité. Après avoir considéré la conception du beau comme constituant l’idéal, il en cherche les manifestations dans les œuvres des artistes, et il détermine les momens où ces œuvres réalisent les élémens essentiels de la conception première. Prenant celle-ci à son origine, il montre l’intelligence impuissante à s’élever au-dessus de la nature. Les ressources manquent pour mettre au service de l’idée esthétique ce qui fait le fond de ses créations. Alors on voit paraître des images grossières des forces physiques ; on représente des abstractions morales dépourvues de personnalité à l’aide d’un symbolisme monstrueux.

Plus tard l’intelligence se dégage de ce qui l’environne et constitue le fond même des représentations figurées. Les formes extérieures sont empruntées à la nature ; mais l’esprit idéalise la matière et en fait une fidèle image de lui-même. C’est l’art classique, représentant sincère de l’idéal, c’est le règne de la sereine beauté.

Cependant l’esprit ne saurait reposer dans la recherche d’une satisfaction hautaine. Il abandonne l’accord qu’il avait fait avec le monde sensible pour chercher sa véritable harmonie au fond de lui-même. L’unité de l’idéal plastique se brise pour que l’esprit atteigne à une satisfaction supérieure dans le monde du sentiment. Là il trouve le but auquel il tendait, grâce à la liberté qu’il se donne d’employer, pour l’expression de lui-même, toutes les formes qui peuvent se prêter à figurer ses conceptions. Dans cet état, la beauté, dans sa manifestation la plus parfaite et dans son essence la plus pure, n’est plus son objet suprême, car la vraie nature de l’esprit n’est pas de s’absorber dans les formes corporelles. Ce qu’il cherche avant tout, c’est la beauté spirituelle, absolue, au-dessus de la matière. Il repousse tout ce qui lui impose une limite. Telle est la raison du romantisme, la dernière phase de la lutte de l’intelligence avec son idéal pour le dégager.

C’est avec la vigueur et la puissance du génie que Hegel conçoit et qu’il explique la distinction fondamentale qui s’établit entre l’art classique et l’art romantique, qui est d’abord l’art chrétien. Il définit admirablement ce nouvel aspect de l’idéal qui, mettant à la place de l’homme fait dieu un dieu fait homme, établit en puissance l’union de l’âme humaine avec la divinité, et donne à la créature, à sa conscience, à sa personnalité, à ses luttes et à ses souffrances une valeur infinie.

De là résulte d’abord tout le cercle religieux des premiers siècles du christianisme pendant lesquels l’artiste, s’oubliant en Dieu, arrive à des représentations d’un sentiment profond, d’un caractère souvent grandiose, mais dans lesquelles la forme trahit son impuissance à rendre l’esprit d’une manière parfaite. Au fond, le but que l’on se propose d’atteindre n’est pas la beauté matérielle, mais l’expression. On ne sympathise point avec des créations classiques ; elles se suffisent à elles-mêmes. Mais l’idéal pathétique auquel l’âme de l’artiste s’identifie, pour lequel sa personnalité s’anéantit, c’est la vie, la passion, la mort de l’homme de Dieu, l’amour divin.

Les siècles s’écoulent, et notre personnalité, toujours inquiète, se lasse de son abnégation. Elle porte son activité sur le théâtre de la vie humaine. L’artiste, incapable de se satisfaire dans un état qui l’isole de la société et de lui-même, pénètre dans le monde, mais ne s’y établit que sur un terrain transitoire où l’idéal tient sa place, intimement mêlé qu’il est encore au sentiment religieux. Le moment est venu cependant où il lui est donné de créer pour lui-même et en pleine liberté. Et alors son activité se révèle par la poursuite de l’idéal chevaleresque qui réside dans l’indépendance de l’honneur, dans la profondeur de l’amour, dans le dévoûment de la fidélité.

Mais bientôt ces hautes conceptions s’effacent, et le tableau que nous présente le philosophe prend un intérêt saisissant, car nous entrons en scène, et il s’agit de nous-mêmes. Jusqu’ici l’indépendance du sujet esthétique avait été complète ; mais voici que l’instinct individuel se met au-dessus du sujet, que tout dépend désormais de la volonté de l’artiste, de son esprit et de son talent. Maintenant les conceptions des sujets sont purement personnelles : elles deviennent le résultat de la fantaisie. Ainsi se manifeste l’indépendance de plus en plus souveraine de la personnalité humaine dans lui vie des arts. Dès lors, sacrifiant la beauté et l’idéalité des formes, l’homme veut voir représenter les objets dans leur réalité vivante et palpable : il se plaît aux imitations serviles. S’il emprunte à l’art classique, c’est pour en tirer des combinaisons qui rentrent dans le domaine de l’agréable ou qui tombent dans une froide érudition. Le sentiment religieux est purement artificiel et ne répond plus à rien de véritable. En tout l’artiste a perdu la foi, si ce n’est en lui-même, et le voilà proclamant sa souveraineté.

Or, l’art ayant pour principe fondamental l’unité de l’idée et de la forme et l’identification de la pensée de l’artiste avec son sujet, il est clair qu’il est profondément atteint dans son essence et dans son développement lorsque ces conditions ne sont plus. Et si d’ailleurs il a manifesté sous tous leurs aspects les conceptions qui ont été la base des croyantes de l’humanité, s’il a parcouru le cercle de tous les sujets qui leur appartiennent, sa mission est terminée, et il n’a plus de raison d’exister. Or ces caractères, Hegel les reconnaît dans l’art moderne, il les devine dans l’art romantique, arrivé au point où nous le voyons aujourd’hui. Il ne trouve plus nécessaire la création capricieuse de formes qui n’expriment que des idées vieillies, indifférentes, basses ou dépourvues de sens, et il en conclut que l’art est arrivé à un moment suprême, qu’il touche à sa dissolution, qu’il va cesser de vivre.

En dépit de la vérité qu’il peut y avoir dans les faits, faut-il voir dans la conclusion dit philosophe un arrêt fatal ? Hegel en effet ne tire point de son exposé une leçon pour l’avenir ; il considère comme accomplies les destinées de l’art. Nous ne nous soumettons point à cette sentence, et cependant il nous a semblé que le jugement d’un si grand esprit ne pouvait (être négligé, et voilà pourquoi, un peu longuement peut-être, nous avons analysé la partie historique de son système et les idées qu’il en déduit. Dans notre pensée, désespérer de l’art, ce serait désespérer de l’humanité : or celle-ci est constante avec elle-même, et rien n’y périt. Tirons profit des observations d’un génie profond, si par nos efforts nous pouvons prévaloir contre les lois qui président au mouvement des faits.

Sans doute dans l’art un idéal collectif est ce qui témoigne le mieux de la valeur d’une époque. Mais si l’idéal disparaît comme fait général, il ne peut défaillir comme fait particulier. Il y a toujours des esprits privilégiés pour recueillir les rayons de beauté épars dans la nature ou pour profiter des indiscrétions de la réalité. Le réalisme est un système, mais ce n’est pas la vie. L’analyse distingue les élémens qui la constituent ; les écoles philosophiques les isolent ; mais ils sont tous unis dans l’harmonie du monde dont nous dépendons.

L’antiquité, malgré l’homogénéité de son génie purement idéal, n’avait pas dédaigné la simple nature. En dehors des types divins qu’elle avait créés, elle avait relevé les types individuels par le sentiment de l’art et par la connaissance profonde et non servile de ses lois. Le Tireur d’épine n’est pas un sujet qui sorte de l’ordinaire, le type de la figure est plein de naïveté, et cependant, si l’art des modernes était appelée produire des œuvres de ce mérite, dût-il se borner à cela, il exciterait encore l’admiration et l’envie.

Tant qu’il y aura un œil humain pour voir la nature, le sentiment du beau naîtra du témoignage des sens, et l’art ne périra pas. L’idéal sous mille formes se présente à nous, mais, qu’on le sache bien aussi, nous ne pouvons le retenir. Nous le saisissons pour une heure, et il nous échappe. Il faut toujours recommencer la poursuite. Nous nous agitons entre ce qui est et ne peut nous suffire, et quelque chose de supérieur dont nous ne pouvons nous passer et qu’il ne nous est pas donné d’étreindre. Car pour tout ce qui touche à la beauté parfaite comme pour tout ce qui tient au bonheur, il n’y a pour nous que des commencemens.


EUGENE GUILLAUME.

  1. Voyez la Revue au 15 juin.