Le salut est en vous/Chapitre 4

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Traduction par inconnu.
Perrin (p. 91-116).

CHAPITRE IV

LE CHRISTIANISME MAL COMPRIS PAR LES HOMMES DE SCIENCE

Je parlerai maintenant d’une autre prétendue conception du christianisme qui empêche d’en saisir le sens véritable, la conception scientifique.

Les partisans de l’église ont donné au christianisme une interprétation qu’ils considèrent comme la seule véritable.

Les hommes de science examinent le christianisme tel qu’il est professé par les diverses églises, et, supposant qu’elles en donnent la signification complète, le considèrent comme une doctrine religieuse qui a fait son temps.

Pour bien comprendre combien il est impossible, avec cette opinion, de pénétrer la doctrine du Christ, il est indispensable de connaître la place qu’ont occupée et occupent en réalité toutes les religions en général et le christianisme en particulier, dans la vie de l’humanité, ainsi que la portée que lui attribue la science.

De même que l’individu isolé ne peut vivre sans se faire une idée de sa raison d’être et sans subordonner ses actions, inconsciemment parfois, au but qu’il donne à son existence, de même les groupes d’hommes vivant dans des conditions égales, comme les nations, ne peuvent pas ne pas donner une raison déterminante à leurs vues communes et aux efforts qui en sont la conséquence. De même que l’homme isolé, quand il avance en âge, change nécessairement sa conception de la vie et trouve à son existence un sens qu’il n’avait pas aperçu étant enfant, de même les sociétés, les nations changent nécessairement, suivant leur âge, leur conception de la vie et l’action qui en découle.

La différence entre l’individu et l’humanité, c’est que l’individu peut profiter des indications des hommes qui ont vécu avant lui et ont déjà passé l’âge dans lequel il entre, tandis que l’humanité ne peut recevoir ces indications, parce qu’elle marche dans une voie encore inexplorée, et qu’elle n’a pas à qui demander comment elle doit comprendre la vie et agir, dans les nouvelles conditions où elle se trouve et où personne ne s’est encore jamais trouvé.

Cependant, comme le père de famille ne peut continuer à comprendre la vie ainsi qu’il la comprenait étant enfant, de même l’humanité, après divers changements : densité de la population, relations établies entre les nations, perfectionnement des moyens de lutter contre la nature, accumulation du savoir, ne peut continuer à comprendre la vie comme précédemment. Il lui faut une nouvelle conception de l’existence, conception d’où résulte l’activité nouvelle concordant à ce nouvel état dans lequel elle est entrée.

C’est à cette nécessité que répond la faculté particulière de l’humanité d’enfanter des hommes qui viennent donner à toute la vie humaine un nouveau sens, d’où résulte une action toute différente de l’ancienne. L’établissement de ces nouvelles conceptions et de l’action nouvelle qui en est le résultat est ce qu’on appelle religion.

C’est pourquoi la religion n’est pas, comme le pense la science, un phénomène qui a jadis accompagné le développement de l’humanité et qui ne s’est plus renouvelé, mais bien un phénomène propre à la vie humaine et absolument naturel à l’humanité aujourd’hui encore, comme en tout autre temps. En second lieu, la religion étant toujours la définition de l’action dans l’avenir et non dans le passé, il est évident que l’étude des phénomènes passés ne peut, en aucun cas, embrasser tout le sens de la religion.

L’essence de toute doctrine religieuse n’est pas dans le désir d’une expression symbolique des forces de la nature, ni dans la terreur qu’inspirent ces forces, ni dans un besoin du merveilleux, ni dans les formes extérieures où elle se manifeste, comme le croient les hommes de la science.

L’essence de la religion est dans la faculté qu’ont les hommes de prophétiser et d’indiquer la voie que doit suivre l’humanité dans une direction autre que celle suivie anciennement, et d’où résulte une tout autre action de l’humanité dans l’avenir.

Cette faculté de prévoir la voie de l’humanité est propre plus ou moins à tous les hommes, mais toujours, dans tous les temps, il y a eu des hommes chez lesquels elle s’est manifestée avec une force particulière, et qui, exprimant nettement et exactement ce que sentaient vaguement tous les hommes, établissaient une nouvelle conception de la vie, d’où résultait une nouvelle action pour plusieurs siècles ou milliers d’années.

Nous connaissons trois de ces conceptions de la vie. Deux sont déjà passées par l’humanité, et nous traversons aujourd’hui la troisième dans le christianisme. Ces conceptions sont au nombre de trois, et seulement au nombre de trois, non pas parce que nous en avons arbitrairement réuni plusieurs, mais parce que les actes de tous les hommes ont toujours à leur principe une de ces trois conceptions de vie, et que nous ne pouvons comprendre la vie que par ces trois moyens.

Ces trois conceptions sont les suivantes :

1o Vie personnelle ou animale ; 2o vie sociale ou païenne ; 3o vie universelle ou divine.

D’après la première conception, la vie de l’homme est comprise dans sa seule personnalité ; le but de sa vie est la satisfaction de la volonté de cette personnalité. D’après la deuxième conception, la vie de l’homme est comprise non seulement dans sa seule personnalité, mais dans un ensemble et dans une gradation de personnalités : la famille, la tribu, la race, l’état. Le but de la vie consiste dans la satisfaction de la volonté de cet ensemble de personnalités. D’après la troisième conception, la vie de l’homme n’est comprise ni dans sa personnalité ni dans un ensemble et une gradation de personnalités, mais dans le principe et la source de la vie : Dieu.

Ces trois conceptions de la vie servent de base à toutes les religions qui existent ou ont existé.

Le sauvage ne reconnaît la vie qu’en lui, dans ses besoins personnels ; le bonheur de sa vie est concentré en lui seul. Le bonheur le plus grand pour lui est la satisfaction la plus complète de ses appétits. Le mobile de sa vie est son plaisir personnel. Sa religion consiste à se rendre la divinité favorable, et à se prosterner devant des dieux imaginaires qu’il ne suppose que dans un but personnel.

Le païen social reconnaît déjà la vie non pas en lui seul, mais dans un ensemble d’individus : la famille, la tribu, la race, l’état, — et sacrifie à cet ensemble son propre bonheur. Le mobile de sa vie est la gloire. Sa religion consiste dans la glorification des chefs de groupes : ancêtres, chefs de tribus, souverains, — et dans l’adoration des dieux qui protègent exclusivement sa famille, sa tribu, son peuple, son état[1].

L’homme de la conception divine de la vie reconnaît déjà la vie non pas dans sa personnalité ou dans une association de personnalités (famille, tribu, peuple, patrie ou état), mais dans la source de la vie éternelle, en Dieu, et, pour accomplir la volonté de Dieu, il sacrifie son bonheur personnel, familial et social. Le mobile de sa vie est l’amour, et sa religion est l’adoration du principe de tout : Dieu.

Toute la vie historique de l’humanité n’est autre chose qu’un passage graduel de la conception de la vie personnelle animale à la conception sociale, et de celle-ci à la conception divine. Toute l’histoire des peuples anciens, qui a duré des milliers d’années et se termine par l’histoire de Rome, est l’histoire du remplacement de la conception animale personnelle par la conception sociale et nationale. L’histoire du monde, depuis l’époque de la Rome impériale et de l’apparition du christianisme, est l’histoire, que nous traversons encore aujourd’hui, du remplacement de la conception nationale par la conception divine.

C’est cette dernière conception (et la doctrine chrétienne qui en découle) qui dirige toute notre vie et qui est à la base de toute notre action, aussi bien pratique que scientifique. Les hommes de la prétendue science, l’étudiant seulement d’après ses manifestations extérieures, la considèrent comme quelque chose de suranné, n’ayant plus de valeur aujourd’hui pour nous.

D’après ces hommes de science, cette doctrine, qui consiste seulement dans ses dogmes — la Trinité, la Rédemption, — dans ses miracles, son église, ses sacrements, etc, n’est qu’une des nombreuses religions que l’humanité a fait naître, et elle finit son temps aujourd’hui, après avoir joué son rôle dans l’histoire, disparaissant devant la lumière de la science et de la civilisation.

Or il arrive, ce qui a lieu dans la majorité des cas et devient une source de grossières erreurs, que les hommes d’un degré intellectuel inférieur rencontrent des phénomènes d’un ordre supérieur, et que, au lieu de se placer à un point de vue assez élevé pour les juger sainement, ils les expliquent à leur point de vue inférieur, et cela, avec d’autant plus de hardiesse qu’ils ne comprennent pas ce dont ils parlent.

Pour le plus grand nombre des savants, qui examinent la doctrine morale vivante du Christ au point de vue inférieur de la conception sociale de la vie, cette doctrine n’est qu’une sorte d’amalgame sans cohésion d’ascétisme indou, de doctrines stoïques et néo-platoniciennes et de rêveries antisociales utopiques qui n’ont pas de portée sérieuse pour notre époque ; et tout se concentre pour eux dans les manifestations extérieures : le catholicisme, le protestantisme, les dogmes, la lutte contre le pouvoir séculier. En définissant la signification du christianisme d’après de pareilles manifestations, ils ressemblent à des sourds qui jugeraient de la valeur et de la portée de la musique d’après les mouvements des musiciens.

Il s’ensuit que tous ces hommes, en commençant par Kant, Strauss, Spencer et Renan, sans comprendre le sens des paroles du Christ, sans comprendre pourquoi elles ont été dites, ne comprenant même pas la question à laquelle elles servent de réponse, ne se donnant pas la peine d’en pénétrer le sens, nient simplement, lorsqu’ils sont mal disposés, que la doctrine ait un sens raisonnable. Et, lorsqu’ils daignent être bienveillants, ils la corrigent du haut de leur sagesse, en supposant que le Christ voulait dire précisément ce qu’ils pensent, mais qu’il n’a pas su le faire. Ils traitent la doctrine comme les présomptueux les paroles d’interlocuteurs qu’ils considèrent comme inférieurs, disant : « Mais en réalité vous avez voulu dire ceci et cela. » Et leurs rectifications ont toujours pour but de ramener la conception supérieure divine à la conception inférieure sociale.

On dit généralement que la doctrine morale du christianisme est bonne, mais exagérée. Pour qu’elle devienne praticable, il faut en retrancher tout le superflu qui ne se concilie pas avec les conditions de notre existence. « Car la doctrine qui demande trop est irréalisable et ne vaut pas celle qui n’exige des hommes que le possible, compatible avec leurs forces, » pensent et affirment les savants commentateurs du christianisme, en répétant ce qu’affirmaient et ne pouvaient pas ne pas affirmer ceux qui, ne le comprenant pas, ont crucifié le Maître : les juifs.

Devant le jugement des savants de notre époque la loi juive : dent pour dent, œil pour œil, c’est-à-dire la loi du juste châtiment connue de l’humanité depuis 5000 ans, est plus raisonnable que la loi de l’amour, que le Christ lui a substituée il y a 1800 ans.

Ils trouvent que tout ce qui a été fait par les hommes qui ont compris directement la doctrine du Christ et qui ont vécu suivant cette conception, tout ce qu’ont fait et dit tous les véritables chrétiens, tous les militants de la doctrine évangélique, tout ce qui transforme aujourd’hui le monde sous le souffle du socialisme et du communisme, tout cela est une exagération qui ne mérite pas qu’on en parle.

Les hommes instruits pendant dix-huit siècles dans le christianisme se sont convaincus, en la personne de leurs représentants autorisés, les savants, que la doctrine chrétienne est une doctrine de dogmes. Quant à son application pratique, c’est un malentendu, une exagération qui compromet les véritables et légitimes exigences de la morale humaine ; et cette doctrine de justice qu’a repoussée le Christ et qu’il a remplacée par la sienne propre nous satisfait bien mieux.

Le précepte de la non-résistance au mal par la violence semble aux savants une exagération et même un non-sens. Il vaut mieux le rejeter, pensent-ils, sans s’apercevoir qu’ils ne discutent pas la doctrine du Christ, mais bien ce qu’ils croient être la doctrine du Christ.

Ils ne remarquent pas que dire que le précepte de la non-résistance au mal par la violence est une exagération de la doctrine du Christ équivaut à dire que, dans la définition du cercle, l’affirmation de l’égalité des rayons est une exagération. Ils font ce que ferait un homme qui, n’ayant aucune notion de ce qu’est le cercle, affirmerait qu’il est exagéré de dire que tous les points de la circonférence sont également éloignés du centre. Conseiller de rejeter ou de tempérer l’axiome de l’égalité des rayons du cercle, c’est ne pas comprendre ce qu’est le cercle. Conseiller de rejeter ou de tempérer, dans la doctrine du Christ, le précepte de la non-résistance au mal par la violence, c’est ne pas comprendre la doctrine.

Et ceux qui le font ne la comprennent réellement pas. Ils ne comprennent pas que cette doctrine est la mise en pratique d’une nouvelle conception de la vie, conception répondant à la nouvelle phase dans laquelle l’humanité est entrée il y a déjà 1800 ans, et que c’est la définition de la vie nouvelle qui en résulte.

Ils ne conviennent pas que le Christ a voulu dire ce qu’il a dit ; ou bien ils supposent que c’est par entraînement, par défaut de raisonnement et de culture, qu’il a dit ce qui se trouve dans le Sermon sur la Montagne et en d’autres endroits[2].

C’est pourquoi je vous dis : Ne soyez point en souci pour votre vie, de ce que vous mangerez et de ce que vous boirez ; ni pour votre corps, de quoi vous serez vêtus : la vie n’est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ?

Considérez les oiseaux du ciel ; car ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n’assemblent dans des greniers ; et cependant votre Père céleste les nourrit ; n’êtes-vous pas beaucoup plus excellents qu’eux ?

Et qui est celui d’entre vous qui puisse, par son souci, ajouter une coudée à sa taille ?

Et pourquoi êtes-vous en souci du vêtement. Apprenez comment croissent les lys des champs ; ils ne travaillent ni ne filent.

Cependant je vous dis que Salomon, même dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux.

Si donc Dieu revêt ainsi l’herbe des champs, qui est aujourd’hui sur pied et qui demain sera jetée au four, ne vous vêtira-t-il pas beaucoup plutôt, ô gens de petite foi ?

Ne soyez donc point en souci, disant : Que mangerons-nous ? ou que boirons-nous ? ou de quoi serons-nous vêtus ?

Vu que les païens recherchent toutes ces choses ; car votre Père céleste connaît que vous avez besoin de toutes ces choses.

Mais cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice ; et toutes ces choses vous seront données par surcroît.

Ne soyez donc point en souci pour le lendemain ; car le lendemain prendra soin de ce qui le regarde : à chaque jour suffit sa peine.

(Saint Mathieu, VI, 25, 34.)

Vendez ce que vous avez, et donnez-en l’aumône ; faites-vous des bourses qui ne s’envieillissent point, et un trésor dans les cieux qui ne défaille jamais, d’où le larron n’approche point et où la teigne ne gâte rien. Car où est votre trésor, là aussi sera votre cœur.

(Saint Luc, XII, 83, 34.)

Vends ton bien, et suis-moi ; qui n’abandonne pas père et mère, enfants et frères, champ et maison, ne peut être mon disciple.

Renie-toi, prends ta croix pour chaque jour, et suis-moi. Ma nourriture consiste à accomplir la volonté de Celui qui m’a envoyé, et à accomplir son œuvre. Ce n’est pas ma volonté qui sera, mais la Tienne ; ce n’est pas ce que je veux, mais ce que tu veux, et ce n’est pas comme je veux, mais comme tu veux. La vie consiste à accomplir non pas sa volonté, mais la volonté de Dieu.

Ces maximes semblent aux hommes en place, qui n’ont de la vie qu’une conception inférieure, comme l’expression d’une sorte d’entraînement enthousiaste sans application possible dans la pratique. Et cependant elles résultent aussi rigoureusement de la conception chrétienne que le précepte de l’abandon du travail à la communauté ou du sacrifice de la vie pour la défense de la patrie résulte de la conception sociale.

L’homme attaché à la conception sociale de la vie peut dire au sauvage : « Reviens à toi, réfléchis ; la vie de ta personnalité ne peut être la vie véritable, car elle est misérable et éphémère. Seuls, le groupement et la gradation se perpétuent, famille, tribu, race, état, et c’est pourquoi tu dois sacrifier ta personnalité à l’existence de ce groupement » ; de même la doctrine chrétienne dit à l’homme de la conception sociale : « Repentez-vous, μετανοετε, c’est-à-dire revenez à vous, sinon vous périrez. Revenez à vous et comprenez que la vie dont vous vivez n’est pas la véritable vie, que la vie de la famille, de la société, de l’état, n’est pas le Salut. La vie véritable, sage, n’est possible pour l’homme que s’il participe dans une certaine mesure, non pas à la vie de la famille ou de l’état, mais à la vie du Père. » Telle est indiscutablement la conception chrétienne qui apparaît dans chaque maxime de l’Évangile.

On peut ne pas partager cette opinion, on peut la nier, prouver son inexactitude, mais il est impossible de juger une doctrine sans avoir pénétré la conception d’où elle découle. Et d’autant plus est-il impossible de juger une thèse d’ordre supérieur en se plaçant à un point de vue inférieur : juger du clocher en regardant les fondations. Et c’est précisément ce que font nos savants. Et ils le font parce qu’ils se trouvent dans une erreur semblable à celle des fidèles de l’église, se croyant en possession de tels procédés d’investigation qu’il suffit de les appliquer, et qu’aucun doute ne peut s’élever sur le résultat de leur examen.

Cette possession d’un procédé prétendu infaillible constitue le principal obstacle à l’intelligence de la doctrine chrétienne par les athées et les soi-disant savants dont l’opinion sert de guide à la grande majorité des incrédules, sensés instruits. C’est de cette prétendue interprétation que résultent toutes les erreurs des savants relativement à la doctrine chrétienne, et particulièrement deux malentendus étranges qui, plus que toute autre chose, empêchent de la comprendre.

Un de ces malentendus est que la doctrine chrétienne est irréalisable ; c’est pourquoi ou bien elle n’est pas obligatoire du tout, c’est-à-dire ne doit pas servir de guide, ou bien elle doit être modifiée, tempérée jusqu’aux limites où son observance est possible dans notre ordre de choses. Le deuxième malentendu consiste en ce que cette doctrine, qui commande d’aimer et de servir Dieu, est peu claire, mystique et n’a pas d’objet défini d’amour ; que, par conséquent, elle doit être remplacée par la doctrine plus exacte et plus compréhensible d’aimer et de servir l’humanité.

Le premier malentendu relatif à l’impossibilité de pratiquer la doctrine chrétienne vient de ce que les hommes de la conception sociale de la vie, ne comprenant pas le motif qui guide les partisans de la doctrine chrétienne, et considérant l’indication de la perfection comme une règle de la vie, pensent et disent qu’il est impossible de suivre la doctrine du Christ parce que l’exécution complète des exigences de cette doctrine détruirait la vie. « Si un homme accomplissait ce que prêche le Christ, il détruirait sa vie ; et si tous les hommes l’accomplissaient, toute l’espèce humaine cesserait d’exister, » disent-ils.

« Ne te soucie pas du lendemain, de ce que tu mangeras, de ce que tu boiras et de la manière dont tu t’habilleras, » dit le Christ. « Sans défendre sa vie, sans résister au mal par la violence, en donnant sa vie pour son prochain et en observant la chasteté absolue, l’homme et l’humanité ne pourraient pas exister, » pensent-ils et disent-ils.

Et ils ont absolument raison s’ils considèrent les indications de perfection données par la doctrine du Christ comme des règles que chacun doit observer, de même que dans la doctrine sociale chacun doit observer les règles de payement d’impôts, de participation à la justice, etc.

Le malentendu consiste précisément en ce que la doctrine du Christ dirige les hommes par un autre moyen que les doctrines basées sur la conception de la vie inférieure. Les doctrines sociales dirigent seulement par des règles et des lois auxquelles il faut se soumettre exactement. La doctrine du Christ guide les hommes en leur montrant cette perfection infinie du Père céleste, perfection vers laquelle tout homme peut tendre librement, à quelque degré d’imperfection qu’il se trouve.

Le malentendu des hommes qui jugent la doctrine chrétienne au point de vue social consiste en ce que, supposant que la perfection indiquée par le Christ peut être atteinte complètement, ils se demandent (comme ils se demandent en supposant que les lois sociales seront observées) : « Qu’adviendra-t-il quand cela sera réalisé ? » Cette supposition est fausse, car la perfection indiquée aux chrétiens est infinie et ne peut jamais être atteinte. Le Christ donne sa doctrine, sachant que la perfection absolue ne sera jamais atteinte, mais que la tendance vers cette perfection absolue et infinie augmentera sans cesse le bonheur des hommes, et que, par suite, ce bonheur peut être indéfiniment augmenté.

Le Christ enseigne non pas aux anges, mais aux hommes vivant et se mouvant d’une vie animale. À cette force animale du mouvement, le Christ applique pour ainsi dire une nouvelle force — la conscience de la perfection divine — et dirige ainsi la marche de la vie sur la résultante de ces deux forces.

Croire que la vie de l’homme s’engagera dans la direction indiquée par le Christ, c’est comme si on croyait qu’un batelier qui, pour traverser un fleuve rapide, dirige sa marche presque directement contre le courant, naviguera dans cette direction.

Le Christ reconnaît l’existence des deux côtés du parallélogramme, des deux forces éternelles, impérissables, dont se compose la vie de l’homme ; la force de la nature animale et la force de la conscience, c’est-à-dire qu’il est enfant de Dieu. Ne parlant pas de la force animale qui, s’affirmant d’elle-même, reste toujours égale à elle-même et est en dehors de la volonté de l’homme, le Christ ne parle que de la force divine, appelant l’homme à la plus grande conscience de cette force, à son plus complet affranchissement et à son plus grand développement.

Dans l’affranchissement et l’augmentation de cette force consiste, d’après la doctrine du Christ, la véritable vie de l’homme. D’après les doctrines qui l’ont précédée, la véritable vie était dans l’accomplissement des règles, des lois ; tandis que, d’après la doctrine du Christ, elle consiste dans la poursuite de la perfection divine donnée comme but et dont tout homme a conscience de porter en lui le principe, et dans l’assimilation de plus en plus complète de la volonté humaine avec la volonté de Dieu, assimilation vers laquelle l’homme tend et qui serait l’anéantissement de la vie que nous connaissons.

La perfection divine est l’asymptote de la vie humaine ; c’est vers elle que l’humanité tend toujours : elle peut s’en rapprocher, mais ne peut l’atteindre que dans l’infini.

La doctrine du Christ ne paraît exclure la possibilité de la vie que si l’on prend pour une règle ce qui n’est que l’indication d’un idéal. C’est dans ce cas seulement que les préceptes du Christ semblent inconciliables avec les nécessités de la vie, tandis qu’au contraire ils donnent seuls la possibilité d’une vie juste.

« On ne doit pas demander trop, disent d’ordinaire les hommes en discutant les exigences de la doctrine chrétienne. On ne peut pas ne pas se soucier du tout de l’avenir, comme cela est dit dans l’Évangile, mais il faut seulement ne pas trop s’en soucier ; on ne peut pas donner tout aux pauvres, mais il faut leur donner dans une certaine mesure ; on ne peut pas garder une chasteté absolue, mais il faut fuir la débauche ; il ne faut pas abandonner sa femme et ses enfants, mais il ne faut pas non plus avoir pour eux un amour trop exclusif, etc. »

Parler ainsi, c’est comme si l’on disait à un homme qui traverse un fleuve rapide en allant contre le courant, qu’on ne doit pas se diriger ainsi, mais bien en droite ligne vers le point de la rive qu’on veut atteindre.

La doctrine du Christ se distingue des anciennes doctrines en ce qu’elle dirige les hommes non par des règles extérieures, mais par la conscience qu’ils ont de la possibilité d’atteindre à la perfection divine. Et l’âme humaine contient non pas des règles modérées de justice et de philanthropie, mais l’idéal de la perfection divine, complète et infinie. Seule la recherche de cette perfection porte la direction de la vie humaine de l’état animal à l’état divin, autant que cela est possible humainement.

Pour arriver à l’endroit vers lequel on tend, il faut se diriger de toutes ses forces vers un point bien plus élevé.

Rabaisser l’idéal, c’est non seulement diminuer nos chances d’arriver à la perfection, mais encore détruire l’idéal lui-même. L’idéal qui nous attire n’est pas inventé par quelqu’un ; chaque homme le porte en son cœur. Seul cet idéal de perfection absolue et infinie nous séduit et nous attire. Une perfection possible perdrait toute influence sur l’âme humaine.

La doctrine du Christ n’a de puissance que parce qu’elle demande la perfection absolue, c’est-à dire l’identification avec la volonté de Dieu, du souffle divin qui se trouve dans l’âme de tout homme, identification du fils avec le Père. Affranchir de l’animal le fils de Dieu qui vit en chaque homme et le rapprocher du Père, là seulement est la vie, d’après la doctrine du Christ.

L’existence de l’animal seul dans l’homme n’est pas la vie humaine. La vie selon la seule volonté de Dieu n’est pas non plus la vie humaine. La vie humaine est le composé de la vie divine et de la vie animale, et plus cet ensemble se rapproche de la vie divine, plus il y a vie.

La vie selon la doctrine chrétienne est la marche vers la perfection divine. Aucun état, suivant cette doctrine, ne peut être ni plus haut ni plus bas qu’un autre. Tout état n’est qu’une étape vers la perfection irréalisable et, par suite, ne constitue pas par lui-même un degré plus ou moins élevé de la vie. L’augmentation de la vie n’est qu’une accélération du mouvement vers la perfection. C’est pourquoi l’élan vers la perfection du publicain Zachée, de la pécheresse, du larron sur la croix constitue un degré plus élevé de la vie que l’impeccabilité immobile du pharisien. C’est pourquoi il ne peut y avoir de règles obligatoires pour cette doctrine. L’homme placé à un degré inférieur, marchant vers la perfection, a une conduite plus morale, meilleure, observe mieux la doctrine que l’homme placé à un degré bien plus élevé, mais qui ne marche pas vers la perfection.

C’est dans ce sens que la brebis égarée est plus chère au Père que les autres ; que l’enfant prodigue, la pièce de monnaie perdue et retrouvée sont plus chers que ceux qu’on n’a jamais crus perdus.

L’accomplissement de la doctrine est dans le mouvement du moi vers Dieu. Il est évident qu’il ne peut avoir ni lois ni règles déterminées. Tous degrés de perfection ou d’imperfection sont égaux devant cette doctrine, dont l’accomplissement n’est constitué par l’observance d’aucune loi ; c’est pourquoi il ne peut y avoir de règles ou de lois obligatoires.

De cette différence radicale entre la doctrine du Christ et toutes celles qui l’ont précédée, basées sur la conception sociale de la vie, résulte aussi la différence entre les lois sociales et les préceptes chrétiens. Les lois sociales sont, pour la plupart, positives, recommandant certains actes, justifiant et absolvant les hommes. Tandis que les préceptes chrétiens (le commandement de l’amour n’en est pas un dans le sens propre du mot, mais l’expression du sens même de la doctrine), les cinq commandements du Sermon sur la Montagne, sont tous négatifs et n’indiquent que ce que, à un certain degré de développement de l’humanité, les hommes doivent déjà ne pas faire. Ces préceptes sont en quelque sorte comme des points de ralliement sur la voie infinie de la perfection vers laquelle marche l’humanité, et les degrés de perfectionnement accessibles à une certaine période de développement.

Dans le Sermon sur la Montagne, le Christ a montré à la fois l’idéal éternel auquel les hommes doivent tendre, et les degrés qu’ils peuvent déjà atteindre à notre époque.

L’idéal, c’est ne pas désirer faire du mal, ne pas provoquer la malveillance, ne détester personne. Quant au précepte indiquant le degré au-dessous duquel on ne peut pas descendre pour atteindre cet idéal, il est dans l’interdiction d’offenser les hommes par la parole. Et c’est là le premier commandement.

L’idéal est la chasteté absolue, même dans la pensée. Le commandement indiquant le degré au-dessous duquel on ne peut descendre, c’est la pureté de la vie conjugale, l’éloignement de la débauche. Et c’est là le deuxième commandement.

L’idéal, c’est de ne pas s’inquiéter de l’avenir, de vivre pour l’heure présente. Le commandement indiquant le degré au-dessous duquel on ne peut pas descendre, c’est de ne pas jurer, de ne rien promettre pour l’avenir. Et c’est là le troisième commandement.

L’idéal est de ne jamais employer la violence dans aucun but. Le commandement indiquant le degré au-dessous duquel on ne peut pas descendre, c’est de ne pas rendre le mal pour le mal, de souffrir l’offense, de donner son vêtement. Et c’est là le quatrième commandement.

L’idéal est d’aimer ceux qui nous haïssent. Le commandement indiquant le degré au-dessous duquel on ne peut descendre, c’est de ne pas faire de mal à ses ennemis, en dire du bien, ne pas faire de différence entre eux et les amis. Et c’est là le cinquième commandement.

Tous ces commandements sont des indications de ce que, sur la voie de la perfection, nous devons déjà ne plus faire, de ce que nous devons déjà maintenant nous efforcer de transformer peu à peu en habitudes instinctives ; mais, loin de composer la doctrine du Christ et de la contenir tout entière, ils forment seulement une des étapes innombrables sur le chemin de la perfection. Ils doivent être suivis de commandement de plus en plus supérieurs.

C’est pourquoi il appartient à la doctrine chrétienne de formuler des exigences plus hautes que celles qui sont exprimées par ces commandements, et nullement de les diminuer, comme le pensent les hommes qui jugent cette doctrine au point de vue de la conception sociale de la vie.

Tel est le premier malentendu des savants relativement à la portée et au but de la doctrine chrétienne. L’autre, provenant de la même source, consiste dans le remplacement de l’obligation chrétienne d’aimer et de servir les hommes pour l’amour de Dieu, par l’obligation de les aimer et de les servir pour l’amour de l’humanité.

La doctrine chrétienne d’aimer et de servir Dieu, et (seulement comme conséquence de cet amour et de ce service) aimer et servir son prochain, paraît aux savants peu claire, mystique et arbitraire, et ils repoussent absolument l’obligation d’aimer et de servir Dieu, estimant que la doctrine qui enseigne seulement l’amour de l’humanité est bien plus nette, solide et raisonnable.

Les savants enseignent théoriquement que la vie consciente et bonne est celle qui est consacrée au service de toute l’humanité ; c’est là pour eux le sens de la doctrine chrétienne ; c’est à cela que se réduit l’enseignement du Christ. Ils cherchent la confirmation de leur doctrine dans celle de l’Évangile, supposant que les deux n’en font qu’une.

Cette opinion est complètement erronée. La doctrine chrétienne et celle des positivistes, des communistes et de tous les apôtres de la fraternité universelle basée sur l’intérêt général, n’ont rien de commun entre elles et se distinguent l’une de l’autre, surtout par ce fait que la doctrine chrétienne a des bases fermes et nettes dans l’âme humaine, tandis que la doctrine de l’amour pour l’humanité est seulement une déduction théorique par analogie.

La doctrine de l’amour pour l’humanité seule se base sur la conception sociale de la vie.

L’essence de la conception sociale de la vie consiste dans le remplacement du sens de la vie personnelle par celui de la vie du groupe : famille, tribu, race, état. Ce phénomène s’est accompli et s’accomplit facilement et naturellement aux premiers degrés, c’est-à-dire dans la famille ou la tribu ; mais dans la race ou le peuple il est déjà plus difficile et demande une éducation particulière ; enfin, il trouve son extrême limite dans l’état.

S’aimer soi-même est naturel, et chacun s’aime sans avoir besoin d’y être encouragé ; aimer sa tribu, dont on reçoit aide et protection ; aimer sa femme, la joie et le secours de la vie ; aimer ses enfants, consolation et espoir de la vie, et ses parents, dont on a reçu l’existence et l’éducation, tout cela est naturel, et cet amour, quoique bien moins puissant que l’amour de soi, se rencontre fréquemment.

Aimer pour soi, pour sa fierté, sa race, son peuple, sans être déjà aussi naturel, est encore fréquent.

L’amour de la nation, ce groupe de même origine, de même langue, de même religion, est encore possible, quoique ce sentiment soit loin d’être aussi fort, non seulement que l’amour pour soi, mais même pour sa famille, sa race. Mais l’amour pour l’état, comme la Turquie, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Autriche, la Russie, est déjà une chose presque impossible, et, malgré l’éducation dirigée dans ce sens, cet amour n’est que supposé et n’existe pas en réalité. À ce groupement s’arrête déjà pour l’homme la possibilité de transporter sa conscience, et d’éprouver pour cette fiction un sentiment direct ; tandis que les positivistes et tous les apôtres de la fraternité scientifique, sans prendre en considération la diminution du sentiment à mesure que s’étend l’objet d’affection, continuent à raisonner théoriquement et vont plus loin encore dans cette voie.

« Si, disent-ils, il y a intérêt pour l’individu à étendre son moi à la famille, à la tribu, au peuple, à l’état, il y a un intérêt bien plus grand encore à l’étendre à l’ensemble de l’humanité, de telle sorte que tout le monde vive pour l’humanité, comme chacun vit pour la famille, pour l’état. »

Théoriquement c’est logique, en effet.

Puisqu’on a transporté l’amour de la personnalité dans la famille, de celle-ci dans la race, puis dans le peuple, l’état, il serait absolument logique que les hommes, pour éviter les luttes et les malheurs résultant des divisions de l’humanité en peuples et en états, transportassent leur amour sur toute l’humanité. Il semblerait que ce fût plus naturel, et les théoriciens le prêchent sans remarquer que l’amour est un sentiment qu’on peut avoir, mais qu’on ne peut pas prêcher, et que, en outre, l’amour doit avoir un objet, tandis que l’humanité n’en est pas un. Ce n’est qu’une fiction.

La famille, la tribu, l’état même ne sont pas inventés par les hommes ; ces institutions se sont formées d’elles-mêmes comme les essaims d’abeilles ou les sociétés de fourmis, et ont une existence réelle. L’homme qui aime, pour sa personnalité animale, la famille, sait qu’il aime Anne, Marie, Jean, Pierre, etc. L’homme qui aime sa race et qui en est fier sait qu’il aime tous les guelfes ou tous les gibelins. Celui qui aime l’état sait qu’il aime la France, des bords du Rhin aux Pyrénées, et sa principale ville Paris, et son histoire, etc. Mais qu’aime l’homme qui aime l’humanité ? Il y a des états, des peuples ; il y a la conception abstraite de l’homme, mais l’humanité comme conception concrète n’existe pas et ne peut pas exister.

L’humanité ? Où sont les limites de l’humanité ? Où finit-elle ? Où commence-t-elle ? Est-ce que l’humanité s’arrête au sauvage, à l’idiot, à l’alcoolique, au fou exclusivement ? Si nous traçons une ligne qui limite l’humanité en excluant les représentants inférieurs de l’espèce humaine, où tracerons-nous cette ligne ? Exclurons-nous les nègres, comme font les Américains ? et les Indous, comme certains Anglais ? et les Juifs, comme beaucoup d’autres ? Et si nous y englobons tous les hommes sans exception, pourquoi admettrons-nous seulement les hommes et non pas les animaux supérieurs, dont beaucoup sont plus développés que les représentants inférieurs de l’espèce humaine ?

Nous ne connaissons pas l’humanité comme un objet extérieur ; nous ignorons ses limites. L’humanité est une fiction : on ne peut pas l’aimer. Il serait très avantageux, il est vrai, que les hommes pussent aimer l’humanité autant qu’ils aiment la famille. Il serait très profitable de remplacer, comme le désirent les communistes, la concurrence entre les hommes par une organisation communale, ou la propriété individuelle par la propriété universelle, pour que chacun pût travailler pour tous, et tous pour chacun ; seulement il n’y a pour cela aucun motif. Les positivistes, les communistes et tous les apôtres de la fraternité scientifique prêchent l’extension, à l’humanité tout entière, de l’amour que les hommes éprouvent pour eux-mêmes, pour leur famille et pour l’état ; ils oublient que cet amour qu’ils prêchent est un amour personnel, qui a pu en grandissant comprendre la famille, puis s’élargir davantage et aller jusqu’à l’amour d’une patrie naturelle, mais qui disparaît complètement en présence d’un état artificiel comme l’Autriche, l’Angleterre, la Turquie, et que nous ne pouvons pas même nous représenter lorsqu’il s’agit de toute l’humanité, conception absolument mystique.

« L’homme s’aime lui-même, sa personnalité animale ; il aime sa famille, il aime même sa patrie. Pourquoi n’aimerait-il pas également toute l’humanité ? Comme ce serait beau ! Justement le christianisme l’enseigne aussi. » Ainsi pensent les partisans de la fraternité positiviste, communiste et socialiste. En effet, ce serait très beau, mais cela ne peut pas être, parce que l’amour basé sur la conception personnelle et sociale de la vie ne peut pas aller plus loin que l’amour pour la patrie.

L’erreur du raisonnement consiste en ce que la conception sociale de la vie, sur laquelle est basé l’amour pour la famille et la patrie, se fonde elle-même sur l’amour de la personnalité, et que cet amour s’étendant de la personnalité à la famille, à la race, à la nation, s’affaiblit de plus en plus et arrive, dans l’amour pour l’état, à son extrême limite.

La nécessité d’élargir le domaine de l’amour est indiscutable, mais en même temps cette nécessité détruit en fait la possibilité de l’amour, et prouve l’insuffisance de l’amour personnel humain.

Et c’est alors que les apôtres de la fraternité positiviste, communiste, socialiste, proposent, pour parer à cette banqueroute de l’amour humain, l’amour chrétien, mais seulement dans ces conséquences et non dans ces causes. Ils proposent l’amour pour la seule humanité sans l’amour pour Dieu.

Mais cet amour ne peut exister ; il n’a aucune raison d’être. L’amour chrétien résulte uniquement de la conception chrétienne de la vie, conception d’après laquelle le but essentiel de la vie est d’aimer et servir Dieu.

Par une marche naturelle, la conception sociale de la vie a conduit les hommes, de l’amour de soi, de la famille, de la race, de la nation, de la patrie, à la conscience de la nécessité de l’amour pour l’humanité, qui n’a pas de limites et se confond avec tout ce qui vit. Cette nécessité d’aimer quelque chose qui ne provoque chez l’homme aucun sentiment, a fait surgir une contradiction que la conception sociale de la vie ne peut résoudre.

Seule la doctrine évangélique dans toute sa signification la résout en donnant à la vie un nouveau sens. Le christianisme reconnaît aussi bien l’amour pour soi que l’amour pour la famille, pour la nation et pour l’humanité, et non seulement pour l’humanité, mais pour tout ce qui vit. Mais l’objet de cet amour, l’homme ne le trouve pas en dehors de lui, dans le groupement des personnalités : famille, race, patrie, humanité, ni dans le monde extérieur ; il le trouve en lui même, en sa personnalité divine dont l’essence est cet amour.

Ce qui distingue la doctrine chrétienne de celles qui l’ont précédée, c’est que l’ancienne doctrine sociale disait : Vis contrairement à ta nature (en comprenant par là la nature animale seule) ; soumets-la à la loi extérieure de la famille, de la société, de l’état. Tandis que le christianisme dit : Vis selon ta nature (en comprenant seulement la nature divine) ; ne la soumets à rien, ni à la nature animale ni à celle des autres, et tu arriveras justement à ce que tu recherches en soumettant aux lois extérieures ta nature extérieure.

La doctrine chrétienne ramène l’homme à la conscience primitive de son moi, non de son moi animal, mais de son moi divin, de l’étincelle divine, de son moi fils de Dieu, aussi Dieu que le Père, mais enfermé dans une enveloppe animale. Et la conscience d’être le fils de Dieu, dont l’essence est l’amour, satisfait à la nécessité d’élargir le domaine de l’amour, nécessité à laquelle a été amené l’homme de la conception sociale. Pour ce dernier, le salut de la personnalité exige en effet l’élargissement de plus en plus grand du domaine de l’amour ; l’amour est une nécessité par rapport à certains objets : soi, la famille, la société, l’humanité. Avec la conception chrétienne de la vie, l’amour n’est pas une nécessité et ne s’exerce sur rien, c’est une faculté essentielle de l’âme humaine. L’homme aime, non pas parce que c’est son intérêt d’aimer celui-ci ou celui-là, mais parce que l’amour est l’essence de son âme, parce qu’il ne peut pas ne pas aimer.

La doctrine chrétienne apprend à l’homme que l’essence de son âme est l’amour, que son bonheur n’est pas d’aimer telle ou telle entité, mais bien le principe de tout, Dieu, qu’il a conscience de contenir en lui. C’est pourquoi il aimera tous et tout. C’est là qu’est la différence fondamentale entre la doctrine chrétienne et la doctrine des positivistes et de tous les théoriciens de la fraternité universelle non chrétienne.

Tels sont les deux malentendus principaux à l’égard du christianisme, desquels résultent la plupart des raisonnements faux dont il est l’objet. Le premier consiste à croire que la doctrine du Christ donne aux hommes, comme les doctrines qui l’ont précédée, des règles qu’ils doivent observer, et que ces règles sont impraticables ; le deuxième, que toute la philosophie du Christianisme se réduit à faire une seule famille de l’humanité entière, et qu’on peut obtenir ce résultat simplement par l’amour pour l’humanité, débarrassé de l’amour pour Dieu.

Enfin, l’opinion erronée des savants que le surnaturel est l’essence du christianisme, et que sa doctrine est impraticable, a été encore une des causes de ce que les hommes de notre temps ne comprennent pas le christianisme.




  1. Parce que nous fondons sur cette conception de la vie païenne ou sociale des formes de vie diverses : la vie de famille, de tribu, de race, d’état, et même la vie de toute l’humanité, théoriquement représentée par les positivistes, il ne s’ensuit pas que l’unité de cette conception de vie soit détruite. Toutes ces formes diverses de la vie sont basées sur une unique notion, à savoir que la personnalité n’est pas un but suffisant pour la vie ; que le sens de la vie peut être trouvé seulement dans l’association des individus.
  2. Voici par exemple une argumentation caractéristique de ce genre dans un article de la Revue américaine Arena (oct. 1890) intitulé New basis of church life (les nouvelles bases de la vie ecclésiastique). Raisonnant sur la signification du Sermon sur la Montagne, et surtout de la non-résistance au mal, l’auteur, sans être comme les partisans de l’église, obligé d’en cacher la signification, dit : « Le Christ a réellement prêché le communisme le plus complet et l’anarchie, mais il faut savoir regarder le Christ dans sa signification historique et psychologique. Comme tout prédicateur de l’humanité, le Christ enthousiaste arrivait dans sa doctrine jusqu’aux exagérations utopiques. Chaque pas en avant dans la perfection morale de l’humanité est toujours dirigé par des hommes qui ne voient rien autre que leur mission. Le Christ, lui, sans qu’on puisse le lui reprocher, avait le tempérament typique d’un pareil réformateur. C’est pourquoi nous devons nous souvenir que ses enseignements ne doivent pas être pris à la lettre comme une philosophie complète de la vie. Nous devons analyser ses paroles, avec respect pour elles, mais dans un esprit de critique cherchant la vérité, etc… » Le Christ aurait été heureux de bien dire, mais il ne savait pas s’exprimer aussi nettement et aussi exactement que nous dans l’esprit de critique. C’est pourquoi corrigeons-le. Tout ce qu’il a dit de la douceur, du sacrifice, de la pauvreté, du non-souci du lendemain, tout cela, il l’a dit par hasard, ne sachant pas s’exprimer scientifiquement.