Le scepticisme de Kant
LE SCEPTICISME DE KANT
Vers la seconde moitié du cinquième siècle avant l’ère chrétienne, les affaires de la philosophie semblaient être, chez les Grecs, en assez mauvaise posture, et la raison, après un court essai de ses forces, en était déjà à désespérer d’elle-même. Elle avait commencé par rêver la science universelle ; et, par une réaction aussi inévitable qu’excessive, c’était au scepticisme universel qu’elle allait aboutir. Les sophistes exploitèrent cette situation au profit de leur cupidité et de leur vanité de rhéteurs ; en l’exploitant, ils l’aggravèrent ; mais ils ne la créèrent pas. Elle avait pour cause intellectuelle la témérité dogmatique des premiers systèmes, vastes constructions hypothétiques qu’il était facile de démolir et dont on imputa trop aisément la fragilité à la raison elle-même ; elle avait pour cause morale l’affaiblissement de l’ancienne discipline et des anciennes croyances ; et l’humeur des Athéniens, plus amoureux de la dispute que de la vérité, semblait d’ailleurs s’accommoder à merveille d’une doctrine qui rendait les discussions éternelles.
Ce fut au milieu de ce désarroi général que Socrate apparut. Avec un admirable bon sens, avec un sentiment très-juste et très-élevé de ce que peut faire la raison et de ce que doit être la philosophie, il détourna celle-ci des voies hasardeuses où s’étaient perdus ses prédécesseurs, et la fixa dans le monde moral, dans le monde de la pensée et de la liberté, comme dans son véritable domaine. Plus subtil logicien que les sophistes eux-mêmes, il alla les battre chez eux, et rétablit la certitude en réduisant le scepticisme au silence. J’avoue qu’il n’alla pas toujours jusqu’au bout de sa raison et de sa conscience, et qu’on ne peut l’absoudre du reproche d’avoir traité avec les erreurs religieuses et morales de son temps, avec le polythéïsme officiel qui les résumait toutes, plutôt en politique qu’en philosophe et en missionnaire de la vérité. Mais après tout, c’est pour la vérité qu’il est mort, pour l’avoir trop aimée et pour l’avoir trop répandue ; et je ne m’étonne pas que, dans les premiers siècles de l’Église, plusieurs écrivains orthodoxes aient bien auguré de son salut éternel. Qui peut affirmer qu’entre ses dernières paroles entendues par des oreilles mortelles et le moment suprême où son âme se détacha de son corps, cette grande âme ne fut point favorisée de quelque illumination soudaine et n’embrassa point d’un amour plus qu’humain la vérité mieux connue ? Pour ma part, je me rattache de grand cœur à cette pensée consolante, et je veux croire que Socrate est arrivé à ce terme divin qu’il saluait en un si noble langage lorsqu’il disait, avant de boire la ciguë : Ô mes amis ! faisons tout pour acquérir en ce monde la sagesse et la vertu, car ce combat est beau, et l’espérance est grande.
J’ai besoin d’ailleurs de croire au salut de Socrate pour oser vous faire le récit — appelez le un mythe, si vous voulez, — qui va l’amener devant vous et vous préparer à l’entendre.
Il y a quelque temps, un certain homme qui, depuis une vingtaine d’années, passait sa vie à s’occuper de philosophie, terminait, à une heure assez avancée de la soirée, une lecture qu’il avait commencée non pas précisément pour son plaisir, mais pour son instruction et pour celle de quelques amis avec lesquels il aimait à causer métaphysique. Nous l’appellerons Philalèthe, du nom que Leibnitz donne à l’un des deux interlocuteurs de ses Nouveaux essais sur l’entendement humain. Il lisait, tantôt notant d’un coup de crayon les passages obscurs qu’il faudrait éclaircir, tantôt transcrivant les formules où la pensée de l’auteur se dessinait avec un relief plus puissant. Vers minuit, — était-ce la faute du coin du feu, ou de l’heure, si propice cependant aux méditations solitaires, ou du livre dans lequel il s’était plongé avec une attention acharnée ? — ses yeux s’appesantirent, et il s’assoupit dans son fauteuil.
Il dormait depuis quelques instants, quand son âme — car ses sens étaient fermés — entendit un bruit, et, regardant, vit devant elle Socrate. Elle le reconnut aisément sous son enveloppe transfigurée, et jamais elle n’avait mieux compris ces deux grandes vérités de l’esthétique platonicienne, que le beau est la splendeur du vrai et du bien, et que la beauté du corps (du moins dans la vie véritable où toutes choses doivent être remises à leur place) est le reflet de la beauté de l’âme. Socrate n’avait plus ce masque de Silène dont il fait les honneurs avec tant de bonhomie dans le banquet de Xénophon. La douceur et la force, la finesse de l’esprit et la bonté du cœur, la majesté sereine que donne la mort affrontée pour une grande cause, le rayonnement de la vérité possédée et goûtée dans sa source divine, tout cela éclatait sur son visage remodelé, pour ainsi dire, à l’image de son âme ; c’était encore Socrate, mais un Socrate en qui le réel était devenu idéal, en qui, suivant l’expression de saint Paul, le mortel avait revêtu l’immortalité.
Philalèthe avait beaucoup pensé à Socrate pendant sa laborieuse lecture. Ayant à demi conscience de son sommeil, il crut donc n’avoir devant les yeux qu’une vision appelée dans ses rêves par le souvenir de ses veilles ; et cette vision était si belle qu’il craignait, en disant un mot, de la faire évanouir.
Socrate prit le premier la parole : « Que faisais-tu là ? lui dit-il. »
« Tu le vois, » répondit Philalèthe, montrant du doigt, non sans quelque confusion, le volume qui avait glissé à ses pieds, « je lisais le plus célèbre ouvrage d’un homme qui, certes, n’est point de ton pays ; c’est un Teuton du nom de Kant, et son ouvrage s’appelle la Critique de la raison pure. Ah ! mon cher Socrate, si tu savais combien de fois, en tâtonnant dans ce labyrinthe, je t’ai invoqué pour me servir d’Ariane ! »
Je t’ai entendu, mon ami, et il m’a été permis de descendre vers toi, non pas pour t’enseigner des vérités nouvelles, mais pour t’aider à retrouver ton chemin, et, si par hasard nous rencontrions quelque sophiste, pour voir si, à nous deux, nous ne pourrions pas le mettre en fuite comme un voleur de nuit, ou le dissiper comme un fantôme. Tu sais que ce fut mon métier, et les hommes de ton temps trouvent encore, me dit-on, que j’y réussissais assez bien.
Je te remercie, mon cher Socrate ; mais je dois t’avertir que l’entreprise, même tentée avec toi, est des plus malaisées. Protogoras, Gorgias, Hippias, et tous les autres que tu as bernés d’une si belle manière, n’étaient que des enfants à côté des modernes ennemis de la raison. Et puis, ils étaient proprement des sophistes, des gens de mauvaise foi, abusant de l’ambiguité des termes et de l’inexpérience des jeunes athéniens, des gens, par conséquent, dont on était plus qu’à demi débarrassé lorsqu’on les avait démasqués. Que cette espèce soit aujourd’hui perdue, je n’oserais pas en répondre ; mais ce que je puis t’assurer, c’est que mon Teuton n’est pas du nombre. Il n’y a pas d’homme plus sincère ; et, encore que son livre (du moins en ce qui concerne l’existence de Dieu), conclue en faveur du scepticisme le plus absolu, il n’y a pas d’homme qui croie en Dieu d’une foi plus robuste. Il a même fait un livre qu’il appelle Critique de la raison pratique, tout exprès pour relever les vérités que ruine son premier ouvrage, en quoi il me paraît ressembler à un homme qui, ayant démoli sa maison, rebâtirait, à côté, un autre logis tout semblable. Mais je crains bien que ce ne soit là qu’une honnête inconséquence, et que la plupart des lecteurs, au lieu de prendre le second ouvrage comme antidote au scepticisme du premier, ne se servent du premier pour fermer leur esprit aux croyances que le second veut rétablir. Et en cela, vraiment, je ne puis dire qu’ils aient tort, car c’est bien dans le premier, dans la Critique de la raison pure, qu’est la vraie doctrine du maître ; la Critique de la raison pratique n’est qu’une faible et insuffisante restriction ; ce n’est qu’un pauvre petit esquif sur lequel il essaie de se sauver après avoir volontairement coulé son grand navire. Et ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est qu’il persuade à un grand nombre de submerger, comme lui, leur vaisseau, et à bien peu de garder, comme lui, leur chaloupe.
Tu me décris là, en effet, mon ami, un grand péril de la philosophie et de la raison, plus grand que celui dont j’ai eu, en mon temps, le bonheur de les sauver. Mais avant de noyer nos vaisseaux, comme le Teuton nous le conseille, ne ferons-nous pas bien d’examiner ensemble ce qu’il leur reproche, et de juger par nous-mêmes s’ils sont aussi incapables qu’il le dit de tenir la mer et de nous conduire au port. Je te prie donc, puisque tu viens d’achever — non sans peine, comme il paraît, — l’étude de son système, de m’en donner une analyse exacte, afin que nous en puissions apprécier la valeur.
Y penses-tu, Socrate ? Quoi, tu demandes une analyse de la Critique de la raison pure ! Si je voulais te la donner en détail et la rendre aussi claire que l’ouvrage est obscur, il me faudrait non pas abréger celui-ci, mais le grossir d’une glose perpétuelle, et, avant tout, le faire précéder d’une étude philologique fort longue ; car la langue de Kant n’est vraiment la langue de personne, et s’il est original dans son système, il l’est plus encore dans son vocabulaire et dans sa syntaxe. Connais-tu les schémes et le schématisme de l’entendement pur ? Connais-tu l’amphibolie des concepts de la réflexion ? et pourtant ce sont des mots grecs. Veux-tu que je te lise la page 69 de l’esthétique transcendantale, où Kant prouve, comme il suit, que l’espace n’est rien de réel et ne doit être considéré que comme une forme subjective de la sensibilité, comme une sorte de moule résultant uniquement de notre organisation intellectuelle, et dans lequel viennent se couler toutes nos perceptions extérieures ? « S’il n’y avait pas en vous une faculté d’avoir des intuitions à priori, et si cette condition, subjective quant à la forme, n’était pas en même temps la condition à priori sous laquelle seule l’objet de cette intuition externe est possible ; si enfin l’objet de cette intuition (un triangle, par exemple), était quelque chose en soi, sans rapport à votre sujet, comment pourriez-vous dire que ce qui est nécessaire dans vos conditions subjectives pour la construction d’un triangle doit nécessairement faire partie du triangle en soi ? Car vous ne pouvez rien ajouter de nouveau (la figure) à vos concepts (de trois lignes) qui doive se trouver nécessairement dans l’objet, puisque cet objet est donné avant votre connaissance et non par elle. Par conséquent… »
Fais-moi grâce de la conséquence, mon cher Philalèthe, et dis-moi seulement si c’est bien Kant qui a écrit cela, et si, à ton avis, il savait ce qu’il voulait dire.
J’en ai longtemps douté, Socrate ; et je me souviens qu’il y a une quinzaine d’années, trois de mes amis et moi, tous quatre fort amoureux de philosophie, nous écrivîmes cette phrase à la craie sur un grand tableau noir, comme un problème de géométrie, afin de la résoudre : aucun de nous n’y put parvenir. Cependant, je crois qu’elle a un sens, et si tu veux me donner une petite heure d’attention, je ne désespère pas de te la faire entendre.
Je t’en dispense, et je n’insiste plus pour obtenir l’analyse exacte et complète que je te demandais tout à l’heure. Mais, mon ami, ne connais-tu aucun autre moyen de me faire comprendre, je ne dis plus les détails, je dis seulement l’ensemble du système, son esprit, ses conclusions et les raisons sur lesquelles elles sont appuyées ? Pour que la Critique de la raison pure ait eu l’influence que tes contemporains lui attribuent, pour qu’elle ait été le germe d’un très-puissant développement philosophique en Allemagne et ailleurs, pour que son auteur soit considéré par quelques-uns comme le plus grand penseur des temps modernes, et par tout le monde comme un très-rude joûteur, encore faut-il qu’il y ait dans son livre autre chose que des énigmes. Qu’en penses-tu, toi qui l’as lu ?
Je pense comme tout le monde, Socrate ; et si je t’ai infligé la citation qui t’a fait frémir, ne crois pas que j’aie voulu me débarrasser par le ridicule d’un esprit qui compte assurément parmi les plus forts (je n’ai garde de dire parmi les plus lumineux) de notre temps et de tous les temps. J’ai voulu seulement aller au-devant du désir que tu viens d’exprimer, en te montrant par un exemple que Kant est, si je puis dire, inalysable dans le détail, et qu’il faut ou bien le commenter très-longuement, ou bien essayer de dégager et de suivre dans ses principaux mouvements sa pensée fondamentale, en élaguant résolument les broussailles où elle s’enchevêtre, et en sacrifiant tout ce qui n’est pas nécessaire à l’intelligence de l’ensemble, par exemple ce terrible schématisme de l’entendement pur, qui est pourtant une théorie psychologique très-subtile et très-curieuse. C’est comme cela qu’a fait M. Cousin qui, cependant, a consacré à la philosophie de Kant un volume tout entier, et c’est comme cela que je ferais, je pense, si jamais j’étais professeur de philosophie, et que je dusse parler de la Critique de la raison pure devant un public même très-éclairé.
Fais donc, mon cher, comme si tu étais professeur de philosophie ; je serai ton public, et je t’écoute.
Je tente volontiers l’entreprise ; et, dans ces conditions, j’espère te faire connaître l’essentiel du kantisme, sans trop souvent choquer ton oreille ou embarrasser ton esprit par des termes étranges ou obscurs.
Et d’abord, si Kant arrive, comme la plupart de nos français du dix-huitième siècle, à des conclusions négatives ou sceptiques en métaphysique, ne crois pas que ce soit comme eux par le chemin de la psychologie sensualiste. L’honnête Locke, bien qu’il ramenât toutes nos idées à la sensation et à la réflexion opérant sur les données sensibles, avait fait tout au monde pour laisser à Dieu une place dans sa doctrine. Il gardait le principe de causalité, il gardait l’idée de l’infini, il gardait l’idée du devoir. En cela, par malheur, il faisait ce que sa psychologie lui ôtait le droit de faire. On le lui fit bien voir. Ses disciples, moins bons chrétiens que lui et beaucoup meilleurs logiciens, prouvèrent aisément que l’expérience, surtout l’expérience sensible, source unique, selon lui, de toutes nos connaissances, ne peut fournir ni le principe de causalité, ni l’idée de l’infini, ni par conséquent la notion de Dieu et la preuve de son existence. De là une métaphysique toute négative et sceptique, à laquelle visiblement on ne pouvait échapper qu’en renonçant à la psychologie sensualiste, en refaisant l’inventaire de l’esprit humain, et en constatant chez lui l’existence d’idées et de principes que la sensation est impuissante à fournir. En d’autres termes, au lieu d’accommoder tant bien que mal à un système les notions de l’intelligence, au lieu de mutiler ou de nier celles que le système ne peut expliquer, il s’agissait de les prendre telles qu’elles sont, et de les rapporter à une origine qui explique leur présence au lieu de la rendre impossible. C’est ce que notre Teuton fit avec une supériorité vraiment merveilleuse, et il est remarquable que les pages qu’il a consacrées à démontrer par l’analyse psychologique la présence et l’action d’une faculté intellectuelle supérieure à l’expérience sont parmi les plus claires et les mieux écrites de son livre. Les sensualistes prétendaient expliquer par je ne sais quelles transformations de la sensation les idées les plus évidemment supra-sensibles ; Kant, prenant ce que la connaissance humaine a de plus humble, je veux dire la perception extérieure, montre que, même à ce bas degré, l’expérience ne peut faire un pas sans la raison. L’idée d’étendue fournie par les sens implique l’idée d’espace, d’un espace infini et nécessaire, non point perçu par les sens, mais imposé par la force même de l’esprit aux perceptions sensibles comme une forme dont elles reçoivent l’empreinte. Pareillement, l’idée de succession et de changement, fournie d’abord par le sens intime et transportée de là dans le monde extérieur, implique l’idée nécessaire, et par conséquent non expérimentale, d’un temps éternel. Que si la raison, c’est-à-dire la faculté d’atteindre au delà de l’expérience, est déjà pour les opérations sensibles une condition d’exercice, on peut deviner d’avance que son rôle sera plus fortement marqué encore dans les opérations intellectuelles. C’est avec cet esprit que Kant examine nos jugements. Après avoir essayé de les classer au moyen d’une table de catégories dont je ne veux point ici vérifier l’exactitude, il reconnaît qu’en outre des jugements particuliers ou d’une généralité restreinte, tels que l’expérience peut les fournir au moyen de l’induction, nous formons des jugements universels qui dépassent la portée de toute expérience et de tout raisonnement inductif. Les premiers sont contingents ; les seconds nous sont donnés comme nécessaires, en vertu même de notre constitution intellectuelle ; ils ne viennent donc pas de l’expérience ; et comme celle-ci en a sans cesse besoin, on voit, par une nouvelle preuve, que la psychologie sensualiste, loin de pouvoir rendre compte des connaissances rationnelles, ne peut même pas expliquer d’une manière satisfaisante l’acquisition des connaissances expérimentales. Pour n’en citer qu’un exemple, point de science de la nature si l’on supprime le principe de causalité, et point de sensation transformée qui puisse fournir ce principe, lequel, en réalité, ne se forme pas par voie d’observations successives, mais nous est donné tout d’une pièce, à priori, avec ses caractères d’universalité et de nécessité. — « Enfin, la raison, » dit Kant, « éprouve un besoin beaucoup plus élevé que celui d’épeler des phénomènes et de les réunir en une synthèse qu’elle puisse lire comme une page d’expérience ; elle s’élève naturellement à des connaissances trop hautes pour pouvoir correspondre à des objets empiriques ; » elle ne se contente pas de donner à l’expérience sa possibilité et ses lois ; elle a un objet propre qui est l’absolu, et le mouvement par lequel elle tend vers lui, est vraiment son caractère spécifique. Quel qu’ait été son point de départ, c’est en lui qu’elle trouve son terme ; de l’imparfait, du fini, du contingent, du réel donnés par l’expérience, elle s’élève au parfait, à l’infini, au nécessaire, à l’idéal. Rien de ce qui ne se suffit pas à soi-même ne la satisfait, et comme le monde ne contient que des objets qui n’ont pas en soi leur raison d’être, c’est en dehors et au-dessus du monde qu’elle cherche l’absolu et l’inconditionnel ; c’est en Dieu qu’elle trouve l’être des êtres et la dernière raison des choses.
Je t’écoute, ô Philalèthe ! avec une joyeuse surprise, mêlée de quelque inquiétude. Quoi ! c’est donc là cet ennemi de la raison, ce sceptique à outrance qui ne reviendra au théïsme que par un détour illogique ! À tes dernières paroles, je croyais entendre mon grand disciple qui, sur tant de points, a vu plus haut et plus loin que son maître. Le procédé que Kant vient de décrire n’est, ce me semble, autre chose que la dialectique de Platon. Platon aussi nous conseille de nous servir des choses qui ne se suffisent pas à elles-mêmes, c’est-à-dire des vérités générales, des principes abstraits, non pas seulement comme de principes pour descendre dans leurs conséquences, mais aussi comme de points d’appui, comme de bases d’élan pour nous élever jusqu’au principe des principes, jusqu’à la réalité souveraine qui ne repose que sur elle-même. Ce que Platon appelle ἀνυποθέτον τί, ce que Kant nomme l’absolu et l’inconditionnel, n’est-ce pas la même chose ? Et que peut-on faire de plus pour la raison attaquée par les sophistes que de la rétablir dans sa double fonction d’éclairer l’expérience et de la dépasser ?
Tu as raison, Socrate ; et peu s’en faut que je n’éprouve moi-même, en terminant cette première moitié de mon exposition, le même sentiment que toi. Mais prends-y garde ; si quelque attaque contre la raison partait d’un homme qui la connaît si bien, elle serait nécessairement très-sérieuse, et n’aurait rien de commun avec les misérables querelles du sensualisme. Qu’un disciple d’Épicure me conteste l’idée de Dieu et l’idée du devoir, parce que l’expérience à laquelle il rapporte toutes les notions de notre esprit n’atteint pas jusque là, ce beau raisonnement ne me fait pas bien peur. Je lui réponds que j’ai l’idée de Dieu et que j’ai l’idée du devoir, et lui aussi, pour peu qu’il y prenne garde. Que l’expérience s’arrange comme elle voudra pour nous les donner ; si elle ne le peut — et elle ne le peut, — nous nous adresserons ailleurs. Il me semble qu’entre les sensualistes et nous, les choses se passent à peu près de la façon que voici : J’ai de l’argent dans ma poche et je vous le montre ; vous me dites que je n’en ai pas parce que Paul ne me l’a pas donné. Voilà sans doute une démonstration triomphante. Ai-je prétendu que je le tenais de Paul ? C’est vous qui dites cela ; c’est donc à vous d’expliquer comment c’est de lui qu’il me vient ; car l’argent est là, et si vous êtes sûr qu’il ne vient pas de Paul, c’est qu’il vient d’ailleurs. Il suffit donc, pour avoir raison du sensualisme, de rétablir l’existence et les véritables caractères des idées qu’il nie ou défigure. Nous n’avons point cela à faire avec Kant, car il l’a fait lui-même. Mais voici d’où part son attaque ; et ici je te prie, car la matière est difficile, de m’écouter avec une attention redoublée, et de me dire ensuite si nous devons rendre les armes au scepticisme, ou si nous pouvons continuer de philosopher sur un terrain raffermi.
Jusqu’ici je ne t’ai montré que le côté psychologique de la doctrine de Kant, et tu as pu comprendre ce qu’il entend par raison pure : c’est la raison considérée comme nous donnant des idées et des principes dans lesquels l’expérience n’intervient nullement à titre d’élément constitutif. Que l’expérience fournisse à notre esprit les phénomènes sensibles à l’occasion desquels le principe de causalité, par exemple, s’épanouit pour ainsi dire en nous, que nous prenions en elle notre point de départ pour nous élever du relatif à l’absolu et du contingent au nécessaire, cela est vrai ; mais cela ne constitue pas une intervention véritable de l’expérience dans la formation du principe ou de l’idée, qui restent bien, dans leur fond, des produits purement rationnels, ou, pour parler comme Kant, des produits de la raison pure. Mais son livre s’appelle « Critique de la raison pure ; » tu vas voir que ce titre n’est pas pour rien, et que sa critique n’est pas indulgente.
C’est ici surtout qu’il est nécessaire — et facile aussi — de dégager l’idée mère de la doctrine kantienne. Reproduite sous mille formes, appuyée de raisonnements au moins spécieux et de délicates analyses, elle circule dans tout son système comme un esprit intérieur, et elle s’accuse avec une vigueur et une netteté particulières à la fin de ses trois grands chapitres psychologiques qui sont l’ésthétique transcendantale ou étude de la sensibilité, la logique transcendantale ou étude du jugement, la dialectique transcendantale ou étude des idées qui sont l’objet propre de la raison. Kant l’a lui-même formulée dans les termes les plus absolus et les plus décourageants : le résultat de la critique, nous dit-il, est de démontrer que nous ne pouvons jamais dépasser par la connaissance les bornes de l’expérience. — Qu’est-ce en effet, selon lui, que l’élément rationnel que nous avons dégagé dans la connaissance à tous ses degrés ? Regardons-y de près, c’est une loi de notre esprit, un résultat de notre organisation intellectuelle, une forme naturelle de notre pensée, en un mot, c’est quelque chose de subjectif. Nous sommes ainsi faits que nous concevons les corps dans l’espace et les événements dans le temps, que nous ne pouvons apercevoir un changement sans le rapporter à une cause, que du relatif nous rebondissons, par une élasticité native, jusque dans l’absolu. Tant que nous n’appliquons cette activité qu’à assembler et coordonner en unités de plus en plus hautes les phénomènes qui nous sont donnés par l’intuition sensible, tant que la raison borne son ambition à guider et systématiser l’expérience, elle n’excède pas son usage légitime, et c’est grâce à elle que se construit la science de la nature, non pas, entendons-le, la science des lois réelles qui gouvernent les choses en soi, mais la science des lois que notre esprit impose aux phénomènes, c’est-à-dire aux choses telles qu’elles lui apparaissent. Mais la raison vient-elle à franchir ces limites ; entreprend-elle, au lieu d’opérer sur les phénomènes tels que l’intuition sensible les lui donne, de se créer à elle-même un objet et de réaliser ses idées, alors elle est dans le vide, et si on ne peut pas lui prouver que son objet transcendantal, c’est-à-dire supérieur à toute expérience, n’existe pas, elle de son côté est tout à fait impuissante à prouver que cet objet est réel. — Elle le conçoit, il est vrai, d’une certaine façon, par exemple, comme infini et absolu ; mais cela ne veut pas dire qu’en soi cet objet existe de cette façon là, ni même qu’il existe d’aucune manière ; cela veut dire seulement que nous sommes organisés intellectuellement de manière à le concevoir ainsi, que notre esprit a en lui-même la forme de l’infini et de l’absolu ; et cela ne saurait nous empêcher de supposer comme possible une organisation intellectuelle toute différente, munie de lois et de formes qui lui feraient concevoir les choses d’une façon entièrement opposée. Nous ne sortons donc pas de nous-mêmes alors que nous nous élançons vers l’absolu, et quand nous croyons faire de la métaphysique, nous ne faisons encore que de la psychologie.
De là il suit que toute assertion qui dépasse le domaine de l’expérience et la sphère des phénomènes est non point fausse, ce qui donnerait du moins à l’assertion contraire le caractère de la vérité et de la certitude objective, mais purement problématique. Quand nous entreprenons de l’établir sur un raisonnement, aussitôt survient un raisonnement opposé d’une valeur égale ayant pour effet de neutraliser le premier ; et de cette antinomie, comme il l’appelle, résulte le parfait équilibre du pour et du contre. En somme, nous pouvons concevoir l’activité de l’esprit comme s’exerçant dans deux mondes, le monde sensible et le monde intelligible, ou, comme dit Kant, le monde des phénomènes et le monde des noumènes. Dans le premier, les données sensibles ne nous fournissent que des apparences, et ces apparences, nécessairement jetées dans le moule préexistant de notre pensée, en sortent plus éloignées encore de la réalité objective. Dans le second, il n’y a rien que ce que nous y mettons : c’est le domaine du subjectif pur.
Telle est, mon cher Socrate, la situation que prend notre auteur à l’égard de la raison. Je t’avoue qu’elle me paraît très-forte, et que je suis troublé quand je vois ce vigoureux esprit, plus capable cependant qu’aucun autre d’user hardiment de sa raison dans le domaine de l’absolu, reculer au contraire, et me montrer du doigt entre le subjectif et l’objectif, entre le moi avec ses formes innées et la réalité des choses, un abîme qu’il déclare infranchissable. Ses objections contre le temps et l’espace ne sont pas ce qui m’effraie ; car je crois qu’on peut prouver que ces deux idées ne sont que des produits hybrides où l’imagination intervient autant que la raison, et où nous ne verrons clair que quand nous saurons distinguer ce qui est contingent, créé, expérimental (à savoir l’étendue et la durée, attributs ou manières d’être des créatures), et ce qui est nécessaire et rationnel (à savoir l’immensité et l’éternité, attributs de Dieu). Je n’aurais pas beaucoup plus peur de ses antinomies, qui n’ont pas du tout pour effet de produire en moi l’équilibre du pour et du contre. Enfin, sa critique des preuves de l’existence de Dieu ne me paraît nullement décisive, et je crois qu’il s’est fait la partie trop belle en négligeant, pour s’attaquer à un argument tout abstrait et scolastique, la grande preuve platonicienne et cartésienne qui prend pour majeure le principe de causalité, pour mineure réelle et concrète l’idée de l’infini et du parfait présente à la conscience, et qui conclut de là la réalité de l’être infini et parfait, cause et modèle de cette idée. Mais que dire à un homme qui, après avoir analysé les principes et les concepts de la raison, et après nous les avoir montrés comme des lois internes et subjectives de notre activité, nous met au défi de prouver qu’ils sont autre chose, qu’ils ont une valeur objective et que nous pouvons nous en servir pour atteindre, par de là les phénomènes, la réalité suprême qui, suivant l’expression d’Aristote, exerce sur notre pensée l’attraction de l’intelligible et du désirable ? Et si notre raison ne peut nous servir à connaître Dieu, je vois bien qu’elle ne nous servira pas non plus à connaître notre destinée et notre devoir ; et je me prends à accuser la nature de m’avoir infligé cette organisation privilégiée qui me condamne au supplice de Tantale. Car, en vérité, je ne trouve pas que ce soit offrir une compensation suffisante aux misères d’une âme toujours attirée vers la vérité absolue et toujours impuissante à la saisir, que de lui dire : sers-toi de la raison pour épeler quelques pages d’expérience… Mais, Socrate, je te vois sourire. Est-ce que le trouble où me jette ce redoutable scepticisme te paraît chose plaisante ? ou croirais-tu qu’il faille renoncer de bonne grâce à jamais atteindre les vérités qu’il nous importe le plus de connaître ?
À Dieu ne plaise, ô mon cher Philalèthe ! Tu as mille fois raison de tenir passionnément à la vérité, et de penser que si cette faculté supérieure, fort bien décrite et fort mal traitée par Kant, ne nous servait pas à atteindre Dieu, elle ne serait en nous que pour nous tourmenter, et ne vaudrait pas qu’on y tint si fort, ni qu’on fût si fier d’être homme. Reste Philalèthe, c’est-à-dire ami de la vérité ; et reste persuadé qu’on n’est Philalèthe et philosophe, c’est-à-dire ami de la sagesse, qu’à condition d’être Théophile, c’est-à-dire ami de Dieu. Car la vérité, c’est Dieu ; la sagesse dans sa source et son type suprême, c’est Dieu encore ; et c’est une belle pensée, platonicienne et chrétienne, de saint Augustin que « philosopher, c’est aimer Dieu ; » philosophari nihil aliud est quam amare Deum. Je souriais de plaisir à te voir t’échauffer dans le bon sens ; je me disais que, quand on aime ainsi la vérité, on ne court pas risque de la perdre pour un soupçon et pour un caprice ; et maintenant que je vois clair au fond du nouveau scepticisme, je ne suis plus fort inquiet de l’avenir réservé à la raison et à la philosophie.
Pardonne-moi, Socrate, d’avoir mal interprété ton sourire. Ta sérénité me rend déjà confiance. M’en voudras-tu cependant si je te dis que peut-être en parles-tu bien à ton aise, et que, parvenu au séjour de la lumière sans ombre et de la vérité sans voile, peut-être ne te rends-tu pas assez compte des tentations et des découragements de notre esprit dans cette caverne d’ici-bas, où, selon ton disciple, nous ne voyons que des fantômes ?
Point du tout, mon ami, et la première chose que je voudrais te faire comprendre, c’est qu’ici, notre cause est commune, parce que notre situation est identique.
Comment dis-tu ? le scepticisme de Kant vous menacerait aussi là-haut dans les splendeurs de la vision intuitive de Dieu ?
Oui, mon cher, bien que cela paraisse étrange ; et si j’osais, j’irais plus loin, et je dirais qu’à supposer que le Teuton ait raison, Dieu lui-même devrait être sceptique.
Je ne saisis pas bien ta pensée.
Tu vas la comprendre sans peine. En somme, sur quoi est fondé le scepticisme de Kant ? Est-ce sur un relevé impitoyable des prétendues erreurs des sens et de la raison, sur la soi-disant impossibilité de distinguer la veille d’avec le sommeil ou la folie d’avec le bon sens, sur cette règle enfin qui nous défend de nous fier jamais à qui nous a trompés une fois, semel mendax, semper mendax ?
Tu sais bien, Socrate, que ce n’est pas cela. Kant dédaigne ces chicanes ; il les laisse à Pyrrhon, à Ænésidime, à Montaigne ; tout au plus les retrouve-t-on chez lui à de rares intervalles, comme appoint et comme accessoire. Dans tous les cas, nous savons ce qu’elles valent. Nous expliquons les erreurs très-réelles qu’on nous objecte, d’une manière qui ne compromet nullement le principe même de la certitude, et nous montrons que quand on conclut de ce que notre intelligence n’est ni infinie ni infaillible, qu’elle est incapable de saisir la vérité dans certaines limites et sous certaines conditions, on fait un bien pauvre sophisme. Que la raison soit toujours d’accord avec elle-même, le scepticisme de Kant n’en sera point ébranlé ; car ce qu’il lui reproche ce n’est pas de se contredire, c’est de n’être autre chose qu’un ensemble de lois et de formes résultant de notre constitution intellectuelle, et de ne jamais pouvoir prouver que ces lois et ces formes, ces principes et ces idées ont une valeur objective.
Eh ! bien, c’est justement là que je l’attends. Tout son scepticisme revient à dire : je doute parce que je ne puis savoir si mes connaissances viennent de ce qu’il y a réellement des objets auxquels elles correspondent et dont elles sont la représentation fidèle, ou si elles viennent seulement de la constitution de mon esprit qui voit les choses non comme elles sont mais comme il est lui-même, qui peut-être, par conséquent, les voit comme elles ne sont pas et conçoit comme existant d’une certaine manière des choses qui n’existent point du tout.
Tu as parfaitement saisi sa pensée.
Je veux la préciser encore. Je doute, dit-il en dernière analyse, parce que c’est avec mon esprit que je vois la vérité. Et avec quoi donc veut-il que je la voie ? avec celui de son voisin ? ou avec celui d’un citoyen de la lune ? Mais enfin, admets pour un instant qu’il y ait là une raison sérieuse de douter, et vois où cela va. Tu doutes, toi qui es, comme tu dis, dans la caverne de Platon, parce que c’est avec ton esprit que tu y saisis une vérité incomplète et mêlée d’ombres. Et moi, dans le séjour de la lumière, n’est-ce pas avec mon esprit aussi, et avec mon esprit fait d’une certaine manière, que je vois la vérité plus complète et plus rayonnante ? Si Kant a raison, je douterai donc comme toi en face même des splendeurs que je contemple. Et Dieu, avec quoi voit-il d’un regard la vérité totale ? encore avec son esprit ; si Kant a raison, il doutera donc comme nous. Cela certes est ridicule et blasphématoire. Mais ne faut-il pas aller jusqu’à cette extrémité, si l’on consent, même pour un instant, à suivre notre critique ? Comprends bien ce que je veux dire, c’est qu’on ne peut faire aucune hypothèse, imaginer aucune situation intellectuelle qui mette une intelligence quelconque, divine ou humaine, à l’abri de ce scepticisme s’il a quelque valeur. Dieu lui-même ne peut pas nous faire autrement qu’en nous donnant un esprit pour connaître la vérité, et si l’on prétend que c’est précisément notre esprit qui l’empêche de la connaître, il ne reste plus à dire qu’une chose, c’est que le seul moyen de nous mettre en rapport avec l’objectif ce serait de supprimer le subjectif, ou, en ta langue française, que pour atteindre la vérité, la première condition serait de ne pas penser. Que dis-tu de cette conclusion toute à l’honneur des arbres et des pierres ?
Je dis, mon cher Socrate, qu’elle me paraît très-justement tirée et qu’elle me fait grand plaisir à entendre ; car elle juge le principe d’où elle sort.
C’est là, en effet, une des deux bonnes manières de réfuter le scepticisme. Il y a dans l’esprit humain un fond imperturbable de bon sens et de raison qui résiste à toutes ses atteintes, et qui, prenant l’offensive à son tour, le jette à la mer en un tour de main, je veux dire dans le pur absurde et dans le risible. Nous savons bien que nous existons, nous savons bien que nous sommes libres, nous savons bien qu’il y a une distinction entre le vice et la vertu, nous savons bien que le principe de causalité, pour être une loi ou, s’il plaît à Kant, une forme de notre esprit, n’en est pas moins une loi des choses et une vérité absolue. De dire que tout cela est purement subjectif, c’est se moquer du bon sens, et de plus (j’en demande bien pardon à la critique de la raison pure), c’est être mauvais psychologue ; car c’est ne pas voir que l’objectivité est le caractère essentiel des vérités de la raison. Vous avez à bon droit refusé de les rapporter à l’expérience parce qu’elles sont conçues comme éternelles, absolues, universelles et nécessaires. Or tout cela veut dire objectif. Une vérité éternelle, c’est une vérité qui existe avant moi, et par conséquent hors de moi ; une vérité absolue, c’est une vérité qui ne dépend ni de ma constitution intellectuelle, ni de celle d’aucun être créé ; une vérité universelle, c’est une vérité qui s’impose à tout être pensant quelque planète qu’il habite ; une vérité nécessaire, c’est une vérité que personne ne peut nier sans tomber dans l’absurde, et qu’aucune réalité ne peut démentir, parce qu’en la démentant, elle cesserait non pas seulement d’être réelle, mais encore d’être possible. Et vous, après leur avoir reconnu psychologiquement tous ces caractères, vous venez les détruire en disant que ces vérités sont subjectives, c’est-à-dire que ces vérités éternelles sont périssables, que ces vérités absolues sont relatives, que ces vérités universelles sont particulières, que ces vérités nécessaires sont contingentes. Pouvons-nous désirer, mon cher Philalèthe, une contradiction plus décisive contre le scepticisme et plus rassurante pour nous ?
À merveille, Socrate ; je n’ai plus peur, et je vois bien que nous n’avions affaire qu’à des ombres, sur lesquelles il suffisait de marcher l’épée à la main, comme l’Énée de Virgile. Mais, m’as-tu dit, ce n’est là qu’une des deux bonnes manières de réfuter le scepticisme. Il y en a donc une autre ? et il y en a donc aussi une mauvaise ? Indique-moi d’abord cette dernière, de peur que je ne fasse contre le scepticisme une de ces fausses campagnes qui compromettent la cause de la vérité.
Je le ferai de grand cœur et en peu de mots. Je te dirai donc que le premier défaut dans lequel on tombe ici, c’est de vouloir tout prouver. Il y a des vérités qui ont besoin de preuves ; ce sont celles que l’on n’atteint qu’à travers des intermédiaires, à travers des moyens termes, comme disent les logiciens. L’existence de Dieu est du nombre ; bien qu’elle soit première dans l’ordre de la réalité, elle n’est pas première dans l’ordre de la connaissance ; il y a pour l’atteindre une route à suivre et des degrès à franchir. Mais il y a des vérités qui sont entourées d’une évidence immédiate ; pour celles-là, il faut se garder d’en chercher la preuve, premièrement parce qu’on en n’a pas besoin, secondement parce qu’on ne la trouverait pas. Loin qu’il faille nous affliger de notre impuissance à les démontrer, et y voir une marque de la faiblesse de notre esprit, il faut nous en féliciter et y reconnaître un signe de sa force, et une analogie de l’intelligence humaine avec l’intelligence divine qui saisit toutes les vérités comme nous en saisissons quelques-unes, par une intuition immédiate. Il faut comprendre surtout ce qu’a dit très-profondément Aristote, que si tout pouvait être prouvé, rien ne le serait ; car si haut qu’on remontât dans la démonstration, la proposition qu’on atteindrait serait, à la vérité, principe à l’égard de celles qui en découlent, mais elle ne serait à l’égard de celles qui la précèdent qu’une conséquence ayant elle-même besoin de démonstration ; et ainsi on remonterait à l’infini sans jamais atteindre une certitude où l’on pût se reposer en paix, à moins qu’on ne voulût tourner dans un cercle ridicule et prouver une proposition par les conséquences mêmes qu’on en a tirées et qui lui empruntent toutes leur valeur.
La seconde maladresse serait d’argumenter, au sens propre du mot, contre le scepticisme, et d’accepter comme un problème à résoudre par le raisonnement la question qu’il pose en ces termes : la raison humaine a-t-elle une valeur objective, est-elle capable de se mettre en possession de la vérité ? Il est évident qu’en voulant prouver démonstrativement l’affirmative, on prend pour accordée cette affirmative elle-même, paralogisme qu’on appelle dans l’École résoudre la question par la question ou faire une pétition de principe. Car avec quel instrument prétendez-vous opérer notre démonstration ? avec l’instrument même dont on vous conteste la valeur et dont on rejette les produits. Pour que vous pussiez joindre le sceptique par un procédé de ce genre, il faudrait qu’il convînt avec vous et de la vérité du principe, que vous posez comme majeure, et de la légitimité du raisonnement à l’aide duquel vous tirez la conclusion. S’il accorde cela, il n’est plus sceptique, et votre raisonnement est inutile. Mais il n’a garde ; il vous laisse faire, il attend que vous ayez élevé votre château de cartes que vous prenez pour un château de pierres, puis lestement il s’élance, souffle dessus et s’enfuit en faisant la grimace.
Ne donnons pas dans ce piége, et contentons-nous d’avoir poussé le sceptique dans l’absurde qui fait rire et qui fait pitié, à moins que nous ne puissions lui arracher à lui-même quelque désaveu de son système et le prendre, si je puis dire, en flagrant délit de foi à l’objectif, non pas seulement dans la vie pratique, ce qui est bien aisé, mais dans l’exposition même de son scepticisme.
Ce serait là, sans doute, Socrate, ta seconde méthode, et certes, elle serait excellente. Penses-tu qu’elle soit applicable à la critique de la raison pure ?
Je n’en doute pas, mon cher. Tu m’as dit toi-même que nous aurions bien beau jeu si nous voulions opposer au scepticisme spéculatif de cet ouvrage le dogmatisme moral de la critique, de la raison pratique. L’idée du devoir est assurément très-objective, et ce n’est qu’à cette condition qu’elle a droit de nous commander. Réduisez-là, en effet, à n’être qu’un simple phénomène subjectif de notre pensée, elle perd aussitôt ce caractère impératif qui en fait une loi et qui est si bien marqué dans la belle formule de la morale Kantienne : agis de telle sorte que ton acte puisse être érigé en loi universelle pour l’activité de tout être libre. Le pas est franchi, nous sommes hors de la sphère subjective ; de l’aveu de Kant nous y sommes légitimement ; et dès lors, après qu’on a reconnu la valeur objective d’un seul des principes et d’une seule des idées de la raison, il ne reste plus l’ombre d’un prétexte pour méconnaître celle des autres principes et des autres idées qui viennent de la même origine et se présentent avec les mêmes caractères, par exemple de l’idée d’infini et du principe de causalité. Si jamais, mon cher Philalèthe, tu as occasion de plaider la cause de la certitude contre des sceptiques honnêtes qui croient pouvoir rester en bons termes avec la morale tout en demeurant brouillés avec la métaphysique, insiste beaucoup sur cette solidarité mutuelle de toutes les idées de la raison ; démontre que leur sort est commun comme leur origine, qu’il faut ou les proscrire ou les accepter toutes ensemble, et que si l’idée de Dieu s’en va, l’idée du devoir ne peut en aucune façon rester, non-seulement parce que Dieu est la source du devoir, mais encore parce que, à considérer simplement ces deux idées comme sœurs, douter de l’une c’est nécessairement douter de l’autre.
Mais tenons-nous en à la critique de la raison pure. Je dis que la formule même qui en résume les conclusions sceptiques est une affirmation objective, et que Kant nous la propose non plus seulement comme une loi de l’esprit, mais comme une loi des choses, comme une loi de l’Être absolu lui-même. Voici en effet cette formule, telle qu’elle se dégage de toute notre discussion :
Comme il est impossible qu’un être pensant connaisse autrement qu’avec son esprit organisé d’une certaine façon, et comme connaître avec son esprit c’est connaître subjectivement, tout esprit quel qu’il soit, humain, angélique ou autre, est nécessairement enfermé dans le subjectif.
Kant assurément se flatte lorsqu’il dit que cela est démontré ; mais enfin il le dit, et tu vois bien qu’en le disant il sort du subjectif dans le moment même où il nous y enferme ; il fait de son scepticisme une loi qui vaut universellement ; il accorde à son doute, qui n’est qu’un rêve de son esprit, la valeur objective qu’il refuse aux éternelles et solides vérités de la raison. Et ne crois pas que cette inconséquence fût évitable. Par un chemin ou par un autre, tous les sceptiques viennent y aboutir. Quiconque pense affirme, et quiconque affirme croit à l’objectif. Toute la différence, c’est que l’objectif où s’arrête le sceptique est proprement l’absurde, tandis que celui où nous nous arrêtons est la vérité.
Tu comprends maintenant, mon cher Philalèthe, comment on peut en finir avec le scepticisme. Après avoir doucement ramené dans la route royale de la raison et de la certitude le sceptique qui croit encore au devoir et veut y croire toujours, il faut écouter le sceptique à outrance qui pense être invincible parce qu’il se flatte d’être complet. Dès la seconde phrase, il avouera qu’il n’est ni l’un ni l’autre ; et nous lui donnons le choix ou de se taire et de ne plus penser, puisque ce lui est l’unique moyen d’échapper à l’affirmation, à la certitude objective, au flagrant désaveu de son doute, ou de redevenir hautement et avec réflexion ce qu’il est sans le savoir et sans le vouloir, un dogmatiste.
Poursuis donc, ô mon cher Philalèthe, la recherche du vrai sans te laisser inquiéter par les bourdonnements des sceptiques. Garde-toi sans doute de leur prêter des armes en affirmant témérairement là où il est sage de suspendre son jugement. Ne conçois pas l’espérance ambitieuse de ne jamais te tromper et de résoudre par les seules forces de ta raison toutes les questions qu’elle pose. De même que tu acceptes les conditions ici-bas laborieuses de la vie morale, accepte aussi celles de la vie intellectuelle. Résigne-toi à ne savoir le tout de rien, à ne conquérir qu’avec effort les vérités accessibles à la raison, et à te servir, quand celle-ci te fera défaut, de cette lumière supérieure que Platon et moi avons si souvent invoquée et que vous possédez aujourd’hui. Mais ne perds jamais ta foi philosophique à la raison, et ne la crois pas impuissante à démontrer les grands dogmes qui sont comme la base humaine de ta foi religieuse. Ne laisse pas ébranler ton assentiment aux vérités qui te sont données par l’orgueilleux dépit de n’en pas posséder davantage. Préserve-toi, préserve tes amis, si tu le peux, de l’indifférence entre le vrai et le faux, comme de l’indifférence entre le bien et le mal ; car cette forme léthargique du scepticisme est de toutes la plus funeste et la plus contagieuse. Lutte énergiquement contre la sophistique qui est renversement de la raison. Enfin, puisque l’esprit humain n’est pas un instrument d’erreur, puisque la science n’est pas un nuage trompeur, mais une route solide où chaque pas est une victoire, engage-toi résolument dans ce chemin ; poursuis surtout la science où l’unité substantielle du vrai et du bien est plus visible et plus féconde, la science qui éclaire les âmes sur leur nature, leur devoir, leur destinée. C’est aussi un beau combat ; et pour ceux qui l’auront soutenu jusqu’au bout, il y a aussi de grandes espérances.
Socrate disparut à ces mots, laissant dans l’âme de Philalèthe une merveilleuse impression de sérénité et de douceur. Le dormeur s’éveilla et, sous la dictée de ses souvenirs, écrivit les pages dont, avec sa permission, je viens de donner lecture.