Le secret de Zilda/01

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Mon Magazine (paru dans Mon Magazine de février 1926p. 1-5).

Mon Magazine, Février 1926
Conte Canadien[1]


LE
SECRET DE
ZILDA
Par GAËTANE de MONTREUIL
Ill. de J. H. Hulot.

I



IL y a une soixantaine d’années, à Québec, le faubourg Saint-Sauveur était considéré comme le quartier des pauvres gens. On n’y voyait que des maisonnettes de très modeste apparence : les rues y étaient étroites, si étroites, que sans élever beaucoup la voix, les voisins pouvaient facilement s’y entretenir d’un côté à l’autre.

Durant les mois d’été, le soir, après souper, ils s’asseyaient sur le pas de la porte, sur le bord du trottoir ou sur des chaises qu’ils rangeaient jusque sur la chaussée, sans crainte de gêner la circulation des piétons, car tout le monde se connaissait dans le voisinage, et comme il n’y avait pas de place pour la jalousie, toutes les misères y étant égales, les voisins étaient amis. Et l’on causait avec la parfaite aisance de gens qui se sentent tout-à-fait chez eux.

La plupart de ces hommes étant des ouvriers qui travaillaient dans toutes les parties de la ville, ces réunions plein air étaient l’occasion d’échanger les nouvelles que chacun avait apprises, au cours de la journée.

Lorsque dans un bout de rue, il se trouvait un homme qui pouvait lire un journal, on se groupait autour de lui, et quand le liseur dépliait le papier impatiemment attendu, tout le monde faisait silence ; les uns vidaient leurs pipes, en les secouant sur le talon de leurs bottes, les femmes faisaient taire les marmots qu’elles enveloppaient dans leurs tabliers.

Dans la rue Plançon, le liseur attitré était Pierre Nado, un jeune homme de trente ans, marié et père de deux jolis enfants. Pierre était un garçon d’humeur gaie, qu’on ne prenait jamais à court d’une fine répartie. Il possédait aussi un beau talent de chanteur, et il lui arrivait souvent de mettre fin aux taquineries de ses amis, en attaquant à pleine voix quelque refrain populaire.

Ce soir-là, il venait de lire à ses voisins le récit d’une affaire tragique qui révoltait toute la ville.

Le jour de Pâques, un inconnu était entré chez un riche avocat de la haute ville, et après avoir assailli une jeune fille qui se trouvait seule au logis, le misérable s’était emparé d’une somme considérable que le maître de la maison avait imprudemment laissée dans le tiroir d’un secrétaire.

Les auditeurs de Pierre Nado avaient fait sur cette affaire divers commentaires, et comme une bonne vieille menaçait de s’éterniser dans l’expression de son apitoiement, sur le sort de la « pauvre demoiselle et du pauvre monsieur » victime de cet attentat, Pierre Nado fit brusquement cette sortie qui mit fin aux lamentations de sa voisine : « Voyons, la mère, gardez votre sympathie et vos larmes pour vos amis, car pour ces riches, vous devez bien savoir que des gens pauvres comme nous, ça ne vaut pas une puce de leurs chiens. »

Et, selon son habitude, il se mit à chanter. Il avait encore aux lèvres les bribes d’un refrain joyeux, lorsque deux policiers tournèrent le coin de la rue et se dirigèrent vers le groupe dont Pierre était le centre. En les apercevant, il fit d’un ton badin cette réflexion : « En voilà deux qui doivent se tromper d’adresse, car il n’y a que des honnêtes gens dans la rue Plançon. »

Cependant, les policiers s’étaient, approchés. L’un d’eux demanda à Pierre : « C’est vous qui êtes Pierre Nado ? »

— « Absolument, de la tête aux pieds », répondit l’ouvrier sans perdre sa bonne humeur.

— « Je vous arrête au nom de la loi » dit l’émissaire de la justice. Cette fois, Nado pâlit : « Pourquoi m’arrêtez-vous ? » demanda-t-il, d’une voix qui n’était plus assurée.

— « Ce n’est pas à moi de vous l’apprendre, répliqua le policier avec rudesse ; vous devez en savoir plus long que moi sur ce sujet. » Et s’emparant des mains de Nado, il y passa les menottes infamantes.

La femme et les enfants de Nado voulaient se jeter entre lui et les agents de la loi, mais ceux-ci, s’armant de leurs bâtons, prouvèrent qu’ils étaient décidés à s’en servir, sans égard à l’âge ni à la faiblesse. La pauvre femme ne sut plus que serrer ses petits autour


Mlle  Nanquin parut à la cour brisée d’émotion

d’elle en sanglotant. Les voisins s’étaient levés et

protestaient que Nado était un brave homme incapable de mauvaise action, et qu’il devait être victime d’une erreur. Rien n’y fit et le pauvre ouvrier dut suivre les policiers.

Nado partit donc en consolant sa femme et ses enfants et en les assurant qu’il reviendrait bientôt, répétant avec conviction qu’il était victime d’une méprise qui serait vite reconnue.

Ce soir-là, les habitants de la rue Plançon restèrent plus tard dehors car ils espéraient voir revenir leur voisin ; les femmes s’étaient groupées autour de madame Nado et lui prodiguaient les consolations que leur inspirait la confiance qu’elles avaient en l’honnêteté de son mari.

Une bonne vieille s’offrit même à passer la nuit avec elle, ce que la pauvre épouse accepta avec empressement, ne se sentant pas le courage de rester seule avec son chagrin.

Ce fut une triste nuit d’angoisse que passèrent les deux femmes ; la vieille voisine, ne sachant comment atténuer une douleur si tragique, se réfugia dans la prière. Jusqu’au matin, elle récita son rosaire, auquel la femme de Nado répondit d’une voix souvent étouffée par les sanglots.

Dans la chambre voisine, les enfants dormaient, oublieux et inconscients de la détresse qui veillait à côté d’eux.

Vers midi, l’épouse infortunée vit revenir l’un des policiers qui avaient arrêté son mari. Il venait de la part de Nado.

Hélas ! elles n’étaient guère rassurantes les nouvelles qu’apportait ce messager de détresse. L’ouvrier était tout simplement accusé de vol avec effraction et d’assaut sur une jeune fille.

C’était l’affaire Nangin qu’on lui imputait.

On avait montré l’ouvrier à Mlle Mangin qui, osant à peine le regarder, avait dit le reconnaître comme l’homme qui était entré chez elle, le matin de Pâques et l’avait assaillie.

Nado fut donc ramené en prison pour attendre son procès, qui eut lieu quelques semaines plus tard.

C’était la triste aurore d’une longue réclusion qui se levait pour le malheureux, et pour sa femme et ses enfants, le signal d’une vie de misère et d’humiliation.

Le procès ne dura que deux jours. La preuve était accablante. La justice ne pouvait hésiter devant le témoignage de la victime affirmant que Nado était bien l’homme qui avait tenté de l’assassiner. Mlle Nangin parut à la cour brisée d’émotion, et son extrême pâleur rendait sa beauté si touchante que les spectateurs se sentaient pris d’indignation pour le misérable qui avait osé violenter cette intéressante et candide enfant.

Nado protestait énergiquement de son innocence, mais ses dénégations lui donnaient l’apparence d’un criminel endurci, et lorsque Zilda Nangin, les mains jointes et le visage inondé de larmes, s’écria spontanément, implorant le juge : « Ayez pitié de l’accusé, il a une femme et des petits enfants », elle parut magnanime de mansuétude et de charité.

Le juge, avant de prononcer contre Nado la lourde sentence de vingt ans de pénitencier, s’attarda à parler de l’angélique bonté de la victime.

  1. Sera mis en volume, avec d’autres nouvelles de l’auteur, par la Librairie Leblanc & Cie ; 29 Notre-Dame Est.