Le secret de l’amulette/07

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Éditions Édouard Garand (p. 20-24).

VII

EN ROUTE POUR LE NORD-OUEST

On comprendra facilement toutes les réflexions qui se présentèrent à l’esprit des deux amis quand ils s’en retournèrent après leur entrevue avec le juge. Cette lettre mystérieuse les occupait entièrement.

— Elle est de l’auteur du crime, sans doute, disait Joseph.

— Je le crois, répondait Pierre. Quel être sait quelque chose du secret de l’amulette, sinon l’assassin ?

— Il me souvient, reprenait Joseph, que le Bison au milieu de ses confidences, s’arrêta, prêtant l’oreille à un bruit imperceptible pour nous, dont l’ouïe n’est pas aussi exercée, disant que son ennemi était dans la pièce voisine… T’en souvient-il ?…

— Oui, et je crois que si nous avions examiné toute la maison, nous aurions peut-être trouvé le coupable…

— Que nous a dit le sauvage mourant ? demanda de Noyelles ; d’avoir à nous méfier d’un… d’un ?…

— Arrête, dit Joseph ; c’est un drôle de nom, comme les indiens seuls savent en donner, dans leur langage figuré… c’est… L’Œil-Croche !

— Eh bien ! ne serait-ce pas là un indice ?… Vague, si tu veux, mais c’est toujours quelque chose !

— Oui, c’est quelque chose, quoique bien peu !… Par Œil-Croche, le vieux Mandane a voulu dire : Louche ! et les personnes qui louchent, tout en n’étant pas très répandues dans la colonie se voient assez souvent pour que cette piste soit difficile à relever.

— Qui sait ? dit Pierre. Œil-Croche ne signifie qu’un œil affecté par le strabisme, et c’est plus rare que deux. Dans tous les cas, il faudra d’abord étudier nos cartes et les brûler, et cela aussitôt que possible. De la sorte notre secret ne pourra pas tomber entre des mains étrangères.

Joseph approuva ce propos.

Mais un évènement triste et douloureux vint, à quelques jours de là, changer tout à fait le courant des idées du pauvre garçon, ainsi que de son parent, Pierre de Noyelles.

Le père de M. Joseph de la Vérendrie ; celui qui, avec une indomptable énergie et au sein de difficultés et de dangers sans nombre avait ouvert l’Ouest-Canadien au flambeau de la civilisation, rendait l’âme le 6 décembre, 1749, après quelques jours de maladie. M. Pierre Gauthier de la Vérendrie avait alors soixante-quatre ans révolus. Malgré cet âge qu’il portait allègrement ; malgré toutes les fatigues endurées dans ses voyages, sans compter les misères et les dégoûts dont ses envieux et ses ennemis n’avaient cessé de l’abreuver ; malgré le peu de profits financiers qu’il en avait retiré, l’intrépide Canadien, une semaine avant son trépas, travaillait encore à organiser une nouvelle expédition pour l’Ouest.

« De la Vérendrie, le pauvre grand découvreur du Nord-Ouest, fut l’une des gloires les plus rayonnantes du Canada » a écrit l’une de nos plus belles plumes de romancier, muette maintenant, et une autre, celle d’un historien, le glorifie par ces mots : « Deux figures se détachent au-dessus de toutes les autres dans la galerie des personnages que l’histoire nous présente comme les fondateurs du Canada : Samuel de Champlain et de la Vérendrie… le second arrivé sur la scène un siècle plus tard découvrit et fonda le Nord-Ouest. L’œuvre de chacun d’eux a été définitive en ce sens qu’elle n’a pas été interrompue par leur mort. Une fois leurs travaux accomplis ils se sont couchés dans la tombe heureux et triomphants[1]. » Comme l’illustre fondateur de Québec, Gauthier de la Vérendrie ambitionnait de découvrir de nouvelles contrées pour les livrer à la civilisation et y faire rayonner le flambeau de la Foi.

Joseph prévint aussitôt son frère aîné, François de la Vérendrie de la mort de leur père.

François reçut la triste nouvelle à Michilimakinac où il s’occupait de l’achat des approvisionnements des forts. Craignant d’être supplanté par les ambitieux dans les postes de l’ouest il se rendit en toute hâte à Montréal afin d’y faire valoir ses droits à la succession de son père. Mais tout avait été réglé autrement. Vers le milieu du mois de février 1750, le sieur Le Gardeur de Saint-Pierre avait été nommé en remplacement du père de Joseph pour le voyage projeté.

Quand les deux jeunes gens se présentèrent à M. de Saint-Pierre, ils n’en furent pas bien reçus, et celui-ci ne voulut prendre avec lui que M. de Noyelles.

Cela ne faisait point le compte des deux amis.

François de la Vérendrie avait usé de tous les moyens pour obtenir la direction de l’expédition, mais n’avait pu y réussir. On voulait garder à Montréal les trois fils de la Vérendrie, pendant que de Saint-Pierre serait là-bas dans l’ouest.

La saison s’avançait. François devait s’occuper des vivres et provisions et d’aller comme à l’ordinaire au rendez-vous marqué de ses engagés pour leur sauver la vie en les ravitaillant et recevoir les retours en pelleteries, sujets sans cette précaution à être pillées et abandonnées. Ce fut à grand’peine qu’il obtint la permission d’aller au-devant de ses gens, malgré M. de Saint-Pierre, et, seulement à des conditions et restrictions faites pour les derniers voyageurs. À peine François et Joseph étaient-ils partis que M. de Saint-Pierre se plaignit que ce départ avant le sien lui ferait un tort de plus de dix mille francs, et il accusa messieurs de la Vérendrie d’avoir chargé leur canot au-delà de la permission accordée. C’était une accusation fausse, faite pour nuire aux de la Vérendrie. On envoya à leur poursuite, mais François et son frère prirent une route plus courte, c’est à dire par le nord de Toronto et devancèrent les autres Français à Michilimakinac. M. de Noyelles se trouvait avec ces derniers.

Chaque printemps un nombre considérable de canots d’écorce partaient de Ville-Marie pour l’Ouest allant faire la traite des pelleteries avec les sauvages, mais il n’y avait eu jamais autant de monde sur la plage ou sur les quais de la ville pour voir partir ces immenses flottilles que le 5 juin, 1750, à l’occasion du départ de M. de Saint-Pierre et de ses gens, comprenant une compagnie des troupes de la marine, dont il était le capitaine.

Tout Montréal était sorti ; et, au bruit des acclamations de la foule les canots d’écorce s’élancèrent gaiement.

L’embarcation que montait M. de Noyelles était d’environ trente-quatre pieds de long, de trois pieds de profondeur et cinq de large ; elle portait une charge de la pesanteur de deux tonneaux, et avait pour équipage huit hommes, tous hardis nageurs.

Le tiers de la cargaison de chaque embarcation figurait en vivres pour les voyageurs : maïs, farine, etc. De Montréal au lac des Bois il y avait plus de quatre-vingt-dix portages. Le Grand-Portage commençant à la rive ouest du lac Supérieur, de dix mille de long, durait quinze jours. Son nom était tiré du fait que sur ce faible parcours il y avait plus de quarante portages. Par la route de la rivière Outaouais ou Grande-Rivière il y avait moins de portages mais la voie était plus difficile et plus dangereuse. Le raccourci pris par les frères de la Vérendrie leur sauvait beaucoup de chemin ; de Toronto au lac Huron il y avait cent soixante milles avec seulement six ou sept portages.

Voici comment on voyageait sur nos lacs et nos rivières en ce temps-là : à tous les deux milles on arrêtait quelques minutes pour fumer, et quand on faisait un portage, c’est-à-dire quand la navigation était interrompue par un rapide ou une chute, il fallait atterrir, alléger le canot, et les hommes à terre ou dans l’eau, le remorquaient jusqu’à ce que le rapide fut passé ; ou bien, on le portait sur les épaules jusqu’à l’endroit le plus rapproché d’où il était possible de continuer la route.

On n’arrêtait pas pour se faire sécher, mais on continuait sans relâche jusqu’à l’heure du repas ou du coucher, et quand il y avait un portage à faire il était désigné par le nombre de repos ou d’arrêts nécessaires pour le surmonter.

Tous ces détails intéressaient fort M. de Noyelles. Chaque jour lui présentait du nouveau.

Mais ce n’était là qu’un commencement et bien d’autres choses devaient l’étonner en chemin.

À la vue d’une croix tombale ; quand un cours d’eau était franchi ou qu’un autre commençait, les voyageurs ôtaient leurs coiffures et se signaient, pendant qu’ils disaient une courte prière.

Ensuite, les avirons nageaient en cadence sous le rythme des beaux chanteurs de l’expédition. On chantait :

Dans mon chemin j’ai rencontré,
Trois cavaliers fort bien montés :
Lon, lon, laridon, deine,
Lon, lon, laridon, dai.

Et tous reprenaient en chœur :

Lon, lon, etc.

Ou bien :

Quand j’étais chez mon père (bis)
Petite, et jeune étions,
Dondaine et don,
Petite et jeune étions,
Dondaine.

Ou d’autres du même genre.

Tous ceux à bord qui pouvaient chanter, le faisaient avec un vif plaisir.

Et le chœur, un chœur formidable, puissant, réveillait gaiement les échos sonores d’alentours.

Le soir venu, le commandant ordonnait l’atterrissage. Le souper se prenait avec appétit ; puis, les sentinelles placées, les autres personnes se livraient au repos.

Après un voyage de six semaines, sans alerte, sans rencontre fâcheuse, tout le monde arrivait, le 12 juillet, à Michilimakinac, où les Français avaient un poste.

C’est à ce poste que M. de Saint-Pierre rejoignit les frères de la Vérendrie ; il offrit des excuses à François pour la conduite qu’il avait tenu envers lui. Il se dit bien fâché de ne pas les avoir dans son parti, et il leur en témoigna beaucoup de regrets.

Joseph crut le moment favorable pour parler, il en profita pour demander la permission de suivre son ami, M. de Noyelles ; ce à quoi M. de Saint-Pierre consentit sur le champ.

Ayant pris un repos de trois semaines, ils partirent tous pour le Sault Sainte-Marie.

En arrivant à cet endroit, ils rencontrèrent des gens d’en haut retournant à Montréal. Ces hommes étaient partis de bonne heure au printemps et revenaient leurs canots lourdement chargés de riches pelleteries. Les canotiers de la troupe de M. de Saint-Pierre, en les apercevant, les saluèrent des cris de : « Bonjour ! Comment ça va les mangeurs de lard ? »

Ceux que l’on apostrophaient ainsi, répliquèrent sur le même ton : « Eh ! mais pas trop mal, mangeurs de suif et de blé d’inde ! »

Les voyageurs qui montaient — c’était le terme employé lorsqu’on se rendait dans les pays du Nord-ouest — que pour faire le convoi des fourrures, demandaient une meilleure nourriture que leurs confrères qui s’engageaient pour aller faire la traite ou toute expédition de longue haleine, etc., et on leur donnait du lard, d’où leur était adressé par dérision l’épithète de « mangeurs de lard ».[2]

Les Français firent au Sault une halte de quelques heures tout au plus, puis ils entrèrent dans le lac Supérieur dont ils côtoyèrent la rive sud jusqu’à la rivière au Pigeon, vis à vis l’extrémité sud de l’île Royale.

Le lendemain, ils quittaient ce lieu pour le fort Saint-Pierre, au lac la Pluie, le premier établissement des postes de l’Ouest.

Le plus difficile du voyage commençait et il fallait une pratique bien formée pour en connaître tous les chemins.

Du lac Supérieur au fort Saint-Pierre la distance est de deux-cent-cinquante milles environ, mais il y avait des portages à faire, tantôt du côté nord, tantôt du côté sud de la rivière.

Aussitôt arrivé à ce premier poste, M. de Saint-Pierre convoqua en assemblée, tous les sauvages des environs, et, dans une harangue bien tournée leur fit grandement valoir la bonté que le roi son maître avait de les faire visiter et de pourvoir à tous leurs besoins.

Il fut écouté religieusement, mais quand il cessa de parler, les sauvages, selon leur habitude, lui demandèrent des présents, qu’il n’accorda qu’en partie, car il n’y avait pas moyen de les satisfaire.

De Noyelles, émerveillé de tout ce qu’il voyait, ne s’étant jamais aventuré aussi loin de Ville-Marie, avait souvent recours aux lumières de M. de la Vérendrie pour des explications qui lui étaient très intéressantes et très instructives.

Le commandant représenta à ces nations combien M. le général, c’est-à-dire le gouverneur, leur père, était peiné relativement à la guerre qu’ils ne cessaient de faire aux Sioux ; que s’ils voulaient donner des preuves de leur soumission et de l’obéissance qu’ils devaient à un bon père, il fallait qu’ils discontinuassent d’aller en guerre contre les Sioux, Sakis, Puants et Renards, qui n’étaient pas moins chers qu’eux à Ononthio ; que pour concilier leurs esprits, leur père avait détaché M. Marin chez les Sioux et autres nations pour les porter également à la paix et à la plus parfaite union.

Il leur signifia en même temps que si, malgré ces défenses, ils persistaient à faire cette guerre, ils les mettraient, comme par le passé, dans la dure nécessité de les priver des secours que les Français introduisaient chez eux avec beaucoup de peine et de frais. Il ajouta qu’ils ne pouvaient pas raisonnablement oublier combien était affreuse leur misère avant qu’ils eussent les Français chez eux.

La réponse des sauvages lui plut, surtout celle des deux chefs les plus considérés ; mais il n’osa compter entièrement sur leur parole, et il fit bien.

Ayant pris congé de ces gens, les Français continuèrent leur route par la rivière la Pluie et le lac des Bois au fort Saint-Charles, construit en 1732, par le Découvreur, Pierre de la Vérendrie, père de François et de Joseph. À cet endroit reposaient les restes de Jean-Baptiste de la Vérendrie, frère de Joseph, et du Père Aulneau, massacrés à sept lieux de ce fort, en 1736. Puis, par un chemin de l’Angle du Nord-ouest à la rivière Rouge et au fort de ce nom ; ensuite, remontant le cours de l’Assiniboine jusqu’au fort la Reine (fondé en 1738 par M. de la Vérendrie) — où est aujourd’hui le Portage la Prairie — ils s’installèrent pour hiverner.

On apprit bientôt que les sauvages réunis au fort Saint-Pierre étaient partis en guerre, mais l’on était trop éloignés d’eux pour les en empêcher.

Le manque de vivres que l’on avait coutume de trouver au fort Saint-Charles ou au fort Maurepas (bâtit en 1734 par Jean-Baptiste de la Vérendrie) à l’embouchure de la rivière Ouinipik, mit le capitaine dans l’absolue et indispensable obligation de dépêcher M. le chevalier de Niverville, enseigne des troupes détachées de la marine, à la rivière Paskoyac, — surnommée aujourd’hui : Le Pas — où, ne pouvant se rendre en canot, le chevalier fut obligé de cacher dans les bois une partie de ses vivres, et d’emporter l’autre partie avec lui sur des « tobagganes », — traîneaux sauvages.

Il n’est point de misère qu’il n’éprouvât durant la froide saison ; n’ayant presque pas de vivres, il était exposé tous les jours, lui et sa troupe, à mourir de faim ; ce qui les sauva de ce danger fut la maigre ressource pendant l’hiver, de quelques poissons. C’est ainsi qu’ils se soutinrent jusqu’au printemps, quand la pêche fut plus aisée et plus abondante.

Les deux amis, de la Vérendrie et de Noyelles, appartenaient à la troupe de M. de Niverville, et Pierre, en subissant ces dures privations, se disait souvent que tout n’est pas rose dans la vie d’un découvreur, et que, n’était la perspective dorée qu’il entrevoyait au loin, il aurait bientôt planté là l’expédition, et serait retourné à Ville-Marie.

Le capitaine de Saint-Pierre avait donné l’ordre à M. de Niverville d’aller établir un fort à trois cents lieues plus haut que celui de Paskoyac.

Le 29 mai, 1751, de Niverville fit donc partir dix hommes, en deux canots, pour remonter la rivière Paskoyac.

Ces embarcations étaient commandées par M. de la Vérendrie, qui avait pour lieutenant, M. de Noyelles.

M. de Niverville devait partir un mois plus tard pour les rejoindre aux Montagnes Rocheuses, mais la maladie le retint au fort Paskoyac.

Joseph et Pierre jubilaient, et, dans leur for intérieur remerciaient sincèrement la Divine Providence qui favorisait si visiblement leur projet. On leur donnait huit hommes bien armés, et deux canots chargés de vivres et de présents pour se rendre favorables les sauvages farouches qui barraient la route.

Enfin, on saurait donc ce qu’il y avait de vrai dans toute cette histoire du pauvre Bison !

C’est ce que pensaient les inséparables amis, au moment du départ de Paskoyac pour l’inconnu. C’est aussi le sentiment qui animait l’un des huit hommes donnés à Joseph.

Cet homme s’était attaché aux pas de Pierre, depuis Montréal, et ne l’avait jamais perdu de vue.

Le lecteur devine quel est ce personnage, qui porte sur un œil un petit morceau de cuir, comme si cet œil était malade.

Ajoutons que ce morceau de cuir avait été posé quelques jours avant le départ pour l’Ouest, à Ville-Marie, afin de cacher au regard observateur de M. de Noyelles, un œil, un seul, qui louchait beaucoup, tandis que l’autre était bon.

C’était bien l’homme que le Bison voulait désigner par ce nom étrange de l’Œil-Croche.


  1. Joseph Marmette et Benjamin Suite.
  2. Le Can. Antiquarian, vol. III, p. 48, 1893. Montréal.