Le secret de l’amulette/16
XVI
MADEMOISELLE D’AMPURIAS
Le retour de Pierre au fort, dans son étrange traineau, avait fait sensation parmi la garnison, et fourni matière à maints contes de la part des vieux braves qui formaient l’effectif de Joseph.
Le Renard et l’Écureuil apprirent avec une vive douleur le massacre de leurs parents et amis. Leur sœur qui servait Mlle d’Ampurias avait aussi échappé au drame sanglant. Les deux frères aimaient beaucoup les visages pâles et demandèrent l’autorisation de toujours demeurer avec eux ; Joseph la leur accorda volontiers.
L’hiver déjà avancé à cette époque, — l’on était au mois de février, — s’écoula sans que d’autres sauvages se montrassent de loin ou de près aux hôtes du poste Français.
Le printemps renaissait, et Joseph songea à revoir M. de Niverville.
Il mit ses embarcations d’écorce de bouleau en bon état, prépara tout pour son départ, et, dès qu’il jugea la rivière navigable, il embarqua.
La rivière grossie par les eaux du printemps, coulait plus rapide et les voyageurs éprouvèrent moins de fatigue pour le retour qu’à leur venue en 1751. Leurs canots filaient comme des flèches sur le cours d’eau.
Un jour, de Noyelles disait à son ami :
— Si nous posions un mât et une corde à chaque esquif, ne pourrions-nous pas accélérer sensiblement notre vitesse ?
La proposition fut mise en pratique et, en effet, donna une allure plus grande aux légères barques.
Les voyageurs n’atterrissaient que le soir, pour prendre un peu de repos.
Pierre et Joseph avaient bien hâte d’arriver à bon port, pour deux raisons : ils avaient à bord une charge précieuse en la personne de la belle Espagnole, et, à cause de la richesse extraite du flanc de la montagne La Pipe.
Pour rompre la monotonie de la route et créer une diversion dans leurs entretiens, Dona Maria décida de faire, à Joseph et à Pierre, le récit des terribles épreuves qu’elle avait traversées.
Ce fut d’une voix émue qu’elle commença, une après-midi de mai, l’histoire que nous allons esquisser.
« Mon père, dit-elle, avait nom le vicomte d’Ampurias, et possédait le château et les terres dépendant de ce titre. Ce domaine est situé au nord-est de l’Espagne, près de la frontière Française.
« Nous demeurions à une lieue et demie du rivage de la mer ; c’est ce qui explique peut-être l’amour que mon père avait depuis son enfance pour la vie de marin.
« Jeune homme il entrait dans la marine royale. C’était réellement la vie qui lui convenait, s’il faut en juger, par les promotions brillantes qu’il reçut à la suite d’engagements, de batailles ou de combats navals.
« Or, un matin, — mon père avait alors trente ans, je crois, — il revenait d’Iviza, en l’île du même nom, et croisait sur les côtes de la province d’Alicante, lorsqu’il vit à l’horizon une voile en fuite ; il la reconnut à l’aide de sa lunette pour un corsaire algérien. Ce gaillard lui semblait s’esquiver après avoir fait un mauvais coup et mon père entra aussitôt en chasse. Quoique le bandit arabe eut un fin voilier, la frégate LA MURCIA, commandée par le vicomte, marchait bien aussi et ne tarda pas à montrer sa supériorité sur l’ennemi, qui fut rejoint et forcé d’accepter le combat. La victoire après une lutte opiniâtre se décida en faveur du pavillon Espagnol.
« En visitant la prise qu’il venait de faire, mon père eut le bonheur de rendre la liberté à plusieurs de ses compatriotes ; entr’autres, à la belle et riche senorita de la Villajoyosa, faite captive la nuit précédente, en son castel sur le bord de la mer, à l’embouchure de la Seco, dans la province d’Alicante.
« Que dirai-je de plus, senors ?
« Le vicomte aima et épousa cette jeune personne qui devînt ma mère.
« Mlle de Villajoyosa était orpheline et relevait de tutelle. Pour fêter sa majorité, elle avait convié à son château, les seigneurs et les belles Espagnoles des entours. C’est sur ces entrefaites que les pirates redoutables d’Alger descendirent sur ce point du littoral. Ils n’eurent pas tout à fait beau jeu, quoiqu’ils dussent sortir vainqueurs de cette affaire. Nos gentilshommes s’apprêtant à s’amuser ne portaient à leur côté que des épées de parade et furent obligés de plier sous le choc d’un ennemi supérieur en nombre. Les Arabes firent alors une riche moisson ; mais leur triomphe devait être éphémère.
« La frégate du roi, LA MURCIA survint à temps pour les châtier.
« Sur les instances et les prières de ma mère, mon père se résigna à abandonner la marine.
« Ils vivaient à la cour, à Ampurias et à Villajoyosa, et ils menèrent une vie heureuse, très heureuse.
« Je fus l’unique fruit de cette union.
« Hélas ! cet Éden ne pouvait durer toujours ! La mort enleva à mon père son épouse chérie, et à moi, une mère adorée. Quelques jours seulement suffirent à changer nos existences, de la joie au deuil. Nous habitions Ampurias en ce moment.
« Mon père durant de longs jours fut triste et sombre, puis enfin se décida brusquement à partir pour Madrid. Il me confia aux mains d’une femme bonne et dévouée, qui jadis avait demeuré du côté Français des Pyrénées, près de Port-Vendres, mais qui suivit son fils, son seul enfant, quand celui-ci, séduit par les yeux noirs de la fille de l’un de nos tenanciers, vint demeurer chez nous ».
Aux mots de yeux noirs Pierre avait adressé un clin d’œil à son ami, qui sourit, comprenant l’allusion à leur entretien le soir du bal de M. de Longueuil.
La jeune fille saisit au vol et l’œillade et le sourire ; elle sourit elle-même, devinant quelque gouaillerie.
Pierre s’empressa d’expliquer :
— Senorita, dit-il : pardon de vous interrompre. Aux mots de : yeux noirs que vous venez de prononcer, nous avons pensé mon ami et moi, à une discussion que nous eûmes au sujet des yeux bleus et des noirs, et je me disais que si votre compatriote eut eu des yeux bleus, son amoureux, probablement, n’aurait pas été assez sous le charme pour s’expatrier…
— Ce qui signifie, senorita, dit Joseph malicieusement, que le jeune homme que voici est le vaillant champion des yeux noirs qu’il adore.
À ces paroles un vif incarnat colora les joues de l’aimable enfant ; mais ceci passa comme ces nuages blancs que chasse le vent après l’orage et qui pour un moment s’interposent entre le soleil et la terre.
Elle leva les yeux ensuite vers les deux Français, et sans s’expliquer pourquoi, ou sans compter que leur action était un peu folle, tous trois partirent d’un franc éclat de rire, de ce bon rire frais de la jeunesse, et qu’il fait plaisir d’entendre.
— Mon Dieu ! messieurs, dit l’Espagnole avec une grâce charmante, et secouant sa jolie tête pour donner plus de poids à ce qu’elle allait dire, je devrais vous gronder pour m’avoir fait rire dans un moment où mon récit prenait un ton triste, mais je veux bien vous pardonner si vous me promettez de ne plus recommencer !
En parlant ainsi, une boucle mutine, qu’en vain la main de Dona Maria voulait ramener sous sa coiffure, couvrait son front et la rendait plus séduisante encore, plus adorable.
C’est ce que pensa Pierre.
La brune enfant continua son récit :
« J’avais alors dépassé trois ans. Je restai jusqu’à l’âge de sept ans avec ma bonne. Au bout de ce temps, mon père, que je revoyais à des intervalles de plus en plus espacés, me plaça au couvent de la ville de Rosas. Chaque fois que je le revoyais, il me paraissait bien changé, maigri, fatigué, malade, et cela m’attristait beaucoup.
« Je voyais toujours arriver avec délices l’époque des vacances ; durant ce temps que je passais au château d’Ampurias, chacun me gâtait ; j’étais choyée, caressée.
« Je venais d’atteindre ma quinzième année ; au retour des vacances je retrouvai mon père à la demeure seigneuriale. Il revenait au foyer de ses ancêtres pour s’y fixer, étant rassasié de la vie de la cour.
« Il fut charmé des choses que j’avais apprises chez les bonnes religieuses de Rosas, il me le dit, ainsi que d’autres compliments très flatteurs pour ma petite personne, et que je ne répéterai pas devant vous, senors…
— Mais que nous devinons, dit Pierre ; et que nous…
— Chut ! dit-elle ; n’achevez pas, ou je croirai que vous ne parleriez, comme mon père, que pour me faire plaisir…
Pierre voulut protester, mais Dona Maria s’empressa de continuer :
« Un jour, mon père me dit : — « Mon enfant, je ne dois pas te cacher plus longtemps l’état de notre fortune. Après le décès de ta mère, abîmé de chagrin et de douleur, je n’ai pas été assez courageux pour demeurer à Ampurias ; la solitude me pesa ; il me fallait du bruit, de l’excitation et je courus à Madrid où les distractions abondent.
« Je suppliai mon père de ne pas en dire davantage : il m’était revenu, cela me suffisait. Nous vivrions tous deux désormais dans le castel d’Ampurias heureux : mais mon père m’arrêta, me disant : — « Tu ne sais pas tout, chère enfant, et il faut que je parle. Dans cette vie étourdissante de la capitale, j’ai semé l’or à pleines mains ; j’ai parié des sommes considérables au jeu, et je reviens ici quasi ruiné. Ce toit même qui nous abrite est hypothéqué, et il ne me reste qu’une ressource pour redorer mon blason…
« J’ai bien songé d’abord à un second mariage… mais à moins de commettre une mésalliance, qui voudrait du viveur ruiné ?… Cet aveu de mes fautes, ma chère fille, m’est pénible, mais je m’y force comme punition de mes faiblesses. L’autre ressource qui me reste est celle-ci : — « J’ai envie de réunir tout l’argent dont je puis disposer, m’acheter un bâtiment, me recruter un équipage parmi les gars de notre domaine d’Ampurias et faire voile pour la côte ouest de l’Amérique du Nord. Je trafiquerai avec les indigènes, pour des pelleteries, de l’argent et de l’or, s’il y en a.
« J’acquiesçai entièrement à son projet, et mon père s’empressa de le mettre à exécution. Nous partîmes ; notre voyage dura plusieurs mois, mais enfin, nous atterrîmes sur une île, près de la côte américaine.
« M. d’Ampurias y construisit de vastes magasins pour recevoir les objets de son commerce avec les sauvages. Tout allait bien ; la fortune semblait vouloir nous sourire, quand un matin, des sauvages de la terre ferme nous firent des signaux. Il n’y avait rien d’anormal en cela, tous nos rapports avec les peaux-rouges, lorsqu’ils voulaient communiquer avec nous, préludaient ainsi.
« Il s’agissait d’échanges avec un parti de Sioux.
« Ces sauvages s’avisèrent de s’emparer de nos biens et de tuer notre monde. Ils massacrèrent d’abord ceux qui avaient répondu à leur appel puis, traversant l’espace qui les séparaient de nous, ils nous attaquèrent et se rendirent maîtres de notre établissement. Je vis mon père tué presque sous mes yeux. Je le vengeai. D’un coup de fusil déchargé à bout portant, j’étendis raide mort à mes pieds l’auteur de la mort de mon père. Mais je ne pus faire davantage. On me saisit et l’on me garrotta. Le soir, j’assistai, de la terre ferme, à l’incendie qui consuma nos biens, les cadavres de mon père et de ses hommes.
« Le reste vous est connu, senors… »
Et elle se mit à pleurer.
La vue de cette jeune fille en larmes bouleversa profondément ces deux hommes, dont l’un surtout avait vu bien des chagrins, compté bien des douleurs.
Ils essayèrent de la consoler mais ne savaient comment s’y prendre, et, à la fin, leurs paroles, un peu gauches, embarrassées, amenèrent sur les lèvres de Dona Maria un faible sourire.
Enfin, elle sut redevenir maîtresse d’elle-même.
— Senors, mille pardons ! dit-elle ; je n’aurais pas dû vous faire ce récit et vous causer un tel émoi avec mes larmes, mais c’est fini.
C’est ainsi que Joseph et Pierre connurent l’histoire de l’Espagnole.
Bientôt on arriva au pays où, l’année précédente, les Français étaient tombés au pouvoir des Kinongé-Ouilinis, grâce au narcotique de Brossard.