Le secret de l’orpheline/16

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Éditions Édouard Garand (p. 43-46).

II


Il est huit heures. Georgine n’attend pas qu’on le lui fasse remarquer. De cet air sérieux qui imprime bien quelque souffrance à son visage mais qui est quand même un charme, chez elle, elle couvre sa machine, remet en ordre ses affaires, s’habille et s’en va.

Elle n’arrivera pas Boulevard Crémazie avant trois quarts d’heure. Quel motif peut bien avoir porté Mme  Favreau à se rendre jusque chez elle ? Elle se creuserait vainement la tête pour le trouver. Une crainte d’ailleurs, fatigue Georgine : c’est que sa marraine pourrait bien s’être une seconde fois présentée à la pension et qu’on aurait pu l’y renseigner tout de travers. Il est fort sage ce proverbe qui dit qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Pour en éprouver toute la vertu, il faut avoir comme Georgine Favreau passé sa vie chez les autres.

Voici que le tramway tourne à la rue Isabeau. Avant peu, ce sera le Boulevard.

L’arrêt, la descente du tramway, quelques pas dans la rue mi-obscure de ce quartier excentrique, pourtant bien familier à Georgine, si familier hélas, qu’à s’y retrouver de nouveau, la jeune fille sent un soupir gonfler sa poitrine ; puis, l’escalier gravi, c’est le coup de sonnette prolongé, à la porte de chez sa marraine.

Mme  Favreau a levé les yeux, et, de son pas lourd qui fait tressaillir les meubles, elle s’en va tirer le verrou. Ah ! mais c’est une si belle visite…

— Bonsoir, marraine !

Avant de pouvoir même s’y attendre, Mme  Favreau reçoit un chaud baiser.

— Bonsoir, bredouille-t-elle. C’est-il à cause…

— C’est à cause de votre invitation, oui, mais c’est aussi parce que j’ai du plaisir à venir vous voir. Je l’aime, moi, ma marraine. Est-ce ma faute ? Est-ce qu’on peut s’empêcher d’aimer quelqu’un qui vous est sympathique…

Mme  Favreau reste là, déconcertée. La retrouvera-t-elle autre à chaque rencontre, cette filleule étonnante ? Après lui être apparue éblouissante de jeunesse heureuse, elle s’éclipse sans raison puis réapparaît, la mine longue, et, sur la réflexion qui lui en est faite, se met à rire — trop on dirait — prolonge sa visite, se retire, toujours très gaie et enfin, la voilà qui vous apporte un air sérieux et calme et rassis de femme d’âge.

Et cette protestation d’affection… On la dirait sincère !

— Vous avez eu votre lettre, au moins ! s’informe-t-elle.

— Ma lettre ?

— Votre lettre d’hier ?… Quand j’ai vu que vous ne veniez pas, j’ai changé l’adresse et je l’ai jetée dans la boîte.

— C’est que j’arrive directement du bureau. explique Georgine. J’ai travaillé jusqu’à huit heures ; hier jusqu’à neuf ; vous m’avez écrit, marraine ?

— Ce n’est pas moi. Je parle d’une lettre qui est arrivée ici, pour vous. J’étais allée vous la porter et j’ai eu, un moment, l’idée de la laisser à cette femme chez qui vous demeurez. Mais elle ne m’a pas paru bien discrète, toujours à me questionner… Alors, j’ai rapporté la lettre parce que je croyais que vous viendriez hier soir.

D’emblée, Georgine approuve :

— Vous avez bien fait, marraine.

Et s’étant installée dans son fauteuil de prédilection, elle invite :

— À présent, causons si vous le voulez bien.

— Comme vous voudrez, fait Mme  Favreau, enchantée.

Si sa filleule la déconcerte, elle juge en tous cas difficile d’échapper à la séduction qui émane d’elle. Le sourire de Georgine l’encourage même si fort qu’elle se résout à parler. Oui, cette fois, il faut qu’elle trouve le moyen de lui dire : « Est-ce que vous ne vous ennuyez pas à vivre comme cela, seule au milieu d’étrangers ? Moi aussi, je suis bien seule. Si je vous offrais une chambre, gratuitement, dans ma maison, l’accepteriez-vous ? »

C’est pourtant très simple à dire et il y a des moments où il lui semble que, dans cette offre, c’est surtout elle qui donnera. Qu’est-ce donc qui lui en rend l’aveu si coûteux ?

— Marraine, commence Georgine, vous ne pouvez croire combien j’ai pensé à vous, depuis hier !

— Vous m’en direz tant…

— J’ai échafaudé des projets magnifiques où vous entrez pour une grande part.

Plus expéditive que celle qui tendait en ce moment vers elle son oreille ingrate, la jeune fille se mit en devoir de développer ses plans, en poussant dans les moindres détails.

— Est-ce curieux ? intercala soudain Mme  Favreau. Je voulais justement vous faire une proposition de ce genre, mais qui ne concernait que vous. Je pensais à vous offrir une chambre… ici… Et même les repas, si vous aviez voulu. Il y a de meilleure fricoteuse que moi, mais enfin, en me disant vos goûts… Il est bien entendu que je n’ai jamais eu l’intention de peser sur votre volonté. À votre âge, on aime être son maître et vous voyez que si je vous en parle aujourd’hui, c’est après que vous-même…

— Après que j’ai fait la moitié du chemin, aide complaisamment Georgine. Marraine, allons-nous bien nous entendre, puisque nous télépathisons de la sorte ! Mais vous me permettrez de continuer, car je n’ai pas tout dit.

Il y avait longtemps que Georgine ne s’était exprimée avec cette allégresse, alors que sa féconde endiablée d’autrefois lui valait tous les succès. Elle ne s’était donc pas trompée : un instant abattue par l’orage, elle allait se relever, plus forte que jamais.

Toutefois, Mme  Favreau restait plus effrayée que conquise et pendant qu’on déployait devant elle de si merveilleuses perspectives, elle ne cessait de soupirer et d’agiter, devant sa figure, une main énervée.

Toutes ces machinations, cela était, à distance, fort bien, mais cela comportait aussi le bouleversement à fond de son existence. Devait-elle trembler ou se réjouir ? Sans doute se réjouir car Georgine ne manquerait pas de l’ordonner.

Par exemple, elle ne comprenait pas ce qui prenait à sa filleule de lui imposer toutes ces besognes. S’était-elle jamais plainte de n’avoir pas de quoi vivre ? M. Favreau, indépendamment des torts à lui imputer, avait été un habile homme. Durant les dernières années de sa vie, déjà atteint de la maladie qui devait l’emporter, et qu’il nommait lui-même une punition, il avait travaillé avec une telle constance et ensuite si bien réglé ses affaires qu’aujourd’hui sa veuve jouissait d’une pension inaliénable qui, pour toujours, la mettait à l’abri du cruel souci de gagner sa place au soleil.

— Ouvrir un restaurant ?… Mes beaux gars seraient capables de venir me dévaliser.

Rêveuse, Georgine se tut un moment. Son imagination la reportant à quelques semaines en arrière, elle se vit, revenant du bureau avec une compagne, puis, s’immobilisant, rue Ste-Catherine, à cause de cet accident. Un taxi était venu raser le trottoir et le chauffeur dont elle revoyait distinctement le profil brun, les traits réguliers, se retournant, l’avait dévisagée. À n’en pas douter, il ignorait tout d’elle, mais comment elle-même eût-elle pu ne pas le reconnaître ? Elle avait longuement considéré son portrait, ici même. C’était le plus jeune fils de Mme  Favreau.

Mon Dieu oui, il y avait ces charmants personnages, à la réputation non moins charmante, qu’elle oubliait de faire entrer en ligne de compte. L’obstacle valait pourtant la peine qu’on s’y arrêtât. Même si Mme  Favreau louait des chambres, au lieu de détailler des bonbons, les visites débraillées de ses fils ne seraient pas sans lui causer un considérable tort.

Elle réfléchit une seconde encore, puis, élevant la voix :

— Préféreriez-vous, offrit-elle, que je vous achète une machine à coudre les gants ? Je me chargerais de la transaction et je vous remettrais ensuite l’affaire en mains, à des conditions très avantageuses. Il en est qui disent beaucoup de mal de ces petites machines mais d’autres, au contraire, chantent leurs louanges. Cela vient de l’Ontario, le royaume de la camelote. C’est égal, moi, je trouve que les Anglais sont pratiques et que souvent leur exemple vaut d’être suivi. Vous verriez, marraine, comme les heures vous paraîtraient courtes à travailler et comme c’est encourageant de se gagner des piastres. Naturellement, je partagerais toutes vos émotions puisque je vivrais désormais près de vous et que vous penseriez tout haut, avec moi. Mais on dirait que mes projets ne vous sourient pas beaucoup ?

— Ah bien, voyez-vous, je ne les désapprouve pas… Vous êtes bien bonne de vous occuper ainsi de moi. Quant à l’affaire, j’y penserai…

— C’est cela, approuva Georgine. Je crois, marraine, que vous ne me connaissiez pas ces dispositions de brasseuse d’affaires ?… Au lieu de vous étonner, songez que je travaille depuis ma sortie du couvent et que je n’ai personne pour pourvoir à ma subsistance présente et future. Dans le temps, mes bonnes maîtresses m’ont même donné à crédit mes deux dernières années d’instruction ; je les ai remboursées, ensuite. Dans ces conditions, il faut bien que je me remue… J’admets, d’ailleurs, que les dispositions pratiques ne me font pas défaut et mon patron me dit souvent qu’il finira par faire de moi un homme.

— Faire de vous un homme ? répéta Mme  Favreau en levant un menton scandalisé.

Riant de tout son cœur, Georgine la quitta là-dessus et, sur le chemin du retour, elle songea à cette lettre qui l’attendait à la maison. Qui pouvait bien lui avoir écrit ? Elle ne savait que Charlotte et que Jacques qui connussent l’adresse de sa marraine. Alors, ce devait être Charlotte ou quelqu’un renseigné par elle car elle n’allait pas supposer que Jacques… Que lui voulait son ancienne amie ? Peut-être… lui annoncer ses fiançailles ?…

En entrant, Georgine prit, sans l’examiner, la lettre qu’on lui remettait. Mais en entrant dans sa chambre, une impatience subite, un peu angoissée, lui fit tourner le commutateur et, avant même de se dévêtir, les mains prises dans ses gants, elle exposait à la lumière la lettre mystérieuse.

Un frisson la parcourut aussitôt.

Non seulement l’écriture de Jacques s’étalait en suscription mais, comme pour prévenir tout doute, le jeune homme avait encore mis, avec son adresse, les initiales de son nom, au coin gauche de l’enveloppe.

D’une main fébrile, la gorge sèche, Georgine décacheta cette enveloppe et, déployant le feuillet qui y était contenu, elle lut :

— « Georgine, je dois prendre la grande décision de ma vie, elle est même aux trois quarts arrêtée. Ne me feriez-vous pas l’honneur de l’entendre ? J’ai toute confiance en votre sagesse. Vous savez que je ne compris rien à votre décision d’il y a quelques mois et qu’en prenant congé de vous, je jurai de rester votre ami, ce que vous acceptâtes. En m’indiquant où et quand je pourrai vous voir, pour cet ultime entretien, prouvez-moi, amie, que cette confiance que vous me témoigniez, vous me la conservez. »

Suivait la signature.

Dans l’âme de Georgine, un sentiment domine tous les autres : c’est une colère froide qui tend ses nerfs et pâlit sa face.

— On n’a pas idée… On n’a pas idée… halète-t-elle. Pousser jusque-là la suffisance… Il m’annonce qu’il prend la grande décision de sa vie et il voudrait voir, sur ma figure, l’effet que me produira cette révélation du nom de l’élue. Il n’est pas seulement fat, il est dégoûtant. À moins qu’il n’ait la niaiserie de croire que j’aurai du plaisir à apprendre qu’il s’agit de Charlotte. Triple sot. Je ne vaux donc pas mieux que lui, puisque je l’ai regretté…

D’un geste brusque, elle se débarrasse de son manteau qui la gêne, tire ses gants et, saisissant une plume, elle écrit sur le premier papier qui tombe sous sa main une demi-feuille tachée d’un minuscule pâté d’encre :

— « Monsieur, mon temps est malheureusement trop précieux pour que je le gaspille à donner des audiences. J’approuve, d’ailleurs, les yeux fermés votre projet qui ne peut être que le summum de la perfection.

Georgine Favreau ».

Après cela, elle s’agenouilla par habitude, pour une courte prière, puis elle se glissa dans son lit, sûre de ne pas dormir d’ici de longues heures parce que, de révolte, son cœur battait trop fort.