Le secret de la marquise/Le secret de la marquise
LE SECRET DE LA MARQUISE
L’Angélus sonnait, le timbre bronzé interrompait, d’écho en écho dans la montagne, le calme infini d’une nature mélancoliquement poétique, où la dernière irradiation d’un soleil de feu dorait une végétation abondante, dont les parfums multiples embaumaient l’air attiédi du soir. Dans les nuages mille teintes rosées s’enroulaient pour disparaître à l’horizon en des flocons plus pâles. Chaque brise nouvelle soulevant les feuilles, les fougères, les naissantes marguerites, mêlait sa suave harmonie au tintement de la cloche du village.
À cette heure charmante du jour qui s’endort sous un voile de pourpre et de saphir, l’âme sensible est envahie de rêverie, il semble qu’il est doux de vivre, plus doux d’aimer à cet instant où tout dans l’espace unit sa mélodie au concert de l’univers.
C’était bien en effet ce que pensaient Hector et Louise, car la main dans la main, ils marchaient lentement pour revenir au château, où depuis longtemps déjà la marquise de Montreuil, assise à sa fenêtre, les attendait avec impatience, pour faire servir le dîner, qui par leur faute se trouvait en retard, mais il importait bien à ces deux beaux jeunes gens que le repas fut manqué. Aux mille vibrations harmonieuses de la nature se mêlait dans leurs cœurs une douce musique qui chantait : « je t’aime », et oublieux de tout le reste, ils vinrent s’asseoir sur un banc d’osier au pied d’un grand chêne pour se redire encore ce que de tout âge les poëtes ont chanté.
La marquise de Montreuil en les voyant ainsi perdus dans ce monde de félicité, que les êtres seuls qui se sont compris ont trouvé, cacha sa tête dans ses mains, des larmes brûlantes inondèrent son visage. « Mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-elle, d’une voix entrecoupée, n’ai-je donc pas assez souffert, ma faute doit-elle être expiée par le malheur de mes enfants ! Oh, non, non, faites-moi mourir ; mais ne les frappez pas, car ils sont innocents ! » Se jetant à genoux devant un grand tableau, appendu à la muraille, représentant un bel officier en uniforme, elle continua : — Charles, Charles ! Qu’avons-nous fait ? c’est horrible, c’est affreux ! je ne puis plus supporter tant d’angoisses. » Un cri de douleur s’échappa de sa poitrine, elle s’affaissa lourdement sur le sol, privée de connaissance.
Au bruit de sa chute, le maître de cérémonie, qui attendait les ordres de Madame de Montreuil, dans l’appartement voisin, entra précipitamment dans la salle, où il trouva la marquise presque sans vie. D’un vigoureux coup de sonnette il appela la femme de chambre à l’aide de sa maîtresse, tous deux la transportèrent sur un divan, où on lui inonda les tempes d’eau froide, en lui faisant respirer des sels.
Depuis quelque temps la marquise était sujette à ces évanouissements, l’on s’en effrayait moins au château que la première fois ; mais en cet instant elle était si changée, son visage était tellement livide que la femme de chambre eut peur.
— Vite, vite, dit-elle, Jérôme, allez chercher Monsieur Hector, Mademoiselle Louise ; je crois que Madame se meurt !
Ces deux enfants que nous avons laissés assis sous le grand chêne, s’enivrant du regard l’un de l’autre, heureux de ce bonheur que l’on n’éprouve qu’une fois, furent brusquement tirés de leur causerie par ces terribles paroles : Madame se meurt !
— Ma mère ! fit Hector en devenant livide.
— Ma tante ! dit Louise, en s’élançant dans la maison, suivie du jeune homme. En un instant ils furent à côté de la marquise. Hector la saisit dans ses bras. « Ma mère, ma mère chérie, dit-il, revenez à la vie », il la baisait au front et portait avec angoisse sa main sur son cœur afin de s’assurer s’il battait encore. La jeune fille s’était agenouillée, couvrant de larmes les mains de la marquise. Aux tendres appels de son fils, madame de Montreuil sembla reprendre un peu de connaissance, elle rouvrit les yeux.
— Hector, dit-elle, mon cher enfant, vous êtes là. Oh ! combien j’ai souffert, j’ai cru que j’allais mourir ; mais il ne le faut pas, non j’ai encore un devoir à remplir avant de vous quitter. »
— Ne parlez pas ainsi, mère bien aimée, vous ne nous quitterez pas, nous avons trop besoin de votre affection. »
Un pâle sourire effleura les lèvres de la malade, elle referma les yeux et s’évanouit de nouveau. On la transporta dans sa chambre afin de la mettre au lit, Louise s’installa à son chevet.
Le médecin que l’on avait fait appeler déclara qu’il n’y avait aucun danger immédiat, qu’un repos complet était nécessaire, la marquise avait dû recevoir un choc violent, tout le système nerveux était ébranlé.
— Mademoiselle, dit-il en s’adressant à Louise, je vous confie ma malade, je sais qu’elle ne peut être en de meilleures mains. Veuillez lui éviter toute émotion, je vais donner un calmant ; il faut à la marquise plusieurs heures de repos.
Les ordres du médecin furent promptement exécutés ; peu de temps après Madame de Montreuil tombait dans un sommeil réparateur.
Cette femme était belle encore et lorsque sa tête fine reposait sur les blancs oreillers de dentelles, on ne pouvait s’empêcher d’admirer la délicatesse de tous ses traits, la grande douceur répandue sur cette physionomie pâle, un peu triste. Il y avait quelque chose d’attirant chez elle, un je ne sais quoi murmurait : J’ai souffert, mais la douleur n’a pas aigri mon âme, il y a en moi toute cette tendresse, cette sympathie qui sait consoler celui qui pleure.
Entre elle et Louise existait une ressemblance assez frappante, la jeune fille comme sa tante possédait une masse de beaux cheveux blonds encadrant son front aux lignes aristocratiques, telle qu’une couronne de reine, les yeux étaient les mêmes, grands, noirs, un peu rêveurs ; mais le bas du visage différait de tout en tout ; chez Madame de Montreuil c’était parfait, tandis que Louise avait une irrégularité de traits qui rendait sa physionomie piquante, même un peu railleuse. Un physionomiste eut été intrigué de rencontrer tant de contradiction sur ce jeune visage. Ainsi les yeux exprimaient la tendresse, la mélancolie, et la bouche dans l’expression n’avait que gaîté, absence complète de rêverie, puis le nez petit, un peu à la Roxelane, disait aussi assez toute l’indépendance de son caractère ; mais on se sentait tout-à-fait dérouté en regardant les yeux, le front, la tête, dont toutes les lignes dénotaient une âme vraiment poétique, susceptible aux moindres émotions. Louise avec tout cela était une femme charmante. C’était bien ce que pensait aussi Hector, qui, assis sur un petit tabouret à ses pieds, n’oubliait pas, tout en jetant de temps en temps un regard d’inquiétude vers sa mère, qu’il aimait beaucoup sa cousine, qu’il serait bien heureux le jour où il pourrait la nommer sa femme.
En effet, ils semblaient nés l’un pour l’autre, chez Louise c’était un teint de rose avec une gracilité d’enfant, tandis qu’Hector possédait cette haute stature, cette démarche virile qui font l’admiration de toutes les femmes. Sa chevelure noire tombait en boucles épaisses, un peu ondulées, sur son front blanc et pâle, des yeux bleus, aux regards profonds, un nez aquilin, une bouche fine, accusant comme chez sa mère beaucoup de sensibilité, des extrémités petites, dénotant toute la distinction de sa race, une tournure d’une élégance irréprochable, tel était le jeune homme que Louise dans le fond de son âme trouvait incomparable et qu’elle avait aussi bien raison de chérir, car si la nature lui avait donné un physique attrayant, elle ne l’avait pas moins doué en noblesse de sentiments, il possédait ces qualités du cœur faisant la joie de la famille, le charme de la société, l’honneur de la patrie.
Madame de Montreuil avait élevé ces deux enfants sous le même toit, ils avaient grandi ensemble, se partageant leurs joies, leurs chagrins, s’aimant en véritables frère et sœur jusqu’au jour où tous deux comprirent en même temps qu’il y a un sentiment plus tendre.
Alors sans le savoir Hector et Louise devinrent plus timides vis-à-vis l’un de l’autre. Lorsque le jeune homme entrait Louise rougissait, son cœur battait plus vite à son approche, lui aussi se troublait.
La marquise les examinait avec anxiété. Que se passait-il donc ? elle fut la première à le deviner ; mais elle ne le voulait pas, non, ni Hector ni Louise ne devaient s’aimer. Elle résolut de les éloigner. La jeune fille fut conduite au couvent, la marquise partit pour un long voyage, avec son fils, espérant ainsi étouffer un sentiment encore inavoué, un amour d’enfant, ou plutôt un caprice du jeune âge, qui se changerait avec les impressions du voyage. On quitta la France. Hector aimait les sciences, les arts, il était passionné pour la musique, c’était en Allemagne, en Italie qu’il fallait aller ; elle l’amena à Dresde, à Francfort, à Naples, à Rome, où ils passèrent toute la saison des plaisirs.
La marquise tenait peu au monde ; mais pour son fils elle se mit à aimer les fêtes, elle le conduisit à tous les bals du carnaval. Son grand nom, le charme de sa personne faisaient certainement du jeune marquis le lion de toutes les réunions. Madame de Montreuil espérait secrètement qu’un jour Hector viendrait lui avouer qu’il aimait une de ces belles italiennes qui font l’admiration des étrangers ; mais elle se trompait, le jeune homme demeurait indifférent. Souvent après ces soirées, où il avait surpris plus d’un regard d’amour à son adresse, il devenait rêveur, rentrait chez lui plus pensif, un souvenir cher revenait à son cœur. Louise lui apparaissait avec sa franchise que le monde n’avait pas changée toute sa naïveté d’enfant, son indépendance de caractère. Combien pour lui elle était mille fois plus attrayante que ces étoiles de la société. Ce qu’il ignorait à son départ l’absence le lui révéla. Il aimait, aimait de toute son âme sa cousine.
Cependant un instinct secret lui disait que sa mère s’opposerait à son union, s’il lui avouait son amour pour Louise. En fils affectueux et dévoué, il n’osait lui parler de ses sentiments de peur de la blesser. Pourquoi ? il n’aurait pu le dire ; la marquise avait pour sa nièce une tendresse toute maternelle, que lui importait donc alors qu’elle devint véritablement sa fille. C’était un mystère qu’il cherchait vainement à approfondir. Il savait que nul intérêt mesquin ne faisait agir sa mère ; elle était trop noble pour cela et lorsqu’il s’agirait du bonheur de son fils, si de graves raisons ne la guidaient, elle ne s’opposerait pas à ses désirs.
Mais pourquoi s’attristait-elle lorsqu’il lui parlait de Louise, pourquoi ces larmes qu’il avait vu couler lorsqu’avec tendresse il avait prononcé le nom de la jeune fille ? Hector n’avait que vingt ans, néanmoins il ne possédait pas cëtte légèreté de caractère appartenant généralement à cet âge.
La marquise, veuve de très bonne heure, lui avait fait donner une éducation solide et lui avait imbu des principes d’une vertu, d’une sagesse qui lui faisaient honneur. Aussi ce qui pour un autre aurait passé inaperçu faisait chez le jeune homme une grande impression et précisément l’inquiétude où il était de connaître la raison pour laquelle sa mère s’opposerait à son union avec Louise, augmentait l’amour qu’il avait pour cette dernière. Il ne voulait pas offenser la marquise, il retardait toujours à lui faire un aveu qui eut pu l’affliger ; pourtant il se fut épargné de graves angoisses si avant d’ouvrir son cœur à sa cousine il eut tout avoué à sa mère ; alors qu’il était loin de la jeune fille, il eut été beaucoup moins pénible de se séparer d’elle pour toujours, qu’après avoir échangé ses sentiments, s’être senti compris, aimé, puis voir tout à coup par un mot changé en un abîme affreux cet Eden de bonheur, où déjà ses pas se posaient.
Deux ans s’étaient écoulés depuis leur départ, c’était le terme de leur voyage. Hector se sentait radieux, il allait retrouver Louise. La marquise, elle, inquiète, nerveuse, se demandait ce que lui réservait l’avenir, malgré tout, elle ramenait son fils libre, sans savoir s’il avait oublié.
C’était par un beau soir de mai qu’ils revinrent au château. Louise, depuis longtemps, impatiente de leur retour, les attendait sur les marches du large perron, afin de les voir plus tôt. Comme son âme volait à leur rencontre, que de joie, que de bonheur de les revoir ; quel changement s’était opéré chez son cousin ! Elle tremblait un peu en se faisant cette question. Elle était toujours la même ; mais lui ? La jeune fille n’eut pas le temps d’achever sa pensée, le roulement de la voiture se fit entendre, en moins d’une seconde Madame de Montreuil et son fils étaient à ses côtés.
La marquise l’embrassa avec tendresse, puis des bras de sa tante elle passa à ceux de son cousin. Ah ! alors dans ce baiser de retour leur amour se révéla. Hector tressaillit d’un bonheur ineffable en sentant trembler sur son cœur cette petite femme adorée, qu’il retrouvait encore plus attrayante après deux ans d’absence.
Désormais plus rien ne pouvait les séparer, tous les obstacles il pourrait les surmonter ; ému, il murmura en oubliant sa mère : « Oh ma petite Louise chérie, je te retrouve donc enfin !
Oui, répondit-elle, sans contrainte, tu ne saurais croire combien j’ai souffert pendant ton absence, Hector, il ne faut plus me quitter.
— Assez ! » fit la marquise, devenue d’une pâleur livide. Attirant Louise pour couper court à cet épanchement, qui était pour elle une torture : mon enfant, je suis extrêmement fatiguée, le voyage m’a brisée, il ne faut pas tant s’occuper de votre cousin et m’aider à monter ces marches.
« Ah ! ma tante, pardonnez-moi, répondit Louise, devenue rouge comme une cerise, je suis une étourdie, la joie me rend folle, m’avoir laissée ainsi deux longues années seule ; vous ne pouvez comprendre tout le bonheur que j’éprouve de vous retrouver ». Elle entoura de ses bras le cou de Madame de Montreuil, pour l’embrasser de nouveau, « Mais quoi, fit-elle, vous pleurez, ma tante, lorsque vous revenez chez vous, au milieu de ceux qui vous attendent avec tant d’impatience. Ah ! vous me faites de la peine. »
« Non, non, Louise, ne t’afflige pas si vite, je suis nerveuse, voilà tout. »
En voyant la pâleur subite de la marquise, un nuage de tristesse passa sur le front d’Hector, venant assombrir la joie immense qu’il avait ressentie en revoyant sa cousine, il se disait : C’est moi qui lui ai causé ce chagrin involontaire. Comme il adorait sa mère, il en éprouvait presque du remords. Pauvre jeune homme pourtant, il était bien innocent, était-ce sa faute à lui si la nature lui avait donné un cœur, et une cousine trop séduisante ; cependant une âme sensible s’émeut vite à la pensée qu’elle peut avoir été la cause, même involontaire, de la douleur de ceux qui lui sont chers. En voyant couler les larmes de la marquise, navré il s’approcha d’elle. « Laissez, dit-il à sa cousine, c’est moi qui vais aider ma mère à monter. » La soulevant dans ses bras, il la monta ainsi tout le long pérystile, ne s’arrêta qu’après l’avoir déposée au salon dans un large fauteuil. « Reposez-vous ici, ma mère, murmura-t-il bien bas, ne pleurez plus, rappelez-vous que votre fils vous aime trop pour vous causer le moindre chagrin. » La marquise leva sur lui des yeux remplis d’une telle reconnaissance, qu’il se sentit récompensé de son sacrifice.
Car en parlant comme il venait de le faire, c’était presque dire à sa mère : Vous ne voulez pas que j’ouvre mon cœur à Louise, eh bien, pour vous je me tairai !
Ah ! combien devait être grande l’affection qu’il portait à sa mère pour lui donner le courage de refouler au fond de son âme cet aveu qui brûlait ses lèvres. Depuis deux ans qu’il rêvait à cette femme, à ce retour qui dans sa pensée devait amener l’échange de leurs sentiments ; la voir près de lui, avoir senti dans ce baiser reçu qu’elle aussi soupirait après cette heure, et se trouver condamné à garder le silence, je le répète, il fallait à Hector une force d’âme tout à fait étrangère d’ordinaire chez un jeune homme de son âge.
Madame de Montreuil, devinant tout ce qui se passait en lui, l’attira sur sa poitrine, prenant la main de Louise en même temps. « Ah ! mes pauvres enfants, leur dit-elle, que je voudrais vous voir parfaitement heureux et pour cela combien avec joie je donnerais ma vie !
— Mais nous sommes parfaitement heureux, répondit la jeune fille, ne comprenant rien au chagrin de sa tante, que pouvons-nous désirer de plus ? nous retrouver tous réunis aujourd’hui, pour moi, depuis longtemps je n’ai eu tant de bonheur. Seulement, ma tante chérie, votre tristesse me fait mal, laissez-moi vous préparer quelque chose afin de réparer vos forces, car vous êtes malade, que voulez-vous prendre ?
— Tout ce que tu voudras, ma petite, » répondit la marquise, s’efforçant de sourire.
Louise disparut et revint bientôt, portant un verre d’eau de fleur d’oranger. Hector la regardait s’avancer.
La jeune fille avait grandi depuis son départ, à la brusquerie de ses manières un peu enfantines d’autrefois avait succédé cet atticisme séduisant qui attire, cette grâce toute féminine de la femme. Sa démarche était ondulée, dans toute sa personne on remarquait un abandon, une aisance de manières charmante, et plus il constatait les avantages de la transformation de la jeune fille, plus il sentait qu’il l’aimait d’un sentiment qui ne pourrait s’éteindre.
Après avoir pris le réconfortant de sa nièce, la marquise se sentit plus calme. Louise, croyant que l’état de sa tante n’était dû qu’aux fatigues du voyage, ordonna de suite que l’on servît le souper. La jeune fille avait fait préparer pour ce soir-là tout ce qu’elle savait flatter le goût de Madame de Montreuil et de son fils. L’ingénieuse enfant n’avait rien oublié. Hector, malgré ses préoccupations, se sentait néanmoins heureux de constater que de loin il avait occupé sa pensée, il le voyait, il n’avait pas été oublié.
La jeune fille, elle, était rayonnante de joie. Il y avait tant de contentement dans son cœur, son babil était si gai, si animé que bientôt Madame de Montreuil et son fils, au contact de cette franche gaieté, oublièrent tous deux leurs secrètes douleurs, pour écouter avec plaisir, telle qu’une joyeuse musique, le bavardage de Louise. Que d’histoires elle avait à leur raconter, que de questions à leur faire ! Elle voulait tout savoir, tout connaître ; ils n’avaient pas assez de temps pour lui répondre.
Tout à coup, la conversation fut interrompue par des détonations au dehors. Une grande clarté illumina le château ; mille jets de lumière aux différentes couleurs montèrent vers le ciel. C’était un feu d’artifice préparé pour le retour des châtelains ; plusieurs villageois, réunis dans la cour, venaient souhaiter la bienvenue à leur seigneur. Hector, suivi des deux dames, descendit à leur rencontre.
— Vive le marquis ! vive la marquise ! criait-on de toute part. Nous sommes heureux de vous retrouver au milieu de nous. »
— Nous sommes honorés de votre courtoisie, répondit le jeune homme, merci de votre attention délicate. En nous exprimant votre satisfaction de notre retour, croyez que vous ne faites qu’augmenter nos bons sentiments à votre égard. »
Et il tendit la main aux paysans. Parmi la foule se trouvait une femme délicate, au visage pâle, maladif, à la tournure plus distinguée que le reste de ceux qui l’accompagnaient. En l’apercevant, Madame de Montreuil et son fils poussèrent une exclamation.
— Comment ! Marie, c’est vous qui êtes venue de si loin ; l’on nous a dit que vous étiez malade ! »
— Oui, madame ; oui, monsieur, mais pas assez pour ne pouvoir venir une des premières vous souhaiter la bienvenue. Ah ! j’ai tant désiré votre retour, parfois je craignais de mourir avant de vous revoir.
— Ah ! ne parlez pas ainsi, Marie, fit la marquise en l’embrassant, tel qu’elle l’eût fait pour une amie son égale ; vous me faites de la peine ; vous êtes changée, il est vrai, mais avec de bons soins, nous vous ramènerons à la santé.
Un sourire d’incrédulité effleura les lèvres de la malade.
— Je n’ai pas été négligée, répondit-elle ; tout le temps de votre absence, depuis que j’ai commencé à souffrir, mademoiselle Louise est venue régulièrement deux fois par semaine me visiter. La chère enfant a été pour moi telle qu’une fille dévouée, elle m’a fait beaucoup de bien. »
— Peut-être, fit la jeune fille en s’approchant, mais ce soir, ma pauvre Marie, vous vous êtes fait du mal en venant ainsi à pied de si loin par cette humidité. Venez vite vous reposer à la maison, vous ne retournerez pas chez vous. N’est-ce pas, ma tante, qu’elle va coucher ici ? »
— Certainement, il ne faut pas qu’elle quitte le château. Je veux que Marie reste avec nous quelques jours, le changement lui fera du bien. »
Louise serra la main de sa tante avec reconnaissance.
— Merci, dit-elle, vous me faites plaisir, je suis si chagrine de la voir malade. »
Marie avait été la nourrice de Louise et la sœur de lait de la marquise. Élevée au château du père de cette dernière, elle avait pour toute la famille un attachement bien grand, qu’on lui rendait. Veuve depuis longtemps, elle demeurait au village, à deux milles du château, dans une petite maisonnette, vivant d’une rente bien modeste que lui avait laissée son mari. Atteinte depuis quelques mois de phthisie, elle semblait dépérir à vue d’œil ; depuis sa maladie, l’absence de la marquise et de son fils était une raison continuelle dd regrets pour elle. Bien souvent elle avait demandé à Louise avec anxiété :
— Croyez-vous qu’ils reviendront avant ma mort. Oh ! il faut que je revoie Madame de Montreuil avant de quitter ce monde… »
La jeune fille lui disait qu’elle s’effrayait à tort, elle était bien malade, mais la belle saison la ramènerait à la santé.
Marie alors embrassait Louise, avec une tendresse, une affection qui laissait celle-ci toute rêveuse, elle lui disait : « Ô mon enfant chérie, c’est pour toi que je tiens à la vie, c’est un amour de mère que je te porte, en te berçant sur mon sein, combien de fois j’ai rêvé à ton bonheur ! je voudrais le voir assuré. »
— Je suis heureuse, répondait la jeune fille. »
— Oui, je le sais, mais il me faudrait plus encore ; je voudrais, Louise, avant de quitter ce monde, te savoir la femme bien aimée d’un homme qui te serait dévoué toute sa vie. »
La jeune fille rougissait, mais n’osait avouer son secret le plus cher.
Cependant Marie avait deviné ce que l’on prenait beaucoup de peine à lui cacher. Souvent en regardant Hector et Louise ensemble, elle avait soupiré, murmurant bien bas : « Oh ! mon Dieu, si cela était, je mourrais sans regrets. »
Ce soir-là, en les voyant réunis de nouveau, un éclair de joie illumina son regard abattu, un peu d’incarnat monta à ses joues. « Monsieur Hector, dit-elle, vous êtes revenu pour tout de bon, n’est-ce pas ! vous ne quitterez plus le château pour voyager ? »
« Oh, non, pas de sitôt du moins. Marie, on n’est nulle part aussi heureux que chez soi, surtout lorsque l’on se sent entouré d’affections aussi sincères. Venez, mes amis, dit-il, en s’adressant aux paysans, vous rafraîchir un peu ; il faut boire à la santé de ma mère, de ma cousine, c’est moi qui vous y invite.
Des hourrahs lui répondirent. Bientôt, dans la grande salle armoriée du château, fut réunie cette troupe de villageois aux vêtements rustiques, mais aux cœurs dévoués à la maison de Montreuil.
Louise était heureuse, fière, de voir son cousin entouré de cette foule professant pour lui une si haute estime. Jamais elle n’en avait été aussi orgueilleuse.
« N’est-ce pas qu’il est beau, Marie, » dit-elle en se penchant vers sa nourrice, assise à ses côtés.
« Oui, M. le marquis est un bel homme, de plus un excellent citoyen ; ce qui vaut mieux encore, comme monsieur son père, il sera aimé de tout le monde. »
— Je crois bien qu’il l’est, — répondit naïvement la jeune fille.
La soirée, commencée un peu tristement, se termina des plus agréablement pour chacun.
Le lendemain, avec le chant des oiseaux Louise s’éveilla. À cette heure matinale tout reposait encore au château mais ne pouvant plus dormir, elle se leva, se dirigea au dehors pour respirer l’air frais du matin. Il lui semblait que tout était changé dans la nature. Hector était là près d’elle ; elle allait désormais le voir à toute heure du jour, l’entendre, s’enivrer du son de sa voix, respirer le même air que lui ; ils allaient échanger toutes les impressions qu’ils avaient éprouvées dans ces deux longues années d’absence ; leur impatience de se revoir, les tristesses de la séparation, le bonheur du retour. Et tous les rêves de son imagination montaient aussi roses dans le ciel que les nuages irradiés des premiers feux de l’aurore.
Comme elle était heureuse à cet instant, comme elle souhaitait la venue du jeune homme pour murmurer à son oreille les joies sublimes qui chantaient au fond de son cœur, lui dire : Écoute, c’est toi qui fais vibrer toutes ces harmonies, cette nature si belle ; c’est toi qui la fais telle ; ce sentier fleuri qu’aujourd’hui je parcours avait en ton absence l’aride sécheresse du désert. Tout est changé, tu es là, j’attends, j’aime, j’espère.
La jeune fille, ensevelie dans le charme de ses rêveries, oublie que les instants s’écoulent jusqu’à ce que la cloche du déjeuner la rappelle au château en lui apprenant qu’il est déjà tard. Soudain, son bonheur a pâli ; elle avait cru qu’il viendrait lui aussi ; il est si doux de se redire à deux ce qu’un troisième ne saurait comprendre. Émue, elle rentre, quelque chose lui a étreint le cœur et les fleurs dans le jardin semblent avoir penché la tête.
À la gaieté de Louise avait succédé une triste mélancolie. Pourquoi ? C’est que depuis l’arrivée de son cousin, elle s’était aperçue qu’il n’était plus avec elle ce qu’il était autrefois. Le jeune homme semblait la fuir ; on le voyait de grand matin, le fusil sous le bras, s’enfoncer dans la forêt pour n’en revenir que le soir. Si parfois à la veillée il demeurait au salon, ce n’était que pour quelques instants, durant lesquels il n’adressait la parole à sa cousine que sur des sujets indifférents, puis il la quittait brusquement, comme si une main invisible l’eut entraîné loin d’elle, la laissant toute chagrine de cette manière d’agir.
Que d’angoisses s’élevaient alors dans son âme. Il aimait peut-être ailleurs ! Cette pensée la rendait folle. Si le jeune homme l’avait trompée, si une à une elle avait constaté chez lui l’absence des belles qualités qu’elle avait cru remarquer au premier abord, son amour aurait pu cesser ; mais avoir près d’elle l’idéal de ses rêves, n’avoir à lui reprocher aucun tort, avoir pour un instant dans ce baiser de retour senti leur âme s’échanger, puis tout à coup le vide se faire autour d’elle, c’était une amère douleur, qui chaque jour creusait des traces plus avant sur ce jeune visage, et malgré tout le soin qu’elle prenait à paraître gaie, il était visible qu’un secret chagrin la minait.
Hector, lorsqu’elle ne le voyait pas, la suivait sans cesse du regard, comme pour vouloir sonder ce qui se passait dans son cœur. Si la jeune fille chantait, il l’écoutait dans une rêverie amère. Parfois sa voix avait des accents si émus qu’elle le faisait tressaillir. Il aurait voulu alors aller se jeter à ses pieds, lui avouer qu’elle était plus que sa vie ; mais la présence de sa mère le glaçait, l’idée qu’il la ferait souffrir le retenait, il courait s’enfermer dans sa chambre, tourmenté par le besoin d’épancher son âme et la crainte de troubler le repos de la marquise.
Un soir que la jeune fille s’était attardée au dehors, que le ciel se couvrait d’épais nuages, Hector, craignant qu’elle ne fût prise par l’orage, sortit pour aller à sa rencontre. Il savait combien Louise s’effrayait du tonnerre et, ne voulant pas qu’elle fût seule en route, si la pluie venait à tomber, il marchait très vite, afin de la rencontrer plus tôt. L’attraction qui l’entraînait toujours vers elle semblait avoir plus d’empire sur lui que jamais : Pourquoi, se disait-il, ne lui avouerais-je pas tout ce qu’elle est pour moi ! Louise est malheureuse, je le sens. Ai-je le droit de la faire souffrir ? Si des obstacles invincibles doivent nous séparer, aurons-nous moins de courage après nous être compris qu’avant ? Non, la vie que nous avons menée depuis un mois est trop cruelle. Après lui avoir avoué toute ma tendresse, j’oserai parler à ma mère, je veux tout savoir ; cette incertitude me tue. Quel est donc ce mystère ?
Tandis qu’il se parlait ainsi, Louise, assise sur une grosse pierre, dans un sentier retiré, la tête dans ses deux mains, pleurait amèrement. La pauvre enfant avait tout oublié, jusqu’à l’orage qui grondait au loin, pour donner un libre cours à sa douleur. Elle avait trouvé Marie plus faible, plus malade. La malheureuse femme en la voyant l’avait longtemps tenue pressée sur son sein, en lui répétant à travers ses larmes : « Ah ! Louise, mon enfant chérie, dans quelques jours je ne te verrai plus, tu ne sais pas combien je t’ai aimée, combien il a fallu que mon amour fut grand pour me séparer de toi. » Louise émue l’avait embrassée tendrement, sans comprendre le sens des paroles de sa nourrice, attribuant à la maladie un peu de divagation dans l’esprit de Marie, elle avait repris :
— Il ne faut pas vous désespérer ainsi. Non, vous ne mourrez pas ; hier, vous étiez mieux, cela va revenir, vous êtes demeurée debout trop longtemps ; venez, je vais vous aider à vous mettre au lit, le repos vous fera du bien. Puis, avec une attention toute filiale, elle l’avait, doucement, couchée dans son lit.
— Il faut me promettre de dormir, ne pas vous effrayer ainsi. Tenez, j’ai apporté la médecine que le docteur a prescrite aujourd’hui, elle vous fera du bien en vous donnant un repos bien paisible. Marie, je vais veiller près de vous jusqu’à ce que le médicament ait fait son effet.
La jeune fille s’était assise au chevet de la malade, lui avait longtemps tenu les mains dans les siennes. Ces attentions touchantes avaient semblé calmer la moribonde, qui était tombée bientôt dans un sommeil réparateur. Louise avait porté à ses lèvres les mains de sa nourrice. Après les avoir baisées pieusement, elle s’était dirigée dans la pièce voisine pour prévenir la bonne de venir prendre sa place, car elle allait retourner au château.
Une fois au dehors, la jeune fille ne dissimula plus toute l’angoisse qui s’était emparée d’elle, en apercevant si malade sa nourrice, pour laquelle elle avait une véritable affection de fille.
Marie l’avait gardée avec elle jusqu’à l’âge de quatre ans. Louise se rappelait encore parfaitement cette séparation, alors que Marie, la tenant sur son cœur, lui avait dit à travers ses sanglots : « Va, mon enfant, je te quitte ; mais souviens-toi toujours que nul au monde ne t’aime autant que moi ! pour ton bonheur je ferai tout ici-bas ! »
Puis la marquise l’avait amenée au château, où une vie nouvelle avait commencée pour l’enfant. On l’avait entourée de tout le luxe et la splendeur d’une grande maison, elle s’était vue obéi par une infinité de serviteurs, elle commandait partout en reine. Sa tante l’adorait, son cousin était son frère, ses moindres désirs étaient des ordres pour tous ces gens, qui l’aimaient ; mais tout cela ne détacha pas Louise de Marie, elle la voyait souvent, toujours avec un nouveau plaisir ; les grandeurs ne purent jamais changer son noble cœur. On conçoit ce qui se passait en elle aujourd’hui en voyant Marie condamnée, l’espoir qu’elle avait conservé jusqu’alors s’était envolé à la vue de sa nourrice, il était évident que la mort la réclamait. Cette pensée amère, unie à celle de l’indifférence de son cousin, lui causait un tel désespoir qu’au bout de quelques minutes de marche elle se laissa tomber avec découragement sur une grosse pierre. Là, inconsciente de tout ce qui l’entourait, elle s’abandonna à une douleur immense. Tout ce qu’elle avait souffert depuis un mois, tout ce qu’elle souffrait en cet instant avaient tellement endolori son âme que les sanglots qui agitaient son corps étaient un soulagement. Combien de temps pleura-t-elle ainsi ! elle n’aurait pu le dire ; mais à mesure que les nerfs se détendaient, le calme revenait dans son esprit ; cependant elle ne pensait pas au retour, le regard dans le vide, elle poussait de ces profonds soupirs qui généralement suivent les pleurs, lorsque soudain elle sentit une main se poser sur son épaule, et une voix lui dire doucement :
— Quoi, Louise, c’est vous ! que faites-vous ici seule, l’orage va bientôt venir ; ma pauvre enfant, vous pleurez ! confiez-moi le sujet de vos pleurs, qui a pu vous attrister ?
C’était Hector. À sa vue, Louise se reprit à sangloter. Il lui prit les mains :
— Louise, dit-il, n’avez-vous pas assez de confiance en moi pour me dire ce qui vous afflige ainsi ? Croyez-vous que je ne saurais y sympathiser, avons-nous donc vécu si longtemps sous le même toit pour nous traiter en véritables étrangers ? Non, il ne doit pas en être ainsi ; je suis celui à qui vous devez parler le plus franchement au monde, je suis votre protecteur.
Il allait ajouter plus, mais il se tut. Louise aurait voulu répondre, mais ses lèvres refusaient de prononcer aucune parole. Cependant malgré elle sa tête s’appuya sur l’épaule de son cousin et elle continua de pleurer.
Oh ! combien était douce pour lui la pression de cette tête charmante, il n’osait plus lui demander de parler de peur qu’elle ne la releva. Il sentait bien d’ailleurs que cette femme l’aimait, que, malgré les événements, ils devaient être un jour unis. Il n’avait pas besoin de le lui entendre dire pour savoir qu’il avait son amour. Mais elle, elle ne le savait pas. Là, à ses côtés, les mains dans ses mains, sous l’empire de cette attraction que l’on éprouve près de l’être aimé, l’âme déchirée par la pensée qu’il n’éprouvait pour elle qu’une affection de frère, elle aurait voulu mourir à cet instant.
— Ah ! dit-elle, Hector, vous me demandez pourquoi je pleure ? Je pleure parce que Marie est bien malade, parce qu’elle va bientôt mourir ; je voudrais pouvoir lui donner ma vie pour sauver la sienne.
— Louise, si la pauvre Marie vous entendait, elle n’accepterait pas votre sacrifice, vous êtes trop jeune pour parler comme vous le faites de la mort, vous avez encore devant vous toute une longue existence de bonheur. La vie vous est donc bien à charge ? Qui peut vous en dégoûter à ce point, dites, est-ce que l’on ne vous rend pas heureuse au château ? Ma mère a pour vous une tendresse toute particulière, tout le monde vous aime ; chacun s’empresse de satisfaire vos moindres désirs, dites, que faut-il de plus pour vous rendre heureuse ?
La jeune fille était muette, plus son cousin parlait, plus elle se sentait accablée.
— Louise, reprit-il, que vous faut-il de plus ?
— Rien, répondit-elle en relevant la tête.
Son visage était d’une pâleur livide ; dans ses grands yeux noirs il y avait tant d’angoisses qu’Hector en fut ému et, l’attirant soudain, dans un élan de tendresse, sur son cœur : — Ah ! ma petite Louise chérie, vous n’avez pas en moi la confiance que vous devez avoir. Ce qu’il vous faut, mais je le sais, je l’ai deviné ; il vous faut mon amour comme il me faut le vôtre, je vous aime, plus que je ne puis le dire, et si vous ne m’aimez pas, c’est moi qui veux mourir. »
Oh ! joie divine ! ivresse sans égale ! était-il vrai, il l’aimait ! n’était-ce pas un songe ! ou la douleur l’avait-elle rendue folle ! ? Oh ! alors la folie est un soulagement. Elle veut rester insensée ; mais si ce n’est qu’un rêve, si le réveil doit lui prouver que ce n’est qu’un mensonge.
Toutes ces pensées se croisent dans son esprit en délire.
— Hector, Hector ! dit-elle, suis-je bien éveillée ou sous l’empire d’une illusion mensongère ? dis-le moi, l’incertitude me tue. »
— Mon ange, murmure-t-il bien bas, non, ce n’est pas un songe, et ses lèvres s’appuient sur les lèvres tremblantes de la jeune fille.
Mais à cet instant un grondement de tonnerre vient rompre le charme, l’éclair sillonne la nue, la terre a tremblé sous un terrible coup de foudre qui vient s’abattre à peu de distance.
Louise affolée s’est évanouie, Hector tremblant la soutient dans ses bras, le ciel s’est ouvert et une pluie diluvienne inonde la campagne. On dirait que tous les éléments se sont compris pour présager à ces deux jeunes gens que leur amour doit être suivi de tempêtes. En un instant tous deux sont trempés jusqu’aux os. Le marquis dévoré d’inquiétude, ne sait plus que faire. Combien de temps va durer cet évanouissement ? Louise a-t-elle été atteinte de la foudre ? Dieu veut-il la lui enlever au moment où il lui a tout avoué ? Sa mère avait-elle pressenti ce malheur ! Le jeune homme se fait toutes ces questions en s’efforçant de ramener à elle la jeune fille, mais tous ses efforts eussent été inutiles si la pluie qui tombait par torrent ne fut venue à son aide en inondant la tête, les tempes de Louise d’une eau que le changement de température avait rendue très froide, elle ramena bientôt la jeune fille à la vie et Louise rouvrit les yeux.
— Où suis-je, dit-elle.
— Près de moi, mon amie chérie, lui répondit Hector joyeux, ne crains rien, le danger est passé ; mais il faut au plus tôt atteindre une habitation, car tu vas prendre froid. Te sens-tu assez forte pour marcher ?
— Oui, dit Louise, que le souvenir de son bonheur avait déjà toute remise. Je puis courir même, si tu le veux, car nous sommes trempés comme des dieux marins. Retournons chez Marie, ce n’est pas loin d’ici ; là nous pourrons changer de vêtements et attendre que l’orage soit passé. »
— Tu as raison.
La soutenant de son bras vigoureux, tous deux s’acheminèrent aussi vite, que les forces de la jeune fille le permettaient, vers la maisonnette.
La pluie tombait, on entendait encore gronder au loin le tonnerre, les éclairs par instants enrougissaient le ciel ; mais ils étaient si heureux, ces jeunes gens marchant ainsi appuyés l’un sur l’autre, qu’ils oublièrent bien vite qu’il ne faisait pas beau, car tout était rayon de soleil au fond de leurs cœurs, et ils furent surpris d’avoir atteint en si peu de temps le lieu de leur destination.
Lorsqu’ils entrèrent chez Marie, celle-ci ne dormait plus, l’orage l’avait éveillé. En voyant entrer chez elle le marquis et Louise ruisselants de pluie, elle s’écria :
— Mais, d’où venez-vous, mes pauvres enfants ? vous avez reçu toute la tempête sur vous ?
— Oui, Marie, répondit Hector en riant ; nous venons vous demander asile, et des vêtements secs. Pour Louise, c’est assez facile ; mais, moi, comment allez-vous m’affubler ? vous n’avez pas d’homme ici, vous êtes seule avec la bonne. »
« C’est vrai, cependant, monsieur le marquis, je puis vous procurer un habillement. J’ai ici les effets de mon mari que j’ai toujours conservés, Léa va vous les apporter. »
Hector suivit la servante dans un appartement voisin, puis celle-ci revint avec des vêtements pour Louise. En quelques minutes la transformation fut faite. M. de Montreuil revint flottant dans des habits deux fois trop grands pour lui ; En l’apercevant, Louise partit d’un éclat de rire si joyeux que la nourrice ne put se défendre de l’imiter.
— Comme vous voilà fait, monsieur le marquis !
— Oui, n’est-ce pas que j’ai bonne mine, fit-il en se regardant dans une glace… Vous pouvez bien rire, moqueuse, ajouta-t-il en se tournant vers sa cousine, vous avez eu la chance de trouver une toilette qui semble avoir été faite exactement pour vous.
En effet, la jeune fille était très mignonne dans une robe ayant appartenu à Marie du temps de sa jeunesse ; les deux femmes étaient à peu près de même taille, ce costume de petite villageoise seyait à ravir à Louise. Marie la regardait avec tendresse.
— Chère enfant, lui dit-elle, vous me ramenez à mes vingt ans. »
— Nous faisons un joli couple ainsi, reprit Hector, en s’asseyant près de la jeune fille.
— Oui, dit la malade d’un air rêveur. Puis elle ajouta à part elle : « Si le ciel le voulait. »
Aux regards furtifs qu’Hector et Louise échangeaient de temps en temps, il était facile pour un observateur de deviner que ces deux jeunes gens s’étaient compris, qu’ils avaient échangé leurs sentiments. C’est ce dont en les contemplant attentivement Marie fut vite convaincue. Alors soudain ses traits s’illuminèrent, son visage prit une telle expression de bonheur que Louise, la regardant, en fut surprise.
— Comme vous avez l’air bien, chère Marie, lui dit-elle, vous êtes beaucoup mieux, vous ne souffrez pas à présent !
— Qu’est-ce qui cause votre joie ? demanda le marquis.
— Ce qui cause ma joie, c’est de vous voir tous deux ce soir réunis sous mon toit, je veux en profiter, M. de Montreuil, pour vous demander une promesse. Dans quelques semaines je serai morte, mais je mourrai tranquille si vous me l’accordez.
— Qu’est-ce ? fit-il.
— Dites-moi que vous n’oublierez jamais Louise, que vous serez toujours son protecteur.
— Vous pouvez en être sûre, Marie, vous savez qu’un Montreuil ne manque jamais à sa parole. »
La malade éleva ses mains : « Que Dieu vous bénisse comme je le fais, qu’il vous rende toujours heureux, dit-elle. ........
Ils étaient revenus tous deux ce soir-là au château dans leurs costumes rustiques, tels que Paul et Virginie, sont le même parapluie.
Au château, non plus qu’à la chaumière, ne put se tenir longtemps secrète leur mutuelle entente, car là aussi une femme avec anxiété cherchait à deviner leurs sentiments ; non pas avec l’espoir de trouver la réalisation de ses vœux les plus chers ; mais avec cette angoisse de connaître une trop cruelle vérité.
Ah ! maintenant il faudrait tout avouer à ce fils qu’elle adorait, il faudrait, elle sa mère, lui porter le coup le plus terrible. Était-il au monde une situation plus horrible que celle de la marquise ? Ses nuits se passaient dans les larmes ; chaque jour elle se disait : C’est aujourd’hui que je vais tout lui dire, et chaque jour le courage lui manquait. Elle espérait que son fils viendrait lui-même lui ouvrir son cœur ; mais Hector, enivré du bonheur d’être aimé, retardait lui aussi l’instant des confidences. Sans s’être rien dit, la mère et le fils évitaient de se trouver seuls. C’est ainsi que le temps s’écoulait. Un jour après avoir fait une longue course ensemble dans la campagne, Hector et Louise, un peu fatigués, vinrent s’asseoir sur une pierre au pied d’un grand chêne. La nature était belle, le soleil dans toute sa force bridait de ses rayons les immenses champs de blé qui se déroulaient devant eux. C’était une vraie journée d’été, dans l’air pas un souffle. Les petits oiseaux, accablés par la chaleur, blottis sous le feuillage, se sentaient même trop paresseux pour faire vibrer aucun son. Le murmure d’un ruisseau, coulant non loin, venait seul rompre la quiétude de cet endroit. Le ciel était d’un bleu parfait, mille parfums de fleurs se répandaient dans l’atmosphère. Louise sur qui les beautés de la nature faisaient une grande impression se sentait charmée ; après quelques minutes d’une muette admiration, elle se retourna vers le marquis et lui dit :
— Que je me sens heureuse, Hector, ici près de toi sous ce beau ciel, je ne désire rien de plus en ce monde.
Le jeune homme pressa la main de la jeune fille, la porta à ses lèvres.
— Louise, nous serons toujours heureux ainsi, car nous nous aimerons toujours.
— Dis-moi, fit Louise, pourquoi es-tu resté si longtemps sans m’avouer que tu m’aimais, puisque tu avais deviné mon amour ? qui pouvait retenir tes aveux ?
Cette question fit passer un nuage sur le front du jeune homme.
— Ma petite chérie, dit-il, comme toutes les femmes, tu es un peu curieuse ; mais il y a des curiosités qu’il est mieux de ne pas satisfaire ; ne pensons plus à un passé qui nous a tous deux fait souffrir, ne te souviens que d’une chose, chère amie, c’est que je t’aime bien tendrement, que s’il fallait te quitter, je préférerais la mort !
— Mais nous ne nous quitterons pas, Hector, qui pourrait nous séparer ? »
Elle leva sur lui des regards inquisiteurs.
— Rien, fit-il comme se parlant à lui-même, la mort seule pourrait nous séparer !
C’était en passant ainsi presque toutes les heures du jour ensemble, à échanger leurs sentiments, à s’entretenir des leurs espérances futures, qu’ils en étaient venus à se sentir indispensables l’un à l’autre. Si parfois les inquiétudes que paraissait éprouver la marquise jetaient un peu de froid sur le bonheur d’Hector, il se disait : Avec le temps tout se terminera bien, ma mère s’habituera à la pensée de mon union avec Louise. Les femmes se font souvent des mondes de rien ; qui sait, les oppositions qu’elle a à me faire sont peut-être dictées par des craintes chimériques, la tendresse maternelle s’effraie si vite.
Voilà comment ils en étaient arrivés tous trois au moment où nous les retrouvons pour la première fois. La marquise avec ses tourments, les jeunes gens avec leurs espérances.
Un soir que Louise était partie pour aller passer la nuit chez Marie, Madame de Montreuil fit appeler son fils auprès d’elle. Hector entra, un peu pâle, dans la chambre de sa mère, il avait compris que c’était le moment des aveux.
— Asseyez-vous là près de moi, mon enfant, dit la marquise en lui désignant un petit tabouret à ses pieds, tout près, comme lorsque vous étiez petit garçon, que je vous berçais sur mes genoux. »
Le jeune homme obéit. Alors la marquise lui prenant la tête entre ses deux mains, le baisa au front avec une grande tendresse. « Hector, lui demanda-t-elle, avez-vous du courage ? »
« Je le crois, ma mère. »
« Eh bien ! écoutez-moi ; mon fils, j’ai une histoire bien pénible à vous apprendre. J’aurais dû avant aujourd’hui vous prévenir ; mais les forces m’ont manqué. Avant de commencer le récit de ma vie j’ai besoin de vous entendre dire que vous me pardonnez les torts que j’ai eus envers vous, sans cela je ne pourrais jamais vous avouer le terrible secret qui depuis quelques années m’a causé tant d’angoisses. »
— Ma mère chérie, qu’avez-vous besoin de mon pardon, vous qui avez toujours été pour moi ]a mère la plus affectionnée, la plus dévouée ? recevez donc l’assurance que quelle que soit la confidence que vous avez à me faire, mon cœur ne pourra jamais cesser de vous aimer. Et si vous avez eu des malheurs, je m’efforcerai par ma tendresse de vous les faire oublier. Bien souvent déjà, sans vous en avoir jamais parlé, j’ai compris que mon amour pour Louise vous affligeait, c’est moi qui doit vous demander pardon de vous en avoir fait un secret. Dites, ma mère, l’histoire que vous avez à me raconter a-t-elle rapport à cette enfant ?
Des larmes brûlantes coulaient le long des joues amaigries de la marquise.
— Oui, dit-elle, Hector, pouvez-vous l’entendre !
— Parlez, je vous écoute.
Madame de Montreuil se recueillit un instant. Le jeune, homme l’examinait avec attention, se sentant réellement attristé en constatant le grand changement qui, depuis quelques semaines, s’était opéré sur le beau visage de sa mère. Il fallait que cette femme eût beaucoup souffert pour changer à ce point, et lui dans son égoïsme d’amoureux, il l’avait presque oubliée.
— Ma pauvre mère, dit-il en baisant les mains patriciennes de la marquise, ne craignez pas de vous épancher avec votre fils, il saura vous comprendre, si vous croyez avoir eu des torts à son endroit, il vous les pardonne de tout cœur en ne vous demandant qu’une faveur, c’est de ne plus vous faire de chagrin à ce sujet. »
— Oh ! merci, Hector, dit la marquise en le tenant pressé sur son cœur, puis-je me plaindre lorsque Dieu m’a donné un fils tel que toi.
Puis elle commença en ces termes :
« Mon premier cri creusa le tombeau de ma mère. Mon père, le duc de Castelnoy, était un homme froid, sévère, qui m’élevait dans la crainte. Les premières années de mon enfance s’écoulèrent tristement ; j’avais une nature vive, impressionnable, avide d’affection, je n’étais entourée que de cœurs secs. Je ne me souviens pas avoir jamais reçu un baiser de mon père. Il faisait de longues absences à la cour, me laissant à la charge de ma gouvernante, femme revêche, pour laquelle j’éprouvais beaucoup d’éloignement ; elle me grondait sans cesse, me rendant la vie insupportable. Je n’avais pour confidente que Marie, ma sœur de lait ; souvent je lui disais :
— Marie, je voudrais être à ta place ! Toi, tu es heureuse, entourée d’affection, tu as une mère qui t’adore. Moi, je me sens isolée, ici, seule dans ce château ; mon père n’a pour moi que de l’indifférence, ah ! si comme toi j’avais encore celle à qui je dois le jour !
« Au fond de mon âme s’agitait comme un souffle puissant qui cherchait à tout remplir, un besoin d’aimer, d’être aimée, d’être quelque chose pour quelqu’un. J’aurais voulu n’être plus poursuivie par cette pensée amère que nul ne s’occupait. de moi, que j’étais un petit être parfaitement indifférent à tous, mon imagination, un peu rêveuse, me jetait souvent dans de profondes mélancolies, qu’augmentait encore la solitude presque complète de notre demeure.
« Le château de mon père était situé sur une petite colline, au pied de laquelle s’étendait une vaste forêt. Nous étions à plusieurs milles de la ville, nuls voisins n’habitaient près de nous. Seul le château de Montreuil n’était pas très éloigné, j’aurais pu faire société avec ses habitants, si une grande inimitié n’eut régné entre cette famille et la mienne depuis des générations entières. J’avais souvent entendu dire à mon père :
« Si un Montreuil faisait la cour à ma fille, je le tuerais.
— Ainsi j’étais réduite à n’avoir pour toute compagnie que la bonne Marie que je voyais deux ou trois fois par semaine.
Un jour que je m’étais enfoncée bien avant dans la forêt, j’aperçus soudain un chien furieux qui s’élancait de mon côté ; ses yeux étaient flamboyants, sa bouche écumante, l’animal était atteint de la rage. J’allais devenir sa victime. Eperdue, je poussai des cris de terreur, la bête affolée saisissait déjà le bord de ma robe lorsqu’une détonation retentit, le chien tomba frappé d’un coup mortel. La balle avait touché le cœur.
Je tombai sur le sol presque privée de sentiment. Au même instant, un jeune homme déboucha de l’épaisseur du bois, son fusil encore fumant à la main. Il s’élança vers moi :
— J’espère, mademoiselle, me dit-il, que vous n’êtes pas blessée. Suis-je arrivé trop tard, l’animal vous a-t-il mordue ?
— Non, monsieur, mais comment pourrai-je assez vous remercier ; sans vous une mort affreuse m’attendait. »
Je levai sur lui mes regards remplis de reconnaissance. Oh ! combien je fus charmée de toute sa personne. Il était beau, Hector, beau comme tu l’es aujourd’hui, dans son regard il y avait tant de bonté que je me sentis de suite attirée vers lui. Il me parla avec un intérêt inconnu pour moi jusqu’alors dès ce moment, je compris que je lui avais donné toute mon âme.
« Nous nous revîmes souvent, mais jamais au château. Il était un de Montreuil ! Ce n’était qu’en tremblant d’être surprise que je le rejoignais dans la campagne ; cependant le charme de ces entrevues me faisait vite oublier mes craintes. J’étais si heureuse près de lui, à mes propres yeux j’étais devenue quelque chose, j’aimais, j’étais aimée, la vie avait désormais un but. Mes jours étaient remplis, un être cher comptait tous les battements de mon cœur. Chaque matin, il m’attendait avec impatience, nous passions ensemble de longues heures. Le marquis de Montreuil avait alors vingt-cinq ans, j’en avais seize. Il m’aurait épousée de suite, si l’inimitié qui régnait entre les deux familles n’eût mis un obstacle à cette union, il fallait attendre ma majorité. Le temps s’écoulait, de plus en plus nous devenions inséparables.
La marquise s’arrêta un peu émue ; au bout de quelques secondes de silence, elle reprit lentement comme si la parole lui devenait difficile :
— Hector, que te dirai-je, un jour, jour fatal, que le marquis, tout triste, était venu me prévenir que le roi lui ordonnait de partir sous peu pour l’armée, j’oubliai tout dans un moment de désespoir et d’amour.
Hector étouffa un cri, une sueur froide perla sur son front. Quoi, sa mère qu’il adorait, sa mère qu’il croyait incomparable, sa mère avait failli. Le jeune homme était devenu d’une pâleur mortelle, son beau front penché vers la terre ; il semblait ainsi, dans cette humble posture, vouloir cacher la honte qu’il éprouvait.
Cet homme au noble caractère, pour qui l’honneur des siens était le bien le plus cher, recevait en ce moment un coup terrible, il demeurait comme atterré devant ces révélations.
La marquise avait caché sa tête dans ses mains. Hector demeura longtemps sans pouvoir prononcer une parole. Enfin, s’approchant de Madame de Montreuil, il lui dit avec douceur :
— Ma mère, pourquoi me faites-vous le récit de votre passé ? Si vous avez fait une faute, ce n’est pas à moi à vous juger. N’eût-il pas mieux valu me laisser ignorer cette triste circonstance ? »
— Hector, la femme qui oublie son devoir doit tôt ou tard expier ses torts ; Dieu l’a voulu ainsi. Mon expiation est dans la confession entière qu’il faut que je te fasse aujourd’hui ! Ah ! Hector, que la punition est terrible, que les angoisses que j’ai éprouvées depuis quelque temps sont grandes ! Comprends-tu, mon enfant chéri, le désespoir de mon âme ? Cette faute que j’ai commise, cette faute, c’est vous qu’elle atteint, mes enfants bien-aimés, c’est Louise, c’est toi qui devez en souffrir les conséquences.
La marquise était dans un état de surexcitation pénible à voir, elle parcourait la chambre à grands pas, elle n’avait pas une larme dans le regard, mais il y a de ces douleurs aiguës qui n’ont même pas le soulagement des pleurs, ses yeux étaient égarés, elle répétait d’une voix entrecoupée :
— Oh ! mes pauvres enfants, c’est moi qui aurai fait le malheur de votre vie, vous me détesterez, vous me maudirez lorsque vous saurez tout.
— Calmez-vous, ma mère lui dit Hector, en la forçant à s’asseoir. Qu’avez-vous à redouter de nous, si la destinée nous frappe de ses coups, nous saurons souffrir avec vous, vous aimer, vous bénir toujours. »
La marquise leva sur son fils ses yeux remplis de reconnaissance.
— Mais, dit-elle, mon pauvre Hector, tu ne sais pas ce que j’ai encore à t’apprendre, auras-tu le courage de l’entendre ?
— Oui, ma mère, dit-il un peu effrayé de l’état de la marquise, mais ne me dites plus rien aujourd’hui, vous vous faites trop de mal, remettez à un autre jour. »
— Hélas, je n’ai que trop retardé. Ecoute encore la fin de mon histoire. »
« Le marquis, comme il me l’avait dit, partit quelques jours plus tard, après m’avoir juré de revenir aussitôt que possible pour m’épouser. Nous avions décidé qu’à son retour il m’enlèverait pour aller nous marier en Italie. Combien notre séparation fut cruelle, combien l’absence fut longue, elle dura toute une année durant laquelle je devins mère. Je n’avais personne au monde à qui confier mon malheur. Marie fut encore la seule qui connut mon secret. Elle était mariée alors, elle me promit de garder mon enfant chez elle, de la faire passer pour la sienne. Chose étrange, nous mîmes au monde, le même jour, chacune une petite fille.
Hector était devenu tremblant, la vérité se faisait jour à travers son cerveau en délire. La marquise continua :
— Ton père revint sur ces entrefaites. J’étais à peine remise d’une longue maladie que nous partions tous deux en cachette pour Rome. C’est là que nous reçûmes la bénédiction nuptiale, c’est là Hector, que tu es né, dix-huit mois après la naissance de ta sœur. Louise est ton aînée, Louise est ma fille !
Hector l’avait dit, il avait du courage. En voyant les souffrances de sa mère, il eut la force de lui cacher les siennes, mais il devint d’une pâleur livide. La marquise s’était jetée à genoux.
— Mon fils, me pardonnes-tu, lui dit-elle à travers ses larmes.
— Vous êtes toute pardonnée, ma mère, vous avez eu de grands chagrins, ce n’est pas moi qui voudrais jamais en ajouter aucun. Certainement la douleur qui me frappe est bien grande ; mais pour vous je saurai la supporter. »
En ce moment on frappa à la porte, la marquise se releva précipitamment, baisa la main de son fils et alla ouvrir. C’était un domestique qui lui apportait une lettre. Elle venait de Louise et contenait ces mots :
« Venez vite ici, Marie n’a plus que quelques heures à vivre, elle veut vous voir de suite. Elle dit qu’elle a une confidence à vous faire, qu’il faut que vous l’entendiez, qu’elle ne pourra mourir en paix si vous ne venez. Hélas ! je crois qu’elle a raison, de minute en minute la vie s’affaiblit chez elle. Pauvre Marie, combien mon cœur saigne à la pensée de la perdre.
— J’y vais, dit Madame de Montreuil ; Hector, veux-tu m’accompagner ?
— Où ? demanda-t-il.
— Chez Marie, elle se meurt et me fait appeler.
— Louise est là, repris le marquis ; non, ma mère, je ne puis la revoir à présent ; allez chez la pauvre femme et permettez que je me retire, je sens que j’ai besoin d’être seul afin de pouvoir remettre le calme dans mon esprit. »
Se dirigeant lentement vers la porte, il sortit. Alors un changement complet s’opéra sur tous ses traits. Le courage déployé pour paraître calme devant sa mère l’abandonna pour faire place à un désespoir terrible ; un chaos immense s’ouvrait devant lui, la vie où il allait désormais poser ses pas ne serait qu’un aride désert. Louise qu’il adorait, qui l’aimait, il n’avait plus le droit d’y songer ; cette enfant, dont il connaissait les riches qualités de l’âme, cette nature si fine, si bien douée, auprès de laquelle il avait toujours vécu, il faudrait la quitter ! il faudrait arracher de son cœur ce sentiment qu’il lui portait depuis si longtemps. Cette femme qu’il avait rêvé avec tant de bonheur être la sienne, un autre viendrait un jour la réclamer ; un autre recevrait sa tendresse, ses baisers, son amour. Il sentait son cerveau en délire. Ah ! non, non, mille fois la mort plutôt qu’un pareil supplice, un seul mot résonnait à ses oreilles : Ma sœur ! elle est ma sœur ! ! Pourquoi ses pas chancelants le conduisirent-ils à l’appartement de la jeune fille, il n’aurait pu le dire ; mais il entra machinalement dans cette petite chambrette à rideaux roses, que Louise avait ornée avec un goût exquis. Dans ce réduit charmant, il lui sembla que son âme allait le quitter. Il s’était laissé tomber sur une chaise, lorsque soudain un des souliers de satin de la jeune fille, oublié sur le bureau de toilette, frappa ses regards. Cette vue sembla raviver sa douleur. En effet, quel objet peut d’une manière plus touchante rappeler au souvenir l’être qu’on a perdu ! Avez-vous vu quelquefois une mère éplorée presser sur son cœur avec amour la petite chaussure de son enfant qui n’est plus ? Il lui semble que c’est encore une part de lui-même.
Pour Hector, le petit soulier de satin était une image trop vivante de Louise, il le rendait fou de douleur, le portant soudain à ses lèvres, il le saisit avec angoisse et s’enfuit avec lui s’enfermer dans sa chambre. Sur sa table reposait son grand fusil de chasse ; d’une main tremblante il le prit, une pensée horrible traversa son cerveau, d’un seul coup il pouvait mettre un terme à ses souffrances ! Pourquoi hésiter ? Qui le retenait ? Une minute encore et tout serait fini ! Oui, mais une voix lui cria en même temps : Ta mère, tu la tuerais aussi. Il remit l’arme sur la table ; alors une autre voix lui cria : Mais Louise, tu l’as perdue ! Hector sentit sa tête tourner, le sol fléchir, il s’accrocha au tapis de la table, les forces l’abandonnèrent complètement. Roulant sur le sol privé de connaissance, il entraîna dans sa chute le tapis avec tout ce qui reposait sur la table. L’arme en tombant fit feu et vint le frapper à l’épaule. Le bruit de la détonation attira les domestiques qui accoururent et trouvèrent le jeune homme baignant dans son sang. ....
Elle était partie l’âme déchirée, la marquise, pour aller au chevet de la mourante. Combien de pénibles pensées l’envahissaient, elle avait laissé derrière elle un fils au désespoir, pour se rendre près d’une femme qui toute sa vie lui avait été dévouée, et que la mort allait bientôt glacer. Le passé de la marquise se déroulait devant ses yeux ; elle revoyait ses heures écoulées près de celui qu’elle avait tant aimé ; puis les heures de la séparation, les heures de l’épreuve, le moment si cruel où Marie avait reçu son enfant premier né. Oh ! que d’horribles souffrances lui faisaient aujourd’hui éprouver Cette maternité. Cette femme aimante, à l’âme si impressionnable, ressentait doublement le chagrin de ses enfants, elle aurait voulu mourir pour pouvoir leur rendre le bonheur. Hélas ! elle était impuissante ; tout son amour ne pouvait rien, sans cesse elle aurait devant les yeux le malheur qu’elle avait fait !
Ainsi, le cœur déchiré, elle entra dans l’humble maisonnette de Marie et vint tomber en pleurant aux pieds de celle-ci qui reposait dans un fauteuil.
En voyant entrer sa tante, Louise se retira discrètement dans la pièce voisine. Elle savait que la malade avait une confidence à faire et ne voulait pas gêner par sa présence. Marie prit les mains de sa sœur de lait, les porta à ses lèvres.
— Ne pleurez pas, dit-elle, la mort ne me fait pas peur.
— Oh ! Marie, c’est moi qui voudrais mourir à ta place, répondit lài marquise, à travers ses sanglots, car la vie est pour moi un horrible fardeau, que je ne me sens plus la force de supporter ; toi qui de tout temps a reçu mes confidences, écoute le terrible malheur qui me frappe : mes deux enfants, ignorant qu’ils sont frère et sœur, s’aiment d’amour !
Marie tressaillit, un soupir de soulagement souleva sa poitrine, et, tout-à-coup serrant la marquise dans ses bras : « Ah ! ne pleurez plus, dit-elle ; mais pardonnez-moi ma faute, puisqu’aujourd’hui elle ramènera le calme dans votre âme. Louise n’est pas votre enfant, Louise est ma fille, rappelez-vous la ressemblance de ces deux petits êtres lorsqu’elles naquirent, mon enfant et le vôtre semblaient être jumelles, votre malheur m’avait tellement affectée que durant ma grossesse je n’avais qu’une pensée, la vôtre ; mon enfant en venant au monde fut votre image vivante, cette ressemblance qui me flattait m’aida plus tard à la faire passer pour votre fille. Je vous écrivis un jour que mon enfant n’était plus, c’était votre pauvre petite que le croup avait subitement enlevée. Vous me crûtes, ma fille devint la vôtre, vous l’avez élevée comme telle, vous l’avez aimée, aujourd’hui elle est une femme accomplie. Me pardonnez-vous de vous avoir trompée, d’avoir désiré pour mon enfant une position meilleure que celle que je pouvais lui donner ? »
Madame de Montreuil la regardait avec stupeur, sans trop savoir si elle ne rêvait pas. Tout ce qu’elle venait d’entendre était si imprévu. Enfin elle prononça ces mots : « Marie, ce que vous venez de me dire est-il bien vrai ?
— Madame, bientôt je paraîtrai devant Dieu ; ce n’est pas le moment de tromper.
— Oh ! alors mon fils peut donc encore être heureux, il peut aimer Louise. Ainsi elle deviendra ma véritable fille. Élevant ses mains jointes vers le ciel : Oh ! mon Dieu, dit-elle, je vous remercie, vous m’avez pardonnée ! »
Marie pleurait de joie ; elle allait mourir, mais mourir contente ; sa fille épouserait le fils de celle qu’elle avait toujours tant aimée ; c’était pour elle trop de bonheur, elle sentit qu’elle ne pourrait pas en jouir longtemps et pria Madame de Montreuil de rappeler Louise. La marquise obéit. Prenant la jeune fille par la main :
« Viens, mon enfant, dit-elles, viens dire adieu à celle qui t’a donné le jour, Marie est ta mère ! »
« Ma mère, fit la jeune fille, ah ! voilà donc pourquoi j’ai toujours eu pour elle tant d’amour. » Elle cacha sa tête dans le sein de la mourante.
« Ma fille chérie, dit Marie, Dieu a exaucé mes prières, je meurs contente, madame la marquise veut que tu deviennes son enfant. »
Elle ne put achever, les paroles expirèrent sur ses lèvres avec son dernier soupir. Un pâle rayon de lune vint en ce moment éclairer la chambre demeurée jusqu’alors dans une demi-obscurité, le visage de la morte apparut calme et souriant aux deux femmes qui pleuraient à son chevet.
Étendu sur un lit de douleur, Hector gisait dans le délire ; une inflammation cérébrale s’était déclarée chez le jeune homme et l’avait conduit aux portes du tombeau. La blessure qu’il avait reçue en tombant n’était pas grave, mais la perte du sang avait considérablement affaibli ses forces ; pendant plusieurs jours on perdit toute espérance de le sauver.
Qu’on juge du désespoir de la marquise. C’était elle qui l’avait tué ! ce que tout le monde avait reconnu être un accident, elle se disait : Cela n’est pas, Hector a voulu se suicider, c’est moi qui ai armé sa main ; je suis la meurtrière de mon fils ! Chaque seconde était une éternité, la pauvre femme faisait encore plus pitié que le mourant.
Ce fut en ces jours d’affliction que chacun put apprécier les riches qualités de Louise, elle était l’ange consolateur de Madame de Montreuil, la garde malade du marquis, ne laissant jamais échapper une plainte ni une parole de ses lèvres qui put révéler tout ce qu’elle souffrait ; elle voyait disputer à la mort celui qui était plus que sa vie ; combien de courage il lui fallait pour paraître câline lorsque son âme agonisait. Si parfois Hector semblait recouvrer sa lucidité pendant quelques instants, il regardait la jeune fille avec tendresse, puis soudain son regard changeait d’expression, ses yeux redevenaient hagards, il la repoussait avec violence et le délire le reprenait plus fort. « Non, disait-il, je ne veux plus la voir, enlevez-la de devant moi, sa vue me fait mourir. »
On conçoit ce qui se passait alors chez la pauvre Louise.
Madame de Montreuil seule comprenant ce que son fils voulait dire, s’était souvent penché sur le jeune homme pour lui murmurer à l’oreille qu’il se trompait, que Louise n’était pas sa sœur ; mais il repoussait sa mère. Souvent il fallait l’aide des domestiques pour parvenir à le calmer, à le faire demeurer dans son lit.
Le médecin déclara que le jeune homme avait sans doute éprouvé un violent chagrin dont le souvenir le hantait et que si dans les rares moment de lucidité qu’il avait on ne parvenait pas à le faire pleurer, il serait impossible pour lui de répondre de la guérison. Peut-être, dit-il, recouvrera-t-il la santé, mais son esprit sera perdu pour toujours.
C’était une guérison pire que la mort.
Le temps s’écoulait ainsi dans cette horrible anxiété sans apporter aucun changement. Un jour que Louise était assise au chevet du malade, qu’elle avait veillé une semaine entière, sans avoir fermé l’œil, elle sentit ses forces l’abandonner ; brisée par le chagrin et le besoin de sommeil, elle crut qu’elle allait mourir. « Mon Dieu, dit-elle, en prenant un petit crucifix dans ses mains, que votre volonté soit faite, retirez-moi de ce monde si vous le voulez, mais rendez-lui la santé. » Puis ses paupières se fermèrent, épuisée elle tomba dans un sommeil de plomb.
Un grand changement s’était opéré chez la jeune fille depuis un mois ; les événements cruels qui s’étaient succédé avaient considérablement amaigri, altéré ses traits ; les jolies couleurs roses naguère rendant ses joues si fraîches avaient complètement disparu, pour faire place à une pâleur marmoréenne ; il y avait sur toute sa figure un air de souffrance, d’épuisement, qui faisait peine à voir. En l’apercevant ainsi dans ce grand fauteuil, toute vêtue de blanc, les deux mains jointes sur sa poitrine serrant le crucifix, on l’eut cru morte. Tout aussi dans l’appartement prêtait à l’illusion, les bouquets de fleurs naturelles reposant sur le bureau, les rayons du soleil pénétrant à demi dans la chambre, à travers les épais rideaux de damas, venant se jouer à ses pieds augmentant encore la pâleur transparente de son visage. En cet instant le marquis qui reposait depuis près d’une heure ouvrit les yeux ; le délire semblait l’avoir quitté, ses regards demeurèrent longtemps fixés dans le vide. Il avait en ce moment un vague souvenir de ce qui s’était passé durant sa maladie, le dévouement de Louise, sa patience, sa tendresse à le soigner ; il se sentait ému d’être l’objet d’un attachement aussi grand, aussi tendre, cette femme aux sentiments si délicats, à l’âme si poétique lui avait prouvé combien il lui était cher. Ah ! qu’il était heureux. Le souvenir de la terrible confidence de sa mère l’avait quitté ; il jouissait à cette heure d’une joie parfaite. Soudain, il chercha du regard celle qui lui faisait éprouver tant de bonheur ; il l’aperçut près de lui, livide, les traits altérés, pâle, étendue dans ce grand fauteuil. Un cri s’échappa de sa poitrine. Se soulevant, il saisit les mains de la jeune fille, les porta à ses lèvres en l’appelant des noms les plus tendres ; lui demandant si elle était malade, mais Louise ne répondait pas, l’accablement qui s’était emparé de son être l’avait rendue parfaitement insensible à tout. Une terreur subite s’empara du jeune homme.
— Morte, s’écria-t-il, elle est morte !
Il se laissa retomber sur son lit, épuisé, brisé par une douleur immense ; des sanglots convulsifs soulevèrent sa poitrine, il pleura avec amertume.
— Morte ! répétait-il, elle est morte, pourquoi ne suis-je pas mort aussi ? »
Au même moment la marquise entra, aperçut son fils ainsi sanglotant, le visage enfoui dans ses oreillers. Était-il vrai ? Il pleurait, donc il était sauvé. La pauvre femme ne put retenir un cri de joie.
— Hector, mon enfant adoré, dit-elle en se penchant sur lui, regarde-moi, tu me reconnais, n’est-ce pas, puisque tu as pleuré, tu es sauvé maintenant, oh ! mon cher enfant, que d’angoisses nous avons éprouvées à ton endroit ; mais Dieu soit béni, tu nous es rendu.
— Louise, dit-il, elle n’est plus.
La marquise crut qu’il faisait allusion à la confidence qu’elle lui avait faite, qu’il voulait dire : Louise n’est plus pour moi qu’une sœur, il m’est défendu de l’aimer : et que c’était là le sujet de ses larmes.
— Rassure-toi, dit-elle en pressant la tête de son fils sur son sein. Louise n’est pas ta sœur, tu peux lui faire partager ta tendresse, elle est l’enfant de Marie, ma fille est morte lorsqu’elle était encore au berceau. »
Et la marquise raconta tout ce que la nourrice lui avait appris. Le jeune homme l’écoutait ; il lui semblait sortir d’un rêve pénible, le souvenir lui revenait, les souffrances terribles qu’il avait éprouvées avant sa maladie, son désespoir à la pensée d’avoir perdu Louise, puis aujourd’hui sa mère lui disait que tout cela n’était qu’une erreur. Il pouvait aimer la jeune fille, mais elle n’était plus.
— Ma mère, fit-il, pourquoi me dites-vous tout cela puisque Louise est morte. »
« Morte, répéta la marquise. Hector, tu te trompes, Louise est brisée de fatigue, elle n’est qu’endormie, la pauvre enfant n’a pas fermé l’œil de la semaine, voilà pourquoi elle ne s’est pas éveillée.
S’approchant de sa nièce, elle mit la main sur son cœur.
« Il bat, dit-elle, chère petite, elle vivra pour te rendre heureux, Hector, pour te faire oublier tout ce que ma faute t’a fait souffrir. »
Prenant la main de Louise, elle la plaça dans celle de son fils, afin de le convaincre de ce qu’elle lui disait.
« Elle n’est pas froide, cette main, mon enfant, elle M’est qu’amaigrie par la souffrance. »
Le marquis, à ce contact, si doux, sentit qu’il s’était trompé et l’émotion de la joie eut sur lui le même effet que celle de la douleur, il pleura avec un abandon bien grand.
La marquise, émue, ne chercha pas à sécher ses larmes, c’était sa guérison.
Plusieurs heures s’écoulèrent avant que Louise ne rouvrît les yeux. On l’avait transportée dans sa chambre et déposée sur un petit lit tendu de rideaux blancs ; le grand fauteuil dans lequel elle avait veillé toute la nuit auprès du marquis, avait aussi été transporté dans son appartement. Le jeune homme avait voulu s’y installer afin de voir s’éveiller celle qu’un instant il avait cru endormie pour toujours. Sa mère ne s’était pas opposée à ses désirs, elle se sentait si heureuse de voir que la raison était rendue à son fils, qu’elle n’aurait pu lui refuser aucune de ses demandes, même les plus extravagantes.
Hector sortait des portes du tombeau, son apparence était celle d’un mourant ; mais la joie lui donnait une force toute nouvelle. Il ne se sentit aucune faiblesse à se tenir assis plusieurs heures dans le grand fauteuil, épiant avec une impatience fébrile le réveil de la jeune fille.
Sa mère lui demandait souvent : « Hector, n’y a-t-il pas de l’imprudence à demeurer si long temps sans te reposer. »
— Non, je ne sens aucune fatigue depuis que je sais que Louise n’est pas ma sœur, ma mère, il n’y a plus aucun obstacle, n’est-ce pas ? Je pourrai bientôt la nommer ma femme, vous ne vous opposerez plus à notre union ? »
— Que par ton mariage elle devienne véritablement ma fille, Hector, c’est mon vœu le plus cher, cher. »
Un rayon de soleil couchant vint en ce moment illuminer la chambre. Louise tressaillit et rouvrit les yeux. En apercevant Hector et sa mère près d’elle, ses regards témoignèrent l’étonnement. Que s’était-il passé ? La marquise ne lui laissa pas le temps d’exprimer sa pensée, elle alla au-devant de ses questions.
« Ma chère petite Louise, dit-elle, réjouis-toi avec moi de la guérison de notre pauvre malade, Hector n’est plus en danger, il a pleuré en te regardant, en voyant tout ce que tu avais éprouvé d’angoisse, d’inquiétude à son endroit ; ma Louise bien-aimée, c’est toi qui as sauvé mon fils, c’est de toi aussi qu’il attend désormais tout son bonheur !
L’heure aimable du jour s’enfuyait ; la nuit n’était pas encore venue, un demi crépuscule seulement envahissait l’océan Atlantique, dont ce soir-là le calme majestueux offrait aux regards du matelot l’aspect du repos, l’oubli des tempêtes. Assise sur le devant du navire, une jeune personne belle comme un rêve, mignonne comme un amour, tenait les mains d’un grand et fort cavalier, penché tendrement vers elle. Il lui murmurait tout bas : « Ma petite femme chérie, combien je t’aime ! » Et le ciel encore bleu, et les étoiles commençant à scintiller dans l’incommensurable voûte, semblaient répéter, avec le jeune homme, à l’immensité des mers : Combien je t’aime !