Le service des Paquebots transocéaniens
Les paquebots sont les chemins de fer de l’océan. Ils rendent les mêmes services pour les transports. Ils emploient la même force, la vapeur tour à tour condensée et dilatée. Ils exigent pareillement le concours de la science et les ressources du capital. S’il y avait à marquer les rangs entre les deux modes de locomotion rapide et à les classer en raison de la difficulté vaincue, le paquebot l’emporterait sur la locomotive. Sans doute, pour livrer passage à celle-ci, il a fallu creuser ou relever le sol, construire des tunnels et des viaducs, jeter des ponts sur les fleuves, exécuter enfin ces travaux hardis qui excitent justement notre surprise et notre admiration ; mais une fois que la route est ouverte à force d’intelligence, d’argent et de bras, la locomotive glisse sans peine sur le rail, et, plus vite qu’un cheval emporté, elle reste docile à la main qui la mène. Bien différente est la condition du paquebot qui trace son sillage sur la mobile surface des mers. Pour lui, point de rail qui le soutienne et le dirige ; point de gares toujours prochaines où il puisse renouveler sa provision de combustible, se réparer ou s’abriter ; à chaque instant, il doit s’attendre à lutter contre la violence des élémens ; le vent, qui l’aidait tout à l’heure, lui devient contraire ; d’énormes masses d’eau se soulèvent et se dressent devant lui comme des remparts qui ne s’écroulent à son choc que pour menacer de l’engloutir sous leurs débris. Aussi quels prodiges de science, d’art et de travail pour donner la force et la vitesse à ce merveilleux instrument de transport qui contient tout en lui, le moteur, le combustible, les passagers, les marchandises, et qui remplit sur l’océan, avec plus d’audace et d’une façon plus complète, le même office que la locomotive roulant sur les voies ferrées !
Une grande, et belle industrie est née et s’est développée avec les paquebots. Déjà en 1853, alors qu’il s’agissait de créer en France les premières compagnies de transports à vapeur sur l’Océan, nous l’avons étudiée à ses débuts[2]. Que de progrès accomplis depuis cette époque ! Un ingénieur éminent, dont le nom est attaché aux œuvres les plus éclatantes et les plus utiles de l’industrie contemporaine, M. Eugène Flachat, vient de publier sur la navigation à vapeur un ouvrage complet, dans lequel sont consignées les notions scientifiques en même temps que les lois économiques qui président à l’organisation des paquebots. Ce remarquable travail nous fournit l’occasion toute naturelle de poursuivre, à l’égard des transports par mer, l’étude à laquelle nous nous sommes précédemment livré sur les transports par les voies ferrées. Ce sont, à vrai dire, les mêmes problèmes économiques, politiques et sociaux que provoque cette vaste question des transports maritimes ou terrestres. Faciliter les relations entre les hommes, multiplier les échanges de produits, en d’autres termes améliorer les conditions de la vie sociale, telle est la mission que remplissent les paquebots aussi bien que les chemins de fer. Nous voudrions donc exposer clairement l’organisation et le mode d’exploitation des paquebots, dire les résultats obtenus et indiquer, à la lumière des expériences faites dans les différens pays, les moyens d’étendre et de perfectionner ce système de communications, qui est destiné à prêter un concours si efficace aux idées de paix et de travail.
Un paquebot pourvu et aménagé pour des voyages rapides ne coûte pas moins de 4 ou 5 millions. Une ligne postale à établir entre l’Europe et les États-Unis par exemple comporte plusieurs navires. Il faut donc premièrement un capital très considérable pour monter un service transatlantique, et ce capital na peut être demandé qu’à l’association. D’un autre côté, l’expérience prouve que le capital dont l’emploi est nécessaire n’obtiendrait point, quant à présent, une rémunération suffisante avec les recettes provenant du transport des passagers et des marchandises : le fret ne couvrirait point les dépenses d’exploitation et l’amortissement. Il convient par conséquent d’ajouter au fret un élément extraordinaire de produit ; cet élément, c’est la subvention payée par l’état. Association des capitaux par la formation des compagnies, concours de l’état au moyen de subventions, voilà les deux conditions préalables et fondamentales pour la constitution des grands services de navigation à vapeur affectés au transport des correspondances.
Le système des subventions a été de tout temps l’objet de vives critiques. On y a vu tantôt une atteinte au principe de la libre concurrence, tantôt un sacrifice financier consenti indûment au profit d’intérêts privés. Comme ces deux objections se représentent toutes les fois qu’il s’agit de fonder de grandes compagnies de transport ou de réviser les termes de leurs contrats, il n’est pas inutile de les discuter. Aussi bien les argumens que l’on invoque contre les compagnies concessionnaires de services maritimes s’appliquent également aux concessions de chemins de fer et à d’autres concessions analogues qui procèdent de l’état ou des communes. Il y a donc là une question générale, sur laquelle il est très désirable que la lumière soit faite et que toutes les opinions s’accordent. On s’épargnerait ainsi pour le présent et pour l’avenir des débats inutiles, nuisibles même, car de telles discussions peuvent dans certains cas paralyser l’action féconde des capitaux et arrêter l’essor des entreprises les plus profitables pour l’intérêt public.
En proclamant le principe de la concurrence, la science économique a démontré que ce principe fournit la solution la plus équitable et la plus efficace du problème de la production. Précédemment le travail était soumis au régime des corporations, des privilèges et des monopoles, et cette réglementation existait,- non pas seulement parce qu’elle répondait à l’organisation même de la société civile et politique, divisée alors en classes très distinctes, mais encore parce qu’elle semblait devoir procurer un meilleur aménagement des forces productives. La révolution introduite dans la constitution et dans les mœurs politiques enleva à ce régime sa première raison d’être et l’ébranla profondément ; restait toutefois l’argument tiré de l’intérêt général de la production, intérêt qui paraissait mieux servi par les combinaisons particulières à l’aide desquelles le travail était réglementé. Ajoutons que la plupart des réformateurs qui se donnaient alors pour mission de réorganiser et de régénérer la société acceptaient volontiers et pratiquaient dans la mise en œuvre de leur système le : contrôle direct et absolu sur le travail, non point assurément pour avertir l’intelligence et les bras, mais pour les employer plus utilement, pensaient-ils, au bien-être général. La science économique avait donc à combattre tout à la fois les préjugés traditionnels de l’ancien régime et les illusions séduisantes de l’esprit nouveau ; elle avait à lutter contre la routine et contre la réforme ; il lui fallait prouver que le travail ne se gouverne pas à l’instar des machines qu’il met en mouvement, que l’autorité, même bienveillante, lui est absolument contraire, qu’il produit d’autant plus et d’autant mieux qu’il est plus libre : d’où la conséquence que les destinées de l’individu comme celles de la société sont intéressées à la liberté du travail. Cette démonstration a prévalu, non sans peine ; on peut dire qu’elle est aujourd’hui complète, au point de figurer désormais dans le catalogue des lieux communs.
Mais si la science économique fit triompher le principe de la libre concurrence, ce fut en invoquant l’intérêt général et non pas simplement une théorie. Supposons donc qu’il se présente des services exceptionnels qui ne s’accommodent point du régime de la concurrence et qui exigent pour naître et pour subsister une organisation spéciale ; il faudra bien recourir à un mode d’action particulier. Or cette supposition se réalise pour les grandes entreprises de transports rapides, chemins de fer ou paquebots. De gros capitaux sont nécessaires ; on ne peut les attirer qu’en leur offrant la perspective d’une rémunération. L’exploitation est très coûteuse ; on n’est en mesure d’y pourvoir que par une contribution additionnelle. Quoi que l’on imagine, on n’échappera point à la nécessité d’une assistance directe ou indirecte, sans laquelle les capitaux les plus téméraires ne songeraient pas à s’aventurer. Que cette assistance prenne la forme d’une subvention, d’une garantie d’intérêts, d’une concession privilégiée, peu importe. Le lait est là, dans toute son évidence. il « st facile de prétendre dogmatiquement que les subventions et les privilèges sont contraires aux prescriptions de la science ; mais il serait beaucoup moins aisé de montrer que les entreprises se formeraient toutes seules et que la société serait en possession de lignes de chemins de fer et de services transatlantiques, si elle n’en aidait très résolument la création, et si elle se fiait uniquement aux ressources et aux excitations de la concurrence. On compromet la science économique en lui attribuant une sorte de raideur inflexible qui n’admet ni tempérament ni transaction. Sa mission est de servir l’intérêt public, et elle doit reconnaître tous les modes qui y tendent, sauf à ne les accepter qu’avec discernement, et même, si l’on veut, avec défiance, quand ils paraissent s’écarter des règles générales.
Tout service de correspondances postales doit remplir trois conditions, à savoir : fréquence des voyages, exécution de ces voyages à date fixe, rapidité et sécurité du transport. Il faut que le navire parte régulièrement, en toute saison, quels que soient l’état des relations commerciales et le mouvement des voyageurs, c’est-à-dire que, pour certains voyages, sa cale et ses cabines peuvent être à peu près vides et ne lui procurer qu’un fret insignifiant. Il est nécessaire que sa construction et son armement présentent les plus grandes garanties de sécurité, puisqu’il est destiné à transporter non-seulement des passagers, mais encore les lettres, le numéraire et les marchandises les plus précieuses : or cette sécurité ne s’obtient que par une augmentation des frais de premier établissement et d’entretien. Enfin, pour atteindre le plus haut degré de rapidité, il est indispensable que le navire, avec ses proportions exceptionnelles, soit muni de puissantes machines et d’énormes approvisionnement de houille qui occupent sans profit un emplacement considérable. Voilà donc une entreprise qui, par sa nature même et par ses obligations, est placée en dehors de la concurrence. Elle pourrait, il est vrai, réclamer pour le transport des lettres et des valeurs qui lui sont confiées un prix calculé d’après les dépenses, et elle rentrerait ainsi dans les conditions générales qui régissent toute opération de commerce ; mais alors ce prix deviendrait tellement élevé que les communications postales par les voies rapides seraient fort réduites, et il en résulterait un grave dommage : il est même certain que dans de telles conditions les paquebots-postes ne se seraient jamais, établis. Les gouvernemens n’ont point hésité ; s’inspirant de l’intérêt public, ils n’ont considéré que le but à atteindre, et, convaincus que la subvention était indispensable pour l’organisation des services transocéaniques, ils ont accordé ces subventions ; c’est ce qui a eu lieu en France, en Angleterre et aux États-Unis. Ces exemples valent toutes les démonstrations.
On objecte que, grâce à la, subvention qui s’ajoute aux recettes de l’exploitation commerciale, les entreprises de paquebots réalisent des bénéfices, et qu’il serait beaucoup plus simple de réserver ces bénéfices pour l’état qui exploiterait directement les transports, plutôt que de laisser répartir les profits entre des capitalistes actionnaires. Dans cet ordre d’idées, on demande pourquoi le gouvernement ne pourvoirait pas au service des transports maritimes comme il pourvoit au service des postes sur les routes de terre, avec la chance de réaliser à son compte les bénéfices que prélèvent les compagnies. — L’objection n’est pas nouvelle : nous l’avons vue se produire à l’occasion des chemins de fer, lorsque s’est agitée la question de savoir si l’exploitation devait être retenue par l’état ou confiée à l’industrie privée. Les motifs qui, après de longues discussions, ont fait prévaloir le régime des compagnies de préférence à l’exploitation directe par l’état, existent, plus impérieux encore, pour l’organisation des paquebots. En outre, pour ces derniers, l’expérience a prononcé. Pendant plusieurs, années, le gouvernement français a entrepris le service des transports maritimes dans la Méditerranée : ce service lui a été financièrement très onéreux. Lorsqu’il s’en est dessaisi, non-seulement la subvention qu’il a du payer à la compagnie concessionnaire a été bien inférieure à la somme dès perles qu’il avait eu à supporter comme exploitant, mais encore les opérations commerciales se sont développées au point de compenser indirectement, pour le trésor, les frais de la subvention. C’est une question que l’on peut tenir pour jugée, et il serait vraiment superflu d’insister sur les argumens de doctrine et de fait qui recommandent le système dont l’adoption est consacrée aujourd’hui par la pratique des grandes nations maritimes.
Ainsi se trouve justifiée, même au point de vue de la science économique, le régime qui est appliqué à la constitution des services transocéaniens, et qui consiste dans la formation de grandes compagnies soutenues par des subventions. C’est l’intérêt public qui a déterminé les gouvernemens à favoriser ces entreprises par des mesures d’exception, et l’économie politique, nous le répétons, a pour objet de discerner et de recommander tout ce qui peut être profitable pour l’ensemble de la communauté. Quant à l’intérêt fiscal, on le représente à tort comme sacrifié par les subsides qui sont alloués aux compagnies, car, tous comptes faits, on observe que les revenus de l’état s’accroissent sensiblement par l’effet des communications plus fréquentes et plus rapides qui sont assurées aux correspondances, aux voyageurs et aux produits.
Quelle est la conséquence de cette démonstration ? C’est que l’organisation actuelle des paquebots, telle qu’elle résulte des combinaisons adoptées par les principales puissances commerciales et maritimes, n’est point contraire aux principes de la science sainement appliquée, et que, loin de nuire aux finances publiques, elle est pour l’état comme pour les particuliers une source d’enrichissement ; c’est qu’elle doit être conservée tant que l’instrument de transport n’aura point été modifié ou perfectionné de manière à puiser dans le fret un revenu suffisant pour couvrir les frais d’établissement et d’entretien, et tant que le mouvement des échanges dont il est l’intermédiaire ne deviendra point assez actif pour élever le produit du fret au niveau des dépenses ; c’est enfin que les compagnies concessionnaires doivent être considérées non point comme les agens d’un monopole, mais comme les agens d’un grand service d’utilité publique. Ces premiers points dégagés, on peut étudier plus librement les faits accomplis à l’aide de ce système, et apprécier sans arrière-pensée les progrès qui ont. été réalisés ? dans le mécanisme des communications transocéaniennes.
Les premiers services de paquebots régulièrement organisés pour des distances considérables datent de 1837. Pendant que le gouvernement français établissait les lignes du Levant, l’Autriche favorisait la création du Lloyd de Trieste pour les communications postales dans l’Adriatique et dans la Méditerranée, et l’Angleterre subventionnait la Compagnie péninsulaire, qui, chargée d’abord du service entre Falmouth et Gibraltar, prolongea bientôt ses parcours vers Malte et vers Alexandrie. Dès l’origine, le système de l’exploitation directe par l’état et le mode de l’exploitation par des compagnies subventionnées furent en présence. La France persévéra jusqu’en 1851 dans le système qu’elle avait adopté, et il lui en coûta une perte nette de 20 millions environ, somme bien supérieure à ce que lui eût coûté le paiement d’une subvention. En outre les navires qu’elle avait construits spécialement pour le service de la Méditerranée, et qui, dans la pensée du gouvernement, devaient être employés suivant les cas aux transports ou à la guerre, furent reconnus insuffisans pour chacune de ces deux fonctions. L’expérience acquise aux frais du trésor était décisive.
L’établissement des paquebots français, anglais et autrichiens dans la Méditerranée avait été inspiré surtout par l’intérêt politique. La question d’Orient était alors prépondérante. Elle faillit, en 1840, mettre l’Europe en feu. Il importait aux principales puissances de montrer fréquemment leur pavillon dans les mers du Levant et d’y affirmer ainsi leur influence. Lorsque les rivalités politiques eurent été momentanément amorties par l’intervention de la diplomatie, les paquebots demeurèrent les instrumens très actifs d’une concurrence commerciale qui développa dans de grandes proportions le trafic de la Méditerranée. Le Lloyd et la Compagnie péninsulaire étendirent leurs opérations en augmentant le nombre de leurs navires. Le gouvernement français, dont les paquebots exécutaient avec une parfaite régularité le service postal, mais ne se livraient que dans une mesure très restreinte aux transports du commerce, jugea qu’il fallait compter sur ce dernier élément et transformer le mode d’exploitation. Il traita donc avec la compagnie des Messageries impériales, lui céda ses paquebots et lui confia, moyennant une subvention, le service postal, auquel devait se rattacher désormais le trafic des marchandises.
La création des services à vapeur dans la Méditerranée devait nécessairement conduire à l’organisation de services analogues sur l’Océan. Ce fut la Grande-Bretagne qui entra la première dans cette voie. Dès 1839, le gouvernement subventionna des lignes régulières de paquebots pour les États-Unis ainsi que pour les Antilles et le golfe du Mexique. La compagnie Cunard et la compagnie du Royal-Mail datent de cette époque. Quelques années après, la Compagnie péninsulaire, qui desservait la Méditerranée, reçut de fortes subventions pour établir des lignes de paquebots dans l’Océan-Indien et dans les mers de Chine. L’exemple de l’Angleterre, les bénéfices que son commerce retirait de ces nouveaux moyens de transport et le sentiment vif et légitime de l’émulation nationale étaient de nature à engager les autres peuples maritimes dans la carrière que la Grande-Bretagne commençait à parcourir avec tant de succès, La France, après de longues études et quelques essais malheureux, réussit enfin à organiser de 1860 à 1862 les lignes des États-Unis, du Brésil et de la Plata, de l’Inde et de la Chine, en partageant ses subvention entre deux grandes compagnies, la Compagnie transatlantique et les Messageries impériales. De leur côté, les États-Unis ne demeuraient pas inactifs : sur l’Atlantique, leurs paquebots se dirigeaient vers Liverpool, le Havre et Brème ; sur l’Océan-Pacifique, ils créaient les lignes de San-Francisco et de Valparaiso. Enfin l’Autriche voulut, elle aussi, prendre part à ce mouvement de communications rapides et elle s’imposa de lourds sacrifices pour entretenir des services, de navigation à vapeur. Bref, depuis cinq ans, les principales contrées du globe sont reliées entre elles par les correspondances régulières et fréquentes que procurent les navires à vapeur. Après s’être essayées et formées dans l’étroit bassin, de la Méditerranée et sur les grands fleuves de l’Amérique, les entreprises de paquebots ont affronté les hautes mers : elles se répandent et rayonnent dans toutes les directions. De même que les compagnies de chemins de fer, elles exploitent des lignes principales et des embranchemens, c’est-à-dire le premier et le deuxième réseau. La période d’expérience, qui a duré près de vingt-cinq ans, a fait place à la période d’exploitation universelle, et la navigation transocéanienne à la vapeur, qui n’était d’abord qu’une exception et comme un objet de luxe, est devenue le mode ordinaire et normal des transports non-seulement pour les correspondances posâtes, mais encore pour les passagers et pour un certain nombre de produits.
L’expérience acquise depuis trente ans permet d’examiner utilement et de traiter en connaissance de cause la plupart des questions qui intéressent la concession et l’exploitation des services de paquebots. Quels doivent être le mode de concession et les dispositions essentielles des contrats ? Quels sont les rôles respectifs du fer et du bois, de la roue et de l’hélice, dans les systèmes de construction et de propulsion des navires ? Quelles peuvent être les dimensions des bâtimens ? Dans quelle mesure la voile doit-elle être utilisée comme auxiliaire de la vapeur ? Ces différens points sont exposés et discutés dans l’ouvrage de M. E. Flachat, à l’aide de démonstrations techniques que nous n’avons pas à reproduire, et dont nous nous bornerons à indiquer les résultats.
Pour le mode de concession, il y a, comme on le sait, deux systèmes, le système de l’adjudication publique et celui de la concession directe. Chacun de ces deux systèmes a été appliqué en Angleterre et en France. Le premier a réussi en Angleterre ; en France, il a échoué. L’élément nécessaire de succès pour le régime de la concurrence, c’est qu’il y ait, dans le pays où on l’applique, un nombre suffisant de compétiteurs sérieux, et que l’abondance des capitaux, le développement de l’esprit d’association, l’état florissant de l’industrie maritime permettent à plusieurs entreprises d’entretenir un service de paquebots. La lutte s’établit ainsi naturellement, et la concession est dévolue à celui des concurrens qui offre les meilleures conditions pour l’intérêt public. L’Angleterre possède depuis longtemps ces diverses ressources : les capitaux y abondent et sont habitués à l’association, l’industrie maritime est fortement constituée, et elle trouve à sa portée des chantiers de construction et des bassins pour les réparations, ce qui facilite l’organisation prompte et économique d’un service de navigation à vapeur. Cependant la première concession importante qui ait été faite, celle des communications postales entre Liverpool et New-York, a été accordée en 1838 à M. Cunard, puis modifiée et continuée par des contrats successifs, sans adjudication ni concurrence. Depuis plusieurs années, le régime de l’adjudication publique a prévalu, et tout porte à croire qu’il sera adopté pour les concessions futures. Ce n’est point qu’il paraisse exempt d’inconvéniens ; mais il est le plus conforme aux mœurs économiques de l’Angleterre, et, comme en définitive on est assuré que les appels à la concurrence seront entendus et que les engagemens seront souscrits par des compagnies solvables et sérieuses, le gouvernement préfère un mode de concession qui le décharge de toute responsabilité.
En France, nous l’avons dit, il n’en est pas de même. Le système de l’adjudication, tenté en 1855 et 1856 pour l’établissement des services transatlantiques, fut reconnu impuissant, et l’on dut recourir à la concession directe qui a mis entre les mains de deux grandes compagnies l’exploitation des lignes de l’Amérique et des Indes. Est-il besoin de rappeler que, pour l’organisation d’entreprises aussi considérables, le marché français offre moins de ressources que le marché anglais ? Les correspondances et les relations du commerce extérieur sont beaucoup moins actives ; les capitaux se portent moins facilement vers l’industrie maritime. Où sont les chantiers capables d’exécuter avec régularité et promptitude les travaux de construction et de réparation pour ces immenses navires, dont les proportions diffèrent si largement de celles que présentent les instrumens ordinaires de transport, tandis qu’en Angleterre, où la navigation à vapeur est depuis longtemps très étendue et où le trafic des marchandises emploie des bâtimens du plus fort tonnage, plusieurs ports possèdent des Usines, des chantiers, des bassins, qui sont en mesure de pourvoir à l’entretien matériel des services de paquebots ? Il fallait donc que la France créât de toutes pièces non-seulement l’industrie des transports à vapeur et à grande vitesse, mais encore les industries accessoires et les établissemens indispensables. C’est ce qui a été fait. La Compagnie générale transatlantique a organisé de grands ateliers à Saint-Nazaire, et la compagnie des Messageries impériales, indépendamment des ateliers qui lui sont propres, a donné naissance à la compagnie des forges et chantiers de la Méditerranée. Dans de telles conditions, le régime de l’adjudication ne pouvait convenir pour la fondation des entreprises de paquebots. L’instrument de la concurrence, c’est-à-dire le concours de plusieurs entrepreneurs capables d’assurer le service, n’existait pas. On devait chercher, désigner presque le groupe de capitalistes qui pourrait, à prix débattu, assumer la responsabilité et les charges d’une aussi lourde affaire, et c’est à ce mode que l’on a abouti, en procédant par concessions directes. Si l’on avait compris dès l’origine cette nécessité résultant de la situation particulière de l’industrie française, nous aurions eu dix ans plus tôt nos services maritimes.
Plus on approfondit la question, plus on éprouve de difficulté à se prononcer en faveur de tel ou tel système de concession, et les documens recueillis par les enquêtes anglaises laissent subsister cette incertitude. Au premier examen, l’adjudication publique paraît être le mode le plus rationnel et le plus avantageux pour le budget ; mais si l’on entre dans le détail, on rencontre de graves objections. S’agit-il d’un service nouveau à établir, rien ne garantit que l’aveugle sort des enchères attribuera la préférence à celui des concurrens qui est le plus apte à constituer l’entreprise, et pour une économie qui peut être très minime l’état est exposé à être mal servi. S’agit-il d’un service à continuer après l’expiration de la concession existante, il serait imprudent de ne point laisser l’entreprise aux mains du concessionnaire qui a acquis l’expérience et qui a fait ses preuves ; il serait inique de transférer à d’autres les bénéfices d’une industrie que le premier concessionnaire a créée, développée à grands frais, peut-être même à perte, car dans ce genre d’opérations les commencemens sont toujours plus ou moins livrés à l’inconnu. Avec l’adjudication, il faut préciser avec la plus stricte rigueur dans le cahier des charges le nombre, les dates, les vitesses des voyages, la direction des lignes, et, comme les relations commerciales et postales sont sujettes à se modifier et à se déplacer, il importe que le traité passé entre l’état et l’entreprise soit de courte durée. Or une concession à court terme exige une plus forte dépense d’amortissement annuel, et doit par suite être plus coûteuse.
La concession directe n’offre pas ces inconvéniens. Elle laisse à l’état une plus grande autorité sur le concessionnaire. Quelque précises que soient et doivent être les conditions du traité, elle permet d’obtenir plus facilement des augmentations ou des modifications de parcours et de réaliser sans retard les progrès que réclame l’intérêt public. Les contrats pouvant dès lors s’étendre à une plus longue période, l’entreprise, qui a l’avenir devant elle, s’organise plus largement, ne craint point d’engager une plus forte somme de capital, jouit d’un meilleur crédit, et se trouve dès lors mieux en mesure de développer son exploitation lorsque le gouvernement, tuteur et organe de l’intérêt général, le juge utile. C’est ce que nous avons vu en France, où les conventions primitives conclues avec la compagnie des Messageries impériales et avec la Compagnie générale transatlantique ont été successivement modifiées par des additions de services que l’on eût obtenues moins aisément et surtout moins promptement de compagnies procédant du régime de l’adjudication. Il y a là pour le public, c’est-à-dire pour l’intérêt prépondérant, un avantage incontestable. La seule objection consiste en ce que les concessions de toute nature, stipulant des subventions en argent ou des privilèges plus ou moins étendus, ne sauraient être laissées à l’arbitraire du gouvernement et des fonctionnaires qui le représentent ; mais cette objection de vient sans valeur du moment que les contrats et les noms des contractai sont soumis au contrôle du pouvoir législatif et que la concession ne peut être définitive qu’en vertu d’une loi. Au moyen de cette procédure, toutes les demandes, toutes les réclamations des parties intéressées sont soumises à un examen attentif ; les chambres, la presse, le public, sont appelés à donner leur avis ; l’affaire se traite au grand jour, et il faudrait plaindre les pays où ces garanties ne suffiraient pas pour assurer la convenance en même temps que l’honnêteté de ces grandes transactions. En résumé, nous estimons que, si l’on met en balance les avantages et les inconvéniens des deux systèmes, la concession directe est préférable à l’adjudication publique pour la constitution des services de paquebots. Les gouvernemens ont eu longtemps la pensée que les navires affectés aux communications postales pourraient être, le cas échéant, employés comme navires de guerre, et lors des premières concessions ils ont inséré dans les cahiers des charges ou dans les contrats des clauses spéciales pour la construction et l’armement. L’expérience a démontré le vice de cette combinaison. Un bon paquebot serait un mauvais navire de guerre, et réciproquement. Le premier doit tout sacrifier à la vitesse, le second à la force d’attaque et de résistance. Aujourd’hui, en France comme en Angleterre, on a complètement renoncé aux navires à deux fins. Les paquebots peuvent d’ailleurs rendre les plus grands services en temps de guerre. Ils exécutent les transports de troupes, de munitions, d’approvisionnemens, et demeurent les plus utiles auxiliaires de la flotte. C’est ainsi qu’ils ont rendu de grands, services pendant les guerres de Crimée et d’Italie. Là doit se borner leur rôle ; aussi les clauses relatives à leur armement militaire ont-elles complètement disparu des contrats.
Cette renonciation à l’emploi des navires mixtes émancipa en quelque sorte l’art du constructeur, et facilita singulièrement les études relatives à la confection des paquebots. Pendant que les ingénieurs militaires s’appliquaient à perfectionner l’instrument de combat, les compagnies s’occupaient exclusivement d’améliorer l’instrument de transport, pour le rendre tout à la fois plus rapide et plus apte à ses fonctions commerciales. Les progrès se sont accomplis parallèlement avec une émulation profitable pour chacune des deux marines. Le premier problème à résoudre était d’obtenir l’agrandissement du navire de telle sorte que celui-ci pût, avec un accroissement de vitesse, transporter un plus grand nombre de passagers, une plus, grande quantité de marchandises, et procurer une plus grande somme de fret. Les premiers paquebots jaugeaient à peine 2,000 tonnes avec une puissance motrice de 400 chevaux au maximum. Aujourd’hui la capacité des navires excède 4,000 tonnes, et la puissance motrice, pour les navires qui font les traversées entre l’Europe et les États-Unis, atteint 1,000 chevaux. Il y a vingt ans, l’ingénieur anglais Scoresby déclarait que pour les traversées transatlantiques les navires de grandes dimensions seraient les plus avantageux sous le rapport de la sécurité et de l’économie, et il prédisait que d’énormes navires, y seraient un jour employés. Cette prédiction se réalise. Le Great-Eastern dépasse à cet égard tout ce que les esprits aventureux pouvaient imaginer. Sans doute ce géant des mers, avec ses 24,000 tonneaux de jauge, ses 2,600 chevaux de force motrice, n’est point un navire commercial, en ce sens que, dans l’état présent du commerce et des relations interocéaniennes. Il ne trouverait point à jour fixe un chargement rémunérateur ; on doit même ajouter qu’il a été construit en dehors des données de la pratique, parce que son tirant d’eau de 8 mètres lui ferme la majeure partie des ports de commerce. Il porte ainsi la peine de sa puissance, il est supérieur à son temps ; mais au point de vue nautique il fournit la démonstration la plus éclatante des dimensions que peut réaliser l’art de l’ingénieur. Il a navigué, il a affronté avec succès toutes les fortunes de mer ; s’il n’enrichit point les capitalistes qui se sont associés à l’audace de Brunel, s’il doit, lui aussi, gémir sur sa grandeur qui le retient trop souvent au rivage, il compte dans ses états de service l’une des plus grandes œuvres de la civilisation moderne, la pose du premier câble électrique entre les deux mondes. Il a donc fait noblement ses preuves, et il a résolu avec un plein succès le problème des navires énormes que prédisait Scoresby. Quelle est la conséquence de cette démonstration ? C’est que les dimensions des grands paquebots peuvent être augmentées bien au-delà des dimensions actuelles, c’est que la jauge de 4,000 tonnes pourrait être sextuplée sans péril et même avec un surcroît de sécurité et de vitesse, c’est que les relations, transocéaniennes, à mesure qu’elles se développent, sont assurées de trouver à leur portée un instrument de transport qui se développera pareillement en proportionnant sa puissance aux services qui lui seront demandés.
Quant à la vitesse, c’est-à-dire à la condition essentielle du service des paquebots, l’agrandissement des navires la réalise de la façon la plus certaine, ainsi que l’établissent les expériences faites par la marine militaire comme par la marine commerciale. Les grandes dimensions des navires et leur grande puissance motrice dominent l’agitation de la mer et de l’air, agitation qui crée l’obstacle le plus sérieux à la rapidité de marche. « Ce qu’on ignorait, dit M. Eugène Flachat, et ce qui est une découverte aussi riche d’avenir pour les transports maritimes que le sont les chemins de fer pour les transports sur terre, c’est qu’il y a entre la plus grande agitation de la mer et la plus grande dimension d’un navire une relation qui assure à ce dernier la supériorité en le laissant maître de sa stabilité, de sa puissance motrice et de sa direction. C’est là la grande leçon donnée par cette succession de navires de plus en plus grands, de plus en plus puissans. La vitesse croissante et la régularité des trajets, la nature même des rares accidens qui ont suspendu leur marche et qui sont dus sans exception à quelque pièce de la machine, à un défaut, à un oubli, ont démontré que la voie des grandes dimensions était la seule rationnelle, puisqu’elle aboutissait à la satisfaction de cet intérêt de vitesse qui semble placé au premier rang de tous ses besoins qui s’attachent aux moyens de communication. » On comprend ainsi comment en France et en Angleterre les compagnies concessionnaires des services maritimes emploient des navires d’une dimension supérieure à celle qui-est prescrite par leurs contrats, et l’on apprécie mieux la portée de l’expérience à laquelle se sont livrés les constructeurs du Great-Eastern. Nous sommes bien loin encore des 24,000 tonnes et des 2,600 chevaux de cet immense navire ; mais nous savons dès à présent que l’on pourra, quand cela sera nécessaire, atteindre de pareils chiffres, et les générations futures nous devront quelque gratitude d’avoir, au début même de la création des paquebots, étudié et travaillé pour elles.
Les premiers paquebots étaient construits en bois. Le bois n’a point tardé à céder la place au fer. Au point de vue de la construction, l’établissement des grandes usines où l’on prépare le fer assure aux chantiers une abondance d’approvisionnemens et une économie que l’on n’obtient pas au même degré avec l’emploi du bois. Le bois doit être choisi avec le plus grand soin, il faut souvent le faire venir de longues distances ; il demande à être conservé dans de vastes magasins et amené à l’état complet de siccité avant d’être affecté utilement aux constructions navales ; les ouvriers qui le travaillent, les charpentiers de navires, forment un corps d’état dont l’effectif, naturellement limité, devient insuffisant lorsque les commandes affluent dans les chantiers, et dont les exigences, d’ailleurs fort légitimes, tendent à élever le prix de la main-d’œuvre. Avec le fer, ces inconvéniens disparaissent. Aujourd’hui tous les peuples avancés en industrie possèdent des usines où le métal est traité avec une grande perfection et qui suffisent promptement à toutes les commandes. Une coque de navire est fabriquée comme un simple outil, démontée et transportée pièce par pièce et rendue sur le chantier ou sur le lieu d’emploi, pour y être assemblée et mise en service. On n’a plus à subir les dépenses d’approvisionnement et de conservation de la matière ; on n’a plus à redouter la rareté des ouvriers. Le génie maritime trouve dans l’industrie métallurgique un auxiliaire toujours prêt » qui peut étendre au premier signe ses moyens de production, et qui lui offre d’inépuisables ressources, surtout depuis que le libre échange permet au constructeur de s’adresser aux manufactures étrangères. Pour l’exploitation, les navires en métal présentent de nombreux avantages : une plus longue durée ; à dimensions égales, plus de capacité et de légèreté, ce qui augmente le revenu du fret ; plus de sécurité, parce qu’il est plus aisé de multiplier et d’isoler les compartimens du navire et de parer ainsi aux dangers des voies d’eau et de l’incendie ; enfin de meilleures conditions de salubrité, parce que le maintien de la propreté intérieure et l’expulsion des eaux de cale y sont plus faciles. Aussi les bâtimens en fer prennent-ils une place de plus en plus grande dans la marine commerciale des différens pays, et un nouveau progrès se prépare avec l’emploi de l’acier. D’après les documens statistiques, on comptait en Angleterre, à la fin de 1864, sur un effectif total de 2,401 navires à vapeur, 848 bâtimens en bois, 1,542 bâtimens en fer et 11 en acier. Si l’on établit la comparaison d’après les tonnages, on trouve, en 1864, pour les bâtimens en bois, un total de 146,000 tonnes, et pour les bâtimens en métal 846,000 tonnes. Depuis 1864, la différence au profit de ces derniers va toujours en croissant ; les coques en bois ne sont plus conservées que pour les bâtimens de faible tonnage. Quant aux grands paquebots employés tant en France qu’en Angleterre pour les communications postales, les types récemment construits sont en fer. La victoire du métal sur le bois peut être aujourd’hui considérée comme définitive.
De même que le fer a remplacé le bois, de même l’hélice tend à se substituer, comme organe moteur, au système des roues. Ce sont les expériences faites par la marine militaire qui ont encouragé, pour les transports du commerce, l’adoption du nouveau mode de propulsion. Ces expériences prouvèrent que l’on obtiendrait par l’hélice une vitesse à peu près égale avec des machines moins puissantes et avec une moindre consommation de combustible. Les compagnies étaient trop intéressées à ce résultat, qui se traduisait par une réduction de dépenses, pour ne pas poursuivre les études si heureusement commencées sur l’emploi de l’hélice. Celle-ci fut d’abord appliquée aux navires qui ont à faire de longues traversées, pour lesquelles l’économie de la houille est d’une importance capitale, et aux services qui n’exigent point en première ligne la condition de vitesse, tels que les transports des émigrans et des marchandises. Le succès fut complet, et aujourd’hui, même sur les lignes postales de l’Europe aux États-Unis, où les compagnies concurrentes luttent de vitesse, les navires mus, par l’hélice sont déjà plus nombreux que les navires à roues. Ils donnent en effet, à tonnage égal, plus de place pour les marchandises, et, dégagés sur leurs flancs du poids et de la résistance qu’opposent les tambours des roues, ils profitent mieux des brises favorables. Les bâtimens à roues conservent la supériorité pour les courtes traversées, et surtout pour les communications qui exigent un faible tirant d’eau, l’hélice ayant besoin d’être profondément immergée pour exercer toute son action ; mais pour l’ensemble des transports le nouveau système de propulsion est destiné à se propager rapidement.
Les premiers steamers étaient presque entièrement dépourvus de voiles. Il semblait qu’il y eût antipathie entre la vapeur et le vent, et que l’invisible machine, installée au fond du navire, dédaignât tout secours étranger. Quels regrets ou plutôt quelle indignation dans le cœur des vieux marins, habitués à manier la toile et la brise ! Le passager lui-même, si pressé qu’il fût d’arriver au port, n’éprouvait-il pas aussi quelques regrets quand au lieu de l’élégante voilure, pleine de vie et d’harmonie, il ne voyait plus que l’épaisse fumée, traçant dans le vide du ciel un noir et monotone sillon ! La marine militaire fut la première à protester contre cette tyrannie de la vapeur. On avait à sa disposition deux forces, l’une donnée par la nature, l’autre créée par l’industrie. Pourquoi ne pas se servir de toutes les deux ? Quoi de plus rationnel que de les faire assister l’une par l’autre en combinant leur action ? Ainsi furent essayés des. modèles de navires dans lesquels la voile reprenait une place modeste, presque timide, pour se déplier de temps en temps et pour aider à certaines manœuvres. Peu à peu elle a reconquis son empire ; vaisseaux, frégates, lui obéissent comme autrefois : elle a forcé la vapeur à s’allier avec elle. Pour les paquebots, la réhabilitation de la voile n’est point encore aussi complété ; mais les efforts des ingénieurs sont dirigés vers ce but, qui est plus facile à atteindre sur les navires à hélice que sur les navires à roues. La science doit évidemment trouver le moyen d’utiliser à la fois le moteur naturel et le moteur mécanique, d’employer concurremment le vent et la vapeur et d’appliquer au transport toutes les forces disponibles. La navigation y gagnera en vitesse comme en sécurité.
En résumé, sans qu’il soit nécessaire d’aborder les détails techniques et à ne considérer que les résultats, on peut juger des progrès qui depuis vingt ans ont été réalisés dans la construction des steamers affectés aux grands parcours transocéaniens ; on est sorti de la période des essais, les problèmes à résoudre sont connus, les plus importans sont résolus ou en voie de l’être. On sait que les dimensions des navires comportent d’énormes accroissemens ; on n’a plus aucune incertitude sur l’emploi du fer substitué au bois ; on commence à être fixé sur les qualités respectives de la roue et de l’hélice ; on s’applique à utiliser la force du vent combinée avec celle de la vapeur. Après de nombreux tâtonnemens, la science est arrivée à perfectionner l’instrument du transport au triple point de vue de la sécurité, de la rapidité et de l’économie. Ces améliorations, qui profitent à toute la marine, sont dues principalement aux savantes études des ingénieurs de l’état ou des grandes compagnies, soit en France, soit en Angleterre. Il n’est pas indifférent d’en faire la remarque. En matière de navigation, les moindres expériences sont très coûteuses. Ceux-là seuls peuvent les entreprendre qui disposent de forts capitaux et qui sont directement très intéressés au progrès. Telle est la condition de l’état ou d’une compagnie puissante. L’un et l’autre sont en mesure de consacrer aux expériences un capital qui dépasserait les ressources du constructeur le plus ingénieux ou du plus habile armateur. En cas d’échec, la perte est relativement minime, et si l’essai réussit, le bénéfice est en raison de l’importance de la construction et du trafic. Les arsenaux d’un état et-les chantiers d’une compagnie sont des laboratoires où les ingénieurs les plus éminens dans toutes les branches de l’industrie navale travaillent incessamment au profit de tous. Ces établissemens remplissent dans l’œuvre générale de la production un rôle essentiel, et c’est une raison de plus pour encourager, au nom de l’intérêt public, les grandes associations de capitaux qui concourent avec l’état à l’avancement de la science maritime.
Les progrès techniques qui viennent d’être énumérés ont amélioré le service des paquebots sous le rapport de la vitesse, du comfort pour les passagers et de l’espace disponible pour les marchandises. Les premiers navires de la compagnie Cunard avaient une vitesse moyenne de 8 à 9 nœuds : aujourd’hui la vitesse des paquebots transatlantiques anglais et français atteint et dépasse même 12 nœuds. Les installations pour les passagers sont beaucoup meilleures qu’à l’origine, les curieux qui visitent les grands steamers amarrés dans les bassins peuvent admirer le luxe parfois excessif qui décore les salons et les cabines ; mais ce que les, voyageurs apprécient davantage, et avec raison, ce sont les combinaisons ingénieuses et presque savantes qui se révèlent dans tous les détails de l’aménagement, et qui tendent à diminuer la fatigue d’un long séjour à la mer. Quant aux marchandises, elles n’occupaient à bord des anciens paquebots qu’une place très restreinte ; maintenant elles y trouvent d’amples espaces où s’arriment de précieuses cargaisons. Par une conséquence naturelle, l’amélioration du navire a créé une plus grande affluence de passagers et une plus grande somme de transports. Les compagnies ont été incitées à multiplier et à rapprocher les départs, à organiser de nouvelles lignes, à desservir des escales qui n’étaient point indiquées dans leurs contrats, en un mot à étendre leur exploitation dans la mesure de l’intérêt général, qui s’accorde presque toujours avec leur intérêt propre ; elles ont pu réduire les prix du passage et le taux du fret. Le perfectionnement du véhicule a développé la matière transportable, et par réciprocité l’abondance de la matière transportable, en augmentant les recettes des entreprises, permet à celles-ci de subvenir aux dépenses nécessaires pour accroître la puissance utile du paquebot.
Là ne se borne point l’action bienfaisante des services subventionnés par les gouvernemens. La rapidité, poussée au point extrême et comme il convient de l’obtenir pour les correspondances, est une marchandise très coûteuse que tous les voyageurs et que toutes les marchandises ne sont pas en état de payer. Il était donc nécessaire de posséder, à côté des steamers les plus rapides, une catégorie de navires qui, sans avoir le même degré de vitesse, fussent cependant capables de procurer le transport accéléré et régulier que la voile refuse trop souvent et que la vapeur seule peut donner. Grâce aux constructions en fer et à l’hélice, c’est-à-dire grâce aux études poursuivies d’abord dans l’intérêt des paquebots-postes, ce type de navire existe, et il sillonne aujourd’hui toutes les mers ; il effectue les longues traversées aussi bien que le cabotage, il transporte à bas prix les modestes émigrans et les lourdes marchandises ; utilisant à la fois la vapeur et la voile, il se plie aux services les plus variés et il remplace peu à peu l’ancien matériel. C’est en Angleterre, pays de fer et de houille, que cette substitution s’accomplit le plus rapidement. La navigation à vapeur présente un tel avantage de sécurité, si on la compare avec la navigation à voiles, qu’elle a déjà enlevé à sa rivale la presque totalité des transports de voyageurs. La statistique des naufrages, dressée avec beaucoup de soin par l’administration anglaise, est à cet égard très éloquente. Il y a huit fois moins de risques de naufrage à la vapeur qu’à la voile, et, si l’on ne fait porter la comparaison que sur les steamers qui sont affectés spécialement aux passagers, la proportion est encore beaucoup moindre. Quant aux marchandises, bien que le fret par la vapeur reste plus coûteux, on obtient d’un autre côté une économie sensible, non-seulement par suite de la rapidité des traversées (ce qui diminue d’autant l’intérêt du capital engagé), mais aussi à raison de la sécurité, qui amène une réduction dans le taux des assurances, soit pour les navires eux-mêmes, soit pour les produits. D’après les calculs de M. Flachat, cette réduction ne représenterait pas moins de 400 ou 500 millions par an pour l’ensemble des transports océaniens, si la vapeur était seule employée. Telle est l’importance de la transformation du matériel naval, transformation dont l’origine et les développemens doivent être attribués pour la plus grande part à la création des paquebots-postes.
On compte actuellement près de 200 paquebots subventionnés par la France, l’Angleterre et les États-Unis. La valeur de ce matériel dépasse 400 millions de francs. Les trois grandes entreprises anglaises, la compagnie Royal-Mail, qui dessert le golfe du Mexique, les Antilles, le Brésil et la Plata, la compagnie Cunard, qui fait le service entre l’Angleterre et les États-Unis, la Compagnie péninsulaire et orientale, qui est chargée des transports dans la Méditerranée et dans les mers des Indes et de la Chine, emploient 87 paquebots, parcourent annuellement, aux termes de leurs contrats, près de 760,000 lieues marines, avec des subventions s’élevant ensemble à 26 millions de francs. En France, la compagnie des Messageries impériales exploite, avec 62 navires, un réseau de 471,000 lieues dans la Méditerranée, dans l’Atlantique, sur le Brésil et dans les mers de l’Indo-Chine ; elle reçoit une subvention de 14 millions et demi. La Compagnie générale transatlantique fait parcourir à 21 paquebots une distance annuelle de 170,000 lieues, pour les services des États-Unis, des Antilles et du Mexique, moyennant une subvention de près de 10 millions. Les deux compagnies françaises comptent donc un effectif de 83 navires pour un réseau de 641,000 lieues, et elles reçoivent ensemble de l’état 24 millions et demi. Les États-Unis ne subventionnent pour les communications avec l’Europe que 19 navires qui parcourent environ 110,000 lieues : la subvention n’est point payée en argent. La compagnie Inman, qui exécute le service, reçoit le produit de la taxe des lettres, produit qui est évalué à 3 millions.
La France, entrée tardivement, bien après l’Angleterre, dans la carrière des entreprises transocéaniennes, y a pris tout de suite une place très considérable. Déjà, par le nombre des paquebots et par l’étendue des parcours, elle atteint presque les chiffres de la Grande-Bretagne, qui est organisée depuis longtemps pour ce genre d’opérations. Il ne s’agit, bien entendu, que des services subventionnés, car on sait que l’Angleterre possède en outre une nombreuse escadre de steamers exploités par des compagnies commerciales. Les deux gouvernemens entretiennent des services à destination des États-Unis, des Antilles, du Brésil et de la Plata, des pays de l’Indo-Chine ; cette concurrence, qui rend les voyages plus fréquens et multiplie les relations entre l’Europe et les contrées les plus éloignées, a révélé dès le début les avantages des paquebots français, dont la construction, plus récente, a profité de tous les perfectionnemens.techniques, dont les aménagemens sont reconnus plus comfortables, et qui pour la vitesse et la régularité ne le cèdent en rien aux paquebots anglais. Il est vrai que les subventions allouées aux compagnies françaises sont un peu plus élevées ; mais on doit tenir compte des difficultés plus grandes que ces compagnies avaient à surmonter pour achever leur organisation et de l’infériorité de leur trafic, comparé avec l’immense mouvement de voyageurs et de marchandises dont l’Angleterre est le centre. Quant aux États-Unis, ils se trouvent dans la situation la plus commode pour être desservis à peu de frais. Ils n’ont qu’à laisser venir à eux les paquebots anglais, français, allemands, qui luttent d’empressement et de vitesse pour leur apporter les correspondances, les voyageurs et les produits de luxe. Il y a quelques années, le sentiment de l’amour-propre national avait engagé le congrès à doter l’Union d’un grand service de steamers postaux largement subventionnés on éprouvait de l’autre côté de l’Atlantique une sorte de déplaisir à voir le service entre les mains des Anglais. Frère Jonathan était, jaloux de John Bull ; mais on devient moins fier quand il faut payer. Les Américains jugèrent avec raison qu’il était inutile de dépenser de grosses sommes pour un service qui était fait par d’autres, et ils se sont bornés, comme on l’a vu plus haut, à un sacrifice de 3 millions pour subventionner la compagnie Inman, dont les navires, moins rapides et moins luxueux que ceux des compagnies anglaises et françaises, sont aménagés pour transporter de nombreux immigrans. C’est du côté de l’Océan-Pacifique que les États-Unis déploient leurs plus grands efforts pour augmenter les services à vapeur ; sur l’Atlantique, pour les communications avec l’Europe, l’Angleterre et la France se chargent d’assurer la fréquence et la régularité des voyages.
Il est permis de s’effrayer au premier abord du total des subventions que les gouvernemens de France et d’Angleterre prélèvent sur leurs budgets afin d’entretenir des lignes de paquebots. Hâtons-nous de dire que les chiffres comportent en réalité de nombreuses et sensibles déductions, car il est juste d’inscrire en regard de la dépense les recettes que les paquebots procurent directement au budget. C’est le trésor public qui perçoit la taxe sur les correspondances, recette qui s’accroît chaque année. Les paquebots-postes transportent gratuitement ou à prix réduit les fonctionnaires civils et militaires. Les compagnies demeurent soumises à toutes les taxes générales ou locales, et sous cette forme elles rendent an trésor des sommes importantes. La création de vastes établissemens, le mouvement d’immenses capitaux, les actes et transactions, de toute nature qui régularisent le fonctionnement des grandes entreprises, ce sont là autant d’élémens de recettes pour le fisc. Le budget français recouvre par ces procédés très directs le quart au moins des subventions qu’il paie aux compagnies[3]. Enfin, il est évident qu’à défaut des entreprises subventionnées, l’état aurait à pourvoir lui-même à l’organisation de ces transports rapides que les progrès de la civilisation, les nécessités politiques et l’intérêt du commerce ont rendus indispensables : il lui faudrait avoir ses paquebots sur les océans comme il avait autrefois les malles-postes sur les routes de terre, et l’exemple des premiers paquebots installés dans la Méditerranée donne la mesure des sacrifices d’argent qui seraient ainsi imposés au budget. Plus des trois quarts des subventions actuelles y passeraient. En conséquence, on peut affirmer que ces subventions ne sont autre chose qu’un déplacement de dépenses. Au point de vue purement financier, l’état ne débourse pas un centime de plus en traitant avec les compagnies que s’il exécutait lui-même les services maritimes.
Mais ce n’est là, nous le croyons, que le côté étroit de la question. Dans le calcul des dépenses et des recettes, l’élément qui domine est l’élément commercial. Or, s’il est un résultat incontestable, c’est l’essor extraordinaire qu’ont pris les échanges dans tous les pays où les paquebots ont abordé. A quoi bon recourir aux statistiques ? Leurs chiffres fastidieux ont cependant en cette matière une grande éloquence. Ils ont été bien souvent cités, et nous pouvons nous dispenser de les reproduire[4]. Qu’il nous suffise de rappeler que partout l’apparition des steamers affectés aux communications postales a produit les mêmes effets, à savoir un développement rapide de la production et des échanges. Le mouvement commercial a quintuplé, décuplé, entre les pays qui se sont vus rapprochés et reliés l’un à l’autre par des lignes régulières, et cela s’explique. Le travail de la production ne peut s’accroître qu’à la condition d’obtenir un marché plus étendu pour la vente des produits, et le commerce est d’autant plus apte à remplir son office d’intermédiaire qu’il a plus de facilités pour transporter rapidement ses correspondances ou ses agens qui l’informent de la situation des marchés. L’information exacte et prompte est le principe de l’échange. Supposez que le paquebot ne transporte pas une tonne de marchandise, et que son rôle se borne, comme dans l’origine, à transporter les lettres et un petit nombre de passagers. Chaque lettre est un avis ou une commande, qui excite la production ; ces passagers, qui pour la plupart ne se seraient pas mis en route, s’il leur avait fallu subir de longues traversées, sont eux-mêmes les missionnaires les plus actifs, les plus efficaces du commerce, car, parmi les divers instrumens de la production et de l’échange, l’homme qui circule avec son intelligence, avec l’esprit d’entreprise, souvent avec un capital déjà réalisé, l’homme est l’élément le plus fécond. Qu’arrive-t-il alors ? Quand le paquebot a accompli son œuvre, quand il a transmis les ordres et répondu aux demandes, quand la partie est liée, pour ainsi dire, entre les marchés correspondans, les produits s’accumulent de part et d’autre, et il faut les transporter. De là l’emploi nécessaire et d’autant plus abondant des navires exclusivement commerciaux, dont la marche peut être moins rapide, parce que le négociant recherche l’économie du fret. C’est le paquebot-poste qui a créé tout ce mouvement d’affaires ; il faut lui attribuer une bonne part des bénéfices de l’échange qu’il a fait naître ou dont il a accéléré le développement. De même autrefois le roulage était le plus actif sur les routes que brûlaient les malles-postes ; de même aujourd’hui sur un chemin de fer le passage de chaque train-express est l’avant-coureur de nombreux trains de marchandises. Les paquebots jouent un rôle pareil dans l’organisation du commerce maritime. Si donc l’on portait à leur actif, dans le compte des dépenses et des recettes, les revenus qu’ils procurent indirectement à l’état par l’augmentation de la matière imposable et par les perceptions dont ils ouvrent la source, si ce calcul pouvait être rigoureusement établi, on obtiendrait un excédant considérable de produit, sous lequel disparaîtraient les plus gros chiffres de subvention.
Par suite des perfectionnemens techniques qui ont été introduits dans le mode de construction des navires, les compagnies ont pu tout à la fois augmenter les dimensions des paquebots et l’emplacement disponible pour les marchandises en conservant l’avantage de vitesse qui est la première loi de leur constitution. Les paquebots ne sont plus seulement les instigateurs les plus énergiques du mouvement commercial ; ils prennent part eux-mêmes à ce mouvement. Cette transformation ou plutôt cette extension de rôle est profitable pour tous les intérêts. Les compagnies y gagnent, puisqu’elles peuvent ajouter au prix du service postal les bénéfices du fret sur les marchandises. Les gouvernemens y gagneront également, parce que dans les futurs contrats ils obtiendront des conditions plus économiques et paieront de moindres subventions pour le service postal ; ces subventions n’étant nécessaires que pour combler la différence qui existe entre les frais d’exploitation et les recettes présumées d’une entreprise assujettie à des obligations tout exceptionnelles, les sommes à payer par les budgets seront d’autant moindres que les revenus des compagnies s’accroîtront. Enfin le commerce est très intéressé à pouvoir charger sur les paquebots une plus grande quantité de marchandises. Il y a des produits qui demandent à être transportés par les procédés les plus rapides ; il se rencontre des occasions où le fabricant tient à ce que ses envois soient rendus le plus vite possible à leur destination, soit parce qu’il est à la veille de voir expirer les délais stipulés, soit parce qu’il lui importe de devancer une concurrence. Ainsi à tous les points de vue la fonction commerciale des services postaux est un bénéfice, une économie, un progrès.
Cet état de choses a cependant soulevé plusieurs controverses. D’un côté on a dit que les compagnies subventionnées par l’état ne doivent pas être admises à faire concurrence au commerce libre, qu’en tolérant cette concurrence on consacre une inégalité et l’on commet Une injustice, et que les paquebots ne sauraient légitimement sortir de l’attribution spéciale qui leur a été d’abord assignée. On prétend d’un autre côté que, si les compagnies peuvent être autorisées à effectuer les transports commerciaux, les tarifs qu’elles appliquent doivent être réglés de manière à ne jamais favoriser le commerce étranger au détriment du commerce national, car il serait étrange que la subvention contribuât, même indirectement et par hasard, à faciliter des combinaisons préjudiciables pour le pays qui la paie. Ces critiques se fondent sur une appréciation tout à fait inexacte des rapports et des engagemens qui existent entre les compagnies subventionnées et l’état, représentant de l’intérêt public. Il semblerait que la subvention n’est autre chose qu’une prime allouée à une société de capitalistes. Dans ce cas en effet, si les compagnies faisaient concurrence au commerce libre, cela équivaudrait à une concurrence faite par l’état lui-même, et si les tarifs contenaient des dispositions nuisibles pour le commerce national, ce serait le pays qui se nuirait à lui-même ; mais la subvention n’est point seulement une prime, c’est d’abord et avant tout un prix, moyennant lequel la compagnie doit exécuter, dans des directions précises et avec une vitesse déterminée, un nombre fixe de voyages, transporter les dépêches et se conformer à toutes les obligations énumérées dans le contrat. Dès que ces diverses conditions sont remplies, la compagnie est quitte envers l’état comme envers le public, et il lui est loisible d’employer le superflu ou le supplément de ses moyens de transport au service général du commerce. Nous avons montré plus haut que tous les intérêts y gagnent ; mais si l’on voulait changer le système et interdire le transport commercial aux entreprises subventionnées, il faudrait insérer cette défense dans le contrat, et alors qu’arriverait-il ? L’état paierait beaucoup plus chérie transport postal. L’erreur vient, nous le répétons, de ce que le terme de subvention, appliqué aux sommes que reçoivent les compagnies pour prix du service qu’elles rendent, ne traduit que l’idée d’assistance. La définition, ainsi limitée, est incomplète. Les mauvais termes, qui souvent dans le langage de l’économie politique faussent les doctrines, ne sont pas moins funestes dans la langage des affaires. On ne doit point se lasser de les rectifier.
Les critiques qui concernent le tarif ont trouvé place dans une récente discussion législative, et il y a été répondu par la compagnie des Messageries impériales, à laquelle elles s’adressaient. Cette réponse contient un exposé très clair des principes qui ont présidé aux concessions de services maritimes, des devoirs et des droits de l’entreprise concessionnaire. La liberté des tarifs est la conséquence nécessaire de la faculté d’opérer les transports pour le commerce. Est-il vraisemblable que cette liberté ait à s’exercer contrairement à l’intérêt national, et qu’elle puisse favoriser de préférence le commerce étranger ? Non certainement. Les assertions qui avaient donné lieu au débat ont été déclarées inexactes. Qu’il se produise à certains momens dans les manœuvres de la spéculation commerciale des incidens, des nécessités de concurrence qui aient pour résultat de faire baisser le fret à destination d’un port étranger sans que cette baisse profite au marché national et même tourne au détriment de celui-ci, une telle éventualité peut se concevoir ? mais elle ne sera jamais qu’à l’état d’exception, et elle n’aura qu’une durée très limitée. Le simple bon sens indique que l’intérêt permanent d’une entreprise de transports quelconque, subventionnée ou non, est de servir, premièrement et avec une sollicitude toute particulière le marché national, parce que là se trouve, avec la majeure partie de sa clientèle, sa plus forte base d’opérations. La mer est libre, elle appartient à tous, et la concurrence y règne sans entraves comme sans limites. Si l’on s’avisait de fixer un minimum de tarif pour un navire, le fret irait sans difficulté aucune à un navire concurrent. L’absolue liberté des tarifs pour le transport des marchandises est de l’essence même du commerce maritime : elle est aussi nécessaire pour les paquebots que pour les autres navires.
En 1866, la Compagnie générale transatlantique a transporté 28,000 tonnes de marchandises sur les lignes de New-York et du Mexique. La compagnie des Messageries impériales, qui parcourt dans son réseau de la Méditerranée des distances beaucoup plus courtes et qui exécute des voyages plus fréquens, a transporté 175,000 tonnes. Ces chiffres, comparés avec ceux du commerce général, ne sont assurément pas assez considérables pour porter ombrage à la navigation concurrente. Il ne faut point d’ailleurs perdre de vue que, si les paquebots-postes enlèvent aux autres navires une part de fret, ils leur procurent une compensation très notable par les transports de houille, qui forment chaque année le chargement d’un grand nombre de navires.
Enfin le système doit être jugé d’après les résultats. En examinant les comptes des compagnies, on observe qu’en 1865 la compagnie anglaise Royal-Mail aurait perdu par l’exploitation 2,500,000 francs, et la Compagnie péninsulaire 2,300,000 francs, si la subvention n’était venue rétablir la balance et laisser au capital engagé dans ces grandes entreprises un bénéfice net de 2,700,000 francs pour la première et de 6,400,000 francs pour la seconde. On ne connaît point exactement la situation de la compagnie Cunard, qui exploite indépendamment du service postal un service de steamers organisés pour les transports du commerce ; on sait seulement que cette entreprise jouit d’un grand crédit et qu’elle doit son succès à la direction habile et probe de son fondateur. Quant aux compagnies françaises, les bénéfices distribués en 1866, — 2,800,000 francs pour la Compagnie générale transatlantique et 5,500,000 francs pour la compagnie des Messageries impériales, — sont de beaucoup inférieurs au taux de la subvention ; en d’autres termes, s’il n’y avait pas eu de subvention, les deux entreprises eussent été en perte. Ces calculs démontrent qu’en France comme en Angleterre le service postal eût été impuissant à couvrir ses frais, qu’il n’aurait pas été créé, ou qu’il aurait succombé, si les gouvernemens n’avaient point contribué dans une juste mesure aux dépenses exceptionnelles qu’entraîne un tel service. Ils prouvent également que le taux des subventions n’a point été exagéré, puisque le dividende réparti entre les actionnaires n’a pas dépassé 6 ou 7 pour 100.
On ne saurait donc prétendre que l’argent du trésor a été gaspillé lorsque les gouvernemens l’ont employé à seconder la création des entreprises qui exploitent les grands services maritimes. En réalité, ces entreprises ont largement profité au public et elles lui ont peu coûté. Chaque année, la dépense diminue en proportion de l’augmentation régulière des recettes postales qui entrent directement dans les caisses de l’état. Elle doit diminuer encore à mesure que le commerce et les relations se développeront sur les parcours où la route est aujourd’hui frayée, car les compagnies, mieux rémunérées par les transports commerciaux, pourront effectuer à un moindre prix le transport des correspondances. Déjà en Angleterre, par l’effet de ces deux causes, l’on prévoit une diminution sensible du taux des subventions. On y arrivera plus lentement en France, parce que les conditions de l’exploitation commerciale sont moins favorables, nos rapports avec les pays lointains étant beaucoup moins actifs. Du reste, dans les deux pays, une subvention sera toujours nécessaire, attendu que l’état doit payer non-seulement le prix d’une vitesse supérieure et de la régularité des voyages, mais encore les études et les expériences à faire pour accroître cette vitesse et pour perfectionner l’instrument du transport. L’administration qui sera chargée de préparer les contrats, sous la réserve du contrôle législatif, aura à tenir compte des progrès réalisés et de l’expérience acquise en France et en Angleterre. Maintenant que les entreprises sont bien organisées, on devra veiller à ce que, sans sacrifice inutile, elles demeurent en état de conserver le rang qu’elles tiennent dans la lutte de concurrence qui s’est établie pour la circulation des paquebots rapides sur tous les océans.
Si l’on ajoute aux paquebots des cinq grandes compagnies anglaises et françaises les steamers qui effectuent le service postal dans les autres régions de l’Europe, en Amérique et en Australie, on arrive aisément à un effectif de 350 à 400 navires. C’est une escadre qui occupe dans l’ensemble de la marine à vapeur une place à part et dont le pavillon devrait être marqué d’un signe international, car il circule au profit de tous les peuples. Chaque bâtiment suit sa route, toujours droite, toujours la même ; il s’attache à la ligne qui lui est tracée dans le réseau des communications transocéaniennes, et, semblable au coureur antique, il porte avec hâte et transmet fidèlement la lumière qui s’échange sans interruption d’une terre à l’autre. A-t-on jamais supputé ce que contiennent d’idées et d’intérêts les correspondances confiées à un seul de ces paquebots qui traversent l’Atlantique ? Quel courant et quel mouvement ! quel flux et quel reflux de forces et de richesses ! Certes de tels navires devaient être attirés vers tous les pays, trouver accueil dans tous les ports. Ils rencontrent pourtant divers obstacles qui proviennent les uns de la nature, les autres, de l’imprévoyance ou de l’impéritie des gouvernemens, d’autres encore des mœurs et des préjugés populaires.
Avec les dimensions qu’atteignent aujourd’hui les navires transatlantiques, les ingénieurs se préoccupent très vivement des facilités d’accès et de la profondeur des ports de commerce. A quoi bon construire des navires plus vastes, s’il n’est point possible de les faire entrer sûrement dans les ports ? L’une des causes d’inaction du Great-Eastern, c’est, nous l’avons dit, qu’un très grand nombre de rades et de bassins ne peuvent point le recevoir. Sur certains rivages, la nature restera invincible, et l’Océan ne permettra pas que la main de l’homme vienne abaisser le niveau de son lit ; mais sur d’autres points l’œuvre peut être tentée. Les gouvernemens de France et d’Italie ne reculent point devant la dépense de nombreux millions pour ouvrir un tunnel à travers le Mont-Cenis et pour souder l’une à l’autre leurs lignes de fer. L’approfondissement des ports de commerce, si coûteux qu’il puisse être, n’offre pas un moindre intérêt. M. Flachat signale avec raison l’infériorité dans la quelle la France se trouve à cet égard. Si l’Angleterre et les États-Unis, profitant de la meilleure condition de leurs ports, employaient des paquebots supérieurs en dimensions et en vitesse, que ferions-nous ? Notre service postal risquerait de perdre les avantages qu’il a conquis au prix de tant d’efforts ; il demeurerait stationnaire en face de ses rivaux. La France se verrait enlever le transit des correspondances de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Italie, de l’Autriche, à destination des États-Unis ; la fortune commerciale du Havre serait inévitablement compromise. Déjà l’entrée du Havre cesse d’être facilement praticable pour les grands navires. Faudra-t-il que les paquebots émigrent à Cherbourg ou à Brest ? Ces deux ports appartiennent à la marine militaire, et d’ailleurs il ne serait ni facile ni juste de déplacer un centre commercial dont l’existence est consacrée par une prospérité plus que séculaire. Il n’est pas douteux que, si des études ont été entreprises pour le Havre et pour les autres ports, un tel intérêt n’aura point échappé à la vigilance administrative ; mais l’urgence est si manifeste que l’on ne saurait la rappeler avec trop d’insistance. Pour quiconque a observé les phases rapides par lesquelles ont passé les dimensions sans cesse croissantes des paquebots, l’approfondissement des ports (autant que la science le reconnaît possible) est commandé par la plus impérieuse nécessité. Il faut attaquer la nature partout où elle peut être vaincue.
Les navires postaux doivent partir et arriver à jour fixe ; les mauvais temps, qui retiennent parfois au port ou au large les autres navires, ne comptent pas pour eux. Si nous les voyons si fiers de quelques heures d’avance, le moindre retard porte une cruelle atteinte à leur réputation d’exactitude et de vitesse. Ce point d’honneur, qui pousse à l’audace, a quelquefois ses dangers. Bien des terres sont très dangereuses à approcher de nuit, et les capitaines prudens aiment mieux retarder leur entrée au port que de s’exposer aux périls d’une côte malsaine. Ces périls, on peut les diminuer en améliorant le régime des phares. Les principales nations ont donné l’exemple. Elles ont augmenté très sensiblement le nombre des phares, elles ont emprunté à l’électricité son pouvoir éclairant, et nous avons vu à l’exposition universelle les perfectionnemens très sérieux qui ont été accomplis dans cette branche de l’industrie maritime. Le passage dans la Manche et l’atterrissement sur ses côtes ont toujours été redoutés des marins ; c’est la route de la plus grande partie des paquebots d’Europe. Serait-il possible d’y établir en pleine mer, comme on l’a proposé, une ligne de phares flottons ? C’est un projet qui mérite d’être étudié, et dont l’exécution donnerait plus de sécurité aux steamers en leur permettant de conserver leur pleine vitesse ; mais l’amélioration des phares est surtout nécessaire sur les côtes des états secondaires de l’Amérique et dans les mers de la Chine et du Japon. Dût-on faire supporter la dépense par les nations européennes qui entretiennent un commerce actif dans ces parages, et qui sont ainsi les plus intéressées à la sûreté de la navigation, il n’y aurait point à hésiter.
Dans un autre ordre d’idées, la circulation des paquebots pourrait être très efficacement encouragée par des remises de taxes et par des facilités d’approvisionnement pour les houilles. Est-il croyable que ces navires, qui remplissent une véritable mission d’utilité internationale, demeurent soumis aux droits de tonnage et aux taxes de toute nature que le génie fiscal a établies dans les ports ? Ces droits sont calculés d’ordinaire d’après la capacité du navire, de telle sorte que ce sont les paquebots,-postes, avec leurs dimensions plus grandes, qui supportent la plus, lourde charge d’impôts ! Il ne serait pas équitable de critiquer très sévèrement les états qui maintiennent les taxes, car notre libéralisme en cette matière est très récent, et il n’est point encore tout à fait complet ; mais on ne s’explique vraiment pas qu’au lieu d’attirer les steamers postaux au moyen de franchises qui seraient pleinement justifiées par la condition exceptionnelle de ces navires et par les services qu’ils rendent, certains ports risquent de les éloigner par des taxes et par des formalités qui sont toujours onéreuses et vexatoires. Il en est de même pour les approvisionnemens de houille. Il semblerait rationnel que des exemptions de droits fussent accordées partout aux bâtimens qui transportent le charbon dans les escales où s’alimente la navigation transocéanienne. Chaque peuple est intéressé à ce que cette navigation soit rendue aussi économique, aussi facile et aussi prompte que possible. Chacun doit se faire un devoir de la protéger et d’en diminuer les charges ; c’est le seul moyen d’obtenir qu’elle augmente le nombre des voyages au profit des régions qui sont assez habiles pour lui ouvrir la plus large hospitalité. Il n’y a pas à craindre que les exemptions de droits pour les paquebots causent un préjudice sérieux aux autres navires, car les chargemens de marchandises sur les bâtiments du service postal sont nécessairement limités, et ils se composent en général de produits de luxe qui n’entrent que pour un faible tonnage dans les transports de la marine ordinaire.
Enfin, sur toutes les côtes, les paquebots sont exposés à rencontrer un écueil que la nature n’a point créé, mais qui n’en est pas moins redoutable : c’est la quarantaine. Qu’une épidémie se déclare sur le parcours des navires, aussitôt les communications régulières cessent ; la quarantaine apparaît, et les ports se ferment. Le moindre indice, le plus, léger soupçon de choléra ou de fièvre jaune provoquent l’application immédiate et très rigoureuse des règlemens sanitaires qui par la quarantaine aboutissent à l’interruption complète des relations maritimes. Les gouvernemens, il faut leur rendre cette justice, ont essayé de modérer la violence de ces règlemens : les lazarets ne sont plus ce qu’ils étaient autrefois avec leurs formalités presque sauvages ; mais aussitôt que le danger se montre, le sentiment populaire reprend le dessus, et les restrictions sont fatalement invoquées. Dans un écrit récent[5], M. J. Girette a fait ressortir les abus de la législation sanitaire, l’énorme préjudice qui en résulte pour le commerce et pour la civilisation, l’inefficacité des précautions prises pour arrêter au littoral une épidémie qui peut s’introduire en même temps par les frontières de terre, la nécessité de rompre définitivement avec les préjugés d’un autre âge et de réconcilier toute cette partie de la législation avec les intérêts et les besoins qui dominent l’ère moderne des chemins de fer et des paquebots. Au point de vue politique et économique, cette démonstration, fondée sur de solides argumens et sur une longue série de faits qui ont été observés dans le bassin de la Méditerranée, ne laisse rien à désirer. Il est bien certain que, si l’on pouvait exprimer en chiffres l’état des pertes que la quarantaine inflige aux individus comme aux nations par suite de la suspension ou seulement même de l’incertitude des rapports les plus nécessaires, on arriverait à un total effrayant. Pendant l’année 1865, la compagnie des Messageries impériales a vu ses services constamment gênés et détournés de leurs opérations habituelles par les mesures sanitaires qui ont été appliquées en Italie, en Espagne, en Algérie, à Tunis, en Égypte. Quel trouble dans toutes les relations ! Malheureusement il n’est pas au pouvoir des gouvernemens de supprimer tout à fait ce grave dommage. Erreur populaire, préjugés, vaines frayeurs, soit ; mais allez donc sous la menace de l’épidémie demander à Marseille, à Barcelone, à Naples, l’abolition de la quarantaine ! Cependant les protestations et les conseils de M. Girette sont appelés à rendre de grands services en éclairant l’esprit public et en montrant que la police sanitaire, à l’instar de toutes les polices, pèche instinctivement par excès de zèle. Les règles pourraient être adoucies, les vexations évitées, les retards abrégés. Pourquoi se montrer plus sévère dans tel port que dans tel autre lorsque les circonstances sont les mêmes ? Pourquoi les rigueurs s’exercent-elles ici et là sous des formes différentes ? Ce serait déjà un progrès que d’introduire dans la loi sanitaire l’unité de procédure. On aurait quelque chance de voir les états les plus éclairés modérer l’ardeur de ceux qui abusent trop évidemment de la quarantaine ; les grands ports seraient moins souvent et moins longtemps fermés aux communications, et l’on pourrait examiner s’il ne conviendrait pas d’exempter les paquebots-postes d’une grande partie des restrictions que l’on jugerait nécessaire de conserver pour les autres navires.
Telles sont en résumé les difficultés qui menacent d’entraver le développement des paquebots : l’insuffisance des ports de commerce au point de vue de la profondeur, l’absence de phares sur certaines côtes, le maintien des taxes sur les navires et sur les chargemens de houille, le régime des quarantaines. La plupart de ces difficultés pourraient être levées au moyen de sacrifices d’argent et par l’entente qui s’établirait entre les différentes nations pour la suppression réciproque des droits de navigation et de douane. Toutes les compagnies, tous les gouvernemens, ont en cette matière le même intérêt. On a organisé des conférences internationales pour les postes et les télégraphes, pour les chemins de fer, pour les poids et mesures, pour les monnaies, et il en est sorti des résolutions utiles. Il est permis de croire qu’une conférence analogue pour les paquebots profiterait à ce grand service, qui réunit tous les caractères d’une institution internationale.
Quand notre souvenir se reporte vers les modestes steamers qui les premiers ont tenté le passage transatlantique et que nous comparons avec ces pionniers de la navigation à vapeur les immenses bâtimens qui sont répandus aujourd’hui sur toutes les mers, nous devons éprouver autant d’admiration que de gratitude pour les promoteurs de ce merveilleux progrès. Inclinons-nous d’abord devant la science qui a créé l’instrument, qui l’a perfectionné et qui semble avoir voulu, en produisant le Great-Eastern, nous montrer ce qu’elle réserve à la prochaine génération. Le génie naval, de concert avec le génie mécanique, a transformé l’ancien navire ; il l’a fait plus grand, plus sûr, plus commode ; il lui a donné des ailes qui l’emportent au besoin contre la brise et dont il règle à son gré les dociles battemens. Il n’est plus nécessaire d’avoir la poitrine bardée du triple airain pour s’aventurer sur l’océan. Tranquillement installé sur le moderne paquebot, l’homme peut visiter presque sans péril les plus lointaines régions de son domaine. Si la science mérite notre premier hommage, rendons justice également au génie industriel qui, adoptant sans hésitation le nouvel instrument, l’a approprié au service de la civilisation et du commerce ; sachons reconnaître la prévoyance des gouvernemens qui ont concouru directement à la formation des entreprises des paquebots, ainsi que l’habile conduite de ces entreprises, auxquelles nous devons l’escadre des navires rapides qui circulent incessamment entre les divers points du globe.
L’économie politique serait-elle fondée à critiquer l’organisation de ces grandes compagnies qui portent à ses yeux la tache originelle de l’intervention de l’état, de la subvention ? Nous ne saurions le penser. Les faits attestent que partout cette intervention a été jugée nécessaire au début des lignes de steamers, et que le capital ainsi dépensé a été placé à gros intérêts pour la nation. Que veut de plus l’économie politique, à moins qu’elle ne préfère immobiliser les théories en dehors de la pratique, dussent ces théories empêcher ou seulement retarder l’accomplissement de ce qui est utile ? Il lui reste assez à faire dans cette question si complexe des encouragemens accordés à l’industrie, d’abord pour veiller à ce que ces encouragemens ne dépassent pas la juste limite en dehors de laquelle l’intérêt public serait lésé, puis pour conseiller les mesures les plus propres à augmenter la puissance des forces que la nature, la science, l’action des gouvernemens et l’ardeur de l’esprit d’entreprise mettent chaque jour à la disposition de la société tout entière. Pour les gouvernemens comme pour les individus, l’utilité pratique, l’utilité présente ou à venir, est la première loi, quand les principes de morale et de justice ne sont pas atteints, et pour les lignes de paquebots, de même que pour les lignes de chemins de fer, n’est-il pas vrai que, le concours libéralement accordé par l’état s’est soldé par des profits incalculables ?
Que le service postal s’exécute sur mer avec la régularité qu’il obtient sur les routes de terre, que les correspondances et une certaine classe de voyageurs et de produits soient transportés plus vite, que les gouvernemens et les peuples soient plus promptement informés des événemens qui se passent loin d’eux, c’est beaucoup sans doute, et cela suffirait pour justifier les subventions ; mais il y a plus. Le principal mérite des paquebots, c’est d’avoir développé, à l’usage de tous les hommes et pour l’avenir à l’usage de tous les produits, le transport à la vapeur. Chaque paquebot est, pour ainsi dire, le père d’une légion de steamers. Les émigrans qui, chaque année, partent des rivages d’Europe pour se rendre dans les deux Amériques n’auront plus à passer de longues et insupportables journées à bord des navires à voiles que l’on voit encore à Liverpool, au Havre, à Brème, et où ils sont arrimés comme des ballots de marchandises. Désormais la vapeur est à leurs ordres. Ils sont aujourd’hui trois cent mille ; encore quelques années, et ils seront un million. Un nouveau ressort est fourni aux mouvemens de la race européenne, qui pourra s’épandre plus librement sur le globe et porter en Amérique, en Afrique, en Asie, les notions supérieures qu’il lui appartient de propager. La civilisation est tout entière dans cet épanouissement humain que la vapeur a rendu possible, et l’origine directe de ce grand bienfait, c’est le paquebot.
C. LAVOLLEE.
- ↑ 2 vol. in-8o et un atlas, 1866. Baudry.
- ↑ Voyez la Revue du 15 février 1853 : Des Nouvelles voies maritimes pour la France. — Les Paquebots transatlantiques.
- ↑ Cette proportion est souvent plus forte ; ainsi elle atteint près de 50 pour 100 de la subvention qui est allouée à la compagnie des Messageries impériales pour les services de la Méditerranée.
- ↑ Ces documens statistiques sont exposés avec détail dans l’ouvrage de M. E. Flachat, dans les rapports annuels des compagnies et dans plusieurs écrits, parmi lesquels nous citerons une Étude sur les Paquebots à vapeur français, par M. L. Smith, et un travail sur les Services transatlantiques à vapeur en Europe et aux États-Unis, par M. E.-B. Le Beuf.
- ↑ La Civilisation el le Choléra, 1 vol. in-8o.