Le siège de Paris/Décembre 1871

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères (p. 315-370).

1er décembre.


Nous lisons dans le Journal officiel, ce matin, les dépêches de Trochu sur l’action d’hier. Les troupes ont du courage, des succès ; enfin nous pouvons espérer sans trop de folie ; je dis que j’espère, que je crois, et je "ne surprends aujourd’hui personne. Espérons, espérons !

La journée a été calme, il n’y a eu que de petits combats. Nous avons enterré les morts prussiens ; c’est la première fois qu’ils abandonnent leurs blessés depuis la guerre, la première fois que nous gardons leurs morts ; ils ont été surpris.

Tout a servi à les tromper. Les lamentations des journaux ; leurs doutes, leurs découragements, leurs cris d’alarme sur les canons qui éclataient, sur les artilleurs qui manquaient ; les indiscrétions à propos de l’attaque probable de Choisy, erreur que Ducrot et Trochu se sont plu à entretenir : tout a égaré les espions prussiens.

Mieux que cela. Les généraux et les amiraux qui attaquaient Choisy, la Gare-aux-Bœufs, Thiais, tandis que Ducrot traversait la Marne, laissés à dessein dans l’ignorance, croyaient tenir le nœud de la situation, et tentaient l’impossible pour vaincre. On avait envoyé là les plus braves, les plus intrépides ; ils ne savaient rien de rien, et leur acharnement, leur désespoir, trois attaques successives de Thiais, ont entretenu les Prussiens dans la pensée que c’était à Choisy qu’on voulait faire la fameuse trouée.

Pendant ce temps-là, le général Ducrot commençait ce grand mouvement qui devait lui permettre d’occuper les hauteurs de Villiers.

Deux blessés, dont un lieutenant bavarois, ont dit devant moi, au Conservatoire de musique, que cette affaire était un grand malheur, que les Prussiens avaient perdu beaucoup de monde, et que les Français allaient passer.

Ce qu’il y a d’inattendu, c’est la bravoure de nos soldats. L’artillerie, paraît-il, a enlevé une position avec une audace digne des plus beaux jours de notre histoire militaire.





2 décembre.


Quel anniversaire ! Sur ce boulevard, on entend, comme en 1851, passer des régiments. Depuis cinq heures du matin, les gardes nationaux défilent enchantant la Marseillaise ; ils vont au combat. Plusieurs bataillons qui ont une musique jouent le Chant du Départ. Le perpétuel bruit du canon se mêle à ces chants.

Toutes les nouvelles de la matinée ont été mauvaises. Le 42e, qui était de grand’garde à Champigny, s’est laissé surprendre. On devait attaquer à dix heures, les Prussiens sont arrivés à sept. Toujours la même négligence ! On fait des grand’gardes avec les troupes qui se trouvent en avant, qui se sont, par conséquent, battues la veille. Elles sont harassées, elles s’endorment.

À sept heures, ce matin, les Prussiens surgissent et tirent à trente pas. Les soldats du 42e, effarés, ne savent que faire ni où courir ; le 113e, qui est derrière, puis d’autres régiments, essayent d’arrêter le flot ennemi ; hélas ! la digue est rompue : ils sont inondés, envahis ; les nôtres perdent toutes leurs positions.

Heureusement, on se battait de près, et l’avantage commence à nous revenir vers midi. À quatre heures, nos petits soldats avaient repris leurs positions. Enfin tout est réparé.

Ce qu’on apprend du dehors est excellent. Bourbaki aurait fait savoir qu’il est à Senlis. Menotti Garibaldi a remporté un avantage à Châtillon-sur-Seine. Nos armées de province approchent de Montargis. Nous allons nous donner la main.

Quel spectacle plein d’enseignement le monde verra, si nous nous relevons ! L’empire nous a broyés, déshonorés, livrés ; la République nous lave de nos souillures, nous rend l’honneur et nous délivre !

M. Cernuschi arrive chez moi, vers huit heures du soir, avec un casque prussien, un sabre-baïonnette, une cartouchière toute pleine, qu’il a enlevée à un mort sur le champ de bataille de Champigny. Il nous raconte toutes les péripéties de la bataille d’aujourd’hui, à laquelle il a pris part, sa canne à la main. Il a vu le pauvre colonel Franchetti blessé grièvement à la cuisse, gai, répétant à ses hommes, à ses officiers qui couraient vers lui pour le plaindre : « Bast ! j’aurai une cuisse de moins ; voilà tout ! »

M. Trochu est venu serrer la main du colonel Franchetti, pendant que M. Cernuschi était auprès du blessé ; le général a reconnu l’anti-plébiscitaire, l’étranger qui, par gratitude envers une nation hospitalière, donne le dixième de sa fortune, 200,000 francs, pour la sauver d’un péril imminent. M. Trochu dit à M. Cernuschi : « La fin de la journée a été très-bonne. »

M. Cernuschi me raconte que jamais, après une bataille, il n’a vu des morts si extraordinaires, dans des poses si homériques ; leurs attitudes sont incroyables ; tous ont une figure menaçante, les uns montrent poing, d’autres tiennent leurs fusils embrassés ; d’autres encore, un genou en terre, penchés en avant, ont dû essayer de tirer une dernière fois avant de mourir.

Vers dix heures, on m’avertit qu’un officier blessé à Champigny me demande l’ambulance du Conservatoire, et qu’il a dit en entrant : « C’est bien ici une ambulance de Mme Adam ? » Je cours au Conservatoire, et je reconnais un ami, le lieutenant Plauchut, du 113e ; il a une balle dans le pied. La sœur du jeune lieutenant est l’amie de ma fille. Je lui promets que demain, après l’extraction de sa balle, je le prendrai chez moi. Son père, colonel du 83e, était enfermé à Metz ; on n’en a pas de nouvelles. La mère et la sœur du petit lieutenant sont à Nantes, seules, dans une garnison où elles s’installaient à peine lors de la déclaration de guerre. Que d’angoisses pour les pauvres abandonnées, dont le cœur est si patriote, dont l’esprit est si militaire ! Je vais rassurer Mme Plauchut sur son fils. Alice sera heureuse d’apprendre que je soigne chez moi le frère de son amie.

— Le bruit du canon et de la fusillade tape dans ma tête à me rendre fou, me dit le lieutenant qui a la fièvre.





3 décembre.


Les généraux laissent aujourd’hui l’armée se reposer ; il n’y a eu que de petits engagements. Mais nous entrons dans une série d’attaques et de combats dignes de l’ardeur d’un peuple armé.

On a extrait la balle du lieutenant Plauchut. Le chirurgien l’avait endormi, et ce petit brave criait pendant l’opération : « En avant ! mes amis, allons donc, en avant ! ce n’est pas plus difficile que ça ! Levez-vous. Ah ! voilà mon caporal. En avant ! vous voyez bien qu’on ne tue que les officiers !» Le capitaine de la compagnie du jeune Plauchut, deux lieutenants, ses camarades, sont morts à ses côtés avant qu’il fût blessé.





4 décembre.


Nos troupes ont repassé la Marne et sont campées dans le bois de Vincennes ; pourquoi ? On nous répond qu’il fait moins froid à Vincennes qu’à Champigny. Mais nous allons donc cesser de combattre ? On va donc laisser les Prussiens reprendre ces pouces de terrain que nous avions recouvrés si péniblement, au prix de tant d’efforts, de tant de sang versé, de tant de sacrifices ? Je n’ai pas le courage de croire cela.

Adam est allé aujourd’hui avec M. Cernuschi sur le plateau d’Avron. Il y a là encore une trentaine de mille hommes dans une position conquise. C’est l’artillerie de marine qui garde et défend le plateau.

Nous comptons nos morts, la liste en est interminable. Nous avons des blessés plein les ambulances ; les blessures des armes nouvelles sont affreuses.

Les vieux chirurgiens se lamentent. Dans les hôpitaux, la pourriture d’hôpital empêche qu’on ne sauve les amputés ; nos ambulances deviennent bien précieuses. J’ai vu l’un de nos grands chirurgiens pleurer en me disant qu’il n’avait pas guéri un seul amputé dans son hôpital. On va construire des baraquements pour les blessés.

Par exemple, les nouvelles de province continuent d’être excellentes ; on se bat, et l’on se bat bien partout. Gambetta ne demande pas d’armistice, lui !

M. Cernuschi a publié dans le Siècle une lettre en réponse à l’Électeur libre. Les frères Picard s’appliquent à diffamer le gouvernement de Tours, par méchanceté pure, à propos de l’emprunt Morgan. L’Électeur et M. Ernest Picard voudraient faire supposer que cet emprunt a été souscrit dans les conditions les plus déshonnêtes. Il faut voir comme ils sont aidés par les journaux bonapartistes, légitimistes et autres ! M. Cernuschi, avec la grande connaissance qu’il a de ces affaires, explique que cet emprunt a été souscrit dans les conditions les plus avantageuses, eu égard à nos embarras politiques et à notre situation financière.

Ah ! il ne faut plus nous laisser appeler mangeurs de côtelettes à la purée d’ananas, voleurs de 45 centimes, comme en 1848. La résignation est la plus stupide qualité du monde. J’aime mieux l’Évangile chinois que l’Évangile chrétien à cet égard ; il ne conseille pas de tendre l’autre joue quand on vous a souffleté l’une. Confucius dit « Poursuivez le méchant si vous êtes fort, et apprenez-lui qu’il y a danger à faire le mal ; par là ; vous protégerez le faible. »

Voilà une morale humaine qui pourrait se traduire par un précepte très-utile dans le parti républicain si calomnié : « Ne dédaignez le mensonge qu’après avoir confondu le menteur. »





6 décembre.


Paris est dans une affreuse perplexité.

M. de Moltke a daigné faire savoir au général Trochu la défaite de notre armée de la Loire et la reprise d’Orléans par les Prussiens.

Venue par M. de Moltke, cette nouvelle n’est peut-être pas entièrement exacte. Qui sait combien nous avions d’hommes à Orléans ? Quel effet cette lettre, affichée sans commentaires dans les rues de Paris, va-t-elle produire sur l’imagination parisienne ? On me rassure. On m’affirme avoir vu beaucoup de gens lire cette lettre et dire :

— Ah çà ! est-ce que M. de Moltke nous prend pour des Verdunois ?

Verdun s’est rendu sur la nouvelle donnée par les Prussiens au commandant de place que Paris avait capitulé. Où est Beaurepaire ? Où sont les généraux de la première république pour faire rentrer aux Prussiens leurs mensonges dans la gorge ?

Paris a une souplesse, une intelligence incroyables. Ah ! si on l’écoutait ! Certes, M. de Moltke, que sa nouvelle soit vraie ou fausse, ne nous l’envoie point par charité ; il tente de nous affaiblir, de nous détremper, de nous décourager, de nous empêcher de faire, pendant quelques jours, une action d’éclat, un effort suprême. Il veut avoir le temps d’envoyer tout son monde là-bas pour anéantir l’armée de la Loire. Nous nous croyons vaincus, nous ne bougeons pas, c’est simple ! Nous n’étions qu’un peu brossés. M. de Moltke, tandis que Paris se frotte les oreilles, a tout le loisir d’écraser la province.

Eh bien, Paris, qui comprend, n’a qu’une idée, et c’est la bonne ; il se dit : « Mettons qu’il y ait eu une grosse affaire à Orléans ! Les Prussiens ont dû y envoyer beaucoup de monde et en laisser moins autour de nous ; sortons aujourd’hui, demain, tout de suite, de tous les côtés à la fois. »

Voilà ce que Paris voudrait, voilà ce qu’il demande. Le fera-t-on ?





7 décembre.


Les raisonnements de la population parisienne sont admirables ; il faudrait tout dire, tout écrire de ce que pense l’héroïque ville.

La presse politique nous fait honneur en ce moment et doit donner à MM. les Prussiens une idée assez élevée de nos journalistes. S’il est vrai que la plume soit une arme, nos écrivains politiques s’en servent bien contre la Germanie.

Adam et moi, depuis quatre-vingts et quelques jours, nous avons prêché, semé l’entêtement, et nous récoltons la volonté. Nous voilà pénétrés nous-mêmes de cet esprit, de ce sentiment, de ce caractère parisien, qu’on peut aujourd’hui résumer en un seul mot : héroïsme ! Quoi qu’il advienne, quoi qu’il arrive à la France, que les revers l’accablent, que l’infortune la désunisse, que ses ennemis l’écrasent, que ses enfants la déchirent, elle est redevenue la France, elle porte fièrement son drapeau lavé à Champigny, à Orléans, à Châteaudun, dans le sang de ses fils. Qui oserait nous jeter à la face la loque infecte de Sedan ?

Ce que Paris compte chaque jour de sacrifices, de dévouements à la patrie, est incalculable. Deux millions d’hommes, de femmes, d’enfants se privent, se ruinent, ont froid, ont faim, subissent toutes les maladresses des maigres distributions sans se plaindre. L’épreuve la plus terrible est la mortalité des enfants ; il n’y a plus de lait, et les mères, avec une nourriture insuffisante, voient leur sein se tarir !

Toute la journée, nous côtoyons des malheureux et leurs misères, des blessés et leurs blessures… Nous nous efforçons de soulager les uns et les autres ; mais on ne peut presque rien avec de l’argent.

Le bien-être n’existe plus que dans les familles très-riches. Le sucre se rationne, la farine pour les gâteaux se rationne, tout ce que la population parisienne appelle des « douceurs » se rationne.





8 décembre.


Le pauvre colonel Franchetti vient de mourir ; on n’a pas pu lui faire l’opération, parce qu’il est resté trop longtemps à cheval après avoir reçu sa blessure. Il n’a cessé de répéter : « Si la France triomphe, je ne regrette pas ma vie. »

Dans son délire, durant son interminable agonie, il s’écriait « Suivez-moi, mes amis C’est difficile, mais nous y arriverons. Vive la France ! »

Le général Ducrot, en lui confiant la mission qui devait le conduire à la mort, lui avait, paraît-il, donné une rose. Il l’a gardée à la bouche quelques minutes encore après avoir été blessé, puis il l’a perdue ; un de ses éclaireurs l’a pieusement rapportée. La tante de M. Franchetti, Mme Goudchaux, garde cette fleur pour la femme du colonel.

Un officier prussien, blessé et soigné au Grand-Hôtel, dit en apprenant la mort de M. Franchetti : « Nous le connaissions bien, c’était le bel éclaireur. Nous tirions sur ses hommes, mais point sur lui, il était trop beau »

Les soldats et les sous-officiers prussiens sont tous convaincus de notre férocité ; ils croient que nous fusillons les blessés et les prisonniers, et se défendent contre nous, en toute circonstance, avec l’énergie du désespoir. Lorsqu’on les amène au milieu de camarades blessés et bien traités, leur physionomie se transforme.

Le lieutenant Plauchut, soigné chez moi, me raconte les péripéties de ses grand’gardes. Trois mois de campement ou de tranchées parle froid, dans la boue ! Il semble qu’un pareil récit doit être monotone et lamentable ; point du tout. Les lignards sont étonnants de gaieté, d’entrain ; rien qui ne les amuse ; ils rient de tout, d’eux-mêmes, du danger, de la mort.

Le lieutenant Plauchut est fécond en anecdotes plaisantes sur son cuisinier, nommé Petit, un véritable type, trouvant toujours le moyen de faire dîner son officier, quêtant, cherchant, furetant, ne dormant pas, bravant tout, dont l’unique vanité est d’inviter à dîner les camarades de son lieutenant le jour où leur ordonnance déclare qu’il n’y a rien à manger. Ces jours-là sont, avec plus de raison que le sabre de M. Prudhomme, les plus beaux jours de la vie de Petit.

L’esprit de la jeunesse se transforme. Les crevés, les sceptiques sont aux avant-postes. Je connais un jeune gandin, qui me répondait, il y a deux ans : « La patrie qu’é qu’c’est qu’ça ? Je remplis mes devoirs de soldat frrrançais en ne manquant pas une seule première de revue au théâtre. » Ce gandin-là s’est battu comme un lion à Champigny ; il a obtenu la médaille militaire sur le champ de bataille. Il m’écrit : « C’est étonnant comme ce diable de petit ruban jaune vous trotte par la tête quand on est de grand’garde ! »

MM. Maurice Bixio, colonel de la garde nationale, et Paul Collin, son lieutenant, viennent de passer quatorze jours à Cachan. Ils remplaçaient un bataillon de mobiles composé de douze cents hommes et leur bataillon de guerre n’est que de quatre cents hommes, de sorte que la plupart des pauvres gardes nationaux, mal habitués au froid, ont monté des gardes de soixante heures !

Qu’on me dise après cela que l’état-major ne fait pas tout ce qu’il peut pour dégoûter les bataillons de guerre de leur patriotisme.

Un de nos amis trouve dans son poste d’artilleur, en rentrant de faction, un beau monsieur qui pérorait sur une table : manteau rejeté sur l’épaule gauche, chapeau mou, gilet rouge à la Robespierre. Ce beau monsieur prêchait pour la fondation d’un club d’artilleurs. Quelqu’un répond que les artilleurs sont libres d’aller en bourgeois dans les clubs où ils veulent aller. Le monsieur réplique et repérore. Notre ami l’apostrophe ainsi « Qui êtes-vous avec ce costume grotesque ? un ennemi de la République, quelque bonapartiste ? L’empire n’existe plus, monsieur, et nous avons assez de Franconi comme cela » Sur ce mot, on chasse l’homme.





9 décembre.


Le vendredi soir, nous avons un plus grand nombre d’amis.

Avec M. Cernuschi, je parle toujours de nos subsistances. Hier, sa commission nous a fait distribuer, comme viande, des harengs saurs. Je proteste ; il réplique sérieusement : « Que voulez-vous ! les pompes funèbres, les Petites-Voitures et Richer ne se sont pas trouvés prêts » On réquisitionne pour les manger les chevaux de ces nobles compagnies.






10 décembre.


L’événement d’aujourd’hui, ce sont les singulières dépêches arrivées par pigeons, et qui, nul n’en doute, viennent des Prussiens. D’après ces dépêches, nous serions battus du nord au midi, de l’est à l’ouest. Des mobiles, des mobilisés nor mands auraient fui, au nombre de trente mille, devant huit cents Bavarois. Le tout est signé Lavertujon. Or M. Lavertujon, secrétaire du gouvernement, n’a pas quitté Paris.

Quels étranges procédés emploient nos ennemis ! Ceux qui usent de tant de mensonges peuvent conquérir toutes les supériorités de la force, ils ne conquerront jamais celles de l’honneur. Les Prussiens ont beau jeter leur épée dans la balance qui pèse nos rançons, et crier « Malheur aux vaincus !» ils ont beau réquisitionner nos villes, ruiner nos campagnes, accumuler nos prisonniers ; nous avons le droit d’écrire, pour que l’histoire l’enregistre : « Ces piétistes, soi-disant vertueux, étaient des hypocrites avides, corrompus ; ces soi-disant chevaliers étaient des espions déloyaux et vils ; ces porteurs du flambeau de la civilisation pillaient, détruisaient, bombardaient les bibliothèques et les monuments de l’art. Honte à nos vainqueurs !»

Les dépêches ont des fautes d’orthographe à l’allemande, d’un goût douteux. MM. les Prussiens sabrent jusqu’au français.


11 décembre.


Triste journée ! il fait froid dans les maisons, le bois est rare, on gèle, il y a du verglas dans les rues. Les travaux ne marchent pas sur le plateau d’Avron, on ne peut pas travailler, remuer, creuser la terre durcie.

Les parallèles entreprises par le génie civil pouvaient nous être d’un grand secours avec des généraux qui ne savent jamais garder leurs positions ; elles ne se continuent pas. Ah ! quand on gâchait le temps, au début du siège, comme nous sentions bien qu’on le perdait sans espoir de le retrouver !

Les soldats meurent de froid dans les tranchées, aux avant-postes, faute de vêtements. Nous quêtons pour eux des chemises de flanelle, des chaussettes, des ceintures. L’Intendance, qui mourrait en corps et en chœur plutôt que de s’inspirer des circonstances et de modifier son règlement, ne renouvelle qu’une fois l’an les habits de nos soldats. Ils sont allés au feu pendant six semaines, à la pluie pendant trois mois, on les a envoyés en reconnaissance dans les ronces. Qu’importe ! L’Intendance est dans cette idée que les loques des soldats font autant d’honneur à l’armée française que les reluisantes passementeries des généraux.

J’ai vu aux avant-postes des soldats presque nus, il en arrive dans nos ambulances dont les pantalons et les tuniques sont en lambeaux. Quand on porte aux officiers des ballots de vêtements pour les soldats, ils témoignent tout autant de reconnaissance que leurs hommes. Eux-mêmes sont en lutte avec l’Intendance, qui les prive souvent par tracasserie de choses utiles, et dispute, même en campagne, sur la plus petite infraction au règlement.

J’ai d’affreux rhumatismes. Depuis neuf ans, je passe quatre mois d’hiver au Golfe-Juan. Je n’ai jamais vu dehors plus d’un seul degré au-dessous de zéro ; j’en ai vu 15 cette nuit dans ma chambre.

Adam ne guérit pas d’une bronchite que ses gardes aux remparts entretiennent, j’ai un blessé, mon bois s’épuise, et alors, chère Alice, ta mère si frileuse ne fait plus de feu chez elle. Pour la patrie ! Je sens combien souffrent les pauvres gens, je suis contente de souffrir comme eux, j’apprécie leur courage, leur dévouement, et j’aime cent fois plus encore le peuple, notre cher peuple de Paris !

Je prends des douches de vapeur pour mes névralgies à la tête et le rhumatisme que j’ai dans le cou. Ma doucheuse, une Bretonne, est la petite-cousine du général Hoche ; elle n’a pas voulu se marier pour ne pas changer de nom ; c’est mon amie ! Républicaine et Bretonne, elle est plus exaltée que moi ; il faut entendre son opinion sur M. Trochu. « Il y a Breton et Breton, me dit-elle ; celui-là ne sent pas assez le fagot. »

Depuis son cousin Hoche, Mlle Hoche ne reconnaît qu’un homme, qu’un caractère, Garibaldi. « Ah ! si nous l’avions ici répète-t-elle ; je sais son histoire, je sais comme il se démène dans une ville assiégée. C’est un beau diable ! Si nous avions Garibaldi à Paris, vous verriez un peu ! » Nous nous entendons, Mlle Hoche et moi, sur tous les points, mais ses douches ne guérissent ni mon rhumatisme ni mes névralgies.

Dieu, que je souffre ! Je suis forcée de donner ma démission d’inspectrice des ambulances du IXe arrondissement, qui me prenaient sept heures par jour. Je n’ai plus de forces, Alice, ma fille bien-aimée… Si nous avions une vraie victoire ! si j’avais des nouvelles de toi, un seul mot, un seul signe !




12 et 13 décembre.


Ce qui me rassure, c’est la disette de nouvelles où MM. les Prussiens nous laissent. M. Washburne lui-même, n’ayant reçu que des lettres compilées, des journaux découpés, en conclut que l’ennemi n’a pas voulu laisser passer de bonnes nouvelles.

L’ordre du jour de M. de Moltke à ses soldats n’est pas du tout inquiétant : « L’armée de Paris est occupée à défendre la sécurité publique contre les entreprises d’une population affamée, et ne peut sortir. Attendez quelques jours, et vous entrerez ! » Voilà les paroles du général en chef des armées prussiennes à ses troupes. Or il ment à ses soldats, il sait bien qu’il les trompe, et il doit répondre, en les trompant, à des doutes, à des impatiences ou à des lassitudes.

Il est à peu près certain que nous n’avons pas eu un désastre à Orléans. Un seul des neuf corps qui existent a été défait. Nous nous sommes très-bien conduits, très-bien battus. Un de nos amis a causé hier avec les officiers français qu’on a échangés, qu’on nous a rendus pour des officiers prussiens, et qui ont assisté au premier engagement de ce côté-ci de la Loire. Les révélations de ces officiers, informés des choses du dehors, vont rendre de grands services aux généraux, s’ils veulent interroger, entendre et comprendre. Les officiers ont fait les bêtas, les désespérés, tandis qu’ils étaient prisonniers des Prussiens ; ils répétaient sans cesse : « Tout est perdu ! » et on nous les a envoyés à Paris pour nous décourager. Bons petits ennemis ! que de fines attentions ! que de délicatesses ! que d’ingéniosité !

Paris est vraiment extraordinaire ! Cette population, avide de tout savoir, à qui l’on ne parle point, et qui se soumet à ce grand silence ; ces curieux qui acceptent de ne rien apprendre et de vivre sur leur fonds ; ces gourmands qui vivent de cheval, qui mangent de l’âne, du mulet, de l’éléphant, du cacatoës, du rat, du chien, qui mettent de l’osséine dans leurs sauces et qui achètent comme moi, à l’occasion, de la graisse qu’on a retirée de la pommade ; ces sybarites qui se font gardes nationaux ; ces crevés qui se font mobiles et qui vivent dans la boue, par ce froid, aux remparts, aux tranchées ; ces oiseaux de nuit, qui se couchent à neuf heures, qui se promènent avec des lanternes, parce que la ville n’éclaire plus, faute de charbon ; ces affolés de plaisir, qui consentent à s’ennuyer ; ces marchands qui n’étalent plus, qui ne vendent plus, qui n’exportent plus ; ces propriétaires lilliputiens, si nombreux à Paris, enfermés dans les murs, qui songent à leur maison de campagne, à leur vide-bouteilles, à leurs dix mètres de terrain, à tout ce qu’ils préfèrent au monde entier, le dimanche, et qui se résignent à la pensée de voir leur tonnelle détruite, leur lac démoli, leur jet d’eau brisé. C’est admirable !

Les femmes, les enfants sont répandus partout, dans les villes de saison, dans les villes d’eau, et le train des maris reste en gare le samedi soir ! L’énorme correspondance de Paris est arrêtée depuis trois mois, les entreprises accrochées, les affaires suspendues ! Le directeur des postes, M. Rampont, se creuse la tête, appelle les chimistes, les mécaniciens, tous les inventeurs à son aide, essaye de toutes les expériences pour faire entrer quelques pauvres petites lettres du dehors dans ses boîtes, envoie ses facteurs de bonne volonté, au risque de la mort, pour rapporter un malheureux petit billet, cela presque toujours inutilement !… Tout est privation, douleurs, torture même, et Paris conserve sa gaieté ! Tout est bouleversement, ruine, et, seul, le caractère parisien, si ondoyant parfois, cette plume au vent, demeure ferme, courageux, inébranlable !


15 décembre.


Je n’ai rien écrit le 14, j’ai eu un fort accès de névralgie.

Aujourd’hui, les bruits de la prise de Rouen, annoncée l’autre jour par ces stupides dépêches prussiennes, grossissent et prennent de la consistance. On parle aussi de la prise d’Amiens.

Le bataillon des artistes, ainsi nommé pour cause, a ému Paris avec une statue de neige. Décrite par Théophile Gautier, cette statue nous a fait pleurer d’enthousiasme. Je l’ai vue. Un rayon de soleil l’a fondue, mais elle est restée sculptée dans nos âmes. Cette statue de neige s’appelait la Résistance ; elle dominait le bastion où le 19e monte sa garde ; elle était colossale, et elle avait, dans sa neige toute l’énergie du marbre.

Des pigeons sont arrivés, dit l‘Electeur libre qu’apportent-ils ?





16 décembre.


Les dépêches de Gambetta découragent les découragés, mais elles fortifient les forts. Nous nous sentons relevés. par ces mots de la Gazette de Prusse (ancienne Gazette de la Croix), cités dans les dépêches : « Nous ne croyions pas à l’activité, à l’énergie, à la puissance de sacrifices que les Français ont montrées dans cette troisième période de la guerre. »

Gambetta se révèle à la France, depuis un mois, tel que nous le savions, Adam et moi, tel qu’il est. Avec des facultés politiques innées, développées, sagement coordonnées, avec le tempérament et la vigueur d’un patriote fait pour les actions puissantes, avec l’invincible résolution d’un esprit qui conçoit, qui juge promptement, et qu’enhardissent toujours des événements prévus, avec l’encolure d’un sauveteur de nation : voilà Gambetta. Il essayera d’entraîner la France à des combats suprêmes ; l’y entraînera-t-il ? Ce que M. Trochu est pour la population parisienne, la province le sera-t-elle pour Gambetta ? un réfrigérant. Lui et nous, faisons ce que nous devons. Quoi qu’il arrive, Gambetta et Paris auront sauvé l’honneur français.

Les rares cochers de fiacre à qui il reste des chevaux commencent à dire à leurs camarades, lorsqu’ils n’avancent pas : « As-tu fini de faire ton Trochu ? »

Une des choses qui me consolent, et qui me font mâcher avec plus de joie ma portion de cheval quand elle est plus dure, c’est de penser que je mange l’une de ces pauvres haridelles, maigres, sèches, vieilles, qu’on bat et qu’on traîne jusqu’à ce qu’elles meurent dans la rue. Chère Alice, quand je mange du bon gros cheval bien tendre, j’ai toujours peur de manger quelqu’un de ces beaux chevaux gris pommelé, de la compagnie de l’Ouest, que tu aimais tant à voir gravir la petite montée du boulevard Poissonnière.

J’ai l’esprit hanté par le général Chanzy. Ce nom m’a émue comme certains noms que j’en tends pour la première fois et qui me frappent. Le nom du général Chanzy sera redit et répété, j’en suis sûre.

Un des amis d’Adam, un militaire, lui voyant lire la liste des généraux de Gambetta, lui dit : « Mettez le doigt sur le nom de Billot, il est jeune, mais c’est un général ! »

Ah ! si la République formait assez de généraux pour qu’on puisse un jour, tout d’un coup, mettre les vieilles badernes à la retraite ! J’ai pris l’un de ces vieux généraux-là en grippe, et je traduis par lui tous mes griefs contre la bande des incapables de l’empire. L’autre jour, il demandait devant moi, dans un fort, le nom d’une position qu’il avait en face, sous le nez ! Il fallait voir la figure des officiers de marine ! Ce même général, à une attaque du Bas-Meudon, — c'est un officier blessé qui me l’a raconté, — sort tout à coup de derrière un pan de mur, et dit à cet officier, qui portait un ordre : « Il n’y a pas de danger, n’est-ce pas, jeune homme, à passer de ce côté ? — Non, général, puisque j’y étais tout à l’heure et que mes camarades y sont encore. » Cette raison ne parut point concluante au général ***, qui rebroussa chemin.

Peyrat a prié Rochefort de lui raconter la scène de la suppression de l‘Électeur libre au gouvernement de la défense, suppression qui, après Ferrières, après les indiscrétions commises par le journal des deux Picard, a été votée par cinq voix contre quatre. Et l‘Électeur libre paraît toujours !





17 décembre.


Louis Blanc, Nefftzer, ont beaucoup causé hier soir chez moi de cette citation de la Gazette de Prusse. Tous deux sont d’accord sur son importance. M. Nefftzer, qui connaît bien l’Allemagne, nous disait qu’après cette déclaration de la Gazette de Prusse, nous pouvions, sans chauvinisme, croire notre honneur lavé en Europe des lâchetés de Sedan.

Les œufs frais n’ont plus de prix. On paye les vieux œufs 2 francs ; le beurre, 28 francs la livre ; un lapin de choux, 40 francs ; un poulet, de 25 à 50 francs, selon sa taille ; une carotte, 70 centimes ; une feuille de chou, 15 centimes ; les pommes de terre, 20 francs le boisseau ; pour une pièce exceptionnelle, dindon, oie ou lièvre, on parle de 100, de 200 francs. Un porc, en contrebande, s’est vendu 2,000 francs dans notre quartier ! Que ne donne-t-on pas pour un morceau d’âne ?




18 décembre.


Des nouvelles ! Une longue dépêche de Gambetta à M. Trochu ! Revoilà Paris entièrement réconforté. Je conçois, nous concevons les espérances les plus ambitieuses !

J’ai vu arriver ce soir nos amis, les forts et les faibles, tous retrempés ! les mêmes, qui m’appelaient excentrique, fausse voyante, ces derniers jours, me complimentent.

Il parait que sérieusement nous allons sortir. On dit que les soldats, que l’armée demandent la paix ; je le crois difficilement, mais raison de plus pour marcher, puisque la garde nationale est prête.

Les gamins appellent M. Ducrot « ni l’un ni l’autre ! » parce qu’il n’est revenu ni mort ni victorieux.

On ne sait pas si c’est M. Ducrot ou M. Trochu qui refuse, pour la prochaine affaire, d’employer la garde nationale. Sois bien certaine, ma chère Alice, que l’ennemi de la garde nationale est le plus piètre des deux ; le moins résolu, celui qui a obligé l’autre à repasser la Marne ! Est-ce M. Trochu ? Est-ce M. Ducrot ? Pourvu que ça ne soit pas tous les deux qui se soient fait repasser la Marne réciproquement.

Que d’humbles héros, que de pauvres gens courageux, que de vrais Français dans ces compagnies de guerre, dans ces bataillons de marche !

Ce n’est pas impunément qu’on refoulera tant de patriotisme, tant de volonté de combattre et de mourir pour la patrie ! Que tout ce qui résul tera du mépris des généraux bonapartistes pour la garde nationale parisienne, retombe sur ces généraux ! Non, Paris n’est plus responsable d’une capitulation ou d’une défaite. L’histoire jugera les incapables et les traîtres !






19 décembre.


A cinq heures du matin, j’ai eu une émotion extraordinaire. Des tambours battaient la charge sur le boulevard. Des bataillons de guerre de la garde nationale, six ou sept, passaient. Des femmes, sur les côtés, dans les rangs, accompagnaient leurs maris. Quelques becs de réverbères éclairés au pétrole mêlaient leur lumière blafarde au jour naissant. La sonorité du boulevard, qui résonnait au bruit de ce tambour, la Marseillaise, qu’hommes et femmes récitaient plutôt qu’ils ne la chantaient, ah ! quel spectacle, quelle émotion !

On va donc sortir, on emploie donc la garde nationale ! Elle vaincra, je le sens, j’en suis sûre, parce qu’elle est à l’apogée de l’exaltation patriotique et du courage. Laissez-nous sauver Paris, messieurs les généraux, par pitié ! Messieurs les bonapartistes, messieurs les réactionnaires de toutes eaux, consentez à ce que nous sauvions la France ! Ce sont les républicains qui vous le demandent, qui veulent vaincre ou mourir. Nous nous ferons hacher et nous vous débarrasserons des envahisseurs, lancez-nous ! Il le faut, d’ailleurs ! Il faut une issue aux passions qui débordent en nous. Ce que nous ressentons doit se traduire par des actes.





20 décembre.


Ma fille vit ! ma fille est à Jersey ! ma fille reçoit mes lettres ! Ma mère, mon père sont vivants auprès d’elle, la soignent, l’aiment, l’embrassent !… Est-ce qu’il y a encore aujourd’hui de pauvres parents qui n’ont pas de nouvelles de leurs enfants ?

La lettre qui me donne des nouvelles de ma fille m’est envoyée par Mme de Pierreclos, laquelle est à Mâcon. Merci, chère amie ! Cette lettre est allée à New-York, sous une double enveloppe. En arrivant à Paris, elle a été mise, avec mon adresse, à la poste de l’avenue Joséphine. Est-ce à l’ambassade américaine que je la dois ? Si je savais qui remercier !

Voici ce que me dit cette lettre, que je lis vingt fois : « Je reçois un petit mot de votre chère Alice, aussi vaillante que vous ; elle a quitté Granville, elle est à Jersey, 2, Groose street, Saint-Hélier. Votre fille, vos parents sont en excellente santé. N’ayez que le chagrin d’en être séparée. La grande douleur d’Alice est de ne pouvoir répondre à vos lettres, qui lui font du bien et qui lui insufflent votre patriotisme et vos espérances. »

Enfin, enfin, je n’aurai plus de crainte, plus d’angoisse que pour la patrie. Quelle lettre je vais écrire à mon Alice !

Je lui parlerai de sa plante, de cette plante qui est toute une histoire.

Ma fille a toujours dans un coin de sa chambre un petit pot plein de terre, qui est pour elle le pot au lait de Perrette ; elle y plante toutes les graines qu’elle trouve, tous les pépins, jusqu’au noyau des fruits confits, et elle rêve plantes nouvelles pour le Midi ; elle acclimate, elle observe, elle fait des essais de germination.

Ce pot de terre a toute l’importance d’un jardin ! Au moment de son départ, dans ce pot brun que j’ai tant regardé, tant embrassé depuis le commencement du siège, ma fille avait planté des graines d’Amérique, et, après trois mois de constance, germination dans l’eau froide, germination dans l’eau chaude, un microscopique point vert avait surgi ! La graine d’Amérique pousse ! Événement chez nous. Alice fait déjà de ce ramicule des tonnelles à Bruyères !… Je l‘oblige à quitter Paris, et elle me confie son trésor.

Nous convenons que tous les jours, à midi, j’arroserai la plante, je me pencherai sur ce pot, et que nous songerons l’une à l’autre, mon Alice et moi. Aujourd’hui le point vert, gros comme une tête d’épingle, a cinq grandes feuilles, c’est un arbre ! Je l’ai réchauffé de mon souffle, nourri de mes baisers. Seulement la graine d’Amérique a produit un néflier du Japon ! Ce n’est pas la délicate graine rouge qui a germé, c’est quelque gros noyau de nèfle confite, oublié au fond du pot, qui a traîtreusement poussé. Voilà un essai à refaire.

Mais cette chère plante, née à Paris, d’un noyau confit, je la porterai à Bruyères, quand Paris aura vaincu, nous la mettrons en terre solennellement, et nous l’appellerons « le Néflier du siège ». Nous et nos petits enfants, nous nous assoirons à son ombre, nous mangerons de ses fruits.




21 décembre.


J’ai passé quatre heures de mon après-midi à solliciter un laisser-passer pour la mère d’une jeune femme de mes amies. La pauvre petite, en allant hier voir son mari, lequel est mobile, campé à Saint-Denis, a pris peur d’un coup de canon, et elle est accouchée à sept mois, par terre, dans une chambre sans meubles, sans linge !

Sa mère est folle. On m’a refusé un laisser-passer à l’état-major du général Schmitz ; on se bat, paraît-il, à Saint-Denis. J’y vais. J’ai un laisser-passer d’ambulance très en règle, une carte verte de la Préfecture de police, une carte rouge de ma mairie avec lesquels je pénètre partout.

Mais, dans.la cour de l’état-major, je rencontre M. Legouvé, qui m’annonce la reprise du Bourget. Je suis dans la joie, je le remercie. La mère de mon amie m’attendait dehors, je lui donne toutes mes cartes, et je lui conseille d’en user.

Je cours à l‘Avenir national annoncer la reprise du Bourget. Nous nous réjouissons. Quelqu’un arrive et affirme qu’on a pris cinq cents bœufs aux Prussiens. Nous rêvons pot-au-feu ! Peyrat veut qu’on fasse défiler ces bestiaux sur les boulevards, et ajoute : « Jamais triomphateur romain, en faisant défiler des rois, n’aura eu plus de succès. »

Je rencontre Edmond Plauchut, l’oncle de mon petit lieutenant ; il est désolé, il cherche du linge pour les blessés de l’Odéon. Mme Sarah Bernhardt lui a écrit pour le supplier de lui en trouver ; elle manque de ressources, elle a tout épuisé ; elle se conduit en femme d’un grand cœur. Je vais avec Planchut à l’Élysée, où Mlle Hocquigny a transporté sa lingerie, et j’obtiens tout un fiacre de linge pour l’Odéon. E. Plauchut me peint l’abnégation des femmes, le dévouement des hommes de ce théâtre.

Je sais aussi à quel point le Théâtre-Français est Français ! On ne répétera jamais assez combien ceux qui touchent à l’art, ceux qui le cultivent ou le peignent ou l’expriment, les artistes enfin, sont Parisiens et patriotes. Ils ont été si peu bonapartistes qu’on pouvait beaucoup attendre d’eux. Ils donnent leurs bras, leur temps, leur santé, leur fortune, leur vie à la France, tous, tous, tous !

Il y a eu ces jours-ci une aventure de prisonniers prussiens. On les avait laissés libres ; ils sont allés avec leur truchement, M. de Dreer, dîner chez Notta, boulevard Poissonnière. C’étaient des officiers ; ils ont choisi ce restaurateur où ils avaient, paraît-il, dans leur première existence d’espions, dîné plus d’une fois. Ils ont chanté en allemand et bu aux Prussiens ; ils ont porté des toasts aux succès de la Prusse. Le public du restaurant s’est indigné, on les a fait prier de se taire, et, comme ils s’y refusaient, on les a chassés à coups de serviettes, on leur a jeté de la farine aux yeux, et j’ai vu de mes fenêtres sur le boulevard l’émotion et le rassemblement causés par cette farce poméranienne si pleine d’esprit et d’à-propos.

L’armée de Paris est sortie tout entière : cent cinquante mille hommes. On dit beaucoup qu’on veut faire de grandes choses.





22 décembre.


Aujourd’hui Adam et son ami Cernuschi sont allés au Bourget. Ils ont trouvé la désola tion des désolations chez les officiers, la révolte chez les soldats. On les a encore fait se battre à l’arme blanche, à la baïonnette, contre des murs, et au fusil contre des canons ! Cent cinquante mille hommes sortis rentrent sans avoir pris le Bourget ! La communication du gouvernement à la presse, ce soir, est idiote ! Que signifient ces mots : « Le général Trochu réunit les chefs de corps pour décider des opérations ultérieures ? »

Ma violence, mon indignation ne peuvent plus se contenir, nous courons à notre perte. Jamais de la vie les soldats français n’ont été plus braves, et jamais ils n’ont exécuté d’ordres plus stupides que ceux qu’ils exécutent depuis le commencement de cette guerre avec la Prusse.

On change l’imbécile qui a choisi ce personnel militaire depuis vingt ans ; l’un des justes crimes qu’on lui impute, c’est d’avoir abaissé le niveau intellectuel des officiers supérieurs, d’en avoir fait des courtisans, des créatures, et l’on garde tout le choix de l’homme de Sedan, tout le dessus de son panier, tous ses courtisans, toutes ses créatures, et l’on veut, avec les bergers qui nous ont conduits au boucher, éviter la boucherie. Ah ! sommes-nous bêtes ! sommes-nous crédules ! sommes-nous naïfs ! c’en est touchant, c’en est pastoral !…

Gambetta fait des généraux et M. Trochu ne sait pas même en défaire !





23 décembre.


J’ai invité nos amis à dîner. Les dîners deviennent des espèces de pique-nique. Jourdan avait fourni le beurre. Peyrat donnait la dernière des boîtes d’Albert qui existe dans Paris ! Plauchut apportait une petite boîte de haricots verts, bonne marque de province. Bergier avait envoyé de la vache, le morceau d’une vache intéressante qui vivait depuis deux mois dans un salon ! Cernuschi est venu un peu tard pour jouir d’un succès dont il était certain ; il a apporté du fromage ! Aucun de nous n’en avait mangé depuis un mois. Nous n’avions pas attendu M. Cernuschi, et, le voyant arriver avec une tête-de-mort à la main, et l’entendant prononcer ces simples mots : « Elle est pour vous » nous nous sommes tous levés de table, et nous avons embrassé l’auteur du fromage de Hollande, le grand Cernuschi lui-même !

Moi, ce jour-là, j’avais fait une trouvaille. J’avais acheté à la boucherie anglaise, que je cultive pour ses ressources et son originalité, j’avais acheté de la bosse de chameau. Ma chère Alice, je ne te dis que ça ! c’était divin ! Quel diner !

Le froid est tellement atroce, qu’on ne se réchauffe pas dans son lit. Je pense sans cesse à nos pauvres soldats, à nos mobiles, à nos gardes nationaux dans les tranchées.

Le Temps publie des extraits de journaux allemands qui nous indignent contre la Normandie. Le maire de Dieppe a désarmé sa garde nationale. Châteaudun ! Châteaudun !

Aux avant-postes, trois cents hommes ont gelé la nuit dernière par dix-neuf degrés. C’est M. Trochu lui-même qui l’a dit à Adam. Ils se sont ren contrés aujourd’hui à Drancy. Le général, en l’apercevant, lui a crié : « Eh bien, Adam, il faut vaincre ou mourir ! — Il faut vaincre, général ! »

M. Lasteyrie est venu me voir. Je lui ai parlé de sa nièce, Mme de R…, qui soigne, dans son propre hôtel, vingt-deux blessés ; que tout le monde loue et admire ; qui ennoblit sa douleur et son veuvage par sa bienfaisance et l’ardente passion qu’elle a d’adoucir les douleurs des autres.





24 décembre.


Bonne nouvelle ! Au Siècle on parle cette après-midi, à la réunion du conseil, d’un article du Times que M. Washburne aurait appris et répété puisqu’il lui est interdit, par ordre prussien, de communiquer ses journaux. Gambetta, d’après le Times, aurait cinq cent mille hommes sous les armes ; il en aura neuf cent mille à la fin du mois, un million cinq cent mille à la fin de jan vier, tous armés ! Il a créé quatorze camps retranchés. La levée en masse des hommes de vingt à quarante ans serait en pleine exécution. Voilà par quoi il faut répondre aux envahisseurs. Si nous avions aidé Gambetta, si nous l’aidions encore, si nous avions le quart de son énergie, de son tempérament patriotique, nous ferions comme lui des miracles !

Les enfants jouent et rient, en sortant de l’école, autour du bassin du Palais-Royal. Ils forment des régiments, et, tambours en tête, avec des officiers élus, ils font des, exercices, battent la charge, attaquent les Prussiens ; il faut voir la mine de ceux qui, pour infraction à la discipline, sont condamnés à représenter les Prussiens ; ils ne sont pas nombreux, mais en revanche ils reçoivent des piles, mais des piles… On voudrait que l’image devînt la réalité !

Dans la rue Saint-Honoré, il y a un rassemblement sur le trottoir, devant l’étalage d‘une boutique. On vend là des comestibles pour les blessés. Pâtés, poissons frais, œufs, volailles, gâteaux, il y a de tout !

— C’est trop salé, disent les uns.

— C’est trop vert, disent les autres.

Un garde national des faubourgs, avec sa vareuse, regarde un brochet magnifique affiché trois cents francs, et nous dit avec un accent inimitable :

— Moi, j’irais pour cette pièce-là jusqu’à trois francs, je me saignerais, parce que le brochet, voyez-vous, c’est ce que j’aime le plus ; il y a tous les instruments de la Passion dans la tête du brochet, c’est le poisson du peuple !

En revenant chez moi par la rue de la Banque, je vois un homme qui tombe. Deux agents de police le ramassent.

— Qu’est-ce ? leur dis-je, un ivrogne ?

— Non, madame, c’est un pauvre marchand de fouets qui crève de faim et de froid ; il n’y a presque plus de fiacres, on n’use plus de fouets.

J’achète tous les fouets de ce pauvre homme, et je les offre aux agents de police, qui les lui rendent quand j’ai tourné le dos.





25 décembre.


La Noël ! Vente de Mme Jules Simon au ministère de l’instruction publique.

Le commerce parisien, dont la générosité ne s’épuise pas, a envoyé des cadeaux superbes. La vente est fort belle, elle est magnifique, on y fait beaucoup d’argent. La section des légumes, des volailles, des conserves est fort courue. Il y a des choux qui me trottent par la tête. Un de nos amis guigne un potiron splendide. Rochefort, que nous rencontrons, veut faire des folies pour une jeune dinde grasse qui l’a séduit, mais qu’il faudra payer très-cher. Adam compte se ruiner pour des cigares. Rochefort, qui ne fume pas, engage, à propos de cette dinde et de ces cigares, la plus spirituelle discussion du monde. Messieurs les Prussiens j’en suis bien fâchée pour vous, malgré votre investissement, nous avons encore de l’esprit !




26 décembre.


Le froid est atroce ! Les armées de la République gèlent à Paris, et l’on ne fait rien pour les réchauffer. Si nous avions des généraux républicains, un seul, un ancien de l’autre République, le moindre des Mayençais !… Mais nous n’avons personne, nous ne faisons rien !

Nous allons, le soir, chez Dorian. Il nous apprend la retraite de Faidherbe. Nous pouvions aider Faidherbe, nous l’avons laissé accabler, là, tout près de nous. Faidherbe et ses troupes se sont battus trois jours ; ils ont tenté l’impossible ; ils auraient vaincu si nous avions retenu les Prussiens autour de nous par des attaques, par des sorties.

Mme Dorian, Mme Ménard, moi, nous répétons :

— Il fallait aller au secours de Faidherbe.

— Ne parlons pas de ce qu’on devait faire hier, nous dit Dorian avec irritation ; parlons de ce qu’on pourrait encore faire demain. Nous n’avons pas un général. Je ne suis pas suspect de tendresse pour M. Trochu, eh bien, c’est encore lui qui vaut le mieux ! Ducrot, Vinoy détestent les républicains ; vous ne feriez pas crier à l’un d’eux : « Vive la République !» Trochu, lui, le criera. Dans la séance que nous avons eue ce matin, de huit heures à deux heures, j’ai vu, j’ai compris que tout ce que je fais ne sert à rien ; on brûle ma poudre pour des moineaux, on tire mes obus en l’air au mont Valérien, on ne veut pas vaincre, je vous le dis, et je suis désespéré. La mobile, les soldats refusent de se battre, voyant ce qu’ils voient, leurs officiers, sachant ce qu’ils savent, comprenant ce qu’ils comprennent. Nous sommes perdus !

Ah ! que ce mot de Dorian m’a fait de mal !





27 décembre.


Un de nos amis, le colonel Germa, m’écrit de Vitry, où il est depuis le 12 avec ses compagnies de guerre : « On nous dit à l’instant de nous te nir prêts pour une attaque. Nous sommes prêts depuis le commencement du siège ! Mieux vaut le combat le plus meurtrier que notre perpétuelle, sempiternelle inaction. »

Il neige affreusement. Les forts tonnent dans tous les sens. Les Prussiens ont découvert des batteries et bombardent le fort de Nogent. La population de Paris sait que Faidherbe a été repoussé dans le Nord ; elle ne bronche pas ; sa foi robuste repose sur un grand courage, que rien ne peut ébranler.





28 décembre.


On se rassemble sur le boulevard ; on croit, on dit qu’il y a une victoire de Chanzy sur la Loire ! Si c’était vraiment vrai !

Je n’ai plus de bois, même pour mon petit blessé ; le bois est rationné. J’ai été obligée de dire à Adam que je n’allumais plus de feu dans ma chambre depuis long temps, il a eu beau s’ingénier, il n’a pas pu trouver de bois. Mon marchand m’avait assuré qu’il en aurait toujours ; mais on ne s’attendait pas à un hiver si rude, au rationnement, aux réquisitions pour la troupe, aux paniques. MM. Rougelotet Pingault, boulevard de Latour-Maubourg, m’écrivent aujourd’hui : « Notre chantier est entièrement épuisé. »

Nous brûlons, pour nous chauffer un peu, par ces quinze degrés, sous les toits, au nord, 100 kilos de bois par jour, et l’on n’a le droit d’en toucher, sur bons de la mairie, que 75 kilos par semaine. Comment faire ?

Adam revient dans la journée et me dit qu’il vient d’acheter un bateau sur la Seine, avec plusieurs de nos amis. On brûle des chaises, des vieux meubles, des billots de bois des îles ; le gouvernement fait abattre des arbres sur les promenades publiques, dans les squares, un sur deux.

Bast ! si la victoire de Chanzy est véritable, voilà qui va nous réchauffer !





30 décembre.


A mesure que la population s’élève, par son héroïsme, au-dessus de tous les sacrifices, M. Trochu, les généraux s’irritent et se découragent plus encore. On voit mieux la distance qu’il y a entre eux et nous, entre leur énergie et la nôtre. Aucun n’a l’enthousiaste vision de la délivrance. Ces gens-là croient trop aux miracles catholiques pour croire aux prodiges républicains. Ils ont la foi qui conduit au Credo quia absurdum ; ils n’ont pas celle qui conduit aux vérités humaines, au martyre patriotique.

Quelle insuffisance ! Le plateau d’Avron a été abandonné sans que, depuis un mois, on ait rien fait pour le défendre, pour le mettre à l’abri d’une attaque de l’artillerie prussienne. L’attaque a eu lieu, il a fallu se sauver, emporter les canons dans un désordre inexprimable.

L’ennemi déploie toute son intelligence, toutes ses ruses, invente, cherche, essaye, trouve, ose ! Nous, bêtement, opprimés par les chefs de l’ar mée, par les favoris de la défaite, nous nous rongeons le foie ; nous mangeons notre ration de pain jusqu’à ce qu’on nous dise : « Vous n’avez plus de vivres, il faut capituler !»




31 décembre.


Quelle fin d’année ! L’angoisse envahit les âmes les plus courageuses. Je me débats contre ma propre inquiétude, et je triomphe à grande peine de mes doutes. Hélas ! hélas ! cette fin d’année est lamentable. Le jour de demain verra l’aurore de notre régénération ou commencera l’année la plus terrible qu’une nation puisse vivre.

La proclamation de M. Trochu est molle, sans ardeur d’aucune sorte. Elle a l’air de sortir d’un esprit que les événements ont vidé comme on vide avec un fétu de paille du soyer dans un verre ! En lisant cela, ceux qui, comme moi, n’ont rien espéré de cet homme, éprouvent un dédain étonné.

Louis Blanc vient de me lire son admirable lettre à Victor Hugo, qui sera publiée demain. Quel beau langage ! et quelle page définitive d’une histoire qui n’est pas faite encore !