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Le siège de Paris/Octobre 1870

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères (p. 116-236).

1er et 2 octobre.


Le meeting de Londres a produit un grand effet. Il a paru une lettre de Louis Blanc au peuple anglais, très-belle de style, mais que je trouve exclusive. L’auteur l’a écrite uniquement pour nos voisins d’outre-Manche. Par quelle anomalie Louis Blanc, le novateur, aime-t-il ce pays de traditions qui s’appelle l’Angleterre ? Les plus grands esprits ont leurs contradictions.

MM. Ranc et Ulysse Parent, le maire et l’adjoint du IXe arrondissement, sont venus visiter l’ambulance du Conservatoire de musique. J’ai échangé quelques mots avec M. Ranc, que je n’avais jamais vu. C’est un écrivain sobre, énergique, un patriote de la grande école révolutionnaire ; il ressemble bien à son style, il en est l’homme. M. Ulysse Parent m’a dit qu’une sortie en masse était imminente. Est-ce un naïf ?

Avec les fourneaux économiques, — une œuvre s’est fondée dans tous les quartiers qu’on appelle l’Œuvre des fourneaux, — on donne à manger aux pauvres gens pour quatre sous par jour.

La grande affaire, ces jours-ci, ce sont nos ballons, nos chers ballons ! Ne vont-ils pas porter en province l’assurance de notre résolution ? Ma fille recevra de mes nouvelles ! Des lettres pleines de tendresse, d’amour, de patriotisme, descendront du ciel sur les chers absents !… Pourvu qu’ils ne tombent point dans les lignes prussiennes !

Je suis allée à la Préfecture de police, avec Mme Cochut, faire visite à Mme de Kératry, qui était venue me voir à l’ambulance et s’est chargée d’une lettre pour ma fille. Mme de Kératry n’a pu nous recevoir parce qu’elle était, le matin même, accouchée d’une fille. Quel affreux endroit que la Préfecture de police ! Brrrr ! On dirait un vieux palais italien arrangé en auberge. C’est triste, c’est froid, c’est morne. Pauvre Mme de Kératry, une créole ! je ne voudrais pas être à sa place. Et ces grandes cours où tous les malheureux et tous les misérables jettent une plainte, une imprécation ! L’air qu’on respire ici est malsain, j’ai besoin de secouer cette atmosphère qui m’enveloppe et me navre.

Je demande à Mme Cochut de venir avec moi aux remparts, du côté de Montrouge. Elle me parle en chemin des découvertes faites par M. de Kératry à la Préfecture de police. Le nouveau préfet a la preuve que, sauf le complot d’Orsini et celui de Pianori, c’est M. Piétri, avec son illustre maître, qui a comploté les autres !

Les fortifications, les remparts, les portes, les fascines, les tonneaux, les fagots, les cantines, les huttes de feuillages, mais tout cela est on ne peut plus intéressant, on ne peut plus curieux à voir ! C’est dimanche. Une population nombreuse envahit le chemin de ronde ; les ouvriers circulent et travaillent ; les gardes nationaux, posés en sentinelles sur le rempart, font tableau dans ce cadre de terre crayeuse, blanche, sur ces buttes de terre éventrées.

C’est le second dimanche du siége.

Nous revenons aux ambulances du IXe par des rues pleines de promeneurs. Paris, depuis qu’il est prisonnier, vit sur ses boulevards. Nous rencontrons une de nos amies ; elle va elle-même à une ambulance de la rue Saint-Lazare, pour passer la nuit auprès d’un officier, M. de Castres, blessé à Chevilly, et qu’on dit perdu ; il a vingt-sept ans.

Notre amie nous raconte une conversation qu’elle a entendue entre deux blessés, dans une voiture d’ambulance. « Moi, disait un soldat à son camarade, je suis f… ; mais toi, quand on aura coupé ton bras gauche, tu auras encore ton bras droit pour casser la tête à quelque Prussien. »

Strasbourg et Toul sont aux mains de l’ennemi. Pauvre vaillante petite ville de Toul ! pauvre chère Strasbourg ! Mon cœur se déchire ; il me semble que je perds l’un de mes plus proches parents. Les Strasbourgeois, tous nos Alsaciens si instruits, si laborieux, si honnêtes, vont-ils devenir la proie des soldats prussiens ? Eux, si doux, vont-ils être malmenés, injuriés, vexés, opprimés par un envahisseur cruel, insolent, orgueilleux ? Vite il faut agir, combattre, faire des prodiges de courage, pour secourir nos frères !… Ma chère statue de la place de la Concorde ! Je suis certaine qu’elle a frémi sur sa base de pierre.



4 octobre.


C’est aujourd’hui le jour de ma naissance, j’ai eu quelques amis à dîner. L’un d’eux, M. Hauréau, nous a parlé des aventures d’une femme intrépide, venue de Dieppe au travers des lignes prussiennes, et qui a remis une lettre à M. d’Haussonville. Qu’on devine où elle a couru les plus grands dangers ?… À Paris ! On l’a arrêtée chez sa couturière. La couturière, voyant l’une de ses clientes les plus élégantes arriver chez elle en costume de paysanne, l’a traînée au poste voisin, demandant qu’on fusillât immédiatement cette espionne. M. d’Haussonville n’a pu faire sortir de prison la pauvre femme qu’après trente-six heures de démarches et de pourparlers.

Rien n’est changé à l’administration de la police bonapartiste, ni ailleurs dans ce qu’on appelle les bureaux. Nous en avons encore pour dix ans des us et coutumes de l’empire ; il nous faudra attendre que chaque employé daigne prendre sa retraite. C’est toujours comme ça ! Il n’y a rien de plus aimable que les révolutionnaires d’aujourd’hui, de plus conservateur ; ils ne changent que la raison sociale ils reprennent la suite des affaires avec le même outillage, les mêmes commis, et ils s’étonnent que sous leur gouvernement les bénéfices retournent à l’ancien patron.

Mme et M. Paul Albert, qui dînaient chez nous, ont commencé avec beaucoup d’esprit l’interminable récit et les aventures drôlatiques de cinq corps de francs-tireurs qui ont essayé de se former, et dans lesquels, successivement, M. Paul Albert est entré. Ce brave à outrance, qui n’a pas cessé d’être garde national et artilleur, se voit à la tête de cinq costumes qu’il nous décrit : costume des francs-tireurs de Saint-Hubert, costume des Amis de la défense, costume des Volontaires de la garde nationale, idem de la Presse ; j’en oublie un.

Adam est allé chez Gambetta aujourd’hui. Gambetta se demande s’il ne ferait pas bien d’aller en province par ballon. Adam lui a chaleureusement conseillé de partir, et lui a dit que l’opinion parisienne l’y avait porté plus vite qu’un ballon ne l’y porterait. Ils ont beaucoup parlé de Trochu, que Gambetta estime et préfère à tous les autres généraux.

Je me méfie de M. Trochu. Le malheur, c’est qu’il fait ce qu’il peut, eu égard à ce qu’il est ; il a l’air sincère ; il devient pour nos amis un trompe-l’œil. Défendre, armer, sauver ce grand Paris, quand on a une tête d’alouette, qu’on s’enivre de son chant, qu’on ne vole que de bas en haut et de haut en bas, sur la même ligne, et qu’on est destiné à se laisser prendre au miroir ! est-ce possible ?

Je m’explique bien l’indulgence de Gambetta pour Trochu. Le mot d’Éléonore Galigaï dans son procès : « J’avais, sur Marie de Médicis, l’influence qu’un esprit fort a toujours sur un esprit faible, » est souvent plus vrai en sens inverse. Gambetta, qui est inquiet de son tempérament, qui se donne une peine extrême pour rester toujours maître de soi, a confiance dans ce général correct, accommodé aux choses moyennes, et qui se ferait moine plutôt que d’avoir le diable au corps ! Gambetta prend la placidité pour une force contenue ; il se trompe.

Notre courage est certain ; nul n’a plus le droit d’en douter ; nous voulons, à tout prix, des actes, des actes ! Trochu n’a rien d’un homme d’action.

Adam est allé ce soir à la commission des hôpitaux. Il y a guerre civile à la mairie de Paris : Brisson d’un côté, Ferry de l’autre.

Ce matin a paru une très-belle lettre de Victor Hugo. Nous l’avons lue et relue après dîner ; c’est vraiment le bouquet de ma fête ; un paragraphe surtout nous a profondément remués, celui où il est dit : « Qui se souvient d’avoir été exilé ? Ce n’est pas moi ! — Y a-t-il eu des proscrits ? — Je n’en sais rien. » Cela me rappelle le mot d’un prédicateur espagnol, enfermé dix ans par l’inquisition, torturé, et qu’enfin on rend meurtri, broyé, vieilli, à sa chaire ; il recommence ainsi sa prédication :

« Je disais hier !… »

Mon Alice, ma fille chérie ! Comme elle a dû souffrir aujourd’hui, jour de ma naissance ! Je suis certaine qu’elle m’a fait des bouquets, et qu’elle me les a envoyés pour semblant, comme elle disait à trois ans. Que d’événements je prévois, et qui nous tiendront éloignées, chère enfant ! Reverrons-nous ensemble ton anniversaire et le mien ?… Comment ai-je pu me séparer de ma fille ?… Je vis hors de moi-même.




5 octobre.


Je suis allée à l’ambulance Vendrezanne, barrière d’Italie, où sont des blessés par centaines. Je leur avais acheté des cigares ; j’ai fait la distribution de lit en lit. Comme tous ces pauvres héros sont sensibles aux gâteries ! Le moral est excellent ; mais quelques vieux soldats me racontent que les généraux les lancent follement à l’arme blanche contre des murs épinglés de fusils comme une pelote. Hélas ! en ai-je vu des têtes fêlées, des membres brisés ! Celui-ci a eu le nez emporté par un éclat d’obus ; celui-là a perdu une oreille ; cet autre n’a plus de mâchoire.

Pauvres chers défenseurs de notre France ! Ceux qui vont bien et qui entrevoient le moment de retourner dans leurs compagnies me disent : « Nous en tuerons encore de ces Prussiens de ces brigands ! » Tous ces hommes pâlis, attristés par la souffrance, tous ces vaincus, blessés, estropiés, sont bien mes frères.

J’ai visité encore, avenue d’Italie, une autre ambulance dirigée par un pasteur protestant. Quelques soldats mangeaient dehors dans les habits avec lesquels ils avaient été blessés ; les balles avaient fait des traînées, roussi l’étoffe avant de pénétrer dans la chair. Sur les bras, sur les épaules, sur la poitrine des capotes, on voyait de grands trous correspondant à la blessure ; c’était navrant !

Partout un bruit se répand, grossit dans ce quartier éloigné de tout renseignement précis : une petite armée s’était déjà refaite en province, elle a été, dit-on, anéantie ! Je n’y crois qu’à moitié, et je reviens à la hâte au boulevard. En chemin, je pense à M. Trochu, qui se préoccupe d’ancienneté, de grade, de préséance, qui s’entête à conserver les vieilles formes d’une armée qui n’existe plus, qui perd du temps ! Il faut faire du nouveau avec des élé ments nouveaux. Créons des généraux avec des capitaines !

Les Prussiens s’en vont en promenade militaire contre nos pauvres petites armées de province, tandis que M. Trochu baye aux corneilles. La grosse affaire n’est pas de nous mieux défendre, de nous mieux enfermer : c’est d’inquiéter l’ennemi, de le harceler, c’est de faire contre l’invasion la guerre que les Espagnols ont faite aux armées du premier empire ; il faudrait, tous les jours, toutes les nuits, lancer des hommes de bonne volonté autour des campements ennemis pour jeter l’alarme et la terreur. Je suis sûre que nous allons attendre indéfiniment une sortie que nous ferons, quand les hommes seront équipés, astiqués, qu’il ne leur manquera plus un seul bouton de guêtre, ce qui est le dernier mot de la perfection militaire en France !

J’avais à faire au palais de l’Industrie, et nous étions, la directrice de la lingerie et moi, au premier étage, quand on vint nous avertir que nous allions entendre les cris de deux hommes qu’on amputait. Il faut, en ce moment, habituer son oreille aux cris de la douleur. Pour soigner des blessés, pour leur être bienfaisant, il est nécessaire d’affermir son âme contre l’émotion de la souffrance d’autrui. Nous choisissions du linge pour les pansements ; une cloison de bois, ouverte par le haut, nous séparait de la salle d’opération ; on amputait deux jambes, celle d’un homme chloroformé et celle d’un homme qui n’avait pas voulu se laisser endormir. Leurs cris étaient de nature différente, intermittents, et dominés par la voix des canons du mont Valérien. Dans ce palais, où tous les peuples avaient célébré la fraternité universelle, c’était tragique dans le sens le plus lugubre et le plus désespéré du mot. Les cris de l’homme endormi, cris de brute, inconscients, caverneux, traînants, sauvages, me bouleversaient bien autrement que les cris aigus, brusques, déchirants du soldat éveillé.

Je traversai la grande salle des blessés pour me rendre chez la présidente. Je vis alors Mme X…, l’une des femmes les plus en réputation à la cour d’Eugénie, sans fard, mal mise avec excès. J’éprouvai une répulsion invincible, et je me demandai si certaines femmes de l’ancien monde officiel, si ces grignoteuses de la France, si ces folles avaient, comme nous, le droit de faire le bien ?


Un des devoirs qui me préoccupent, c’est de secourir l’arrondissement où se trouve l’avenue d’Italie ; j’y ai vu des misères affreuses. La municipalité n’a que trois fourneaux pour quinze mille pauvres, et, comme toujours, il y a très-peu de ressources dans un quartier où il y a beaucoup de besoins. Dans le IXe arrondissement, où je m’occupe d’ambulances, la proportion des indigents est de 1 sur 19 ; dans le XIVe, elle est de 1 sur 5. Je suis allée à la mairie des Gobelins, j’ai causé avec l’adjoint ; il m’a dit qu’il trouverait des fourneaux, si je trouvais des subsistances.



6 octobre.


Hier, manifestation des tirailleurs de Flourens réclamant des fusils chassepot. Paris est tout attristé de cette manifestation. Dorian, le plus compétent de nos ministres, a répondu à Flourens que tous les fusils chassepot étaient distribués, et que, pour en forger, il fallait du fer de Suède ou des Pyrénées. Le général Trochu a dit à Flourens qu’il consentait à sortir avec lui : voilà du nouveau !

Je ne m’inquiète pas de voir Paris bouillonner un peu ; le danger est bien plutôt qu’il se refroidisse.

On vient de recevoir une dépêche de Glais-Bizoin ; l’espérance renaît. Cette dépêche annonce la levée en masse dans toute la province au cri de : « Pas un pouce de notre territoire, pas une pierre de nos forteresses ! »



7 octobre.


J’arrive du fort de Montrouge. Deux de mes amies, qui sont alliées du commandant, m’y ont conduite. Comme nous arrivions, les vigies — car nos forts ont pris avec nos marins tous les termes d’un vaisseau — signalaient des grand’gardes prussiennes dans le village de l’Hay. Le commandant courut au rempart, en nous criant que nous pouvions le suivre, si le cœur nous en disait. Nous le suivîmes et, un instant plus tard, nous étions installées sur les glacis, lorgnette en main, tout près des canons qui nous fendaient les oreilles, et nous souffletaient avec de la terre et des éclats de fascines.

Chaque fois qu’un boulet partait, mon cœur battait à l’idée que, sous ma lorgnette, je pourrais voir l’un de nos ennemis frappé à mort. Tout à coup, le commandant signale au meilleur de ses pointeurs un officier prussien, assis dans un fauteuil, sur un balcon, dans une des plus jolies maisons de l’Hay. Cet officier, armé d’une longue-vue, regardait insolemment le fort. « Visez le balcon, » dit le commandant… Pan ! le boulet troua la maison : balcon, fauteuil, officier prussien, tout disparut. Les camarades du pointeur applaudirent à outrance je jetai un cri de victoire. Le commandant se re tourna lentement, tranquillement, et dit : « Un quart de vin à l’homme qui a pointé ce coup-là » Nous apercevions des groupes de Prussiens derrière les bouquets d’arbres. Le commandant croyait à un mouvement de troupes sur les hauteurs, dans les bois, et faisait tirer dans toutes les directions où il apercevait quelques Prussiens. Un obus tomba au milieu d’une douzaine de grand’gardes, qui se jetèrent la face contre terre, mais dont quelques-uns furent certainement atteints.

Il faisait un temps splendide, un de ces temps par lesquels on rêve de courir à travers champs, à la poursuite des papillons. Nous envoyions des boulets à trois mille mètres, la mort, la destruction, dans ces jolis jardins, dans ces jolis bois, dans ces délicieuses maisons. La guerre, oui, la guerre est une chose étrange !

On s’habitue vite au bruit du canon. Lorsque le coup part, un courant d’air chaud vous balaye la figure, un déchirement se fait dans vos oreilles, l’attention tout entière est fixée sur la direction que doit suivre le boulet, on entend un bruit superbe, imposant, on voit un peu de fumée, puis tout se tait.

Un peu à droite est le village de Bagneux. Des remparts du fort, on domine le plateau de Châtillon, avec son joli moulin, sa vieille tour. Les Prussiens sont là. « Il faudrait, à tout prix, occuper ce point, nous dit le commandant, et on le pourrait avec de la hardiesse et de la volonté ! »

En allant au fort et en revenant, nous aperçûmes les campagnes désolées, dévastées, les maisons vides, des barricades, des soldats, des mobiles, les grand’gardes françaises.

Adam était chez Gambetta et causait avec lui des affaires, quand on est venu dire au ministre de l’intérieur que l’air était favorable, et qu’il pouvait s’embarquer en ballon. Il a embrassé Adam et l’a quitté. Gambetta est parti. Quel irréparable malheur s’il tombait dans les lignes prussiennes !



8 octobre.


Il pleut. Je vis une partie de la journée aux ambulances. Une brodeuse est venue me trouver pour convenir du dessin d’un drapeau que Mme Paul Albert, sa mère et moi, nous offrons au bataillon des mobiles d’Ille-et-Vilaine. Ces mobiles se sont fort bien conduits à Châtillon, mais ils ont perdu leur drapeau. C’est convenu, nous le remplaçons. Le drapeau neuf sera brodé aux armes de la ville de Rennes, avec tour, hermine et le reste.

Un de nos amis, Eugène Lambert, ami de Mme George Sand, dînait avec nous. Il avait son costume de garde national, et nous riions de sa tournure, de celle des hommes de son bataillon, le 19e, où la plupart des peintres célèbres, des écrivains, des sculpteurs, sont entrés. Nous nous racontions à ce propos les mille histoires des troupiers de Maurice Sand.

Eugène Lambert nous dit que l’un de ses grands chagrins était la perte d’un album dessiné par Maurice Sand, à la plume, où tous les événements de l’empire avaient été prédits, en décembre 1848, avec une lucidité effrayante. Sauf les Prussiens, qui étaient des Cosaques dans l’album, la prophétie se trouvait réalisée de point en point, événement par événement : la présidence, le coup d’État, l’empire, les plébiscites, les paysans courant aux urnes pour voter oui et croyant que « l’empire c’est la paix » ; puis la guerre, l’invasion, Paris assiégé, mourant de faim, la lâcheté de Napoléon III et Napoléon Ier versant des larmes du haut de l’Empyrée ; enfin, dit notre ami, deux derniers dessins qui, je l’espère, ne deviendront pas une vérité, représentant le pétard élastique, c’est-à-dire Paris se faisant sauter, et les nobles faubourgs, c’est-à-dire trois ouvriers montant la garde auprès d’un canon sur les ruines de Paris.

— Jamais pareille vision n’a été plus complète dans l’esprit d’un artiste, répéta Eugène Lambert ; quel malheur que cela ait été brûlé en 1852 !

— Cet album existe, s’écria Adam ; je le con nais, je l’ai vu. Mon ami Charles Thomas, l’ancien directeur du National, le possède, avec ses légendes, et il en cherche l’auteur depuis vingt ans !

Maurice Sand en avait-il envoyé une copie au National ?

Aujourd’hui, manifestation des partisans de Blanqui en faveur de la Commune. On dit partout que les espions prussiens se mêlent aux blanquistes et se font leurs agents provocateurs. Voilà l’occasion pour Jules Favre de prononcer un beau discours, pour M. Trochu de parader, d’apaiser les effervescences patriotiques, et de retarder les sorties de quinze jours.

On n’a pas encore de nouvelles certaines de Gambetta ; nous sommes désolés.



9 octobre.


Adam est allé à l’Hôtel de ville. Rochefort lui a dit « Je suis entre le zist et le zest ; Er nest Picard est plus réactionnaire qu’Ollivier. » Adam a bien répété à nos amis du gouvernement — il y allait pour cela — qu’il faut à tout prix, coûte que coûte, entrer dans la voie de l’action, que l’opinion est surexcitée, fiévreuse, et que la manifestation de Blanqui étant vaincue, si l’on tient à légitimer aux yeux des Parisiens cette victoire sur des gens qui veulent l’action à outrance, il n’y a qu’un moyen : agir, agir, agir !



10 et 11 octobre.


Gambetta est arrivé à Montdidier ; son ballon, en se dégonflant, l’a jeté au milieu des tirailleurs prussiens ; il a échappé par miracle à toutes les poursuites, à tous les dangers. Vois-tu, ma chère Alice, ce ministre de l’intérieur lancé comme une balle élastique par-dessus les murs de Paris assiégé ? Quel tableau ! Tout est étrange autour de nous. Nos marins défendent les forts avec des canons de vaisseau ; les maraîchers vont, l’arme au bras, cultiver les champs ; des bataillons se forment pour pêcher le poisson dans la Seine. Un propriétaire va visiter sa maison, aux environs de Paris, y trouve des Prussiens et leur fait une si belle description de nos joies, qu’il en ramène deux avec lui.

Les soldats prussiens croient cependant qu’à Paris on fusille les prisonniers ; on le leur dit, on l’imprime dans des journaux qui leur sont distribués tous les huit jours.

Eugène Pelletan vient, à trois heures, demander Adam pour une communication importante du gouvernement. Je réponds qu’à cette heure, d’ordinaire, il est à l’Avenir national. Que veut-on de lui ? Est-ce qu’on va me le faire partir en ballon ? Il est sept heures, et il n’est pas encore revenu.

Le gouvernement de la défense nationale, nos amis, ont fait d’Adam un préfet de police ! M. Trochu lui a dit : « Monsieur Adam, aidez-nous à sauver notre république. » Emmanuel Arago l’a embrassé ; Pelletan était venu le cher cher ; Garnier-Pagès, content, revoyait un homme de 1848 ; Jules Simon ne demandait pas mieux. Rochefort a pris un air solennel pour dire : « Mon cher Adam, je serai un supérieur pas trop méchant, je vous le jure. » Tous ont insisté, même Ernest Picard. Adam a répondu : « Vous croyez qu’il y a des périls à courir, du dévouement à montrer ; je ne réfléchis pas, j’accepte. »

Et moi, moi qu’il n’a pas même consultée, moi qui m’écriais il y a huit jours, en allant voir Mme de Kératry : « L’affreuse prison ! » moi, qui me sentais si forte, sans responsabilité dans mon cher colombier du boulevard Poissonnière, jamais je n’aurai le courage d’entrer dans la maison de M. Piétri !



14 octobre.


Chère Alice, ma fille, je n’avais plus la force d’écrire. Cependant j’ai bien pensé à toi, ces derniers longs trois jours ; que n’es-tu là ! J’habite aujourd’hui l’hôtel de la Préfecture de police ! Adam m’a écrit une lettre irrésistible. J’espérais qu’il pourrait continuer d’habiter notre appartement ; on m’a fait comprendre que c’était impossible, et je suis venue ici. Les salons de la Préfecture de police suent la richesse officielle. Si encore j’avais ma fille pour égayer ces tristes lieux !

Adam est très-occupé. Quelle existence va être la sienne ! Il faut avoir, dans ce poste, toujours l’œil, l’oreille, l’intelligence aux aguets. Un préfet de police qui fait très-bien est toléré ; si les événements le servent mal, s’il ne fait qu’à moitié bien, c’est le dernier des mouchards. Adam, préfet de police ! Voilà l’occasion d’utiliser ses facultés de Normand dont je me suis tant moquée ; mais ce que j’estime le plus en lui, son beau courage personnel, ne va servir à rien dans cet emploi aux attributions souterraines.

Adam espérait arrêter cette nuit un personnage important du monde bonapartiste, qui a pénétré dans Paris avant-hier. Il a fait venir des agents secrets. Tous sont dévoués à l’ex-empire. Comment s’y prendre ? Adam aurait donné vingt mille francs de sa poche pour cette capture. Mais, parmi les agents capables de suivre une affaire aussi délicate, les uns jouent franc jeu et répondent qu’ils ne peuvent s’en charger ; les autres, plus corrompus ou plus audacieux, disent « Quelle que soit la somme qu’on nous donnera pour livrer le personnage, nous sommes certains d’en avoir le double si nous ne le trahissons pas. »

À la séance du gouvernement, ce soir, on a parlé des propositions que vient faire M. Burnside, le général américain, au nom de M. de Bismark. Toujours la cession de l’Alsace et de la Lorraine ! M. Trochu aurait dit mot pour mot, devant Adam : « Nous avons envoyé M. de Bismark se promener, l’autre jour, dans de plus mauvaises conditions ; pourquoi hésiter aujourd’hui ? Sauvons l’honneur et risquons la partie. »

Je n’en peux croire mes oreilles, et je ré ponds tranquillement que jamais M. Trochu n’a prononcé de telles paroles. Adam m’affirme que le gouverneur de Paris n’est pas pour la capitulation, qu’il lutte à cet égard de toutes ses forces contre M. Ernest Picard, et que cela seul explique pourquoi Rochefort soutient le général avec tant de résolution.



15 octobre.


La Vérité publie en grosses lettres un numéro à sensation, pour dire que la République rouge est proclamée à Lyon, que Crémieux l’accepte, que l’amiral Fourichon a donné sa démission, que Bazaine a capitulé, que nous avons été défaits à Orléans et en Normandie. L’émotion est terrible, la consternation générale ; il me semble que j’ai reçu un coup de casse-tête dans la maison Piétri.

On ne veut pas supprimer le journal, mais on ordonne au préfet de police d’arrêter le journa liste. Adam demande à Jules Favre de vouloir bien viser la loi qui lui semble autoriser une arrestation de ce genre. C’est une loi sur les affichages !

M. Portalis est arrêté. Je regrette cet acte, que je trouve arbitraire.

Les mauvaises nouvelles publiées par la Vérité sont fausses, me dit Adam. Les nouvelles reçues par le gouvernement seraient bonnes. Garibaldi est arrivé à Marseille, et il soulèverait les populations du Midi sur son passage ; l’engagement qui a eu lieu près d’Orléans nous aurait été favorable ; Cambriels est à Belfort et cherche à ravitailler Metz, à couper les vivres aux Prussiens.

Adam est encore ce soir à la séance du gouvernement ; on lui a demandé d’y assister tous les jours.



16 octobre.


Hier a paru, dans le Journal Officiel, une lettre de M. Jules Favre donnant quelques expli cations sur le but des voyages de M. Burnside à Paris. Cette lettre, surmontée d’un en-tête dont on avait mal dissimulé la soudure, semble répondre aux articles de la Vérité. Je voudrais que le gouvernement s’émût davantage de l’opinion générale qui, en ce moment, lui demande de grandes actions, et se préoccupât moins de racontages que les faits du lendemain viennent démentir.

Le gouvernement use ses forces dans des combats indignes de lui.

Non, la République rouge n’est pas proclamée à Lyon et à Marseille ; non, un prince d’Orléans ne marche point sur Paris ; nous n’avons pas eu un échec à Orléans, puisque notre armée de province est pourvue, formée, qu’elle est en position derrière la Loire.

Les journaux sont tous d’accord pour blâmer l’arrestation du directeur de la Vérité.

J’ai enfin revu Peyrat. Nos meilleurs amis nous abandonnent ; ils ont exigé d’Adam qu’il acceptât la préfecture de police, et ils refusent de venir me visiter dans cet antre. Peyrat com patit à ma souffrance et à mon isolement. Il me dit qu’Adam rendra de grands services, qu’il calmera bien des irritations, que son parti pris de ne pas faire de profession de foi, de proclamations et d’arrêtés signés de son nom, est très-apprécié des gens de goût. À propos de goût, il rit fort des lettres de Jules Favre et de M. Trochu. Peyrat, qui est un écrivain, un artiste, ne peut se faire à l’idée que Me Ducloux, d’une part, et l’Électeur libre, de l’autre, appartiennent désormais à l’histoire. Le fait est que ces deux célébrités du jour feront une plate figure devant la postérité.

J’ai remis à Jourdan ma souscription pour les canons du Siècle. Il m’a raconté, à propos de cette souscription, des traits qui m’ont remué l’âme. Un savetier apporte une paire de souliers qu’il a mis trois dimanches à faire, et qu’il déclare très-solides ; il demande le directeur du journal et le supplie de vendre ces souliers le plus cher possible. Les pauvres gens offrent six sous, douze sous, quinze sous. Tous disent, comme les femmes dans la queue des fourneaux où l’on distribue de la soupe et un peu de cheval : « Il ne faut pas céder ; Paris n’a plus que des Parisiens et des Parisiennes ; on verra ce que c’est ! »

Des canons ! cette idée trotte par la tête de toutes les femmes comme elle trotte dans la mienne, chère Alice. Je déteste les mitrailleuses, inventées à demi par Napoléon III ; elles sont pour beaucoup dans cette guerre stupide, faite sans approvisionnements, sans troupes, sans organisation. Les mitrailleuses n’allaient pas laisser un Prussien debout ! Aux premières rencontres, ne disait-on pas que les soldats de Guillaume tombaient comme des capucins de cartes ? « Les mitrailleuses fauchent les rangs ennemis qui tombent comme des épis de blé, » nous écrivait-on. Hélas ! les Prussiens se couchaient par terre. Les mitrailleuses exigent de l’ennemi toute sa complaisance, il faut qu’il se place à portée ; tandis que les canons intelligents allongent, raccourcissent leur tir.

Louis Jourdan me charge de dire au préfet de police qu’il approuve son calme ; que personne, dans aucun emploi, ne peut si aisément ajouter à la surexcitation générale, qu’Adam fait depuis quelques jours du bien aux nerfs de Paris.

L’opinion de nos amis est précieuse. Nous ne pouvons juger des choses que par eux, puisqu’ils ont la même tournure d’idées que nous. Le péril, ici, avec un milieu impossible à remanier en quelques jours, est de se laisser impressionner par lui ; on tâterait à l’envers le pouls de l’opinion.

Adam ne s’inquiète pas de ceci ou de cela, de tel ou tel fait. « Le danger, dit-il, est dans les régions où se forment les grands orages ; je ne crains pas un pétard quand je crains la foudre. Ma grande peur, nous répète-t-il sans cesse, ce n’est pas qu’on fabrique ici une bombe, qu’on fasse une manifestation là, c’est de voir un jour l’explosion du patriotisme refoulé, de la combativité rentrée. Une telle explosion pourrait être la ruine de Paris. »



17 octobre.


M. Ulysse Parent, qui a donné sa démission d’adjoint du IXe arrondissement, à cause de M. Chaudey, est venu faire ses adieux aux ambulances ; on le regrette ; il remplissait avec dévouement la fonction difficile d’administrer le IXe, qui lui était confiée depuis le départ de M. Ranc.

Mme A. Cochut m’a raconté les détails du départ en ballon de M. de Kératry.

Il avait cru prudent de laisser ignorer son projet à sa femme. Elle était dans son douzième jour de couche ; elle a eu le délire, la fièvre ; elle veut absolument partir avec sa petite fille et la nourrice pour rejoindre son mari. Jules Favre lui a écrit une très-belle lettre ; il a cette note-là, il sait gémir et s’affliger. Mais rien ne peut la calmer ; son désespoir lui donne des mots superbes. On n’a pas encore de nouvelles de M. de Kératry, ce soir.

Je suis tout émue de la belle conférence de M. Coquerel. Nous avons lu cette conférence dans le salon où Mme Piétri recevait le jeudi.

Y a-t-il rien de plus extravagant que ma présence ici, ma chère Alice ? Imagine qu’on nous l’ait prédite il y a six mois ! Les murs me regardent avec un air stupide ; jamais je n’ai vu de murs si bêtes. M. Piétri leur a bouché les oreilles ; ils ne comprennent et n’entendent rien. Les fauteuils étalent des bras effarés lorsqu’ils reçoivent nos amis. Cette maison est comme en révolte contre moi ; les choses ont leur humeur, et l’humeur de l’hôtel Piétri, c’est d’avoir l’air de me dire sans cesse, sur le ton des Framboisy de l’empire : « Corbleu ! madame, que faites-vous ici ? »



18 octobre.


L’affaire Portalis continue d’irriter les journaux.

Le Journal Officiel de ce matin est moins incolore, moins insignifiant qu’à l’ordinaire. Il con tient une lettre de Jules Favre très-haute de sentiment, le rapport si ferme, si honnête, si simple de Dorian sur les travaux faits pour la défense, puis un extrait de la belle conférence de M. Coquerel.

À l’avenue d’Italie, j’ai un fourneau, à moi seule, dans lequel je fais donner un bon repas, tous les jours, à cent cinquante enfants. Mes chers petits engraissent à vue d’œil. Je leur ai promis des vêtements de flanelle, qu’ils attendent avec impatience.

Quel courage et quelle résolution partout ! « Qu’on sauve Paris, et nous endurerons tous la faim, le froid ; nous nous ferons casser la tête tant qu’on voudra pour la France ! » Mes oreilles sont pleines de ces mots, de ces cris-là !

Je vois l’autre jour un garde national ivre dans une mansarde, où couchent six personnes, le père, la mère, quatre enfants. Je fais des reproches ; la femme excuse son mari et me répond doucement : « Il mange si peu qu’un verre de vin le grise, madame. Vos hommes, qui mangent à leur faim, se grisent moins vite que les nôtres. On boit pour se soutenir. » Je lui dis un mot qui la fait rire : « Il ne se soutient pas du tout. » L’homme s’était levé, s’appuyant au mur : « Non, m’écriai-je, je ne peux pas voir ça, un citoyen ivre, sous la République ! » Il se redressa, et son émotion fut telle que son œil hébété redevint subitement intelligent ; il répéta plusieurs fois : « Sous la République… un citoyen… je ne me griserai plus ! »

J’ai porté du café noir tout préparé dans des litres aux deux cents blessés de l’asile Vandrezanne. Comme j’ai été remerciée ! J’ai demandé qu’on fît chauffer mon café, et je l’ai distribué, à chaque lit, en le sucrant bien, dans les gobelets à tisane. Le café est excellent pour les blessés, les médecins l’ordonnent. Je suis allée dans les salles des fiévreux, dans celles des petites véroles. J’ai peur de la petite vérole, c’est ma seule crainte ; mon cœur battait, je devais être pâle, car les sœurs, avec traîtrise, me retenaient là plus qu’ailleurs ; mais ce qu’elles font avec leurs croyances religieuses, je puis le faire aussi bien avec mes croyances philosophiques.

J’ai eu Rochefort et son fils à dîner. Rien n’est plus étonnant qu’Octave Rochefort, surnommé Bibi ; il pense, il parle comme un homme de quarante ans ; il est, à huit ans, beaucoup plus âgé que son père ; il le moralise, lui conseille de ne pas trop se fier à la popularité, raconte qu’il a entendu dire à des ouvriers : « Ce Rochefort, qu’est-ce qui aurait cru ça de lui ? » Et Bibi ajoute : « Vous leur auriez demandé pourquoi ils disaient : ce Rochefort ! ils n’en savent rien. Il faudrait toujours être en prison pour plaire aux électeurs de papa. » Ce petit est véritablement original ; j’ai pris une amitié réelle pour lui. Il est très-intelligent, sensible et bon.

On n’a pas encore de nouvelles de M. de Kératry ; pauvre femme !



19 octobre.


M. Kératry est arrivé. La belle et bonne dépêche de Gambetta nous a réchauffé le cœur. Enfin nous savons de source certaine que la province tente un effort pour sauver notre France. Maintenant les généraux de Paris n’ont plus de prétexte pour demeurer inactifs, si les généraux de Tours se mettent en campagne.

M. Antonin Dubost, secrétaire général de la Préfecture de police, est parti en ballon. Adam l’a remplacé par Georges Pouchet, un solide républicain, un savant, un honnête homme dans la plus sérieuse acception du mot ; esprit courageux, cœur résolu, main ferme. Adam a, dans Georges Pouchet, un compagnon énergique, un ami sûr.

M. H…, banquier, est venu me dire qu’il envoyait des lettres en Angleterre. Il a un moyen de les faire parvenir, et il m’a proposé de lui en donner une pour ma fille, qui me répondra par la même voie. Je souffre tellement de n’avoir aucune nouvelle de mon Alice ! Si je touchais un billet écrit de ses mains ! Mon inquiétude augmente tous les jours ; est-elle à Granville, en Angleterre, à Cannes ? La nuit, dans cette Préfecture de police, j’ai d’affreux cauchemars, et je vois ma mère, ma fille, errer à travers tous les dangers.

Nos blessés du Conservatoire, que j’ai ramenés de l’avenue d’Italie, sont en pleine convalescence. L’un d’eux, il se nomme Poulot, m’a donné le corps d’une pipe affreusement enfumée et m’a priée d’y faire remettre un tuyau ; il n’a voulu confier cette réparation qu’à moi. J’en aurai le plus grand soin, la confiance de Poulot m’honore.

Félicien David, sortant d’une réunion au Conservatoire, avec le vieil Auber, m’a rencontrée dans une salle et nous avons causé guerre. Auber est vaillant. J’ai demandé à Félicien David s’il n’allait pas nous composer quelque chant de victoire ; il m’a répondu : « Pourquoi pas ? » L’esprit public gagne chaque jour en vigueur ; les plus attiédis s’échauffent, les plus timides s’enhardissent ; les courageux en arrivent à la passion du courage.

L’un de nos amis, journaliste et Alsacien, qui connaît l’Allemagne comme les Parisiens connaissent le boulevard Montmartre, nous disait ce soir que l’unité allemande était le fruit de notre ignorance, de notre inexpérience, de notre sottise. J’étais d’accord avec lui sur bien des points, et il me rappela qu’en 1866 j’avais failli me brouiller, dans une discussion violente, à un dîner chez moi, avec des écrivains, nos meilleurs amis, qui soutenaient la Prusse contre l’Autriche.



20 et 21 octobre.


Adam a l’idée fixe d’avoir des nouvelles de la province. Il fait partir quatre hommes résolus qui assurent pouvoir sortir armés des lignes françaises, grâce à leurs relations avec les Polonais de l’armée prussienne ; leur itinéraire est très-étudié ; un facteur et un garde forestier leur serviront d’éclaireurs, de guides. Dorian a donné pour eux des revolvers, le général le Flô donne des fusils. Tous quatre savent l’allemand ; ils essayeront de passer par Rueil.

J’ai fait venir toutes mes provisions du boulevard Poissonnière. J’en ai beaucoup ! J’ai été l’une des premières à croire au siège de Paris. Mais Adam, qui ne peut voir nos amis qu’à dîner, les invite trop aisément à manger le mouton d’Australie, le jambon, les pâtés, les légumes, les poissons et toutes les conserves de l’amitié ! Bast, est-ce qu’on doit, en ce moment, s’inquiéter du lendemain ? Y a-t-il un lendemain ?

M. Rampont nous a donné une bonne nouvelle et nous fait espérer un moyen nouveau de communication. Il s’agirait d’introduire des dépêches, réduites par la photographie, dans un tube en plume qu’on attacherait à la queue d’un pigeon voyageur. Le brave petit facteur rapporterait de grosses cargaisons sous un petit volume ; il irait à Tours en ballon, et reviendrait chargé de dépêches. Sa famille, son frère lui-même, l’aimât-il « d’amour tendre », l’approuverait d’entreprendre « ce voyage en lointain pays ».

On vient me voir un peu dans ma geôle ; mais je suis bien certaine que, si Adam et moi nous étions dans une véritable prison, pour cause politique s’entend, nous aurions bien plus de visiteurs.

La canonnière Farcy fait des siennes. Nous avons failli prendre Garches ; pour faillir, à nous la palme ! Le général Trochu a pu voir là que les mobiles n’ont pas peur, et nous en avons soixante mille. Confiance donc, messieurs les militaires ! On a fondu des canons aujourd’hui pour la première fois, grâce à l’énergie de Dorian, à sa volonté tenace ; on dit que nous en fondrons quinze tous les deux jours.

La physionomie du gouvernement n’a pas d’ensemble ; les personnes y ont chacune un caractère tranché. Le général Trochu parle ou se tait, il ne cause pas. M. Picard lance de temps en temps, au travers des conversations comme au travers des monologues, ses flèches de Parthe. Jules Simon, nerveux, sensible, gémit, se décourage, demande qu’on le soulage de charges trop pesantes. Emmanuel Arago, sincère, ne tonne qu’en plein orage. Eugène Pelletan s’emploie à bien faire, s’émeut, se passionne, espère que cela arrivera. Jules Favre, rêveur, idéaliste, cherche à embellir d’une forme toujours heureuse des jugements toujours incomplets. Garnier-Pagès, qui depuis quarante ans travaille le matin, ne travaille le soir qu’à force de courage. Rochefort, enfant terrible, dit tout haut ce que les plus hardis pensent tout bas ; sa seule naïveté est de croire, en voyant au général Trochu un habit militaire, que c’est un soldat. Dorian, qui n’assiste pas régulièrement au conseil, fond des canons, que le ministère de la guerre appelle les canons du commerce !

J’ai retrouvé hier, tout à coup, chez moi, le jeune homme qui m’a protégée, dans la foule, le jour de mon départ pour Granville. Nous nous reconnaissons, je lui serre la main, je le remercie. Il est amené par M. Hauréau ; c’est un allié du directeur de l’Imprimerie nationale.

« Que le monde est petit ! » dirait M. Prudhomme.

Ce voyage à Granville, j’ai bien fait d’en avoir l’idée ; j’ai embrassé ma fille. Qui sait où elle est maintenant ? Je donnerais ma main droite pour avoir de ses nouvelles.



22 octobre.


Je lis la dixième livraison des papiers impériaux. C’est l’histoire des tentatives faites par Napoléon Ier pour fabriquer en France des billets faux de la banque d’Angleterre. Comment une famille, par haine d’elle-même, peut-elle garder de pareilles preuves d’ignominie ?

Une de mes amies, fort légitimiste, est venue m’annoncer aujourd’hui sa conversion ; elle est franchement républicaine ; elle renonce à son titre et ne veut plus ne prince, ne duc, ne roy aussi. La République remporte des victoires morales ; à quand les autres ?

Ce soir, M. Vacherot et moi, nous avons beaucoup discuté ; il est fort exalté, trop peut-être ; il a la fièvre. Il s’impatiente de ce qu’il appelle les phrases de Tours : « l’admiration de l’Europe » l’agace. Je lui dis que les grands événements portent aux grands mots ; que je connais peu de pays dont le courage eût résisté au désastre de Sedan ; que l’Autriche et l’Angleterre, la Prusse même, ne peuvent, bon gré mal gré, nous refuser leur tribut d’admiration ; je trouve d’ailleurs qu’en pleine épopée, il est permis d’en parler le langage.

M. Paul Bethmont arrive ; lui, c’est le testament du général Trochu qui l’horripile ; Me Ducloux l’obsède il le voit grandissant à travers les âges futurs, dictant l’histoire sur papier timbré, etc.

Nous causons tous de la garde nationale, et chacun de nous s’accorde à regretter qu’on ne l’utilise point ; nous croyons qu’il faudrait faire marcher les quarante mille volontaires, soulager d’autant la troupe et les mobiles ; on peut réunir, dans les huit jours, cent cinquante mille hommes résolus.



23 octobre.


Adam est allé chez le général Trochu pour lui dire que Paris s’irrite de plus en plus, que le dévouement de la garde nationale faiblit. M. Tro chu croit que le général Tamisier n’a pas sur elle assez d’influence.

— Qui mettre à la place de Tamisier ? dit M. Trochu.

— Un marin, général ; les marins sont adorés de la population ; Paris aime les choses neuves, originales, spirituelles ; choisissez un marin, il conduira la garde nationale où vous voudrez, je vous le jure.

Après un instant de réflexion, M. Trochu repartit :

— J’en connais bien un, très-intelligent, qui nous irait de tous points, mais il est encore plus clérical que moi !

Adam, stupéfait de ce mot, complimenta M. Trochu sur son impersonnalité.

— L’impersonnalité est une force, reprit le général ; elle naît d’un entier désintéressement, et elle donne le calme ; vous, mon cher Adam, vous êtes très-calme parce que vous êtes très-désintéressé, et que toute votre ambition est probablement d’aller, comme moi, planter vos choux, quand tout ira bien, dans quelque coin de la France.

Rien de décidé sur M. Tamisier. Par un petit discours qui détourne l’attention, petit discours bien fait, curieux, par des atermoiements, par des subtilités, c’est ainsi que M. Trochu escamote toutes les complications.

— Votre Trochu, me disait hier un garde national de la rue Vandrezanne, c’est un entrepreneur de lanternes, et c’est pour ça que le pauvre Rochefort se laisse prendre à cette marchandise.

Adam demandait le soir au gouvernement de laisser partir les étrangers, bouches inutiles, la plupart hostiles à une trop longue résistance, que la délicatesse du patriotisme ne peut toucher, que notre honneur n’intéresse pas, dont les plus bienveillants ne voient, comme les Américains, qu’une question de succès ou d’insuccès. Le gouvernement tout entier s’opposait à ce départ ; Adam insista. Le général céda le premier et fit céder ses collègues. Le défilé des Belges, des Anglais, des Américains est commencé ; tant mieux ! Paris, à cette nouvelle, n’a pas ressenti le plus petit découragement.

La Préfecture de police n’est pas un lit de roses ; quel souci perpétuel ! quelle responsabilité !

Adam sait, par nos amis, par le résumé qu’il fait faire des journaux, bien mieux que par les rapports des agents, tout ce qui se passe ; il voit clair au fond de l’âme d’une ville, des sentiments et des passions de laquelle il s’émeut et vit depuis quarante ans ! Le préfet de police découvrirait bien facilement assez de complots pour sauver la capitale tous les jours ; mais sa préoccupation de chaque minute, c’est de ne pas danser sur les nerfs de notre cher Paris comme sur la corde roide. Une émeute peut éclater à tout instant ; il faut veiller avec soin, éviter, par des mesures prématurées, de provoquer ou d’avancer le conflit. S’il est nécessaire, avec ce système, que le préfet de police paye de sa personne à l’heure du danger, il payera.

Il y a une affaire de bombes que la police secrète signale comme une menace pour Paris de sauter tout entier ; on suit cette affaire de très-près, mais il est bien inutile de la tambouriner et d’effarer les poltrons.

Adam s’indigne contre les ivrognes, il ne les voit pas comme moi chez eux, dans leurs pauvres quartiers ; ces malheureux, qui ne mangent pas à leur faim, qui se démoralisent dans l’inaction, dans l’inutilité, la paresse, qui s’irritent de n’être bons à rien, s’enivrent avec peu de chose, un verre de vin leur suffit.

Hier, dans un club des faubourgs, on quêtait pour les canons ; un orateur se présente : « Tenez, dit-il, tel que vous me voyez, je me vends, on m’achète ; je suis remplaçant ! Avec cela je suis débauché, un vrai gredin ! J’ai mangé ou bu les trois quarts de mon argent ; il me reste trois cents francs, eh bien, les voici, je les donne pour des canons ! »

M. Arnaud (de l’Ariége) me racontait qu’il y a huit jours, quêtant chez une vieille dame fort riche, et n’ayant rien obtenu, il sortait, lorsque le domestique l’arrêta à la porte et lui dit d’une voix timide : « Monsieur, est-ce que les pauvres ont le droit de donner ? » Sur une réponse ai mable, il courut chercher deux francs qu’il remit avec une véritable fierté au quêteur.



24 octobre.


Hier, visite à Mme Trochu pour l’Œuvre du travail des femmes, dont je m’occupe. Il s’agit de trouver une combinaison pour donner à chaque ouvrière la propriété de sa machine, élever ainsi tout naturellement le salaire des femmes ; cette idée-là ne me sort point de l’esprit.

Il signor Cernuschi et M. Chaudey sont venus ce soir, et m’ont fait rire aux larmes en me racontant une séance du club de la Porte-Saint-Martin.

D’abord monte à la tribune M. Napoléon Gaillard, qui commence ainsi : « Je suis du peuple, du vrai peuple, je ne sais rien… — Alors, que venez-vous nous apprendre ? s’écrie-t-on de toutes parts. Vous n’êtes pas poli pour le peuple, même pour le vrai peuple ! »

Un monsieur prend ensuite la parole ; il parle imperturbablement durant une demi-heure sans rien dire, annonçant qu’il va se développer, qu’il conclura ensuite. Tout à coup le signor Cernuschi, avec la plus exquise politesse et son accent italien, l’interrompt : « Permettez, monsieur, c’est un peu long ! » Tout le monde éclate de rire. M. Chaudey me disait que rien ne pouvait rendre l’expression comique du visage de son ami en prononçant ces mots. La salle avait été prise d’une de ces folles gaietés que les nerfs donnent aux foules dans les grands événements. « Le bouffon, ajoutait-il est très accessible aux gens qui côtoient le sublime. » Cette pensée est vraie.

Je suppliai M. Cernuschi, membre de la commission des subsistances, de prendre en pitié les pauvres femmes qui font queue, sous la pluie, au froid, pendant une demi-journée, pour obtenir une maigre portion de viande. Ce dévouement-là de tous les jours est difficile ; d’autant plus difficile que c’est aux femmes les plus accablées de privations qu’il est imposé. Les hom mes ne comprennent pas à quelles souffrances, à quelles maladies, les femmes qui demeurent trois ou quatre heures debout, les pieds dans l’eau, s’exposent. Messieurs des subsistances, monsieur le maire de Paris, faites un effort d’esprit, ingéniez-vous un peu et venez-leur en aide !



25 octobre.


Au gouvernement, la séance a été bonne hier soir, malgré la nouvelle reçue du passage de la Loire par les Prussiens ; l’héroïque défense de Châteaudun est un fait si beau, si digne de nos anciennes mœurs patriotiques, que tout notre Paris tressaillira de fierté en l’apprenant. Voilà aussi, monsieur Trochu, qui prouve ce qu’on peut avec des conscrits, des francs-tireurs et des gardes nationaux, au milieu d’une population prête à l’héroïsme !

Après ce qu’a fait Châteaudun, jugeons de ce que pourrait notre Paris, sa garde nationale, ses francs-tireurs, ses mobiles, et tous, et toutes !

M. Trochu est informé que des travaux sont entrepris par les Prussiens aux approches de Versailles et dans Versailles pour défendre cette ville à outrance. « Les Prussiens savent, dit le général, que Paris est imprenable, ils ne se préparent point à le prendre, mais à lui résister ; il entre dans mon plan (le fameux plan, Alice, déposé chez Me Ducloux), de ne pas faire de petites attaques. Je sortirai avec cent mille hommes bien formés, trois cent cinquante canons, qui seront prêts plutôt que je ne l’espérais. Nous laissons Paris avec soixante-dix mille hommes de troupes, deux cent mille gardes nationaux, et nous entrons en campagne. »

Si cela était vrai, si M. Trochu était un grand général, eh bien, franchement, c’est peut-être à moi, qui ai toujours douté de lui, de ses talents militaires, que ses succès feraient le plus de plaisir !

M. Thiers est à Tours ; il paraît que nos affaires diplomatiques vont à peu près comme nos affaires militaires.

Les petits États sont les seuls qui se comportent bien avec nous, parce qu’ils se sentent menacés par la Prusse ; la Belgique, la Hollande, la Suède, la Suisse, font des vœux pour la France. L’Espagne s’est employée en notre faveur auprès de l’Angleterre. Mais l’Espagne ne fait pas sa république et demande un roi à l’Italie, qui nous abandonne. Le prince Amédée, fils de Victor-Emmanuel, consentirait à être le soliveau des grenouilles espagnoles. Voilà un peuple qui se prépare de jolies petites guerres civiles.

M. Thiers viendra de Tours à Versailles, puis à Paris, chargé de propositions relatives à un armistice. La pensée de cet armistice me torture ! C’est un crime d’ouvrir la porte aux raisonnements pusillanimes. On a beau dire, il faut être fortement trempé pour ne pas songer aux avantages personnels des capitulations et des armistices ; moi-même, est-ce que je ne songe pas que cet accommodement avec l’ennemi peut m’apporter des nouvelles de ma fille ?

À quoi servira-t-il donc, cet armistice ? à épui ser nos provisions, à nous attiédir, à réveiller l’égoïsme et l’instinct de conservation des peureux que le courage public seul avait entraînés. Ceux qui demandent un armistice, pour une ville assiégée, quand il ne s’agit pas de ramasser les blessés, d’enterrer les morts, ceux-là ne sont ni des soldats, ni des patriotes ; ils ergotent sur les principes de l’honneur ; ils ornent d’un mot de convention leur faiblesse et leur insuffisance. Non, je ne peux pas définir la crainte que m’inspire cet armistice !

— Madame, me disait ce matin la mère de l’une des petites filles qui mangent à mon fourneau, avenue d’Italie, le peuple ne veut pas de cette amnistie.

— Armistice, répliquai-je.

— Non, madame, c’est bien amnistie ; j’ai bien lu, j’ai bien compris le mot : ça veut dire que pendant quelque temps on ne tuera pas de Prussiens. On est des lâches, si on signe ça !

M. Trochu, à la fin de la séance du gouvernement, racontait qu’il avait fait sa petite pro menade démocratique et sociale, ce sont ses propres expressions ; il a visité les bastions, et, en sortant de Romainville, il est revenu par Belleville. Des centaines de gamins l’entouraient en criant : « Trochu ! Trochu ! » Toutes les femmes, tous les hommes sortaient des maisons et l’acclamaient. C’était un enthousiasme indescriptible, et, « Messieurs, ajouta le général, on criait aussi beaucoup : Vive le gouvernement de la défense !… Tout à coup, une femme grande, à l’air solide et hardi, les bras nus, vint se planter devant mon cheval, l’arrêta par la bride, et me dit, en se montrant : Voilà comme nous sommes fichus, mais comptez sur nous. »

Oui, général Trochu, ils ne sont pas astiqués, cirés, brossés comme les corps d’élite, comme les soldats de parade que vous rêvez, ces gens des faubourgs ; mais, en ce moment, à cette heure, aujourd’hui, si vous leur demandiez l’impossible, ils le feraient ; si vous étiez homme à concevoir de grandes audaces, ils les exécuteraient ; si vous les appeliez à une mort glo rieuse, ces hommes, ces femmes, ces gamins y courraient. Ce qu’ils acclament en vous, c’est ce qu’ils voient en eux et ce que vous n’avez pas, la folie sublime ! cette foi qui porte une poignée d’hommes à défendre Châteaudun contre toute une armée !

Les ouvriers de Paris sont prêts à mourir pour la France : « La vie, c’est si peu de chose, me disait l’un d’eux, et c’en est une si grande que la patrie, quand on y pense ! »

Je me fonds à ces mots-là. Qu’ils seraient coupables, criminels, ceux qui ne transformeraient point des sentiments pareils en grandes actions !

Il y a eu un gros accident : des fabricateurs de bombes ont sauté… Cette fabrication de bombes Orsini avait mis l’ancienne police impériale dans tous ses états. Adam, qu’elle accablait de rapports, a su bientôt, en s’adressant au ministre des travaux publics, que ces bombes appartenaient à la commission des barricades, qui en surveille la fabrication. Mais elles ont fait trop de bruit ! Dorian et le préfet de police se sont entendus pour liquider l’opération, sous prétexte de comptabilité. M. Clémenceau, maire de Montmartre, où l’accident a eu lieu, a promis son concours. Il présidera une commission déjà nommée.

Dans les premiers jours du siége, on croyait à une attaque des remparts. On a voulu donner confiance aux Parisiens en leur montrant que tous les moyens de les défendre seraient acceptés. Paris entier s’intéresse au moindre essai de projectiles qui pourraient détruire l’ennemi ou ses ouvrages, on ne pense qu’à cela ; au fond, chacun est dans l’attente de quelque invention nouvelle qui nous donnerait la victoire, comme le feu grégeois la donna si souvent aux Grecs assiégés dans Constantinople.

On parlait hier, au gouvernement, du maréchal Bazaine, on doutait de lui ; M. Trochu repartit : « Vous avez raison de craindre l’ambition de Bazaine, il est fort mal entouré ; mais il est fin, habile, et il semble qu’il a plus d’intérêt à bien faire qu’à mal faire. » Quelqu’un ayant assuré que Bazaine parlementait avec les Prussiens, M. Trochu répondit que c’était sans doute pour un échange de prisonniers. Comme on insistait sur le soupçon que Bazaine était peut-être d’accord avec l’ennemi pour une restauration bonapartiste, M. Trochu reprit : « L’empereur n’a aucune influence sur l’armée ; l’armée, aujourd’hui, s’arrête au capitaine, et le capitaine et le petit lignard ne sont plus bonapartistes. Bazaine, qui est un orgueilleux, travaillera pour lui ; la dictature le tentera ; il y aura là quelque chose de difficile à raccommoder ; mais ne craignez point qu’il restaure l’empire. »

On sait, par dépêche, que Mme Bazaine est envoyée à son mari pour l’avertir de tout ce qui s’est fait depuis l’investissement de Metz, et que les Prussiens ont consenti à la laisser passer.

Je n’y comprends plus rien, et tout ceci me paraît, pour le moins, fort étrange ! Comment ! les Prussiens, d’après tout ce qu’on rapporte, d’après ce que nous constatons, maintiennent les villes assiégées dans l’ignorance complète des nouvelles du dehors ; ils emploient partout leur fameux procédé d’investissement ; et, tout à coup, à Metz, ils offriraient galamment la main à Mme Bazaine pour la conduire à son époux, elle qui a tout vu, elle qu’on a dû charger d’une mission, qui sait tout, qui peut tout dire, tout raconter : allons donc ! Il y a là quelque chose d’inexplicable.

Jules Favre dit que les Prussiens ont du détrempement.

Ce brave Paris est si brave que la défense de Châteaudun l’a enthousiasmé, et qu’il retourne ses poches aux trois quarts vides pour donner à la souscription en faveur des victimes du grand Châteaudun.

Eugène Pelletan m’a fait de curieux récits sur ses visites dans les forts. Je l’ai supplié de me conduire aux avant-postes. Il est convenu qu’il viendra me prendre demain matin à neuf heures, et qu’Adam nous accompagnera au Moulin-Saquet. Eugène Pelletan nous répète que la présence des hommes qui sont du gouvernement fait très-bon effet aux avant-postes.

Charles Blanc me disait ce soir que son frère, Louis Blanc, ne veut pas vivre dans l’intimité des membres du gouvernement, pour avoir le droit, un jour, de les juger ou de les défendre avec toute sa liberté d’esprit. Je répondais de même à nos amis lorsqu’ils projetaient, après le 4 septembre, de faire d’Adam un fonctionnaire ; et maintenant… Ô mon boulevard ! ô indépendance !

Je suis révoltée contre l’Intendance, contre sa stupidité, son inertie.

Le docteur C…, médecin d’ambulance, m’affirme qu’à la dernière affaire, dite de Versailles, quarante cacolets de l’Intendance sont restés inutiles dans la cour de la mairie de Rueil durant toute l’action ; que trente blessés français ont été enlevés par les Prussiens ; que les cacolets n’ont pas bougé, parce que les chirurgiens militaires n’ont le droit de s’en servir qu’après que l’Intendance leur en a donné l’autorisation.

Mais nous sommes au maillot ! mais l’administration est une chose odieuse quand il s’agit d’intérêts, et monstrueuse quand sa négligence met en jeu la liberté, la vie des hommes ! Ce récit du docteur m’a mise hors de moi.

Nous avons, depuis deux jours, une aurore boréale ; on a cru tout d’abord à des incendies. Du haut de la Sainte-Chapelle, la vue du ciel, paraît-il, était admirable. Je n’ai pu y monter, je n’ai pas un instant à moi ; les ambulances, les œuvres, les démarches, mon fourneau, me prennent plus de temps que je n’en ai à donner en donnant tout. J’ai rêvé de cette aurore ; j’y ai vu l’aurore de la République victorieuse et définitive !



26 octobre et 27 octobre.


Le 26, rien, ou plutôt je n’ai pas pris de notes ; dès que j’oublie un seul jour d’écrire, je perds complétement le souvenir de ce qui s’est passé.

Le commandant du 4e bataillon des mobiles d’Ille-et-Vilaine a reçu aujourd’hui, de nos mains, le drapeau que nous lui avions promis pour remplacer celui que le bataillon a perdu à Châtillon. Le commandant, un homme de petite taille, mais à l’air résolu et distingué, nous dit avec émotion qu’il espère nous rapporter bientôt ce drapeau troué. M. Dréo, Breton d’origine, arrive à la Préfecture au moment où nous offrons ce drapeau, et fait un petit discours sur le patriotisme de la vieille Bretagne.

Louis Blanc est venu me voir de une heure à deux. Nous avons causé de Châteaudun, et, comme nous nous animions, nous avons vu tout à coup des larmes dans nos yeux.

Louis Blanc a répété vingt ans aux Anglais que Napoléon III était une incapacité méconnue, un homme plus creux que profond, etc. À des dîners chez lord Granville, chaque fois que la discussion ramenait le nom de Louis Bonaparte, il recevait cette réponse clichée : L’homme qui a fait la guerre de Crimée est plus fort que son oncle. » Louis Blanc connaît admirablement l’Angleterre et m’exprimait sur elle une opinion curieuse : « Le peuple anglais, me disait-il, qui nous reproche si durement notre versatilité, est encore plus versatile que nous ; il conspue l’empereur depuis Sarrebruck, et il a si entièrement retourné, ses appréciations qu’il ne se souvient plus de ses jugements d’hier. »

Louis Blanc travaille à un livre qui nous rendra la physionomie de Paris durant le siège.

Il m’a demandé ce que je savais à propos des nouvelles publiées par le Combat : si Bazaine, d’accord avec l’empereur, a capitulé ; si nos prisonniers de Sedan reviennent d’Allemagne, se joignent aux troupes de Bazaine, s’allient aux Prussiens et marchent sur Paris. Je lui ai répondu que je n’avais aucune confiance dans Bazaine, mais que je ne pouvais croire ni à la trahison de nos prisonniers d’Allemagne, ni à l’influence de Bonaparte le Petit ; que le gouvernement était réduit, comme le public, faute de nouvelles, à faire des suppositions.

Notre pauvre ami Peyrat est très-souffrant. Quelle épreuve que cette nourriture de Paris, en ce moment, pour les santés délicates ! Peyrat est nerveux, agité, et il se passe en son esprit les choses les plus étranges.

Sa grande connaissance de la Révolution française l’avait rendu sceptique à l’endroit des choses du jour. Quand il parlait de notre politique, de nos faits et gestes, qu’il les comparait aux grands faits et aux grands actes de nos pères, il avait un oh ! oh ! que nous connaissons tous, et qui sabrait net nos plus orgueilleuses prétentions. Aujourd’hui, sous ses yeux, il voit des événements nouveaux qui n’ont rien à envier aux anciens ; il côtoie des hommes forts, des femmes courageuses ; il sent que les sacrifices, les dévouements, les énergies ne manqueront pas à la nation ; que le peuple de Paris est grand comme autrefois ; que la taille des patriotes n’a pas diminué depuis 92. Alors, il cherche l’emploi de toute cette force, de toute cette vaillance ; il veut qu’on l’utilise ; il est prêt à battre la charge.

Mais ses amis, les nôtres, qui sont au gouvernement, fatigués par les escarmouches de l’empire, craignent les vrais combats ; ils voient en petit ce qui est colossal ; avec un modèle de Michel-Ange, ils font une réduction Collas. Peyrat souffre beaucoup, il se désespère : quoi ! les éléments, nous les avons, et nous les gâchons !


J’ai rencontré M. Guéroult ; il est content de son fils Paul, lequel est simple soldat du génie à Bicêtre et traîne la brouette comme un manœuvre. M. Guéroult croit au triomphe définitif de la défense de Paris.

Notre dîner a été égayé par le bon visage de M. Nefftzer, que nous trouvons toujours plus ferme et plus sensé, malgré son apparence gouailleuse et sa bonhomie alsacienne. Nous avons parlé de M. Charton, préfet de Versailles, notre ami commun, qui doit souffrir mille morts en voyant les paysans de Seine-et-Oise apporter leurs denrées aux Prussiens comme à des soldats français.

Il fait depuis trois jours un temps horrible ; à cette époque-ci, d’ordinaire, nous commencions nos préparatifs de départ pour le Golfe-Juan ; nous allions revoir le soleil du Midi, nos fleurs, la mer et cette lumière, fille du grand guérisseur, qui retrempe les âmes et les corps.

Et je suis à la Préfecture de police ! J’ai des cauchemars qui me poursuivent et m’enfièvrent. Oh ! que cette maison Piétri est lamentable ! Toute la matinée, pour distraction, j’assiste à l’arrivée et au départ des voitures cellulaires j’entends leur lourde entrée dans la cour de la Sainte-Chapelle. On crie : « No 1 pour Mazas, no 2 pour Sainte-Pélagie. » C’est navrant ! Si quelqu’un était destiné à être où je suis, ce n’est pas moi !

Adam est inquiet, moi aussi ; mais il est prêt à tout. Risquer sa vie n’est rien !



28 octobre.


L’Officiel de ce matin contient une espèce d’amende honorable du gouvernement à l’opinion publique ; il s’agit des nouvelles publiées par le Combat.

Dans cette occasion, le silence eût été d’or. Pourquoi parler du glorieux Bazaine ? Affirmer hier, pour se démentir aujourd’hui, mieux valait se taire. L’opinion, ballottée entre des courants divers, se charge de tempêtes. Les Parisiens croient que le gouvernement cache ses nouvelles : il n’en a pas !

— Qu’on sorte ! me disait un de nos jeunes amis, Charles Goudchaux, pour aller chercher des nouvelles, ou pour en faire !



29 octobre.


Nous partons pour les avant-postes d’Ivry, Eugène Pelletan, Jules Ferry, Adam et moi ; nous sommes attendus par le colonel Lespiau.

Quel spectacle que la route, que le village ! Les enseignes, tristement, disent : « Ici fut un boulanger, là un épicier. » Clients et fournisseurs, tout a fui. Quelque plaie d’Egypte a passé. La campagne avec ses feuilles d’automne est belle encore. Nous montons au belvédère de la maison Groult. Nous voyons les avant-postes des Prussiens ; leurs balles pourraient nous atteindre où nous sommes. L’aspect des terres remuées, des arbres abattus, des maisons éventrées, la pluie, la boue, le bruit des canons, tout est sinistre.

Aux avant-postes, nous longeons des tranchées dans lesquelles nos soldats se tiennent à l’abri, nous marchons découvert, et nous arrivons aux limites extrêmes de nos frontières. Les obus sifflent au-dessus de nos têtes.

M. Émile Trélat, son fils, M. Simonet, capitaines ou ingénieurs du génie civil, qui nous ont accompagnés, tracent des parallèles dans le sens de la Gare-aux-Bœufs et des Hautes-Bruyères, à droite, à gauche, sous le feu des ennemis. Le génie militaire, parti d’un autre point, doit les rejoindre ; ils terminent leurs travaux, le génie militaire commence les siens ; voilà un corps de génie où le génie n’est que dans le corps.

Les soldats, un moment avant notre arrivée dans l’angle de la tranchée, sur la Seine, ont tué un Bavarois on me dit que les Prussiens, cachés dans le bois, sur le bord opposé, pourraient bien nous rendre ce coup de fusil. Jules Ferry insiste pour que j’entre dans la tranchée ; je ne veux pas.

Voici un grand déploiement de forces, de l’autre côté de la Seine, vers Créteil, des soldats qui manœuvrent, un nombreux état-major. Les pantalons rouges se glissent sur les berges gazonnées, tandis que des tirailleurs défilent plus loin. L’effet de ces costumes sous un ciel bas, sur ces rives, est saisissant. Des lignards, un à un, se détachent, le fusil au poing, se courbent, glissent dans les oseraies bleuâtres et dans les saules ; ils vont en reconnaissance ; au loin, les canons, les chevaux, le mouvement de l’état major ; c’est la poésie de la guerre.

Le colonel Lespiau, quoiqu’il n’ait point été prévenu, songe à faire mettre en place, de son côté, au bord de la Seine, une compagnie ; il l’envoie chercher et recommande qu’elle se dissimule avec soin. La compagnie sort de l’endroit où elle était cachée, et vient, en rang, au pas, vers son chef. Le colonel, furieux, dit au sergent :

— Pourquoi n’avez-vous pas sonné du clairon ?

— Mon colonel, répond l’autre, parce que nous n’en avons pas.

— C’est bon, vous vous êtes montrés, vous ne me servez plus à rien ; retournez d’où vous venez, et surtout ne vous laissez pas voir cette fois.

Ils s’engagent dans la tranchée et portent leur fusil au bras ; les baïonnettes dépassent les revêtements de terre.

— Tous de Falaise ! nous dit le colonel. Je vais faire faire cette manœuvre aux mobiles, et vous jugerez de la différence qu’il y a entre des remplaçants, de pauvres diables, des patauds, et des jeunes gens parmi lesquels le pays doit recruter un jour tous ses hommes éminents.

Les mobiles sortent de l’épreuve à leur honneur.

Louis Blanc et Charles Blanc dînent avec nous. Louis Blanc croit que le gouvernement de la défense nationale ne tiendra pas contre le mécontentement des Parisiens ; qu’il y a entre lui et la population un écart énorme ; qu’une grande victoire de la province pourrait seule calmer les irritations politiques et faire renaître la confiance ; que la nouvelle d’une défaite provoquerait certainement des émeutes.

Le Bourget a été pris aujourd’hui ; c’est un bonheur, non parce que la conquête est importante, mais parce que c’est le commencement d’une action décisive, et parce que nous devenons superstitieux, à mesure de nos malheurs, que nous craignons l’acharnement du sort, et qu’un petit succès nous fait croire au retour possible de la fortune.

Félix Pyat a reçu de Rochefort, non une lettre, mais un obus ; il en demeure écrasé. Hier, au club des Folies-Bergères, on a voté sa mort morale.

Louis Blanc me disait de Félix Pyat : « C’est un homme distingué, aux traits fins, à la parole sensée. Dès qu’il écrit, c’est un affolé, que rien ne peut rendre maître de lui-même. Sa méfiance est extraordinaire : à Londres, nous n’avons jamais pu savoir son adresse. Ses meilleurs amis l’ignoraient. Félix Pyat ne la disait même point a Félix Pyat, dans la crainte que Félix Pyat ne le trahît. »



30 octobre.


Aujourd’hui, j’ai assisté au concert Pasdeloup. J’arrivai un peu tard, quoique partie depuis dix heures du matin de la Préfecture, parce que je m’étais attardée aux ambulances. Je traversais difficilement une foule énorme, lorsque, dans l’allée du parquet, je rencontre brusquement M. Guéroult, qui me crie : « Nous avons perdu le Bourget ; nos généraux sont ineptes, il faut qu’on en fusille quelques-uns ! » Je fus atterrée par cette apostrophe. J’avais, comme tout le monde, tiré une grosse espérance de cette prise du Bourget. Je ne puis exprimer le chagrin, le découragement, la colère, le désordre moral qui m’envahit. Je tombai sur une chaise sans savoir où je me plaçais. Comme on demandait à grands cris la Marseillaise, je craignis de

n’avoir pas la force de l’entendre et j’essayai

de me lever pour sortir. Il me fut impossible de bouger. Tandis que la salle entière chantait, applaudissait, trépignait, je fondis en larmes et je perdis un instant connaissance. Je quittai le Cirque l’une des dernières : j’avais le vertige et je me tenais aux chaises pour marcher. Au dehors, la nouvelle déjà répandue de la perte du Bourget provoquait une irritation violente ; les boulevards étaient remplis de gens dont la colère amassée, accumulée depuis un mois, éclatait à propos d’un fait que les généraux avaient jugé sans importance. « Toute notre patience, tous nos sacrifices, tout notre dévouement, répétaient les Parisiens, ne servent qu’à nous faire brosser partout et toujours ! »

Je retournai à l’ambulance du Conservatoire de musique ; le boulevard avait la physionomie d’un jour de révolution ; tous les gens qui se rencontraient, qui causaient, bourgeois, ouvriers, hommes ou femmes, tous ressentaient la même indignation, tous étaient d’accord dans leur blâme. Beaucoup, parmi les sages, disaient : « Nous n’exigeons pas de succès ; mais nous ne voulons point de défaites causées par la légèreté, l’insouciance, l’incapacité des généraux. »

Quand j’arrivai au Conservatoire de musique, l’un des blessés, mon ami Poulot, m’accueillit en me criant : « Le Bourget est repris ; je viens d’entendre lire la dépêche rue Drouot. » J’eus un éblouissement. Il me dit mot pour mot le texte de la dépêche. Hélas ! c’était celle de la veille ! Je fus obligée de désillusionner là tous ceux qui espéraient encore. Je les quittai désolée. Je revins par les boulevards, pied, me pénétrant de la douleur de la foule, mêlant la mienne à la sienne, mon patriotisme à son patriotisme. À mesure que j’avançais, mon cœur et ma tête s’échauffaient. Je voyais mon boulevard Poissonnière, j’eus l’idée de rentrer chez moi pour me calmer. Cependant il me sembla utile de prévenir Adam, de lui dépeindre la physionomie du boulevard ; je retournai auprès de lui.

— On commence à trouver votre Trochu par trop insuffisant ! lui dis-je ; prenez garde, monsieur le préfet de police !

Adam était soucieux ; il savait les choses aussi bien que moi, et n’essaya point de m’apaiser ; lui-même s’indignait, non de l’insuffisance de M. Trochu, qu’il prétend être le plus désireux d’action dans le gouvernement, mais des fautes militaires commises au Bourget. « C’était bien la peine, me dit-il, de ménager avec tant de difficultés et de scrupules les nerfs de Paris ; on lui donne une crise pour le plaisir de la lui donner. »

Nous avions à dîner Rochefort et son fils, avec un jeune officier de l’état-major de la garde nationale qui nous raconta la retraite du Bourget. Les soldats de marine, les lignards, les mobiles, sont furieux, fous de douleur d’avoir laissé tant de leurs camarades prisonniers aux mains de l’ennemi. Tous sont demeurés des heures entières, au pied d’un mur, sous une mitraille horrible, attendant des canons. MM. les généraux d’Afrique ne veulent pas que l’artillerie gagne les batailles ; on lance les hommes, on a beaucoup de tués, de blessés, ce qui donne une tournure à l’affaire Ces vaniteux empanachés, ces courtisans formés par l’empire, regrettent les oignons d’Égypte, leur esclavage, abhorrent la République et ne consentiront jamais à lui donner des victoires.

Adam et Rochefort prétendent que le général Trochu, au début de l’attaque, les a suppliés de ne pas se monter la tête à propos du Bourget ; il a déclaré, malgré les protestations des membres du gouvernement, qu’il arrêterait l’affaire, qu’elle ne pouvait aboutir à rien. « Bellemare est un homme dangereux, trop ardent, » aurait dit M. Trochu.

Trop ardent ! un homme qui n’est pas à son poste une nuit de bataille. Dangereux ! celui qui voudrait enfin combattre, sortir, attaquer. Hélas ! hélas !

Adam me fait toujours taire quand je laisse parler trop vivement mon antipathie pour M. Trochu.

Rochefort nous raconte qu’il a dit hier à M. Trochu : « Général, il y a des positions stratégiques militaires et des positions stratégiques d’opinion ; le Bourget est une de ces dernières, je vous en avertis sérieusement. » M. Trochu répondit : « Bien, nous nous y maintiendrons. »

À propos de M. Flourens dont nous parlions et dont Adam se préoccupe, Rochefort réplique : « Donnez-le-moi cinq minutes dans ses moments de plus grande violence, et j’en fais une bonne d’enfant. »

Tous nos amis, le soir, arrivent désespérés, navrés comme nous du désastre moral causé par la perte du Bourget. Le doute s’est emparé de tous les esprits ; on sent l’insuffisance de M. Trochu, sa faiblesse envers les généraux bonapartistes qui l’entourent. Les Parisiens voient, avec raison peut-être, des espions, des traîtres dans l’état-major du gouverneur de Paris.

J’ai attendu le retour d’Adam ; il était au ministère des affaires étrangères, où le gouvernement a tenu séance, et n’est rentré qu’à trois heures du matin. Les nouvelles qu’on a reçues de la province sont affreuses, il faudra les donner aujourd’hui, jeter cette huile bouillante sur les plaies vives de Paris.

Adam est désolé, il croit à une insurrection il a dit à M. Ernest Picard, qui l’interrogeait, un mot qu’il me répète, c’est un terme de jeu que j’entends pour la première fois « Prenez garde, lui a-t-il dit, vous pouvez être blackboulés demain. — Croyez-vous une révolution possible ? — Deux révolutions sont possibles, une première dans la journée contre vous, et une autre le soir pour vous. »

Adam et moi, nous causons longuement de la colère de Paris ; notre patriotisme est aux abois !

L’avis d’Adam est qu’il faudrait, pour conjurer le danger d’une insurrection, un grand déploiement de gardes mobiles les soldats, la troupe, irriteraient la population ; la garde nationale n’est pas sûre, à cause de l’affaire du Bourget, elle peut prendre part au mouvement. Ce sera grave ! Adam me raconte que M. Trochu, confiant dans sa popularité de ces derniers jours, a répété à deux reprises, pendant la séance du gouvernement : « Je réponds de l’ordre ! »

J’oublie de parler de la présence de M. Thiers au gouvernement. Il a longuement entretenu le conseil des péripéties de son voyage à travers l’Europe.

En Russie, la population enthousiaste a montré qu’elle est toute française ; le czarévitch est Français ; le czar, forcé par l’opinion de ménager la France, n’est que convenable. À Londres, la reine est Prussienne. Victor-Emmanuel voulait venir au secours de la France avec cent mille hommes ; ses ministres s’y sont opposés.

M. Thiers, parlant de la province, dit : « On s’y cantonne, on s’y défend par petit coin, on ne s’y prononce point pour la résistance. »

Adam, qui connaît M. Thiers de longue date, se permet de lui faire une observation.

– Êtes-vous bien sûr, Adam, réplique vivement M. Thiers, qu’à Paris même on veuille résister à tout prix ?

— À tout prix et au prix de tout, répond Adam.

À la fin de la séance, M. Thiers prend à part le préfet de police ; prévoyant le cas où la population s’en prendrait à lui, qui a négocié l’armistice, et menacerait sa maison, il lui recommande ses domestiques, de vieux domestiques. Adam me charge d’aller les chercher, s’ils courent quelque danger, et de les conduire chez moi, boulevard Poissonnière. Il fera d’ailleurs garder l’hôtel de la place Saint-Georges.




31 octobre.

Adam ne s’est pas couché. Des rapports lui arrivaient à chaque instant.

Ce matin, entre sept et huit heures, il m’apporte l’Officiel et me prie de le lire.

Il contenait : 1° le rapport sur l’affaire du Bourget ; — 2° la nouvelle de la capitulation de Metz ; — 3° la menace d’un armistice.

Je m’indigne en lisant. Non, jamais, dans un pareil moment, on ne conçut tant de maladresses. Jeter brutalement d’aussi grosses épreuves à la tête de gens désespérés, les jeter telles quelles, sans chercher par quelque inspiration patriotique à les rendre moins douloureuses, c’est absurde. Ah les cruels !

Adam m’écoute, en suivant des yeux mon émotion.

Je lui demande ce qu’il va faire.

— Je vais faire mon devoir, et tout à l’heure j’irai chez le général Trochu, gouverneur de Paris.

Il n’y a pas de complot, Adam l’affirme ; mais l’agitation sera extrême. Les plus violents ennemis du gouvernement, hier encore, dans les clubs, dans leurs conciliabules, ajournaient leurs desseins. Vont-ils profiter de l’occasion ? Cela n’est pas douteux. Le danger éclatera dans l’après-midi. Adam croit encore qu’on pourrait le prévenir en montrant beaucoup de gardes mobiles. Mais l’effet n’est pas certain. Le général Trochu décidera. Si l’on emploie la garde nationale, pas de précipitation, pas de rappel battu, surtout ! Là-dessus, Adam est très-fixé. Battre immédiatement le rappel dans des quartiers choisis, les plus riches, ce serait provoquer les faubourgs, avancer l’heure du conflit, et le rendre sanglant à coup sûr.

Vers huit heures et demie, après ses derniers rapports reçus, Adam part. Il trouve le général Trochu calme, tranquille, informé, ses déterminations prises.

— Nous sommes un gouvernement né de l’opinion publique, dit-il, et nous ne pouvons chercher notre appui en dehors d’elle. Nous n’en avons pas le droit. Si l’opinion se retire de nous, si aujourd’hui elle nous abandonne, je m’incline. Par conséquent, mon cher préfet, ne nous servons que de force morale.

— Et si MM. Flourens et Blanqui tentent un coup de main ?

— Alors nous nous défendrons vigoureusement, avec toutes nos forces.

Force morale ! En sortant du Louvre, Adam traduit ces mots par emploi de la garde nationale. Il va place Vendôme, et commande dix bataillons. Ils doivent être réunis le plus promptement possible et couvrir les approches de


! l’Hôtel de ville. Là, où il passe ensuite, dix

autres bataillons sont commandés devant lui.

Si ces vingt bataillons ne suffisent pas, c’est que la garde nationale presque tout entière est dans le mouvement.

Rentré à la Préfecture de police vers dix heures, Adam suit les progrès assez lents d’abord de l’émotion publique. Les partisans de MM. Blanqui et Flourens ont été pris au dépourvu ; ils se cherchent ; on parle, pour deux heures, d’un rendez-vous où l’action sera décidée.

Un peu avant une heure, Adam me dit adieu. Il se rend à l’Hôtel de ville il a été convoqué, je crois, et d’ailleurs le péril l’y appelle. Il laisse à la préfecture de police M. Georges Pouchet, son secrétaire général, et M. Demonbynes, son chef de cabinet, deux hommes faits pour les résolutions énergiques.

Bientôt après arrivent MM. Jules Favre et Picard. — « Où est le préfet ? — A l’Hôtel de ville, répond M. Pouchet ; le conseil y est réuni. — Peut-on encore entrer ? — Oui. » Ces messieurs sortent.

À partir de cet instant, les faits se succèdent avec rapidité. Les deux préfectures sont unies par un télégraphe souterrain. M. Pouchet envoie des rapports, il reçoit des nouvelles. D’abord, deux réunions à l’Hôtel de ville : le gouvernement siège dans une salle, les maires de Paris sont assemblés dans une autre. Peu à peu, l’Hôtel de ville se remplit de mécontents. Les maires de Paris décident que des élections doivent avoir lieu immédiatement, élections dites municipales, plus politiques que municipales. Une commission de trois membres, Schoelcher, Étienne Arago, Dorian, est désignée pour présider à ces élections.

Étienne Arago est chargé de porter les résolutions prises à la connaissance du gouvernement. Celui-c délibère et finit par accepter. Mais ces négociations ont demandé du temps ; il est deux heures et demie, et, à ce moment, un nouveau flot d’envahisseurs pénètre dans l’Hôtel de ville.

Pourquoi la garde nationale est-elle restée inactive ? Que sont devenus les bataillons commandés le matin ? Le colonel Langlois est à deux pas de l’Hôtel de ville, sur le quai, impatient, demandant des ordres ; le 106e, avec le colonel Ibos, et d’autres bataillons sont aussi près de là. La Préfecture de police s’informe, et elle apprend que le général Tamisier et ses principaux officiers, mandés à l’Hôtel de ville, on ne sait par qui, y sont gardés à vue.

Désormais les membres du gouvernement, enfermés, entourés, menacés, sont eux-mêmes impuissants à agir. On veut qu’ils donnent leur démission ; ils ne la donnent pas. Dorian, dont la popularité est très-grande, est acclamé. On exige de lui qu’il accepte la présidence d’un gouvernement nouveau. Il refuse avec obstination de se séparer de ses collègues. Rien n’est décidé. Mais, à quatre heures, troisième et dernier flot, ayant à sa tête M. Flourens, accompagné de ses tirailleurs. M. Flourens prend possession de l’Hôtel de ville sans y rétablir l’ordre, tant s’en faut !

À ce moment, le télégraphe de l’Hôtel de ville avertit le télégraphe de la Préfecture qu’il ne communique plus avec le gouvernement, que lui-même est envahi, qu’il s’arrête.

Moi, depuis longtemps, je n’assistais plus à ce déroulement dès faits et des nouvelles. Après le départ d’Adam, je vais, je viens, je ne peux plus tenir en place. J’étouffe dans cette maison noire, j’ai besoin d’air et de lumière. Puis je veux m’éloigner des événements.

Je me souviens alors que deux de mes amies, avec qui j’ai déjà visité le fort de Montrouge, m’ont offert de me conduire au fort de Romainville, d’où on aperçoit le Bourget. Je prends une voiture, j’enlève mes amies en passant, et nous montons au fort.

Nous découvrons toute la plaine de Saint-Denis, de Pantin, de Bondy. Le Bourget est en face de nous. Un officier nous explique l’attaque et la retraite. Pendant trois jours, les marins de Romainville ont assisté au spectacle des fautes commises, toujours les mêmes ! À chaque instant, ils croient qu’on va venir chercher leurs canons ; ils se tiennent prêts à donner leurs batteries de réserve. Ils n’ont pas reçu un ordre ! Les officiers sont tristes, ils ont perdu confiance.

Je leur dis, sans qu’ils protestent, qu’on reproche au général Carré de Bellemarre d’être en grande partie cause de l’échec du Bourget, qu’on accuse aussi M. Trochu, qu’on accuse surtout le général Guiod, le grand maître de l’artillerie, la bête noire des Parisiens. Celui-ci met le bâton dans toutes les roues, et il peut se vanter, si ça lui plaît, de faire tout le mal possible à la défense de Paris.

À propos de canons, un autre officier nous explique, en nous mettant une carte des environs de Paris sous les yeux, que, si tous les forts étaient armés avec des canons de marine, on pourrait, en quelques heures, élargir le périmètre de la défense par le seul effet de la portée des pièces, sans autre effort. Rien ne serait plus facile, car les canons de la marine sont nombreux ; la moitié des forts en a plus qu’il n’en faut, tandis que l’autre moitié en manque. On a réclamé, vingt démarches ont été faites, mais toujours on s’est buté à des jalousies de corps, à la hiérarchie, à la routine, à l’incapacité, au mauvais vouloir d’un personnel plein de ressentiments bonapartistes.

Nous étions venues par Belleville et nous avions remarqué, en passant, que l’agitation y était déjà grande. Quand nous revenons, Belleville est en pleine émeute. Des gardes nationaux armés descendent vers Paris, suivant d’autres gardes nationaux qui les ont précédés. Les visages sont menaçants. Des femmes pleurent, d’autres excitent leurs maris qui n’ont pas besoin d’être excités. Elles forment çà et là, sur les portes, des groupes d’où j’entends crier « Il faut que tous nos hommes descendent ! Point d’armistice ! Plutôt faire sauter Paris que de nous rendre ! »

Dans toutes les rues, les boutiques sont fermées. Aux fenêtres, des figures anxieuses ; sur les trottoirs, des gens qui se lamentent tout haut et déplorent les malheurs de la France.

J’arrive à une certaine distance de l’Hôtel de ville, non sans peine. Là, je suis obligée de descendre de voiture, et j’entre dans une foule énorme, compacte, qui occupe la place et tous ses abords. Que s’est-il passé ? J’interroge. On me répond assez gaiement : « Tout est fini. » Je continue mes questions et ne comprends rien aux réponses. Selon les uns, le gouvernement accorde la levée en masse ; selon d’autres, il accorde la Commune. On dit aussi que des élections auront lieu demain.

Mais, en même temps, on me montre des listes jetées par les fenêtres de l’Hôtel de ville. Là-haut, on compose des gouvernements. C’est un pêle-mêle de noms propres qui vont ensemble bien ou mal. Sur quelques-unes de ces listes, je lis : Victor Hugo, Louis Blanc, Ledru-Rollin, Delescluze ; sur d’autres, Blanqui, Delescluze, Flourens, Félix Pyat. Sur toutes, Dorian est inscrit en tête. C’est la confusion des confusions !

Les gardes nationaux ont la crosse en l’air. Chaque fois qu’un bataillon nouveau débouche, on va à lui, on l’entoure. Les bataillons à la crosse en l’air échangent avec les bataillons à la crosse en bas les demandes et les réponses suivantes : — Et le gouvernement ?

— Il a donné sa démission.

— Et puis ?

— On a essayé d’en faire un autre, par acclamation ; on n’a pas pu s’entendre ; alors, on votera demain.

Le bataillon met la crosse en l’air.

Un bataillon, venu par la rue de Rivoli, du côté de la place de la Bastille, résiste aux explications, garde ses armes la crosse en bas, et pénètre jusqu’à une petite porte, derrière l’Hôtel de ville. Je profite de la trouée pour passer.

Un garde national que je coudoie dit d’un air sombre, en me regardant :

— Si l'on vote, bourgeois c’est encore les bourgeois qui décideront ; il nous faut la Commune !

— Avec qui ? demandai-je.

— Avec Flourens ! en v‘la un qui sortira et ne fera pas son lambineur. Tenez, c’est lui ; regardez-moi ça ! Vive Flourens !

M. Flourens, à cheval, tournait autour de la petite place, en triomphateur. Ses amis radieux l’acclamaient avec passion. Il les remerciait du regard, du geste, de la voix.

Un homme, en sueur, qui descendait de l’Hôtel de ville et respirait avec difficulté comme s’il avait été longtemps privé d’air, regardait à côté de moi, en souriant, le triomphe de M. Flourens.

— Ce pauvre Gustave, murmura-t-il, brave garçon, mais un enfant !

— Vous venez de là-haut, monsieur, que se passe-t-il ?

— Ma petite dame, tout est pour le mieux. On proclame Blanqui dictateur de la Commune.

J’étais inquiète d’Adam. J’aurais bien voulu demander de ses nouvelles, mais je n’osai pas. Je tournai la difficulté, et je dis :

— Et Dorian ?

— Qu’est-ce que vous voulez ? Il nous a répondu lui-même : « Je refuse la présidence de la Commune ; je ne suis pas un homme politique. Je fonds des canons, et mon opinion est qu’en ce moment les canons sont plus nécessaires à la patrie que les émeutes. »

— Voilà de belles paroles, monsieur !

— Oui, madame, emportez-les ! me répond l’ami de M. Blanqui, en me tournant le dos.

La vue de M. Flourens, le nom de M. Blanqui m’ont rappelé la conversation que M. Trochu et Adam ont eue ce matin. Rien n’est fini ! Je traverse la foule avec toutes les peines du monde, et je cours à la Préfecture de police.

Adam n’est pas revenu. Il est quatre heures et demie.

M. Pouchet a encore le doigt sur son télégraphe qui ne parle plus. Nous échangeons nos nouvelles. Les rapports continuent et se ressemblent tous. Le gouvernement est prisonnier, Adam aussi. Est-ce que son titre de préfet de police ne l’expose pas plus qu’un autre ? Mon angoisse est mortelle. Des amis arrivent qui se mettent à notre disposition.

Les plus ardents parmi eux ont, comme moi, oublié leurs griefs contre le gouvernement de la défense nationale. Il s’est fait en sa faveur un revirement dans l’opinion de Paris : le nom de M. Blanqui opère ce miracle.

Vers six heures a lieu la première apparition d’un homme dont je me souviendrai toujours, ma chère Alice. Son rôle, qui doit durer toute la nuit, est moitié bouffon, moitié dramatique.

J’avais demandé à M. Pouchet l’autorisation de me tenir près de lui dans le cabinet du préfet, et je parcourais des yeux les rapports qu’on lui donnait, rapports confus, épeurés, pour y trouver des nouvelles d’Adam.

Tout à coup, un garde national entre sans frapper. Il met la main à son képi, se colle contre la porte, et débite au galop, comme une leçon apprise, le discours suivant :

— Le préfet était prisonnier dans la salle du gouvernement. Il fait semblant de s’évanouir, il s’agite, il réclame de l’air. On demande qui est ce grand diable. Lui, bravement, et il a raison, répond : « Je suis le préfet de police ! — Qu’on l’arrête » crient des braillards. J’en étais. Nous l’arrêtons, deux autres gardes nationaux et moi ; nous le traînons, je le malmène un peu, pas trop ; il comprend, il m’appelle M. Got, à qui je ressemble ; il me remercie et se met à jouer des coudes, je ne vous dis que ça ! Le passage d’une trombe n’aurait pas causé plus de dégâts. Il nous emporte, il se sauve !… Madame, ajoute cet homme que j’aurais embrassé, monsieur le préfet sera ici dans cinq minutes !

— Qui êtes-vous, monsieur ? Votre nom, je vous en prie ?

— Frontin, commissaire de police préposé à la marée, pour le moment en vacances ! À votre service !… Voilà monsieur le préfet !

Adam entre, le bon Frontin disparaît.

Il est six heures et demie. Adam interroge M. Pouchet sur les mesures qu’il a prises pour la défense de la Préfecture de police. M. Pouchet lui dit que, suivant ses instructions, il a fait venir de la caserne de la Cité deux compagnies de la garde républicaine, que sa petite garnison est sous les armes, et que toutes les issues de l’hôtel sont ou fermées ou barricadées.

Adam ne nous donne aucune explication. « Il faut reprendre l’Hôtel de ville, » c’est son seul mot.

Je lui parle de dîner, il n’a pas le temps. Puis, s’adressant à M. Georges Pouchet, son secrétaire général, à MM. Paul Parfait et A. Badin, ses secrétaires particuliers, il dit avec toute sa gravité :

— Quoi qu’il advienne, défendrez-vous la Préfecture ?

— Nous la défendrons.

Il emmène son chef de cabinet, M. Demonbynes. Son intention est d’aller d’abord chez le général Trochu. Il lui paraît qu’en l’absence du général on n’y fait pas grand’chose.

— Adieu, Juliette, me dit-il en m’embrassant, voilà une belle occasion de montrer ton courage !

Nous l’accompagnons jusqu’au grand escalier, M. Pouchet et moi. Adam en a déjà descendu quelques marches, lorsque M. Pouchet l’arrête et lui dit :

— Monsieur Adam, vous risquez votre tête, vous le savez bien, n’est-ce pas ?

— Parbleu, mon cher Pouchet ! sans cela, il n’y aurait pas de plaisir.

Et, de sa voix la plus calme, il m’envoie un dernier adieu. La nuit sans étoiles est sinistre. Les rapports des agents de police sont de plus en plus effarés. Les fenêtres du cabinet où nous sommes donnent sur la rue de Jérusalem par-dessus la cour, et sur le quai par-dessus le jardin. L’huissier demande s’il doit fermer les doubles volets. M. Pouchet me consulte du regard. Je le connais assez pour savoir qu’il désire qu’on ne les ferme pas. Je pense aussi que ces fenêtres sans défense, éclairées, où nos ombres se dessinent, laisseront voir aux curieux que nous sommes sur nos gardes et sans crainte.

— Ne fermez pas les volets, disons-nous à l’huissier.

On me demande au salon. Ce sont des amis qui arrivent. Ils racontent ce qu’ils ont vu. Chacun d’eux croit que tout s’est passé où il était, comme je suis disposée à le croire moi-même. Charles Goudchaux sait très-bien la réunion des maires. Pour lui, pour les gardes nationaux, c’est l’événement capital de la journée. Le reste est de l’émeute. En venant, il a vu afficher une proclamation signée des vingt maires d’arrondissement, du maire de Paris et de ses adjoints. Les élections convenues pour demain y sont annoncées. « Demain, ajoute M. Goudchaux, Paris se prononcera, et tout sera dit. »

Il nous parle ensuite de Dorian. Il l’admire. Il a vu les efforts surhumains que Dorian a faits pour arrêter le mouvement aux élections et protéger ses collègues. En ce moment même Dorian continue. Il va des uns aux autres, des vaincus aux vainqueurs, disant à ceux-ci : « Puisqu’on vote demain, que voulez-vous décider aujourd’hui ? Le suffrage universel est notre loi à tous. » Ses collègues l’approuvent.

M. Goudchaux ne doute pas que Dorian, grâce à une popularité sans égale, grâce à l’entremise de M. Delescluze, qui semble avoir vu arriver MM. Flourens et Blanqui avec déplaisir, ne triomphe de toutes les résistances. Peut-être notre jeune ami se fait-il illusion, car tous les rapports reçus par M. Pouchet déclarent que MM. Blanqui et Flourens se croient bien définitivement les maîtres et agissent en victorieux. Comme toujours en pareil cas, ce qui est vrai dans une salle ne l’est pas dans une autre. À cette observation, M. Goudchaux s’anime. Il est Messin ; sa mère, sa sœur, son frère, habitent Metz livré par Bazaine : « Il ne faut pas, dit-il avec des larmes plein les yeux, qu’on se tue ni qu’on se mange ; nous ne donnerons pas cette joie aux Prussiens, qui sont là, qui nous regardent, et qui bien certainement sont pour quelque chose là-dedans… J’ai vu M. Adam sortir de l’Hôtel de ville, supplions-le d’y retourner et de joindre ses efforts à ceux de Dorian. »

Adam revient. Au Louvre, le général Schmitz ne veut pas donner d’ordres. Il affirme que le général Trochu lui a recommandé de ne prendre aucune initiative en son absence. Les officiers d’état-major, les aides de camp qui emplissent les salons du gouverneur de Paris, enragent. Adam leur promet, si seul il est libre, de prendre toutes les responsabilités sur lui. Enthousiasme !

Adam apprend que M. Picard est parvenu, comme lui, à sortir de l’Hôtel de ville, qu’il est au ministère des finances. Adam y va. M. Picard donne des ordres ; il a donné celui de battre le rappel de la garde nationale. Adam court place Vendôme. On y a trouvé l’ordre de M. Picard insuffisant, non sans motif. Néanmoins, le rappel est battu. Adam interroge le lieutenant-colonel qui commande, au défaut des autres officiers supérieurs toujours retenus à l’Hôtel de ville ; il lui demande ce que sont devenus les dix, les vingt bataillons convoqués dès le matin.

— Nous en avons dirigé vingt-cinq sur l’Hôtel de ville ; mais la plupart se sont égarés en route, répond le lieutenant-colonel. Pour que pareille chose ne se renouvelle pas, ajoute-t-il très-sensément, je vais grouper tous les gardes nationaux ici, sur cette place, et je ne les ferai marcher qu’en colonnes composées de quatre ou cinq bataillons. Je serai prêt à agir entre neuf et dix heures du soir.

Adam croit pouvoir passer deux heures à la Préfecture. Mais, bien avant la fin de ce temps, on lui dit que le général Trochu, devenu libre à son tour, je ne sais comment, l’appelle au Louvre.

Une pensée me persécute. Je n’ai pas entendu parler de Rochefort. Je ne vois pas son action. Quel a été son rôle depuis le matin ? J’écris à Mme Dorian, pour lui donner les nouvelles que nous avons de son mari et la prier de me dire si elle sait quelque chose de Rochefort.

Elle me répond en m’envoyant son fils, Charles Dorian, un jeune homme de dix-sept ans, presque un enfant, qui s’est engagé dans un bataillon de marche. Il me communique une lettre de Rochefort, que sa mère a reçue vers cinq heures.

Rochefort dit : « Je ferai tout ce que fera Dorian. » Il ajoute que, s’étant présenté aux envahisseurs de l’Hôtel de ville pour les retenir, les calmer, il a été accueilli par cette apostrophe : « À bas Rochefort ! — Mais que voulez-vous ? leur ai-je demandé. — Nous avons assez de vous, nous voulons Dorian. — Ah ! par exemple, vous avez bien raison ! il vaut beaucoup mieux que moi, et ses canons vous sont plus utiles que mes lanternes. »

Charles Dorian boÎte, et je lui demande pourquoi.

Il a voulu entrer à l’Hôtel de ville et y rejoindre son père. On l’en empêchait ; il a grimpé par une fenêtre basse, et on lui a donné un coup de baïonnette dans la jambe. Sur le moment, il n’a pas senti la blessure, il a sauté, et il a rejoint son père.

— Et que vous a-t-il dit, Charles ?

— D’être tranquilles ; qu’on est d’accord, que ça finira cette nuit, et que demain nous aurons les élections. J’en suis bien heureux, continue Charles. Imaginez-vous que, dans mon bataillon, j’ai un ami, mon meilleur ami, avec lequel vous avez dîné l’autre jour à la maison. Il était pour la Commune. Tantôt, nous avons failli nous embrocher. Ayant appris de mon père que tout allait mieux, qu’on ne se tuerait point, je songe d’abord à mon mollet qui me fait mal, je retourne au ministère pour me faire panser, et tout à l’heure, en sortant, je tombe dans les bras de mon communeux. Nous nous sommes embrassés comme deux frères.

Je serre la main de Charles. En partant, il ajoute :

— A demain. N’oubliez pas que vous déjeunez chez nous. Si M. Adam a besoin de mon père, il se tient dans le cabinet de M. Étienne Arago. Après avoir été deçà delà, on a voulu le traîner encore de M. Delescluze à M. Flourens, qui ne s’entendent pas, et de M. Blanqui à M. Flourens, qui ne s’entendent pas davantage. Mon père a fini par répondre, devant moi, avec cet air doux et fier que vous lui connaissez : « Je donne audience ici, que ceux qui veulent me parler y viennent. »

Mais c’est toujours la confusion des nouvelles. J’étais encore dans le salon quand on me prévient, de la part de M. Pouchet, que le moment difficile est arrivé, que M. Raoul Rigault est sur le quai avec trois ou quatre cents hommes armés, et qu’il demande à prendre possession de la Préfecture de police. M. Pouchet a consenti à recevoir M. Rigault, seul, bien entendu.

La porte du cabinet est entr’ouverte, et je m’approche pour écouter.

Ce matin encore, M. Raoul Rigault était un simple employé à la Préfecture de police. Il est entré là au 4 septembre, et on l’y a laissé sans l’utiliser beaucoup, car je ne me souviens pas qu’Adam l’ait vu une seule fois. Il était occupé à chercher les clefs de je ne sais quelles grilles, de je ne sais quels dossiers. On le dit très-rusé. Je suis curieuse de voir comment il va se tirer d’affaire avec M. Pouchet, qui est du pays de sapience, comme Adam. Il s’agit pour nous de gagner du temps.

M. Raoul Rigault entre. Il tient un papier qu’il ouvre et présente, par-dessus la table de travail du préfet, à M. Pouchet, qui demeure assis. M. Pouchet prend le papier, le lit avec soin, lentement.

Durant cette lecture, M. Raoul Rigault tire une écharpe rouge de sa poche, la déploie, et se prépare à la ceindre.

— Monsieur, lui dit le secrétaire général, j’ai déjà reçu, il y a une heure, un ordre sembla ble, revêtu du même sceau, nous enjoignant d‘accepter comme préfet de police, en remplacement de M. Edmond Adam, un autre que vous. Cet ordre était signé Flourens. Sa signature vaut bien celle que vous me présentez. Veuillez retourner auprès de votre gouvernement et vous entendre avec M. Flourens.

M. Raoul Rigault s’attendait probablement à un refus, mais il ne s’attendait pas à cette réponse. Il en reste un instant tout surpris, malmène son écharpe, dont la soie résiste, qu’il froisse, roule, et renfonce au plus profond de sa poche. Puis il s’emporte contre M. Flourens, l’appelle : « Idiot, brouillon, imbécile ! » dit qu’il le secouera de la belle façon, et sort en avertissant M. Pouchet qu’il va revenir dans une heure, avec des forces plus considérables, pour s’emparer de la Préfecture de police, de gré ou de force.

— Quoi qu’il advienne, répond M. Pouchet, nous sommes décidés à défendre la Préfecture, jusqu’à demain midi.

Nous nous groupons autour de M. Pouchet, M. James Pouchet son frère, M. Paul Parfait, M. Adolphe Badin et moi. M. James Pouchet, ingénieur-civil, engagé dans le génie auxiliaire, est chargé, comme le plus militaire d’entre nous, d’inspecter notre garnison, d’entretenir ses bonnes dispositions, de visiter tous les postes, de s’assurer que toutes les issues de ce dédale qu’on appelle la Préfecture de police sont fermées, fortifiées et bien gardées.

Au milieu de ces préparatifs, nous sommes égayés par un incident assez bizarre : M. Flourens nous fait réclamer son cheval. Il l’a perdu dans la bagarre, à ce qu’il paraît, et naturellement il l’envoie chercher à la Préfecture de police. « Prière de me renvoyer mon cheval, écrit-il, pour le faire panser. » Ce billet que je garde, qui est bien signé Flourens, se termine par le post-scriptum suivant « Remettre le cheval au porteur. »

Nous apprenons qu’Adam songe à nous. Le général Trochu nous envoie un bataillon de mobiles demandé par le préfet de police. Le renfort n’est pas à dédaigner ; mais M. Pouchet, qui craint de montrer à nos gardes républicains une défiance inopportune, prie l’officier qui commande les mobiles de rester dehors et de s’établir sur le quai pour y être à sa disposition.

Nous attendions l’ennemi, et c’est un ami qu’on m’annonce, M. Jules de Lasteyrie, qui est lié avec Adam depuis 1848, et avec moi depuis la guerre. Il s’est inquiété de nous, de moi. Il croit que nous allons être attaqués, ainsi que l’Imprimerie nationale, d’où il vient.

— Qu’allez-vous faire ? nous dit-il.

— Nous défendre, nous y sommes résolus.

— Écrivez-le à Hauréau, qui est moins bien informé et probablement moins bien gardé que vous.

J’envoie immédiatement à M. Hauréau, mon ami, le billet suivant que je signe :

« Tenez comme nous contre MM. Flourens et Blanqui. Nous sommes décidés à nous défendre et à ne pas laisser envahir la Préfecture. »

M. de Lasteyrie me demande si son amitié, sa présence, si un bras de plus peuvent m’être utiles. Je le remercie de tout mon cœur du dévouement qu’il m’offre et d’être venu en un pareil moment ; je lui serre les mains, et je le supplie d’aller au secours d’Adam, qui est peut-être en danger.

J’ai appris ce jour-là, ma chère Alice, comment, dans des circonstances graves, une amitié récente peut en une heure, en une minute, devenir une amitié inaltérable.

Je rentre dans le cabinet du préfet, et presque aussitôt l’étonnant Frontin réapparaît. Il semble être sorti de la muraille. Son costume est modifié ; la première fois, il avait son pantalon dans ses bottes, sa tunique de garde national ouverte, son fusil sur le dos, son képi en arrière ; cette fois-ci, il a son fusil au bras, il est boutonné, brossé, soigné. Il récite :

— Le préfet a vu le général Trochu. Du Louvre, il est allé place Vendôme, où il a pris le commandement d’une colonne de gardes nationaux. M. Jules Ferry, qui est aussi parvenu à s’échapper, le précède à la tête d’une première colonne. Il est convenu que M. Ferry ira par les quais et M. le préfet par la rue de Rivoli. A leur arrivée, les deux colonnes se réuniront et cerneront l’Hôtel de ville. La garde nationale est molle. Le préfet s’en aperçoit, il explique l’affaire, on reste froid. À ce moment, des gardes nationaux s’approchent et le reconnaissent : « Mais c’est Edmond Adam, le préfet de police ! » Est-il veinard, M. le préfet ! Le bataillon qui marche en tête de sa colonne est le 10e, son bataillon, le bataillon du boulevard Poissonnière. Ah ! je vous prie de croire qu’on se souvient d’avoir monté la garde aux remparts avec lui, et qu’à l’heure qu’il est on le suit gaiement !

J’écoutais encore, et déjà Frontin avait disparu, soudainement, comme par une coulisse. Mais je devais le revoir une troisième fois pendant cette interminable nuit.

Nous étions tous restés auprès de M. G. Pouchet, son frère, MM. Parfait, Badin et moi, recevant peu de nouvelles et rivés à notre inaction.

Nous avions appris l’arrivée sur la place de l’Hôtel de ville des gardes nationaux conduits par M. Ferry et par Adam. Quelque temps après, nous apprenions que des pourparlers avaient eu lieu du dedans avec le dehors, que la paix était faite, que les insurgés cédaient la place, et qu’Adam était dans l’Hôtel de ville.

Nous cherchions à comprendre, à deviner la fin d’événements aussi compliqués, quand un homme tombe au milieu de nous : c’est encore Frontin !

Il a trouvé moyen d’être vêtu en tirailleur de Flourens, avec son même képi, son même fusil, son même uniforme :

— Le préfet, dit-il, est entré par un souterrain, sans gardes nationaux et sans armes. Des mobiles, sur deux rangs, éclairaient le passage avec des torches de résine. C’était beau. M. le préfet veut une chose qui n’est pas facile : il veut qu’on évacue l’Hôtel de ville et qu’on ne se massacre pas. Ça ne va pas tout seul. Il y a des gaillards qui refusent de descendre. Des mobiles, des Bretons sont au bas du grand escalier, prêts à faire feu ; les tirailleurs de Belleville sont en haut, prêts à riposter. Le préfet est au milieu de l’escalier, seul, allant tour à tour aux uns pour les calmer, aux autres pour les pousser dehors. Si un premier coup de fusil part, il est pour lui ! Des envahisseurs ont menacé de tuer M. Jules Favre, si les mobiles avançaient. Le préfet leur a répondu que, s’ils touchaient à M. Jules Favre, à M. Jules Simon ou aux autres prisonniers, pas un d’eux ne sortirait vivant. « Nous sommes les plus forts, leur a-t-il dit, regardez par les fenêtres… » Je vais voir si M. le préfet est toujours sur son escalier.

Par amour de la vérité et du tableau, cet excellent Frontin avait été cruel. Pendant qu’il s’en allait, je crus voir Adam sur ce grand escalier, je crus entendre un coup de fusil, et recevoir moi-même une balle au cœur.

Mais je vais résumer pour toi, ma chère Alice, les événements de cette nuit du 31 octobre, dont nous reparlerons souvent. M. Demonbynes, qui a toujours accompagné Adam, a pris des notes, heure par heure, instant par instant. J’ai ces notes sous les yeux ; je les copie et je les abrège, en conservant pour toi les détails qui donnent aux faits une physionomie vivante.

C’est à minuit moins cinq minutes, heure de l’Hôtel de ville, que la colonne de gardes nationaux commandée par Adam a débouché sur la place, silencieusement, sans clairon ni tambour. L’Hôtel de ville est hermétiquement fermé. Adam et M. Ferry l’entourent de leurs bataillons. À leur approche, des gardes nationaux, qui tenaient sans doute pour la Commune, se sont éloignés.

L’investissement est complet. Adam, qui connaît bien l’Hôtel de ville, en cherche toutes les petites portes, tourne autour du jardin et en secoue les grilles. Pendant ce temps-là, plusieurs coups de fusil éclatent à quelques pas de lui. Qu’est-ce ? On accourt. Les uns disent que ce sont des gardes nationaux qui, de notre côté, ont tiré dans la serrure d’une des grandes portes de l’Hôtel ; d’autres, que ce sont des insurgés qui ont tiré par une fenêtre. On a tiré probablement des deux parts ; mais personne n’a été blessé, et, par bonheur, l’incident n’a pas de suite.

M. Ferry et Adam se rencontrent alors pour la première fois depuis leur arrivée. Ils délibè rent sur les moyens de pénétrer de vive force.

Mais on vient annoncer à M. Ferry que MM. Dorian et Delescluze, sortis de l’Hôtel de ville, sont près de là et demandent à lui parler. M. Jules Ferry s’approche d’eux, avec son frère.

Adam, qui est resté avec M. Demonbynes, va bientôt se mêler au groupe, que des officiers de la garde nationale protègent contre les curieux. A la très-petite distance où se trouve M. Demonbynes, on n’entend pas, mais on voit très-bien qu’un accord se fait. Dorian a d’abord lu un papier qu’il tenait à la main. La conversation n’a pas duré un quart d’heure. Puis MM. Dorian, Delescluze, Jules Ferry et Adam, se sont serré les mains, et MM. Dorian et Delescluze ont disparu.

De leur côté, M. Ferry et Adam se retournent vers les officiers de la garde nationale et leur racontent ce qui s’est passé. La paix est faite. Cette nouvelle répandue dans tous les rangs est accueillie avec la plus vive satisfaction.

Déjà, ma chère Alice, quelques heures à peine après les événements accomplis, on discute sur la convention passée. Voici, d’après les notes de M. Demonbynes, qui a recueilli sur place les premiers récits, ce qui a été convenu :

Dorian, dont les efforts ont enfin été couronnés de succès, a commencé par déclarer que la question politique était vidée, qu’aucun dissentiment n’existait plus. Les élections municipales, consenties dans l’après-midi par le gouvernement lui-même, auront lieu demain, et des élections politiques après-demain. Cette dernière clause est de la nuit, et l’initiative semble en avoir été prise par les membres du gouvernement détenus à l’Hôtel de ville. Les envahisseurs ont renoncé à toutes leurs autres prétentions, et on leur a promis qu’ils évacueraient librement l’Hôtel de ville et ne seraient point recherchés. Dorian a cité notamment M. Jules Favre comme ayant tout approuvé. M. Delescluze est revenu à plusieurs reprises sur l’oubli accordé aux faits de cette journée, et c’est une des conditions auxquelles M. Ferry a formellement adhéré. Il n’a d’ailleurs fait aucune objection. Seulement, il a exigé que les gardes nationaux de l’intérieur, en défilant devant le général Tamisier, qui est encore leur prisonnier, n’acclamassent que la République. Pas de cri de « Vive la Commune » De son côté, Adam a voulu que l’Hôtel de ville fût réoccupé au nom du gouvernement de la défense nationale, ce qui a été admis.

Cependant, une demi-heure s’est écoulée ; l’Hôtel de ville est toujours clos, et personne n’en est sorti. M. Ferry commence à s’impatienter. Les engagements qu’il a pris pourront-ils être tenus ? C’est une crainte qu’Adam lui exprime, une crainte seulement, car il désire aussi diminuer l’importance des faits et laisser cette nuit confuse dans les ténèbres, afin que les Prussiens ne soient pas encouragés par le spectacle de nos discordes civiles, qu’ils provoquent, selon moi, qu’ils attendent, dit Adam. Le préfet de police est bien résolu à déployer tous ses efforts pour contribuer au dénouement pacifique entrepris par Dorian.

À ce moment, un officier de mobiles vient annoncer à M. Ferry que le souterrain de l’une des casernes de la place Lobau est occupé par son bataillon. M. Ferry peut pénétrer dans l’Hôtel de ville. Celui-ci ne trouve pas qu’il soit convenable, pour un membre du gouvernement, de passer par cette voie secrète. Après un instant d’hésitation, causé par le refus de M. Ferry, Adam, « que sa grandeur n’attache pas au rivage », propose de suivre l’officier. Plusieurs personnes offrent de l’accompagner. Il accepte M. Demonbynes, seul, sans armes, et qui, pour ne pas se séparer du préfet de police, fait valoir son droit de chef de cabinet.

En sortant du souterrain, Adam rencontre d’abord, dans une cour de l’Hôtel de ville, Dorian, qui travaille à l’évacuation, puis M. Arnaud (de l’Ariège), maire du VIIe arrondissement. Depuis douze heures, M. Arnaud agissait dans le sens de la conciliation, avec patience, avec courage, faisant admirer ses vertus si sincèrement chrétiennes. Le préfet monte ensuite dans la salle où le gouvernement a été fait prisonnier, où, dit-on, Jules Favre, Jules Simon et Garnier-Pagès sont toujours gardés à vue. Il ne les y trouve plus. Mais il rencontre M. Delescluze et lui reproche la lenteur avec laquelle l’évacuation s’opère. Celui-ci montre M. Flourens debout sur une table, exhortant ses amis à sortir de l’Hôtel de ville, à s’en aller, et qui semble n’avoir pas encore réussi à convaincre tout le monde. Les plus entêtés craignent évidemment d’être saisis au passage par les gardes nationaux qui couvrent la place. Des promesses ne leur suffisent pas, ils demandent des garanties, des otages… Toujours des otages !

Adam, contrarié, redescend dans les cours. Là, il s’aperçoit qu’aucune des portes qui donnent sur la place principale, et par lesquelles la sortie doit avoir lieu, n’a été ouverte. Il se dit, il dit à M. Demonbynes, qu’il y a bien dans cette foule un millier de poltrons, ou de curieux, ou de gens plus raisonnables que les autres, qui ne demanderaient pas mieux que de partir et de commencer le défilé. Il fait ouvrir, et en effet le défilé commence. Mais les mobiles bretons se précipitent, menacent, et deviennent à leur tour un obstacle. (C’est ici que se place la scène de l’escalier qui nous a été racontée par Frontin.) Finalement, un peu de gré, un peu de force, le défilé recommence, et il sort de l’Hôtel de ville douze ou quinze cents personnes. Puis le mouvement s’arrête, et pourtant l’Hôtel de ville regorge toujours de monde !

Pendant ce temps-là, M. Ferry, qu’Adam a eu le tort d’oublier, dit M. Demonbynes dans ses notes, s’irrite au dehors. Il parvient enfin à entrer par l’une des grandes portes qui ouvrent sur la place Lobau, il arrive à la tête d’un bataillon de gardes nationaux, il s’élance par les escaliers du côté des grands salons et va se perdre dans la foule énorme qui les encombre. Cet effort, énergiquement conduit, ne produit aucun résultat. On ne sort pas !

Un autre bataillon se présente et s’apprête à suivre la même direction que le premier.

Adam consulte un aide de camp du général Trochu, le commandant Bibesco, qui est auprès de lui. Ne vaudrait-il pas mieux diriger ce second bataillon par l’escalier des bureaux qui conduit à des espaces plus libres ? On pourrait par là refouler les retardataires. M. Bibesco approuve, et dit : « Voilà un mouvement tournant qui va réussir ! » En effet, presque aussitôt, le défilé recommence.

Cette fois, c’est la sortie générale.

En tête des premiers rangs, pressés et nombreux, marche le général Tamisier, comme cela a été convenu. Blanqui s’est attaché à son bras. Non loin d’eux, M. Delescluze, puis Dorian, qui veille à l’exécution des paroles données, tandis qu’Adam veille sur ses mobiles. Le moment est solennel… Tout va bien ! Le défilé continue.

Adam, pendant cette nuit, s’est de plus en plus pénétré de la pensée politique de l’oubli promis ; il aperçoit des sortants qui ont mis la crosse en l’air : « Vous n’êtes pas des vaincus, leur dit-il, remettez vos armes au bras, et vive la République ! » Et le défilé durait, durait toujours. Il dura deux heures, trois heures, jusqu’à cinq heures du matin. Adam évalue à sept ou huit mille les hommes qui s’étaient engouffrés dans cet immense Hôtel de ville. Imagine, ma chère Alice, un combat à la baïonnette, aveugle, acharné, où les mobiles seuls pouvant se reconnaître auraient tué indistinctement gardes nationaux amis et ennemis : que de cadavres ! Avoir pu empêcher pareille chose et ne l’avoir pas empêchée, ce serait à mourir de chagrin !

M. Ferry et Adam font une dernière inspection de l’Hôtel de ville pour s’assurer qu’il n’y reste plus personne. Dans le cabinet même de M. Ferry, l’ancien cabinet du préfet de la Seine, ils trouvent une vingtaine d’officiers de la garde nationale assis autour d’une grande table verte, ayant des airs de personnages et demeurés les derniers pour établir sans doute qu’ils sortiront librement. M. Ferry les invite à se retirer, et ils se retirent.

Il est cinq heures et demie, M. Demonbynes est rentré à la Préfecture de police, il y a une heure environ, pour nous annoncer le dénouement et mettre en ordre ses souvenirs et ses notes de la nuit. Depuis longtemps déjà, Frontin nous avait

  • fait savoir, par un billet, que le préfet était descendu sain et sauf de son escalier.

Nous attendions Adam. Il arrive et nous trouve tous réunis. Si j’ai été inquiète de lui, il a été aussi bien inquiet de moi. Maintenant que le danger est passé, l’émotion se laisse voir. Adam est broyé par la fatigue, mais il est content, il est allégé d’un grand poids. Il remercie affectueusement Georges Pouchet, et va se jeter sur son lit.