Le siège de Québec/Coup d’œil sur les deux camps

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Éditions Édouard Garand (p. 51-54).

XV

COUP-D’ŒIL SUR LES DEUX CAMPS


Durant les jours qui suivirent cette aventure de notre héros, celui-ci s’était lancé à la recherche de l’enfant d’Aubray, car Pertuluis et Regaudin ne l’avaient pas ramené à sa mère, comme nos amis l’avaient espéré. Quant aux deux grenadiers, pas plus que l’enfant, ils n’avaient été retrouvables.

Or, Flambard ignorait que, le lendemain de la bataille de Montmorency, le détachement de grenadiers auquel étaient attachés Pertuluis et Regaudin, avait été envoyé à l’armée de Bougainville au Cap Rouge. Car, le lendemain en effet, Montcalm avait surpris le mouvement d’un certain nombre de berges anglaises qui, après avoir évolué dans la rade, longèrent le rivage de Lévis et passèrent devant la ville. C’était Murray, avec douze cents hommes environ, que Wolfe envoyait en reconnaissance vers Trois-Rivières et Montréal.

Murray avait ordre de passer à travers la petite flotte française mouillée aux Trois-Rivières, et de chercher à faire liaison avec les troupes du général Amherst qu’on croyait plus rapproché de Montréal qu’il n’était en réalité.

Ce mouvement éveilla la défiance du marquis de Montcalm. Il envoya immédiatement des instructions à Bougainville et lui dépêcha quelques renforts. Lui-même partit peu après avec un corps de troupes pour se rendre à la rivière Jacques-Cartier, dans la crainte que les Anglais ne tentassent une descente sur quelque point de la rive gauche du fleuve. Murray n’avait pas osé s’aventurer jusqu’aux Trois-Rivières, en constatant que les Français se tenaient sur leurs gardes. Toutefois, il essaya de prendre pied à la Pointe-aux-Trembles, mais sans y réussir : Bougainville l’en prévint.

Tout de même, cette alerte tenait les officiers français sur les dents. Ils se demandaient ce que pouvaient bien méditer les Anglais.

Ceux-ci, de fait, méditaient bien des choses comme nous le verrons bientôt.

On arrivait à une saison de l’année où les officiers de la petite armée française allaient encore, comme toujours dans l’histoire militaire de la colonie du reste, se trouver en face d’une nécessité qui ne laissait pas que d’affecter gravement leurs projets et leurs plans de défense. En effet, la moisson allait bientôt réclamer les paysans enrégimentés dans les milices. Et en cette année de 1759 la récolte était d’autant plus précieuse que quantité de champs avaient été dévastés par les Anglais sur les terres situées au-dessous de Québec, que les vivres étaient rares, et que la famine profilait son spectre affreux sur un horizon rapproché. La famine était l’ennemi le plus redoutable, et cet ennemi guettait la colonie aussi avidement que la guettaient la flotte anglaise et l’armée de Wolfe. Déjà la farine manquait. Déjà, les villes, les villages et l’armée elle-même avaient été mis à la ration du pain. Le lard n’était plus en grande quantité ; mais, toutefois, on pouvait suppléer au manque de viandes de boucherie par les viandes de venaison et le poisson ; mais le poisson de rivière seulement, attendu que les Anglais gardaient le fleuve de Québec à la mer, et Vaudreuil avait dépêché des bateliers et pêcheurs du côté de Trois-Rivières. Ceux-ci étaient chargés de prendre dans les lacs et les rivières tout le poisson possible et de le remonter jusqu’à la Pointe-aux-Trembles.

Quant aux viandes, le gouverneur lança dans les bois du nord des détachements de miliciens et de sauvages pour y capturer le gibier ; Boishébert conduisait ces hommes. De cette façon on arrivait à nourrir l’armée suffisamment, tout en économisant la farine. Mais cela n’empêchait pas des voix de murmurer et de répéter qu’on pouvait trouver dans les magasins quantité de viandes de boucherie, lard fumé et bœuf salé, et des piles énormes de barils de farine. Oui, mais qui le savait au juste ? Bigot et Cadet ! Mais Bigot ne le disait pas ! Mais Cadet, qui, à titre de munitionnaire général de la colonie, avait charge de ce département de l’administration, se gardait bien de laisser sortir des magasins viandes et farines qu’elles ne fussent au préalable dûment payées et en or, et ceci concernait les civils. Quant à l’armée, elle tirait naturellement selon ses besoins sur ces magasins ; mais toutes vivres qui en sortaient devaient être payées en bons sur le trésor royal, bons qui devaient porter les signatures de l’Intendant et du Gouverneur. Aussi, comme ces bons pouvaient être plus tard d’une valeur plus ou moins problématique, Cadet se faisait-il avare. Il privait l’armée, proclamant que les magasins se vidaient très vite et qu’on ignorait comment on pourrait les remplir. Et, chose curieuse qui n’avait pas manqué de susciter des commentaires dans l’armée et dans tout le pays, dès qu’on se présentait devant Cadet avec de l’or on pouvait se procurer toutes les provisions dont on avait besoin et en aussi grande quantité qu’on le désirait. Un bruit courait que M. l’intendant et M. le munitionnaire possédaient entre Trois-Rivières et Montréal des magasins secrets remplis de toutes espèces de provisions et même de munitions de guerre. Il paraît certain que Bigot et Cadet avaient volé les magasins du roi à Trois-Rivières, de concert avec Bréart et autres escarpes, et avaient mis ce butin en entrepôt en des baraques abandonnées près du Lac Saint-Louis. Mais ces baraques n’étaient pas sans surveillance : Pénissault avait aposté dans les environs trois de ses subalternes qui défendaient l’approche de ces caches aux intrus. Rien, ensuite, n’était plus facile à Cadet que d’y envoyer un ou deux de ses navires, suivant les besoins de son commerce. Il paraît encore certain que sur ses propres navires stationnés à l’entrée du lac Saint-Pierre, le munitionnaire conservait quantité de provisions, telles que farines et lards, dont il pouvait disposer plus rapidement lorsque survenaient des besoins plus pressants. Et comme des navires ainsi chargés à leur capacité pouvaient susciter les soupçons, Cadet avait fait savoir que sa flotte était chargée de fourrures qu’il avait acquises à même ses propres deniers, et de ses effets personnels qu’il voulait, disait-il, sauver d’une mainmise des Anglais.

Mais tout cela ne faisait pas barrage à ces murmures presque quotidiens de l’armée :

— On nous prive de lard, et pourtant Messieurs les Anglais n’ont qu’à appliquer en sourdine à Trois-Rivières pour se faire livrer, contre or sonnant, deux cents barils de lard !

— On nous rationne sur le pain parce que manque la farine, murmurait-on encore ; mais comment se fait-il que Monsieur le munitionnaire, contre or sonnant, réussit à livrer à Messieurs les Anglais cinq cents barils de farine ?

Il arriva, un jour, qu’un officier sous les ordres de Bougainville répondit à ces murmures par cette remarque :

— C’est que Monsieur le Munitionnaire ne cesse pas de faire des affaires. S’il ne peut commercer avec les Français qui manquent d’argent, il le peut fort bien avec les Anglais qui sont farcis d’or.

Si l’on n’avait pu établir positivement qu’un tel commerce se pratiquait entre Bigot & Cie et les Anglais, on avait néanmoins de fortes présomptions. Et ces présomptions s’étaient accréditées d’autant plus dans l’esprit du peuple et de l’armée, que des officiers français, s’étant cotisés, réunirent une certaine somme d’argent avec laquelle ils purent faire sortir, de magasins vides, une forte quantité de lard fumé, de bœuf salé, de pommes de terre et de farine, provisions qui furent distribuées à leurs soldats affamés.

Ceci nous montre bien en quelles mains affreuses étaient les destinées du peuple et de l’armée de la Nouvelle-France. Et les chefs militaires semblaient incapables de lutter avec avantage contre ce mal terrible. S’ils élevaient une voix accusatrice contre les maîtres du pouvoir civil, ceux-ci protestaient hautement, proclamaient leur innocence et dénonçaient l’envie et la jalousie de leurs accusateurs.

Les chefs militaires se trouvaient donc acculés aux pires expédients pour nourrir l’armée convenablement. Plusieurs engagèrent leur crédit, d’autres sacrifièrent leur solde, d’autres encore vendirent leurs effets personnels, car tous voulaient coûte que coûte soutenir l’estomac de l’armée pour qu’elle fût en état de résister à l’ennemi et de le broyer.

À la veille de la moisson Montcalm dut licencier une partie des milices. Il avait un mois auparavant envoyé le Chevalier de Lévis avec mille hommes au secours de M. de la Bourlamaque, qui n’avait pu résister au général Amherst sur les frontières de la Nouvelle-Angleterre, et qui avait dû évacuer le Fort Carillon. L’armée de Beauport se trouvait donc de ce fait très amoindrie : de treize mille hommes qu’elle était à la bataille de Montmorency, elle se trouvait réduite, à la veille de la bataille des Plaines d’Abraham, à un peu plus de cinq mille hommes.

Les Anglais n’ignoraient pas ces choses, aussi pensèrent-ils que l’occasion était venue de tenter une action décisive.

James Wolfe, depuis qu’il était venu se poster devant Québec, se donnait un mal inouï pour trouver une solution à un problème qui lui avait paru si facile. Aussi avait-il été très désappointé après ses tentatives infructueuses. Et, en face d’une ville murée de falaises impossibles d’escalade, devant une armée plus nombreuse qu’il n’avait pensé et fortement retranchée dans des positions presque imprenables, il avait fini par désespérer de faire la conquête du Canada. À présent il voyait l’hiver s’approcher, bientôt il se verrait forcé de rebrousser chemin vers Louisbourg, et il s’en irait en Angleterre avec cette pensée terrible qu’en la mère-patrie tout son prestige serait évanoui.

La vision d’un échec aussi humiliant l’avait abattu ; il manqua d’en mourir.

Il avait aussi compté sur les succès du général Amherst sur la frontière anglo-américaine et sa marche rapide vers Montréal. Amherst avait eu, en effet, plusieurs succès, mais il s’était trouvé des hommes — tel Bourlamaque — pour contenir sa hâte de venir donner la main au jeune général James Wolfe. Cela avait été une autre et terrible déception.

Durant trois semaines, le jeune général n’avait pas quitté sa tente à ses quartiers généraux de l’Ange-Gardien, et, sombre comme un Achille antique, il était demeuré dans la solitude y ruminant mille projets plus ou moins praticables d’emporter et l’armée de Beauport et la capitale de la Nouvelle-France. Il avait lancé des émissaires et des rôdeurs de tous côtés, mais tous revenaient sans apporter la clef du problème qui tuait peu à peu leur jeune chef.

Dans les derniers jours du mois d’août, un jeune officier, commandant une compagnie de Montagnards écossais, pénétra sous la tente du jeune général.

— Pourquoi vient-on me troubler encore ? demanda rudement le malade.

— Monsieur, répondit l’officier, j’ai réussi à localiser sur la rive nord du fleuve un endroit où notre armée pourrait facilement mettre pied à terre.

— Ah ! en vérité ? fit le général en dressant la tête avec intérêt.

— On appelle l’endroit « L’Anse au Foulon ».

— Qu’avez-vous vu ? interrogea avidement Wolfe.

— Connaissant bien la langue française, je me suis déguisé en paysan canadien et j’ai pu approcher le poste qui garde les hauteurs du Foulon. Ce sont pour la plupart des miliciens et des matelots que commande un certain colonel Vergor. Il semble y avoir peu de discipline, et l’on m’a paru y bien manger et bien boire.

Wolfe écrivait rapidement à mesure que parlait l’officier.

— Et comment arrive-t-on à ces hauteurs du Foulon ? demanda-t-il plus intéressé que jamais.

— Par un petit sentier qui oblique dans la pente abrupte, deux hommes peuvent y monter de front. On pourrait aussi hisser par là quelques canons de campagne. Les hauteurs sont un vaste plateau à peine accidenté, couvert de bosquets à travers lesquels une armée peut facilement gagner les murs de la cité.

Wolfe écrivait et notait plus fiévreusement. Son visage amaigri et blafard se colorait de moment en moment, ses yeux brillaient ardemment, ses lèvres décolorées frémissaient, ses mains pâles tremblaient.

— Et au bas de ces hauteurs du Foulon, il y a des sentinelles ? interrogea-t-il plus avidement.

— Un poste de dix hommes seulement.

— Mais qui peuvent donner l’éveil aux gardiens de là-haut ?

— Oui, mais en profitant d’une de ces nuits au cours de laquelle on attendra un convoi de vivres venant de Trois-Rivières et destinées à l’armée française et à la ville, nous pourrions tromper la vigilance des sentinelles, et, glissant nos berges silencieuses vers l’anse, nous prendrions aisément pied à terre. Trois cents de nos hommes auraient tôt fait de se rendre maîtres du poste qui garde les hauteurs.

Et cet officier écossais, qui n’était autre que Simon Fraser, donna encore quantité de détails dont Wolfe prit minutieusement note.

Puis il félicita l’officier, lui promit de ne pas oublier les grands services qu’il venait de rendre à la Couronne d’Angleterre, et le congédia.

Le jeune général se leva, il paraissait avoir retrouvé toute sa vigueur, son teint se colorait vivement, et sur ses lèvres s’imprimait un large sourire. Il fit mander immédiatement ses principaux officiers pour tenir conseil, et, le jour même, il était décidé de tenter l’entreprise.

Le 6 septembre, le vice-amiral Holmes passa sous Québec avec trente navires ; Le général Wolfe était sur ces navires avec cinq mille hommes de troupes de terre. Une dizaine de navires jetèrent l’ancre près de la côte sud, presque vis-à-vis de l’Anse au Foulon. Les autres navires allèrent stationner à proximité du Cap Rouge. Holmes, qui commandait ces navires, avait reçu instructions de retenir l’attention de Bougainville. Cependant que Wolfe, demeuré vers l’Anse au Foulon, débarquait des troupes sur la côte sud, comme pour donner le change aux Français, et de son poste il étudiait les abords de l’Anse au Foulon et les hauteurs qui la dominaient. Il conclut qu’il était assez facile d’aborder ces hauteurs et que l’immense plateau, dit « Les Plaines d’Abraham », couvert de bouquets de bois et semé de buttes çà et là offrait à une armée bien conduite tous les avantages de s’y déployer et d’y prendre des positions solides. Des plans furent immédiatement dressés, et Wolfe, satisfait, attendit l’opportunité pour se lancer dans l’aventure.

C’était, en effet, une aventure dangereuse que l’audace seule pouvait tenter ; et si l’armée française avait été conduite comme allait l’être l’armée ennemie, il est certain que Wolfe fût allé à un désastre irréparable.

Mais tout allait contribuer à rendre le sort des armes favorable aux Anglais : les mésententes entre les deux grands chefs de la colonie, la fougue de Montcalm, l’imprévoyance du gouverneur et le jeu sournois des traîtres.

Le premier de ces traîtres, Duchambon de Vergor, allait livrer la clef d’entrée. Que lui importait après tout ? Cet homme n’avait-il pas dit une fois que, pour sa part, il était disposé à faire cadeau aux Anglais de ce « pays de sauvages » ? Ce lâche avait-il oublié que parmi ces « sauvages » se trouvaient soixante-quinze mille de ses compatriotes qui ne songeaient nullement à se donner aux Anglais ?…