Le sieur « On »

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Contes facétieux
Contes de Caliban (p. 79-87).

LE SIEUR « ON »


Je sortais de Saint-Cyr, et sur un assez beau rang, entre parenthèse, le bon cinquième de la liste, et j’avais, avec les camarades, festoyé ce succès par un déjeuner dînatoire aux alentours du Palais-Royal. On était encore à la belle saison et, comme nous n’avions pas laissé que de faire sauter force bouchons sonores à diverses santés concurremment chères, nous éprouvions le besoin, selon le mot de mon cousin Charles, de nous « évaporer dans la verdure ». Le vieux jardin des Tuileries étant le plus proche, nous y allâmes à la file, et lorsque nous y fûmes, nous nous dispersâmes sous les marronniers.

Inutile de vous dissimuler que j’étais un peu étourdi par l’abus inusité du vin de joie. Mon cousin, qui s’en était aperçu, jugea amica et sage de me tenir compagnie : « Marchons, veux-tu ? » Et il m’entraîna dans une allée ombragée qui longe la terrasse du bord de l’eau et où il n’y a jamais personne. Lorsque nous l’eûmes cinq ou six fois arpentée, aller et retour, d’un bout à l’autre, je criai grâce et demandai à m’asseoir, et me jugeant assez « évaporé », Charles acquiesça, en riant, à mon désir. Nous prîmes des chaises à la pile, et les ayant disposées à l’abri d’un socle de statue qui projetait une ombre délicieuse, nous partîmes en causerie. Pour de jeunes officiers français, elle n’ouvre guère, on le sait, que deux chemins, et elle n’a presque que deux thèmes, l’armée et les femmes. Nous avions épuisé le second pendant le déjeuner, mais le premier restait inépuisable à nos rêves d’avenir. Dans quel corps allions-nous être versés, l’un et l’autre ? Mon cousin en tenait pour l’Afrique ; moi, pour l’Est et la frontière, car, en ce temps-là, le sang de ma race me bouillait aux veines et je croyais à des tas de choses auxquelles ma foi militaire a fait tristement faillite.

— Ce qui me plairait de l’Afrique, me disait Charles, ce serait d’y servir sous le fameux général de Madiran, qui y commande. Il est la plus franche gloire du métier, à l’heure présente. Mais pourquoi ris-tu ?

Et je riais, en effet, car, cette franche gloire, elle était double et elle fournissait ses deux légendes.

— Je n’imagine pas, lançai-je, le plaisir qu’il peut y avoir à être commandé par le plus grand cocu de France et de Navarre.

A peine avais-je émis cette belle sentence que, dressé devant moi, un homme me tendait sa carte :

« Général comte de Madiran. »

Il faut faire le tour des statues. Mais il était trop tard. Je tirai donc ma carte, en silence, et j’en fis l’échange classique avec mon offensé :

« Jean-Myrtil de la Galonière. »

Grand, sec, hâlé, les cheveux taillés en brosse, l’œil d’acier, le général ressemblait à un sabre. Il fallait, à l’aspect, lui défalquer dix ans sur les soixante que lui attribuait l’annuaire. Charles buvait son héros des yeux, mais très pâle de mon aventure. J’étais pour lui déjà un homme mort, les duels de Madiran étant, dans l’armée, comme des contes de fées de l’escrime. Et j’attendais. Le général, le front baissé sur ma carte, semblait la lire et la relire ainsi qu’en rêve. Brusquement il me regarda, et, d’une voix presque émue :

— Mon enfant, j’ai dû épouser votre mère.

— Mais n’importe, relevai-je bêtement, je suis à vos ordres.

Cette niaiserie de blanc-bec ne l’avait pas distrait de sa rêverie singulière.

— Vit-elle encore, votre charmante mère ?

Mon cousin répondit pour moi par un signe d’affirmation muette. Le terrible sabreur d’Afrique s’était retourné et il s’en allait en serrant ma carte dans sa poche, lorsqu’il revint à nous en demi-cercle :

— Alors… comme ça… j’en suis de la confrérie ?

Et le coup d’œil dont il appuya sa question était si énigmatique qu’il me désarma de toute contenance.

— De Navarre ?… soit, je suis Basque… mais de France ?… Voyons !

Devant cette ironie à la française, je perdis entièrement la boule :

— Mon général… on me l’a dit ! balbutiai-je.

Et, pour le coup, il se mit à rire :

— Combien vous faut-il de temps pour me l’amener par les oreilles ? Fixez vous-même. Un mois ? Six mois ? Davantage ?

— Qui ?

— Celui qui vous l’a dit.

— Comment, celui ?…

— Eh bien, oui, le sieur On… ou pour lui transmettre ma carte. Vous l’avez, ma carte. Mon adresse est dessus. Prenez un an, prenez-en deux, et revenez me voir, avec ou sans le sieur On. Et rappelez-moi au souvenir de votre charmante mère. Il s’en est fallu de ça… que vous ne fussiez mon fils.

Et, sans saluer, il disparut, nous laissant, Charles et moi, dans l’hébétement que vous imaginez.

— Tu vas le chercher, hein ? me dit mon cousin.

Le sieur On ?… Naturellement.

— Qui est-ce ?

— Est-ce que je sais, moi ! Mais il faut que je le trouve, il y va de mon honneur, cousin.

La recherche du sieur On est l’exercice mohicanesque auquel il faudrait astreindre les agents de police ou détectives ; mais qui est le Vidocq qui peut se vanter d’en sortir ? Le sieur On, où est-il ? Partout et nulle part, omniprésent, omniabsent, ubiquiste, réel et fabuleux. Ouvrez à la lettre O le Bottin de Paris, de la province, tous les dictionnaires d’adresses, vous n’y trouverez point le nom de On, avec ou sans particule, et pourtant la famille est innombrable, que dis-je ? universelle. Les On se cachent sous tous les noms de l’honnête homme, stupide, génial ou médiocre. Beaumarchais en a démasqué un, le comique qu’il appelle Basile, et Shakespeare un autre, le tragique, Iago ; il résulte de leurs deux types que soit pour la calomnie, soit pour la médisance, mortelles d’ailleurs à l’envi, le sieur On, c’est vous, moi, et toute l’espèce humaine, des deux sexes s’entend, car il n’est femme qui ne soit une Mme  Onne.

J’avais d’abord accepté avec enthousiasme la tâche imposée par le général, et c’était, au tribunal intime de ma raison, la réparation juste et « propre » de l’injure. En découvrir l’éditeur responsable, soit le premier qui l’avait de son plein gré lancée dans la circulation où je l’avais recueillie pour en souffleter directement l’intéressé. Je me mis donc en chasse, aidé de Charles, puis seul, car, au bout d’un mois, mon cousin se lassa de l’inutilité de la vaine entreprise.

Personne ne savait ce que je voulais dire, ou bien c’était le secret de Polichinelle, ou encore le : « D’où sortez-vous ? » évasif de ceux qui « s’en lavent les mains ». Les hautains, friands de la lame, ne me reconnaissaient aucun droit de m’enquérir à ce sujet, et, sous l’éventail, les dames Onne s’esquivaient en un sourire.

— C’est l’aiguille dans la botte de foin, me disait Charles ; tu y uses ta force et ton temps, et, qui pis est, tu deviens grotesque.

Des marches, démarches, visites, voyages et le reste où je me dépensai, moi et mon argent, pour dénicher l’insaisissable sieur On, on ferait un roman comme Gil Blas de Le Sage, aussi aventureux et aussi philosophique, n’en doutez pas, car, en six mois, des bas-fonds aux cimes j’ai exploré dans toutes les classes la société contemporaine — et éternelle.

Un jour, enfin, nous fûmes avisés, Charles et moi, de notre destination militaire : c’était lui qui allait dans l’Est, et moi en Afrique, — ô dérision ! — dans le corps même de qui ? Du général de Madiran.

Il fallait en finir. Je m’abattis chez lui, un matin, désespéré, honteux, mais décidé à prendre à mon compte l’outrage anonyme. Je lui avais fait une seconde fois passer ma carte : « Jean-Myrtil de la Galonière », et j’attendais dans le salon qu’il voulût bien me recevoir. Ce fut une adorable jeune fille qui me fit cet honneur à sa place. Elle entra, radieuse et épanouie dans la splendeur de sa vingtième année, les mains ouvertes, avec le geste céleste qu’un Raphaël prêterait à une Aurore dissipant la brume nocturne…. Mais je n’ai pas à vous la décrire, et vous savez aujourd’hui pourquoi.

— Mon père vous prie de l’excuser. Il a sa crise de goutte et il traîne un peu au lit, contre ses habitudes. Mais il va venir, je le précède, étant chargée de vous abréger le temps.

— Mademoiselle…. bégayai-je.

Et ce fut tout, car je la regardais.

Le général parut presque aussitôt. Il avait la jambe gauche entourée d’une couverture de cheval et il s’étayait d’une canne. L’Aurore disparut sur un signe paternel.

— Cette fois, fit-il, ça y est, voyez, c’est la retraite, et la Faculté me la sonne. Plus de jambes, plus de Madiran ! Mais laissons. Avez-vous trouvé notre homme, m’amenez-vous le sieur On par les oreilles ?

— Hélas ! mon général, mais vous ne devez rien y perdre. Me voici et ma vie est à vous. Vous m’obligeriez de m’en soulager.

— Et la maman ?

— Je vous en prie. Du reste, je compte bien me défendre.

— Contre un podagre ? Et puis, je vais vous dire, reprit-il en reprenant le ton railleur qu’il avait eu aux Tuileries, vous m’en avez prêté dans la gloire de Sganarelle. Le plus grand de Navarre, je n’y contreviens point, mais de France, de France, voilà où commence le calomnie ! De France !!!

— Reste la réparation, monsieur le comte.

— Oui, eh bien, il y en a une, mon enfant.

Et, d’une secousse de l’épaule, il m’indiqua la porte par où venait de s’envoler celle qui est devenue ma chère Éva.