Le sorcier de l’île d’Anticosti/Toutes les croix sont lourdes

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TOUTES les CROIX sont LOURDES


Un caractère envieux et mécontent est pour l’homme une cause perpétuelle de souffrances ; c’est un poison jeté sur ses plus douces joies, une épine attachée à sa chaussure, et dont il sent la piqûre à chaque nouveau pas dans la vie.

Robert et Simon habitaient porte à porte depuis douze ans. Il est probable que les deux voisins auraient vécu dans une parfaite intelligence, si Simon n’avait fait un héritage venu à propos pour lui faire supporter les infirmités dont il souffrait depuis longtemps. Cet héritage était pour Robert un motif continuel de jalousie.

Toutes les fois qu’il allait payer son loyer, il répétait en grommelant que son voisin était bien heureux, qu’il était en état de solder une redevance, tandis que lui, pauvre diable, avait grand’peine à nouer les deux bouts

Robert se contenta d’abord de faire ses réflexions tout bas, et de s’adresser à lui-même ses condoléances ; mais peu à peu son mécontentement s’exprima davantage, et ce fut bientôt son thème habituel et favori de conversation.

Une fois qu’il s’était arriéré pour son loyer, et qu’il s’avançait tristement vers la maison de M. Duval, afin de lui faire ses excuses sur ce retard, il rencontra le voisin Simon, qui, aussi régulier qu’une horloge, venait de payer sa dette.

La seule vue de Simon faisait sur Robert l’effet d’une maladie ; aussi quand il baissa la tête en réponse au salut de son voisin, son regard ressemblait-il singulièrement à celui d’un taureau qui montre ses cornes à un chien.

Arrivé chez le propriétaire, Robert ne manqua point d’être réprimandé. On lui cita l’exemple de Simon, qui payait toujours exactement et jusqu’au dernier centin.

— Oui, oui, murmura Robert, il y en a qui naissent la bouche pleine d’argent… Simon est bien heureux, lui, et je ne m’étonne pas que l’on paie régulièrement, quand on a fait un si bel héritage.

— Simon a fait un héritage, il est vrai, reprit M. Duval, mais ses infirmités sont une bien lourde croix, et si vous en étiez affligé, vous vous plaindriez bien davantage.

— Non pas, répondit Robert ; la plus lourde croix que je connaisse, c’est d’être obligé de travailler sans cesse pour solder mon loyer.

M. Duval était un homme de joyeuse humeur, mais bon observateur. Il avait remarqué depuis longtemps l’envieuse disposition de Robert, et il résolut de le convaincre que la plus légère croix devenait bientôt pesante pour un esprit mal fait.

— Je vois, dit-il à Robert, que vous êtes parfaitement disposé à ne rien faire ; eh bien ! je puis vous exempter de cette obligation de travail dont vous vous plaignez si douloureusement. La croix de votre voisin Simon est bien facile à porter, dites-vous. Voulez-vous en accepter une plus légère, et je m’engage à vous tenir quitte de votre loyer ?

— Mais quelle espèce de croix me mettrez-vous sur l’épaule ? demanda avec inquiétude Robert, qui craignait que la proposition ne fut pas acceptable.

— Celle-ci, dit M. Duval, en prenant un morceau de craie et en traçant une croix blanche sur l’habit de Robert. Pendant tout le temps que vous la porterez, je ne vous demanderai pas un centin de votre loyer.

Robert pensa d’abord que son propriétaire voulait plaisanter ; mais s’étant assuré qu’il parlait sérieusement :

— M. Duval, s’écria-t-il, vous pouvez dire que vous avez vu mon dernier argent, car je suis disposé à porter une telle croix toute ma vie.

Robert sortit aussitôt en se félicitant de son bonheur, et, tout le long du chemin, il rit en lui-même de la folie de M. Duval, qui le rendait quitte de son loyer à si bon marché. Il n’avait jamais été en si joyeuse disposition qu’au moment où il rentra chez lui : aussi, ne trouva-t-il à redire sur rien.

Comme il s’était assis en arrivant, sa femme n’avait point d’abord remarqué la croix blanche qu’il avait sur l’épaule ; mais, ayant passé derrière son mari pour remonter le poids de sa pendule à coucou, elle s’écria tout-à-coup d’une voix aigre :

— Eh ! grand Dieu, Robert, où êtes-vous allé ! Vous avez là sur le dos une croix longue d’un pied : vous venez sans doute du cabaret, et quelque ivrogne de vos amis vous aura joué ce tour pour vous donner l’air d’un nigaud… comme si vous aviez besoin d’un accoutrement ridicule pour cela ! Levez-vous, et restez tranquille, que je brosse cette croix !

— Arrière ! s’écria Robert, en s’écartant vivement ; mes habits n’ont pas besoin de vous ; allez tricoter vos bas, et laissez ma veste en repos.

— Cela ne sera point ! s’écria la femme d’une voix encore plus perçante ; je ne veux pas que mon mari devienne la risée du village, et dussé-je mettre en pièce votre habit, vous ne garderez point cette croix ridicule.

En parlant ainsi, la ménagère s’efforçait de brosser l’épaule de Robert ; et celui-ci, qui savait que toute résistance eût été inutile, s’enfuit en jurant, et repoussa la porte après lui, avec violence.

— Quelle furie ! murmura-t-il en s’éloignant ; si elle avait été plus douce, je lui aurais appris quel bonheur m’était arrivé ; mais elle ne mérite pas de le savoir.

— Oh ! oh ? cria le vieux François, au moment où Robert tournait le coin de sa maison ; qu’est-ce que cette croix blanche que vous portez sur le dos ?

— Mêlez-vous de vos propres affaires, répondit insolemment Robert, en continuant sa route.

— Monsieur Robert, dit la petite Anne, la fille de l’épicier : un moment, s’il vous plaît, que j’efface la grande croix que l’on vous a faite sur l’épaule.

— Allez vendre vos harengs, paresseuse, répliqua Robert, et ne vous occupez point de ceux qui passent.

La petite fille toute interdite, se hâte de rentrer dans la boutique de sa mère. Dans ce moment, Robert arrivait à la maison du boucher, qui causait sur le seuil de sa porte avec le forgeron, son voisin.

— Vous êtes l’homme dont j’avais besoin, dit celui-ci en arrêtant Robert, et il se mit à lui parler d’affaires ; mais à peine avait-il commencé, que la vieille Catherine arriva, en s’écriant :

— Holà ! monsieur Robert, c’est une horreur que votre dos !

Robert se détourna pour lui répondre de le laisser en repos ; mais le forgeron aperçut alors la marque faite par M. Duval.

— Par le ciel ! regardez, dit-il en riant ; il pourrait servir d’enseigne au cabaret du Canard-Blanc.

— Je suppose, ajouta le boucher, que sa femme lui aura mis ce signe sur l’épaule, de peur de le perdre.

Robert sentit qu’il n’y avait pour lui qu’un seul moyen d’échapper aux plaisanteries ; aussi se hâta-t-il de vider la place, non sans avoir traité la bonne femme de vieille sorcière et ses deux voisins de fous désœuvrés. Mais la croix commençait à peser sur son épaule plus qu’il ne l’avait d’abord supposé.

Du reste, le malheureux Robert semblait destiné ce jour-là aux fâcheuses rencontres ; car à peine eut-il fait quelques pas, qu’il se trouva en face de l’école. La classe finissait, et les écoliers s’élançaient dans ce moment sur la route, disposés à profiter de toutes les occasions d’espiègleries qui se présenteraient.

Robert fut pris d’une terrible inquiétude, et il lui semblait déjà entendre des huées s’élever derrière lui.

Ses craintes ne tardèrent point à se réaliser. À peine eut-il dépassé la porte de l’école, qu’un long cri de moquerie s’éleva, et que cinquante écoliers au moins se mirent à le poursuivre en le montrant du doigt, et en faisant voler en l’air bonnets et casquettes.

— Regarde, regarde, s’écriait l’un, il a l’air d’un mouton marqué pour la boucherie.

— Ne vois-tu pas, répondit un autre, qu’il vient de se faire croisé, et qu’il part pour la Palestine.

Et les huées et les éclats de rire de recommencer plus fort.

Robert devint pâle de colère ; il se détourna comme un dogue hargneux poursuivi par des enfants, et peut-être se fût-il cruellement vengé sur ses jeunes persécuteurs, si le maître d’école, ne se fût tout-à-coup montré à la porte de sa maison.

Robert s’avança vers lui en se plaignant que la classe ne fût composée que de vauriens et d’insolents.

Le maître lui répondit doucement qu’il ne voudrait pour rien au monde encourager l’impertinence de ses élèves, mais que la croix blanche qu’il avait sur le dos pourrait faire rire des gens plus sages que des écoliers.

— Que vous importe cette croix, répliqua Robert d’un ton hargneux ; mon dos n’est-il donc plus ma propriété ?

Le maitre d’école s’inclina en souriant, et Robert continua son chemin. Mais la croix était devenue plus lourde à ses épaules.

Il commença donc à penser qu’il ne serait point aussi facile de rester quitte de son loyer envers M. Duval.

Si tant de railleries l’accablaient déjà, que serait-ce lorsqu’on saurait la cause du bizarre ornement qu’il portait. Autant eût valu que son propriétaire lui attachât au dos une quittance générale.

Nous passons maintes autres tribulations que notre pauvre porte-croix eut encore à subir soit dans la rue, soit au cabaret, soit chez lui, de la part de sa chère moitié qui n’était pas trop endurante, ainsi qu’on l’a déjà vu.

Quelque temps encore, Robert se raidit contre ces attaques par l’énergie de sa fureur. Mais enfin, il comprit qu’il n’y aurait plus pour lui de repos, ni au dehors, ni dans son intérieur, tant qu’il aurait sur le dos ce ridicule ornement.

Et, de son propre mouvement, il se mit à l’effacer.

La semaine suivante, il se rendit de bonne heure chez son propriétaire, le loyer du mois à la main.

— Ah ! ah ! Robert, dit M. Duval, dès qu’il l’aperçut, je pensais bien que vous ne tarderiez pas à vous repentir de votre marché. Ceci est une bonne leçon pour les caractères envieux et impatients qui se plaignent sans cesse de Dieu et de la vie.

Rappelez-vous à l’occasion que celui qui nous a créés a proportionné les épreuves aux forces de chacun. Ne vous plaignez plus d’être moins heureux que les autres, car vous ne savez point ce que souffre le voisin.

Toutes les croix sont lourdes ; ce qui les rend moins pesantes, c’est la patience, le courage et la bonne volonté.