Le spectre du ravin/07

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Éditions Édouard Garand (p. 10-13).

CHAPITRE VII

QUAND GÉMIT LE SPECTRE


Dix jours se sont écoulés. Le bateau était retourné à son port d’hivernage depuis huit jours et Marielle était encore sur l’île. Certes, la tentation avait été forte de partir pour Montréal, afin de passer l’hiver avec sa tante Solange, et si son père se fut décidé à l’accompagner, avec quel bonheur elle fût partie !… Non qu’elle n’aimait pas son île la charmante enfant ; mais la lettre de sa tante lui avait fait entrevoir d’autres horizons… Tante Solange aurait donné des réceptions, des bals peut-être, pour sa nièce la jeune débutante… il y aurait eu aussi des soirées passées au théâtre à entendre et voir interpréter les œuvres des grands maîtres… Marielle avait lu et rêvé de ces choses ; que devait être la réalité !…

Marielle n’avait jamais connu d’autre vie que celle qu’elle menait sur le Rocher aux Oiseaux. Sa mère était morte, alors qu’elle avait deux ans. Après la mort de Mme Dupas, Pierre Dupas, presque découragé, avait quitté la ville de Québec, emmenant avec lui sa petite Marielle et leur servante Nounou, puis il était venu s’installer sur cette île, qu’il n’avait plus quittée.

Marielle écrivit à sa tante Solange, la remerciant de son invitation et lui disant qu’elle ne pouvait se décider de laisser son père seul sur le Rocher aux Oiseaux, pour tout un hiver. Cette lettre coûta quelques larmes à la jeune insulaire, mais vite elle se consola : elle restait avec son père chéri… puis elle avait ses livres et son piano pour lui aider à passer agréablement son temps…

La vie reprit donc, paisible — un peu monotone même — sur l’île, après le départ définitif du bateau ; car, avec le retour du bateau à son port d’attache, l’hiver, le long hiver, qui les isolait du reste du monde, commençait pour eux.

Une surprise attendait Pierre Dupas, quand il revint à la maison, ce soir-là, huit jours après le départ du bateau. C’était sa fête, et Marielle avait fait servir le souper dans son boudoir. Un véritable festin avait été préparé : des poulets rôtis, des pommes de terre à la crème, de la gelée aux pommettes, des tartes aux groseilles et aux cerises, puis du café noir et du fromage.

Pierre Dupas entra dans la maison par la porte de la cuisine, comme c’était son habitude, mais la pièce était déserte à son arrivée ; même la table n’était pas encore mise, quoiqu’il fût près de six heures, heure à laquelle on soupait, d’ordinaire. Il se dirigea donc vers la salle, dont il ouvrit la porte, et, en entrant, il aperçut la table mise avec grande cérémonie, puis des guirlandes de fleurs — en papier — un peu partout… Alors, il se rappela, tout à coup, que c’était sa fête… Sa Marielle chérie n’avait pas voulu laisser passer cette occasion sans lui faire une petite surprise.

— Père chéri ! s’écria la jeune fille, accourant au-devant de Pierre Dupas. Bonne fête, père ! Bonne fête !

— Marielle ! Chère, chère petite ! murmura Pierre Dupas. Je ne me souvenais plus que c’était aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance : tandis que toi, mon ange…

— Moi, père chéri, j’ai la mémoire du cœur ! dit la charmante enfant. Je sais même votre âge exactement ; vous avez, aujourd’hui, quarante-quatre ans…

— Oui, Marielle, j’ai quarante-quatre ans aujourd’hui, en effet… Je ne suis déjà plus jeune !

— À quarante-quatre ans, vous n’êtes déjà plus jeune, dites-vous !… Ô père, vous voulez rire !… Mais, venez vous asseoir et présider au festin que Nounou a préparé pour vous !

— Sans compter q’c’est Mlle Marielle qui a fait l’café noir, intervint Nounou, quoique, comme j’le lui disais : dans l’temps que j’restais avec feu mon défunt oncle qui est mort, j’lui préparais toujours son café moi-même et il le trouvait bon, excellent, toujours… Mais, Mlle Marielle tenait à faire l’café elle-même, et j’n’ai pas voulu la contredire, car la chère petite y tenait tant !… Et puis, avec ça, M. Dupas, j’me permets d’vous faire mes vœux d’fête et d’vous souhaiter une bonne santé et bien du bonheur… Il ne faut jamais laisser passer un anniversaire sans faire de bons souhaits, car ça porte malchance, pour sûr !… Mon oncle, feu l’défunt qui est mort, insistait pour qu’on le fêtât régulièrement, sur la barge, dont il était capitaine, et comme sa fête tombait juste le jour d’la Saint Jean-Baptiste…

— Nounou, interrompit Marielle, sois donc assez bonne de servir le souper ; papa se meurt de faim, je sais.

— Je vais manger avec grand appétit sur une table si bien servie et au milieu de toutes ces belles décorations ! dit Pierre Dupas, en désignant les guirlandes de fleurs. Est-ce toi, Marielle, qui as fait toutes ces belles fleurs ?

— Oui, père, répondit la jeune fille, en riant d’un rire satisfait. Ah ! je vous ai joué un bon tour, n’est-ce-pas ? ajouta-t-elle, en préparant cette fête ?… Avouez que vous ne vous y attendiez pas le moins du monde !

— Je ne m’y attendais certainement pas, ma chérie, répondit Pierre Dupas. Comme je te le disais, tout-à-l’heure, je ne me souvenais pas que c’était ma fête, et tu m’as certainement causé une grande et très agréable surprise, chère bien-aimée !

Après le souper, Marielle dit à son père :

— Si vous aimez, père, je vais vous chanter quelque chose que j’ai composé moi-même, paroles et musique, l’autre jour… exprès pour vous… pour votre fête, s’entend.

— Quelque chose que tu as composé toi-même, ma toute chérie ! s’écria Pierre Dupas. Mais, oui, bien sûr, j’écouterai avec un immense plaisir !… Nounou ! appela-t-il. Viens ici !

Quand Nounou fut arrivée dans la salle, il lui dit :

— Nounou, Marielle a composé une chanson… elle l’a composée elle-même, tu comprends, paroles, musique et tout… Elle va nous la chanter !

Pierre était fier de sa fille !

— J’ai intitulé ma chanson : « J’aurais voulu cueillir » dit Marielle, en se plaçant devant son piano.

Elle joua une gaie ritournelle, puis elle chanta :


J’AURAIS VOULU CUEILLIR


Pour vous fêter, ô père, votre fille
Aurait voulu, ce soir même, cueillir
L’étoile qui, dans le firmament, brille…
Et quel bonheur, alors, de vous l’offrir !

II

Pour célébrer ce jour de votre fête,
À pleines mains j’aurais voulu cueillir
La belle fleur ou la simple fleurette ;
Mais on les vit, le mois dernier, mourir !

III

Or, pour qu’il soit bien doux l’anniversaire
Que nous fêtons, j’accours avec bonheur,
Vous présenter, avec mes vœux sincères,
L’affection qui déborde en mon cœur.


Quel succès eut Marielle ! Pierre Dupas pleurait, Nounou, elle aussi, pleurait dans son grand mouchoir à carreaux… Jamais chanson aussi naïve n’eut un si grand succès !

— Et c’est toi, toi qui a composé cette belle chanson ! s’écria Pierre Dupas. Ô ma chérie !

J’Aurais Voulu Cueillir…


Paroles et Musique de Mme A.-B. LACERTE



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— Jamais, jamais de ma vie je n’ai entendu rien d’aussi beau ! s’écria à son tour cette bonne vieille Nounou, très sincère et très convaincue.

Et quand Marielle eut offert à son père une paire de souliers qu’elle avait brodés pour sa fête, le bonheur de Pierre Dupas fut complet.

La veillée se prolongea jusque vers les dix heures. À dix heures, on se sépara pour la nuit et bientôt, tous dormaient profondément.

Il pouvait être minuit, quand Marielle fut éveillée, brusquement. Une sorte de cri prolongé, un gémissement plaintif se faisait entendre, autour de la maison. En un clin d’œil, la jeune fille fut debout.

— Père ! Père ! cria-t-elle, en frappant à la porte de chambre de Pierre Dupas.

— Qu’y a-t-il. Marielle ? demanda-t-il.

À ce moment, Nounou arrivait dans le corridor, en criant, d’un ton effrayé :

— Sainte Mère de Dieu, protégez-nous !

Pierre Dupas rejoignit Marielle et Nounou dans le corridor et soudain, un autre cri, plus prolongé, un gémissement à faire dresser les cheveux, passa par-dessus la maison. Marielle devint blanche comme de la cire et murmura,

— C’est le Spectre du ravin qui gémit !

— Tut ! Tut ! dit Pierre Dupas, essayant de rassurer sa fille. C’est le vent qui gémit ainsi, mon enfant.

— C’est le Spectre, le Spectre du ravin qui gémit ! affirma Nounou, puis elle se signa.

— Quelqu’un est en danger dans les environs de l’île, père ! dit Marielle. Ce n’est pas pour rien que le Spectre se plaint… Allons au secours de ce qui est en danger en ce moment !

Ce disant, la jeune fille s’enveloppa d’un long imperméable blanc, puis elle quitta la maison à la course, suivie de son père et de Nounou.