Le spectre du ravin/14

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Éditions Édouard Garand (p. 21-22).

CHAPITRE XIV

PROSPÉRITÉ


Deux mois se sont écoulés depuis les événements racontés plus haut et, sur le Rocher aux Oiseaux bien des changements s’étaient opérés.

Sur le bord de la mer, du côté opposé au « Manoir-Roux » et au « Gîte », six villas avaient été érigées. Le mot « villa » semble être par trop prétentieux ; mais, cette fois encore, on s’était conformé au désir de Marielle, et les maisons bâties pièce sur pièce et recouvertes de toits de chaume, étaient désignées du nom de villas.

Ainsi, le rêve de Jean s’était réalisé ; les plans auxquels il avait tant travaillé avaient réussi et les habitants du Rocher aux Oiseaux étaient entrés dans une ère de prospérité. Cinq des villas étaient louées, à trois cents dollars pour l’été ; on aurait, à l’automne, un profit presque clair de quinze cents dollars. C’était déjà magnifique !

Mais, ce n’était pas tout : ces familles qui allaient passer l’été sur le Rocher aux Oiseaux auraient besoin de provisions. Jean Bahr avait donc érigé, entre la chapelle et le « Gîte », un magasin, et l’on pouvait lire, au-dessus de la porte d’entrée, cette enseigne :

« Aux Prix Doux »

Et, sous cette alléchante enseigne :

« Pierre Dupas & Co. »


Avant même que les villas et le magasin eussent été terminés, Jean Bahr était allé à Québec et il avait acheté quantité de provisions, telles que conserves, farine, beurre, sucre, riz, etc, etc. Ces provisions avaient été expédiées à la Grosse Île puis Pierre Dupas et Jean Bahr avaient construit une sorte de radeau à voiles et c’est sur ce radeau que les provisions, ainsi que quelques meubles indispensables pour les villas et une petite voiture à deux roues, pour remplacer le traîneau de Marielle, avaient été transportés sur le Rocher aux Oiseaux.

Tandis qu’il était à Québec, Jean avait, aussi, fait insérer, dans les principaux journaux de cette ville, l’annonce suivante :

« Pourquoi ne pas passer l’été sur le Rocher aux Oiseaux ?… le site est pittoresque, l’air y est vivifiant ; de confortables villas y seront louées, à des prix très modérés. Le loyer de ces villas courant du 1er Juin au 15 Octobre.

Pour renseignements, S’adresser à
JEAN BAHR,
Rocher aux Oiseaux,
Îles-Madeleine. »


Le résultat ne se fit pas attendre, et comme Pierre Dupas ne manquait jamais, durant l’été, de se rendre à la Grosse Île, deux fois la semaine, pour y chercher leur courrier, les réponses à l’annonce de Jean arrivèrent à temps pour que les villas fussent habitées, dès le 1er Juin.

Disons quelques mots des cinq familles qui passaient l’été sur le Rocher aux Oiseaux et désignons par leurs noms les villas qu’elles habitaient :

« Villa Grise » était habitée par un jeune couple, M. et Mme Brassard et leurs cinq enfants. M. Brassard s’occupait à cultiver un coin de terre situé en arrière de « Villa Grise », et Mme Brassard s’occupait exclusivement de ses enfants, dont trois filles et deux garçons.

La « Villa du Rocher » était habitée par Mlle Dulac (âgée de soixante ans), de sa nièce Anastasie et d’une servante Mélie. Mlle Dulac sortait peu et parlait peu ; par contraste, Anastasie sortait beaucoup et parlait beaucoup, trop même ; de plus, elle était on ne peut plus désagréable et sotte, parlant toujours de « nous gens des villes, vous savez ».

À la « Villa Bianca » (ainsi nommée parce que cette maison avait été blanchie à la chaux) demeurait M. Magloire Jambeau (un invalide) et son domestique Firmin.

La « Villa Riante » servait d’abri à M. et Mme Folavoine et à leur fils Barnabé. M. Folavoine était un rentier ; lui et sa femme vivaient uniquement pour leur fils, qui était un fier imbécile.

« Charme Villa » était la demeure de Messieurs Leroy, père et fils, ainsi qu’à leur domestique, qui, au baptême, avait reçu le nom poétique de Chérubin. M. Leroy, père, était un homme charmant, à la conversation intéressante et aux manières distinguées. Maurice, son fils, était un aimable jeune homme de vingt ans, qui semblait avoir deux grandes passions : l’une pour la pêche et l’autre pour le violon, qu’il jouait en artiste.

L’autre villa, qui portait le nom de « Villa Magdalena », n’avait pas trouvé de locataire. Inutile de dire que des relations amicales s’étaient vite établies entre les habitants des Villas et ceux du « Manoir-Roux » et du « Gîte ». Pierre Dupas, Marielle et Jean étaient allés faire visite aux nouveaux venus et ces visites avaient été rendues, aussitôt, avec grand empressement.

Le dimanche, on se rencontrait à la chapelle. Messieurs Leroy, père et fils, étaient souvent invités à dîner au « Manoir-Roux », après l’office et très souvent aussi, tous deux veillaient chez les Dupas.

Il semblait tout naturel qu’une bonne amitié liât Jean Bahr et Maurice Leroy l’un à l’autre. Il n’en était pas ainsi, cependant. Malgré les avances que lui faisait Maurice. Jean fuyait ce jeune homme si aimable et si bon garçon pourtant. Marielle s’étonnait de cette froideur de Jean envers Maurice… Seul, Pierre Dupas en comprenait la raison…

Les projets de Jean, les plans qu’il avait élaborés avec tant de soin avaient réussi, au-delà de ses espérances… et il aurait dû être parfaitement heureux… Mais… il y avait une ombre au tableau, et cette ombre obscurcissait la vie de Jean Bahr ; selon lui, Maurice Leroy s’acheminait trop fréquemment vers le « Manoir-Roux »… Il se dit que Maurice Leroy aimait Marielle et que Marielle lui rendait amour pour amour et (pauvre Jean !) il regrettait maintenant le temps où Marielle, Pierre Dupas et lui, Jean, étaient les seuls habitants du Rocher aux Oiseaux.