Le spectre du ravin/40

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Éditions Édouard Garand (p. 66-68).

CHAPITRE XI

FAITS ÉTRANGES


Jean Bahr était revenu sur le Rocher aux Oiseaux, accompagné d’un vieux prêtre, qui devait célébrer son mariage avec Marielle. Hélas ! Marielle était disparue, sous d’étranges circonstances, et la tâche d’apprendre à Jean les tragiques événements qui s’étaient passés sur l’île, avait été laissée à ce pauvre Maurice. Celui-ci attendait une occasion pour parler. L’occasion se présenta plus vite qu’il l’espérait… qu’il le craignait plutôt. À peine furent-il parvenus au « Gîte », que Léo partit à la course, dans la direction du « Manoir-Roux » ; (inutile de dire que Jean avait emmené son chien avec lui à l’île Aubert).

— Léo ! Léo ! appela Jean.

Mais le chien fit la sourde oreille, ce que voyant, Jean dit à Maurice, en souriant :

— Léo s’en va au « Manoir-Roux » voir Marielle. C’est singulier comme ce chien s’est ennuyé d’elle. Leroy… Il a agi d’une manière étrange aussi, hier… Imaginez-vous que, hier après-midi, vers les trois heures, Léo s’est mis à hurler de la plus lamentable façon et j’ai été obligé de le battre pour le faire taire. Il n’a fait que geindre pendant toute la traversée ; c’est évident, il s’est ennuyé de Marielle, ajouta-t-il, en riant.

On achevait de dîner quand Léo revint au « Gîte » l’air tout piteux. Il alla se coucher sous une chaise, puis il se mit à se plaindre tout bas.

— Qu’a donc Léo ? dit Jean. Voyez donc s’il a l’air piteux, Maurice ! Viens ici, Léo ! appela-t-il.

Le chien vint, tristement, à l’appel de son maître.

— Qu’y a-t-il, Léo ? demanda Jean, en flattant le chien, qui le regardait d’un air pitoyable et intelligent à la fois. Tu es allé au « Manoir-Roux » pour voir Marielle, hein, et tu n’as pu la voir ? dit Jean.

Léo, comme pour répondre à son maître, jeta la tête en arrière et se mit à hurler de la plus terrible façon.

Maurice se dit qu’il allait profiter de ce moment pour parler.

— Jean dit-il, Léo a dû aller au « Manoir-Roux » pour voir Mlle Marielle, en effet, et s’il a l’air si triste, c’est qu’il n’a pu l’apercevoir… Mlle Marielle n’est plus sur le Rocher aux Oiseaux !

— Vous dites, Leroy ? s’écria Jean.

— Hélas, hélas, pauvre Jean !… Il s’est passé de terribles choses ici, pendant votre absence… D’abord, Bébé Guy est mort…

— Bébé Guy mort ! s’exclama Jean. Oh ! pauvre cher Bébé Guy ?… De quoi est-il mort, Maurice ? L’enfant était en parfaite santé quand j’ai quitté le Rocher… Mais, Maurice, Marielle… parlez-moi de Marielle !…

Mlle Marielle… commença Maurice.

— Quelle douleur elle a dû ressentir du décès de son petit frère qu’elle adorait ! Pauvre Marielle ! Vous avez dit qu’elle avait quitté l’île ?… Où est-elle allée ? À la Grosse île, je présume ?… Quand reviendra-t-elle ?… Demain le plus tard, je pense, puisque nous nous marierons après demain. Et Jean se mit à rire.

Alors, Maurice, avec d’infinies précautions, raconta tout : la grave maladie de Bébé Guy, puis sa presque guérison, la défense réitérée de Mme Dupas à Marielle d’approcher de son enfant… Il parla de la position où Marielle s’était trouvée, la veille, quand avait sonné l’heure de donner les remèdes au petit malade… Il raconta l’arrivée de Mme Dupas alors que sa belle-fille était à administrer la potion à Guy, puis la mort soudaine du petit, arrivée moins de cinq minutes après qu’il eut avalé les remèdes.

La voix tremblante d’émotion, Maurice parla ensuite de l’accusation de Mme Dupas, et il termina ainsi :

— Hélas ! Bahr !… Le médecin ayant juré, après avoir fait l’analyse des remèdes, que la potion et la lotion avaient été changées de bouteille, par une main criminelle, il a obligé le policier Rust d’arrêter Mlle Marielle. Votre fiancée, Jean, a donc été arrêtée, puis retenue prisonnière dans le salon du « Manoir-Roux », en attendant que…

Jean, que d’affreux sanglots secouaient depuis le commencement de ce récit, se leva d’un bond ; le visage tout défait, les yeux hagards, il était pitoyable à voir.

— Les fous ! Les misérables fous ! s’écria-t-il. Accuser et faire arrêter Marielle, cet ange, qui adorait son petit frère et… Qu’ils soient maudits, maudits, ceux qui ont osé l’accuser ou même la soupçonner d’un pareil crime mon innocente et pure fiancée !

— Jean ! murmura Maurice.

— Prisonnière dans le salon du « Manoir-Roux », avez-vous dit, Leroy ?… Je m’en vais la délivrer, malgré tous les policiers de la terre… Marielle ! Oh ! les fous ! les fous !… Oui, qu’ils soient mille fois maudits !

Ce disant, Jean se dirigea vers la porte du « Gîte ».

— Bahr, mon pauvre cher ami, demanda Maurice, où allez-vous ?… Ne vous ai-je pas dit que Mlle Marielle n’était plus sur le Rocher aux Oiseaux ?…

— C’est vrai !… Où est-elle ?… Oh ! ne me dites pas qu’elle est déjà en route pour la prison de Québec !… Mon Dieu ! Mon Dieu ! et Jean éclata en sanglots.

— Non ! Non, Bahr !… Mlle Marielle s’est enfuie…

— Elle s’est enfuie, dites-vous ?… Qui lui a aidée à fuir ?… Est-ce vous Maurice ?… Où est-elle ma Marielle chérie ?….

— Jean, répondit Maurice, Mlle Marielle a mystérieusement, très mystérieusement disparu.

— Disparu ! s’écria Jean.

Maurice raconta ensuite l’étrange disparition de la jeune prisonnière, et comme Jean pleurait en l’écoutant, il ajouta :

— Jean, à huit heures, ce matin, Mlle Marielle devait partir pour la prison de Québec, accompagnée de M. Rust et de Nounou ; cette dernière ne voulant pas abandonner sa jeune maîtresse… Nous étions tous au bord de la grève pour assister à ce triste départ, que nous n’aurions pu empêcher il est vrai ; mais contre lequel nous voulions protester en corps… Vous étiez absent, Bahr, et nous le déplorions ; cependant, les amis de Mlle Marielle et les vôtres étaient tous présents : M. et Mme Brassard, Mlle Lillian, Rust, Mlle Solange, mon père, et même M. Jambeau qui avait couché au « Gîte », afin d’être près du lieu de départ… C’est Nounou qui est venue nous avertir de ce qui se passait : Mlle Marielle avait disparu… La fenêtre du salon, qui avait été clouée à l’extérieur, avait été trouvée intacte… La porte du salon, la seule autre issue du salon, était fermée à clef, M. Rust gardant cette clef dans sa poche… La nuit entière, le policier avait monté la garde devant le salon. Vers les deux heures du matin, il était entré dans la pièce et il avait vu Mlle Marielle couchée sur un canapé et dormant profondément… Cependant, quand, à sept heures, ce matin, Nounou vint apporter le déjeuner de votre chère fiancée, Jean, celle-ci avait disparu, sans laisser de trace… M. Rust a sondé les murs et les plafonds du salon, afin de s’assurer qu’il n’existait aucun panneau secret ; inutile de vous dire qu’il n’en existe pas…

— C’est étrange, étrange ! murmura Jean.

— C’est la disparition la plus étrange imaginable… Mais, songez-y, mon ami, cette disparition devrait vous soulager, comme elle nous a soulagés, tous. Si elle n’avait pas disparu, Mlle Marielle serait, en ce moment, en route pour Québec et…

— Marielle ! Ô ma bien-aimée ! pleurait Jean.

Quelqu’un frappait à la porte du « Gîte » et Max (qui pleurait toutes ses larmes en voyant la douleur de son « oncle Jean », comme il appelait celui qui l’avait adopté), Max donc alla ouvrir, et Pierre Dupas entra. Pierre Dupas, dont les cheveux avaient blanchi, depuis la veille, Pierre Dupas, qui, quoiqu’il ne fût âgé que de quarante-sept ans, avait l’air d’un vieillard.

En entrant, Pierre Dupas salua le prêtre et demanda :

Mon Père, mon enfant Guy sera enterré cet après-midi ; nous feriez-vous la faveur et nous donneriez-vous la consolation d’être présent ?

En entendant la voix de Pierre Dupas, Jean Bahr se leva d’un bond ; sur son visage se lisait la folie du désespoir. S’avançant auprès du père de Marielle, il s’écria :

— Ah ! M. Pierre Dupas, j’ai quitté le Rocher aux Oiseaux, samedi, vous laissant en soin ma chère et douce fiancée ; qu’en avez-vous fait ?… Répondez ! Répondez ! Qu’en avez-vous fait ?… Sans doute, vous l’avez protégée de tout mal, vous l’avez défendue, quand elle a été accusée par votre misérable femme d’avoir commis le plus lâche, le plus abominable des crimes ?… Sans doute, aussi, quand, sur la demande de Mme Dupas et l’accusation du Docteur Jasmin, ma bien-aimée a été arrêtée, vous avez juré qu’elle était innocente et ne l’avez pas maudite ?

— Jean ! Jean ! implora Maurice.

— Misérable que vous êtes ! s’écria Jean, tout à fait hors de lui. Père sans cœur ?… Eh bien, votre fils que vous pleurez tant, vous allez le rejoindre dans l’éternité ; car je vais vous étrangler de mes dix doigts !

Jean Bahr s’élança vers Pierre Dupas, les doigts écartés, pour le saisir à la gorge ; mais Maurice Leroy se plaça entre les deux hommes.

Ôtez-vous de là, Leroy ! cria Jean. Cet homme ne mérite pas de vivre ! il va mourir, et je vais me payer la satisfaction de l’étrangler !

— Bahr ! Bahr ! implora, encore une fois Maurice.

— Ah ! misérable ! s’exclama, de nouveau Jean. Puis, repoussant Maurice il saisit Pierre Dupas à la gorge. Mais une main se posa sur son épaule, et la voix du vieux prêtre se fit entendre :

— Mon fils ! disait le prêtre. Au nom de Dieu, je vous commande de contrôler votre colère !… Allez-vous commettre un meurtre, mon pauvre enfant, un meurtre hideux et lâche… puisque celui que vous attaquez ne se défend même pas ? Ô mon fils !

Aux premières paroles du prêtre, Jean avait détendu ses doigts, et Maurice avait pu entraîner son ami, sans qu’il s’en aperçut presque.

— M. Dupas, dit le prêtre je serai chez vous dans moins d’une heure, pour les funérailles de votre enfant. Veuillez maintenant vous retirer, ajouta-t-il, en désignant Jean, que Maurice essayait de calmer.

Quand le prêtre fut parti pour le « Manoir-Roux », Maurice raconta à Jean ce qui se passait chez les Dupas, depuis la disparition de Marielle. Mlle Solange, en revenant de sur la grève, où elle était allée, pour assister, elle aussi, au départ de Marielle, s’était rendue au « Manoir-Roux », et là, elle avait dit à son neveu sa façon de penser. Mlle Solange avait parlé longtemps ; de plus, elle était très en colère. Quand elle eut dit ce qu’elle avait à dire, elle s’était tranquillement évanouie. Tante Solange était donc chez les Dupas, où ses domestiques étaient allés la rejoindre et Nounou la soignait, au meilleur de sa connaissance, car le Docteur Jasmin, que tous sur le Rocher aux Oiseaux détestaient et que M. Jambeau aurait voulu chasser à coups de canne, le Docteur Jasmin donc, était retourné à la Grosse Île, depuis le matin.

Nounou, chose très étrange, ne semblait pas trop affectée de la disparition de Marielle. La vieille servante semblait cacher quelque chose en son for intérieur, quelque chose qui semblait la rassurer quelque peu sur le sort de sa chère Marielle.

Mme Dupas était presque continuellement en crises de nerfs. Chose étrange aussi. M. Dupas était le seul qu’elle tolérât auprès d’elle. Si sa fille Louise se montrait, Mme Dupas la chassait : « Va-t-en ! Va-t-en ! cria-t-elle. Va-t-en, fille ! »

Le corps de Bébé Guy avait été déposé dans un petit cercueil qu’avait fait M. Brassard, et que Mme Brassard et Lillian Rust avaient matelassé de mousseline blanche et de dentelle. Toutes deux, Mme Brassard et Lillian, avaient aussi confectionné deux couronnes, dont l’une toute mignonne et l’autre grande, avec des guirlandes de roses sauvages, de marguerites et de boutons d’or, cueillis près du Sinistre Ravin. La toute petite couronne avait été déposée sur la tête de Bébé Guy et la grande couronne sur son cercueil. Mais là s’arrêterait le dévouement de tous ; aucun des amis de Marielle n’assisterait aux funérailles de l’enfant, qu’ils avaient tant aimé pourtant. Les amis de Marielle protestaient ainsi, jusqu’au bout, contre l’indignité qui avait été commise contre la fiancée de Jean. Si Bébé Guy était mort dans des circonstances ordinaires, il en aurait été autrement : mais, l’assistance aux funérailles eut été en quelque sorte une preuve de considération, et de la considération, ils n’en avaient assurément pas pour ces gens qui avaient persécuté Marielle si cruellement. Tandis que Maurice racontait ces choses à Jean, la cloche de la chapelle sonna, tout à coup.

— C’est le glas de Bébé Guy qui sonne, Maurice ! dit Jean. Pauvre cher petit !… Comme nous l’aimions Marielle et moi !… et comme le cœur de ma bien-aimée eut été contristé en entendant sonner cette cloche !… Marielle ! Ô Marielle ! Et Jean pleurait tout haut.

— Qui sait, Bahr, si Mlle Marielle ne l’entend pas cette cloche !… Qui sait où elle est en ce moment ?… Courage, Jean ! dit Maurice. Si votre douce fiancée est encore de ce monde, nous la retrouverons !

À ces paroles, Jean Bahr se sentit un peu moins triste, et une lueur d’espoir sembla naître en son cœur.