Le spectre menaçant/02/04

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 48-51).

IV

— As-tu eu de la chance, mon petit ? dit Madame Coulombe comme ils passaient à peine le seuil de la porte. Mon Dieu, plus je le regarde, plus je trouve qu’il ressemble à notre Louis !

— Le petit n’avait pas de références ; tu sais si les règlements sont sévères au Château.

— Si j’avais pu au moins gagner mon passage pour me rendre au Lac-Saint-Jean, dit André en s’affaissant sur une chaise.

Sa réintégration dans la vie ne commençait pas sous les plus heureux auspices. Déjà il s’était heurté à cette première difficulté : vos références ! Oui, en effet, quel certificat pouvait-il offrir pour obtenir même un petit emploi de serviteur ? Il ne lui restait donc qu’à suivre sa première idée : tâcher d’obtenir du travail manuel où il n’aurait plus à subir l’affront qu’il venait d’essuyer.

Pendant qu’André songeait à tout ce passé qui, au lieu de s’effacer revenait continuellement à la surface, le père Coulombe et son épouse tenaient une conversation animée.

— Pauvre petit ! ne cessait-elle de répéter ; il ne faut pourtant pas le laisser partir comme ça. Tiens j’ai une idée ! Il veut partir pour le Lac-Saint-Jean, à ce qu’il dit. Si je lui donnais les cinq piastres que j’ai mises de côté pour la Saint-Vincent-de-Paul ?

— C’est une idée ça, ma vieille ! Et j’y joindrai les huit que j’ai mises de côté pour les mêmes fins. Ah ! tu me fais des cachettes ! continua le bedeau en manière de taquinerie.

— Et toi aussi ! répondit sa femme sur le même ton.

— Ça ne fait rien, puisque c’est dans le même but. C’est bien une permission du bon Dieu quand même. C’est le petit qui va en profiter. Qu’il ressemble donc à notre petit Louis !

— Tu en parles toujours de notre Louis comme si c’était un enfant, un homme de six pieds !

— Pour moi, il est toujours resté le petit. J’men suis pas aperçue quand il a grandi. Dis donc vieux, si je lui donnais le pardessus du petit défunt, les mites vont le manger ! On le vendra pas d’abord sans savoir qui le portera, et il est bien trop grand pour toi. Ça serait une si belle charité ! Si tu veux, je vais le lui offrir.

— C’est pas une mauvaise idée ça !

— Je crois que tu n’as pas mis ton pardessus pour aller au Château, ce matin ? dit-elle à André.

— Pour une raison majeure ! C’est que je n’en ai pas. Quand je suis entré au… pardon, je voulais dire que quand je suis sorti du « Château » j’ai eu vraiment froid en traversant vis-à-vis de la Terrasse.

— Eh bien ! je vais t’en donner un. Je crois qu’il va te faire à merveille. Notre Louis était justement de ta taille.

— Mais Madame Coulombe, vous avez déjà été assez bonne pour moi, je crains vraiment de vous en imposer.

— Ne te trouble pas, mon petit, dit-elle, en courant à la garde-robe, où elle gardait précieusement les habits de son fils défunt.

Elle glissa dans les poches du pardessus, les cinq dollars qu’elle avait économisés pour la Saint-Vincent-de-Paul et y ajouta les huit de son mari.

— Tiens, essaye ça petit, dit-elle, en s’approchant d’André.

André ne se fit pas prier pour endosser le joli pardessus de drap fin, que la vieille lui glissa sur le dos.

— Il te fait comme un gant ! Ah ! vraiment, c’est le portrait de notre Louis ! répéta Madame Coulombe. André enfouit ses mains dans les poches du pardessus et y palpa les billets de banque.

— Est-ce un piège, se dit-il à lui-même ? Puis se ressaisissant.

— Pardon, Madame, vous avez oublié de l’argent dans la poche.

— Eh bien ! s’il y a de l’argent dedans, c’est le bon Dieu qui l’a mis là !

— Ça ne m’appartient pas tout de même.

— Elle se croit le bon Dieu, marmotta le vieux bedeau.

— Garde ça, mon petit, si tu t’en vas au Lac-Saint-Jean, ce n’est pas à la porte.

— J’ai tout compris, Madame Coulombe. Il n’y a que des cœurs de mère pour comprendre les malheureux. Permettez, que je vous embrasse avant de partir. Si le sort me favorise, je vous remettrai ce montant.

— Ne t’occupe de rien, tu sais, c’est notre argent de la Saint-Vincent-de-Paul.

À ce nom de Saint-Vincent-de-Paul, André éprouva un léger frémissement, qu’il réprima aussitôt. Il fit ses adieux au vieux couple, en promettant de leur donner de ses nouvelles aussitôt qu’il serait placé.

Il s’achemina lentement vers la gare du chemin de fer, en songeant aux bontés de Monsieur et Madame Coulombe. Il prit soudain la résolution de changer son nom, pour n’avoir pas à se heurter contre un passé qu’il voulait oublier. Il s’appellerait, désormais, André Selcault. Il suffisait, en effet, de renverser les trois premières lettres de son nom, pour qu’il fût méconnaissable.