Le spectre menaçant/02/23

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 133-138).

XXIII

Monsieur Drassel qui n’avait pas l’habitude de retarder l’exécution de ses projets, ajourna cependant à six semaines son départ pour l’Europe. Il pensa qu’il n’était peut-être pas juste envers André de lui laisser une si grande responsabilité, avant qu’il ait pu s’initier complètement au fonctionnement de cette machine énorme, que constituaient les usines de Chicoutimi.

Malgré la confiance qu’il témoignait à André, il pria Madame Drassel de faire de fréquentes visites à l’usine, sans cependant empiéter sur l’autorité qu’il avait confiée à son comptable. Il donna aussi la permission à sa fille de l’accompagner et même de visiter fréquemment l’usine. Comme Agathe affectionnait d’observer le rouage des énormes machines où la pâte de pulpe se transforme comme par enchantement en d’immenses rouleaux de papier, c’est avec un bonheur intense qu’elle accueillit cette permission.

Quelque chose de plus attrayant encore l’attirait au bureau de son père. Ce jeune homme avec qui elle aimait à causer, tout en examinant par-dessus son épaule la propreté de ses livres de comptes, la manière régulière avec laquelle il rangeait ses dossiers, la douce fermeté qu’il montrait en face des difficultés à surmonter avec des employés beaucoup plus âgés ; tout lui faisait admirer André. Elle ne laissa cependant rien percer de ce qui se passait dans son cœur. Sentant la distance qui les séparait, André s’était toujours montré d’une correction parfaite, craignant sans doute de subir les reproches de son patron ou d’essuyer le ridicule d’une prétention exagérée. Il sentait cependant dans son être une flamme qui ne l’avait jamais brûlé jusque-là. Ce feu qui le dévorait était bien, semblait-il, celui de l’amour. Il en sentait les morsures cruelles, sans espoir d’y appliquer le baume qui seul aurait pu le soulager : l’occasion inespérée de lui ouvrir son cœur. Il s’était fait à l’idée de l’aimer silencieusement, sans retour. Stoïquement, il décida d’endurer ce mal intérieur, véritable torture pour le cœur de celui qui, pour une raison ou pour une autre, doit garder le silence et aimer de cet amour muet, sorte de folie enivrante que le sacrifice sanctifie.

Quand Monsieur Drassel jugea le temps opportun, il boucla ses malles pour l’Écosse, où il n’était retourné qu’une seule fois depuis qu’il avait quitté son pays pour venir s’établir au Canada. Son itinéraire comprenait aussi l’Angleterre, la France et l’Allemagne ; mais il devait séjourner deux semaines à New-York avant de s’embarquer.

Contrairement à son habitude, Monsieur Drassel était taciturne avant son départ. Il lui en coûtait davantage, depuis le retour d’Agathe, de quitter ce foyer qu’il aimait tant. Étant avant tout un homme d’affaires, il n’hésita pas cependant, le moment venu, à quitter sa famille, après avoir fait ses dernières recommandations à son épouse.

Agathe brûlait du désir d’aller à l’usine. Dès le lendemain du départ de Monsieur Drassel, elle suggéra à sa mère l’idée d’une visite conjointe au cours de midi.

— Il ne faut pas laisser Monsieur Selcault sous l’impression que nous le surveillons, avait répondu Madame Drassel. Nous irons demain après-midi.

— C’est long tout de même, maman !

— Mais quelle mouche te pique ? Tu les as déjà vues les usines et comme je t’ai dit, il ne faut pas avoir l’air de surveiller ; je crois que tu aurais vite gâté la sauce, toi ! Ce serait différent si c’était ton frère qui était resté en charge des usines en l’absence de ton père, mais…

— Toujours le même reproche, maman, dit Agathe d’un air de tristesse qui attendrit Madame Drassel. Ce n’est pas de ma faute, après tout, si je suis du sexe contraire à vos désirs ! À défaut de fils, il y a des gendres qui les remplacent et qui deviennent ensuite de vrais fils. Ça ne sonnera pas trop mal après tout quand vous direz : mon gendre ! continua-t-elle plus gaie.

— Nous verrons au gendre plus tard, répondit Madame Drassel, en s’amusant de la repartie d’Agathe. Tu ne penses pas déjà au mariage ?

— Toute jeune fille y pense, maman, répondit Agathe, en rougissant. À moins de prendre le voile, je ne vois pas quel autre sort m’attend ! Tu n’aurais pas d’objection à un beau petit gendre ?

— Beau, c’est secondaire ; bon, ça compte ! il faudrait que ce fût un homme d’affaires, ajouta-t-elle, ton père y tient ! Quant à moi ? Tu sais, c’est dangereux pour une jeune fille fortunée, le mariage.

— Je partage les idées de papa, répondit Agathe avec assurance. Je veux pour mari un homme travaillant, qui fasse son chemin lui-même, en un mot un homme comme lui. Nous avons bien le droit d’aimer nous aussi, les filles de riches, mais je préférerais cent fois rester fille plutôt que de ne pas épouser l’homme de mon choix !

— Rien de plus naturel ! Quand nous nous sommes mariés ton père et moi, nous nous sommes mariés librement !

— Oui, mais vous n’étiez pas riches, alors !

— Au commencement non, et pourtant nous étions heureux ! Avec quel bonheur je suivais le progrès des affaires de mon mari ! Je me réjouissais de ses succès comme je prenais part à ses revers ; jusqu’à ce qu’enfin la richesse nous envahit presque malgré nous. Tout ce que ton père touchait se transformait en or et la fortune montait, montait toujours, pour atteindre le chiffre fabuleux qui lui donne tant d’inquiétudes aujourd’hui. Quand je le vois songeur comme hier avant son départ, je me demande si nous ne serions pas plus heureux avec moins que nous possédons.

— Sais-tu, maman, que l’usine et moi sommes sœurs jumelles ? répondit Agathe pour détourner la conversation dans le sens qu’elle désirait.

— Tu es folle ! Pourquoi dis-tu cela ?

— C’est que nous sommes nées la même année, presqu’à la même heure, et comme c’est demain notre anniversaire de naissance, il faudrait bien que nous nous voyions une journée d’avance pour préparer notre programme de fêtes.

— Tu parles comme une enfant et tu penses à te marier ! Nous irons, cette après-midi même, mais sur le désir de ton père, non pour satisfaire tes caprices.

Agathe était rayonnante de bonheur à la pensée que son stratagème avait réussi, se disant en elle-même : Ce que femme veut, Dieu le veut ! Elle verrait André, regarderait par-dessus son épaule ses chiffres bien alignés. Elle serait si près de lui, si près qu’elle frôlerait même son habit sans qu’il ne s’en doute. Elle lui dirait un mot aimable, le féliciterait sur la belle apparence de ses livres, l’ordre dans ses dossiers. Peut-être serait-il moins fermé en l’absence de son père et lui répondrait-il aimablement ? Elle alla s’asseoir sur la véranda pour finir seule et savourer à son aise ce rêve qui la remplissait déjà de bonheur, quand un serviteur vint la prévenir qu’on l’attendait pour le dîner.

À peine sortaient-elles de table que Madame Drassel était appelée au téléphone. Madame Duprix lui annonçait sa visite avec Madame Wolfe pour l’après-midi, au grand désappointement d’Agathe.