Le spectre menaçant/03/02

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 151-154).

II

À attendre ainsi le malheur, on finit par le trouver. Rien d’humain ne semble pouvoir y remédier.

Un beau matin, on s’éveilla, à la ferme Lescault, au hennissement des chevaux dans l’écurie, pendant que de l’étable montaient des beuglements sinistres. La porcherie et le poulailler étaient inaccessibles. Les poules étaient restées juchées malgré la lumière du jour, et le coq avait chanté son dernier cocorico.

Pierre Lescault s’habilla en toute hâte et, comme il descendait l’escalier, il constata que le premier plancher était submergé. Vite, cria-t-il, habillez-vous ! nous sommes en danger.

À l’aide d’un radeau, construit de planches arrachées à la maison, on put atteindre les bâtiments, pour constater qu’une partie des animaux étaient déjà noyés et qu’il était impossible de sauver les autres.

Pierre Lescault et ses fils retournèrent à la maison, la mort dans l’âme. Quoi ! l’inévitable était donc arrivé ? On avait noyé ses animaux, payés de ses deniers. On avait fait un lac de sa terre, défrichée au prix de tant de sacrifices ! C’est pour cela qu’il se couchait tous les soirs harassé de fatigue ? C’est pour cela qu’il avait construit ces beaux bâtiments de ferme, pour se voir dépossédé comme un proscrit, un criminel ? « Attendez, vous serez indemnisés », était maintenant sa seule planche de salut ; mais comment se cramponner à une épave qui ne tient qu’à une espérance aléatoire.

Devant la cuisante réalité, il fallait faire le suprême sacrifice : mourir à la terre aimée et quitter les lieux. Comment faire sans bateau, sans même un canot ? On se réfugia donc au deuxième étage en attendant du secours.

Vers la fin de la troisième journée, à la « brunante », on aperçut au loin la forme d’un bateau, qui s’avançait à pas de tortue vers les inondés. Les officiers faisaient des sondages pour ne pas échouer, ce qui retardait d’autant l’arrivée du secours.

Pierre Lescault, tige vivace transplantée des bords du Saint-Laurent au Lac-Saint-Jean, qui avait ajouté un nouveau fleuron à la belle couronne de fermes, entourant cette mer intérieure, allait-il mourir à la terre ? Lui tournerait-il le dos, maintenant qu’elle s’obstinait à rester dérobée à ses yeux, couverte d’une immense nappe d’eau ? Mystère, que lui seul pourrait éclaircir. Pierre Lescault, un déraciné ! devenir un habitant des villes ! Quelle horreur ; mais c’était pourtant ce qui lui restait de mieux à faire, en attendant que la « Compagnie » l’indemnise.

Si un conifère, germé sur un rocher escarpé, y vit à l’état rabougri, on ne transplante pas avec succès un chêne poussé en bonne terre, sur un cap dénudé ; il y meurt, parce qu’il n’a pas ce sol profond où ses racines, puisent en abondance. Quelle longue et triste agonie pour un campagnard que de toujours se retrouver sur la chaussée brûlante, rongé par l’ennui et le souvenir d’injustices dont il est la victime ! C’était pourtant le sort réservé à Pierre Lescault. Que se passa-t-il dans son esprit quand le canot vint les recueillir pour les transborder au bateau, qui les attendait au large ? Seule sa foi en Dieu lui donna le courage de mettre le pied sur la frêle embarcation qui était la seule planche de salut à laquelle il pouvait s’accrocher avec quelque espoir de survie.

Le lendemain, commença à défiler ce triste cortège de charrettes, chargées du peu de ménage que les rescapés apportaient avec eux. Tout était chargé pêle-mêle sur les voitures, où les femmes avaient pris place. Les hommes suivaient à pied, la tête basse, comme des bagnards qui s’en vont expier leurs crimes. Eux au moins reçoivent un juste châtiment ; mais quel crime avaient donc commis ces braves colons pour être ainsi pourchassés de leurs demeures ? En s’éloignant, ils regardaient de temps en temps en arrière pour dire un dernier adieu à cette région naguère fertile, transformée en lac, duquel n’émergeait que le pignon de leurs maisons désertes.

Le dieu Progrès avait fait son entrée d’une manière tragique dans la belle région du Lac-Saint-Jean, ne respectant ni la propriété privée ni l’attachement au sol. Place au progrès ! Mort aux récalcitrants ! semblait être le motto cruel de ceux qui ne respectent rien, si ce n’est l’or.