Le spectre menaçant/03/14

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 201-207).

XIV

Deux semaines et bientôt deux mois s’écoulèrent sans qu’aucun règlement possible ne parût à l’horizon. Chacun attendait, derrière ses retranchements, le mouvement propice pour réduire l’autre à quia. André conduisait les grévistes à l’église tous les dimanches, et des prières particulières étaient dites par leur aumônier pour le règlement des difficultés, mais surtout pour le triomphe du repos dominical. Quelques foyers manquaient de pain, et la faim, mauvaise conseillère, commençait à faire gronder les premiers atteints. Les bouchers de même que les épiciers refusaient d’avancer des vivres aux grévistes, car la rumeur s’était répandue que les usines seraient fermées définitivement, et même qu’elles seraient démolies. Seule l’autorité d’André tenait les grévistes en respect. Quelques-uns voulaient se rendre, pendant que d’autres l’accusaient d’être à la solde du patron pour les tromper et les endormir.

La position devenait intenable, quand un événement, malheureux en soi, mais heureux pour les grévistes, vint sauver la situation. La débâcle menaçait de causer des dégâts considérables aux usines. L’eau s’était aussi infiltrée, petit à petit, dans les turbines, et la gelée menaçait de tout faire sauter. André en profita pour faire une diversion et proposa aux ouvriers, afin de prouver leur bonne foi à leur patron, de lui offrir de faire les réparations d’urgence.

André se présenta à leur tête à la résidence de Monsieur Drassel, pour lui demander une entrevue. Le patron, qui avait recouvré sa bonne humeur, rentra en colère quand il apprit la démarche des ouvriers.

— Bandits ! Vauriens ! Ingrats ! Ah ! ils viennent demander grâce. Qu’ils attendent !

— Si tu ne les reçois pas, je les recevrai moi-même, dit Madame Drassel.

— Je vais les recevoir à ma façon, répondit-il. Faites-les passer dans mon cabinet de travail.

André s’avança à la tête des grévistes et salua son patron.

— Ah ! vous voilà qui venez parlementer. Je savais bien que, quand vous auriez faim, vous demanderiez grâce !

— Vous vous trompez du tout au tout, Monsieur Drassel, répondit André. Les ouvriers, qui ont meilleur cœur que vous ne pensez, ont constaté que les turbines subissent des dommages considérables par l’infiltration de l’eau qui menace leur destruction.

— Ce n’est plus le temps de venir pleurer sur mes malheurs, vous qui les avez causés, répondit le patron d’un air froid. Que les usines sautent ou croulent, peu m’importe.

— Prenez garde de prophétiser, répondit André d’un ton ferme. Les esprits s’échauffent et j’ai peine à les contenir.

— Si vous ne les aviez soutenus, il y a longtemps que je les aurais réduits à demander grâce !

— Il n’y a pas qu’ici où les esprits s’agitent, tous les ouvriers de la province menacent de déclarer une grève de sympathie. Les vôtres menaceront peut-être l’usine, si, par votre obstination à ne pas laisser réparer les dommages, vous montrez votre détermination à la fermer.

— J’appellerai la police à mon aide, répondit Monsieur Drassel, se levant comme pour menacer la délégation.

— Trop tard, Monsieur Drassel, répondit André en dépliant, devant les yeux de son patron, un journal couvert d’une manchette énorme. Lisez vous-même, dit-il.

— Comment ? Que me dites-vous ?

Monsieur Drassel se mit à lire tout haut :

Le Gouvernement est renversé !

« Le Gouvernement a été renversé hier soir, vers les minuit, à la suite d’un débat célèbre soulevé par le jeune député du Lac-Saint-Jean (partisan habituel du Gouvernement), sur le travail du dimanche.

« Dans un langage lapidaire, il fustigea le ministère qui laissait violer une loi votée par le Parlement. Pendant que le jeune député parlait, l’enthousiasme commença à s’emparer des députés des deux côtés de la Chambre. Les pupitres battaient à chaque phrase qu’il martelait de sa voix chaude et convaincante. L’enthousiasme gagna bientôt la galerie débordante, grisée par l’éloquence du brillant représentant du Lac-Saint-Jean. Le vacarme devint indescriptible quand, dans une péroraison enlevante, il souleva l’enthousiasme qui devint du délire. Ce discours restera célèbre dans nos annales parlementaires, tant par la forme que par le fond, mais surtout à cause de ses conséquences.

« En vain, le Premier Ministre essaya-t-il de répondre au jeune député sur qui il avait fondé les plus belles espérances pour son parti.

« — Le vote ! le vote ! criait-on de toutes parts.

« Le Président, voyant qu’il ne pouvait rétablir l’ordre, quitta le fauteuil présidentiel. À son retour, les mêmes vociférations recommencèrent. Voyant que l’on ne gagnerait rien à remettre le vote, le Premier Ministre se soumit à la volonté de la Chambre qui semblait être en même temps l’opinion populaire.

« Tout le monde, dans les galeries, haletait d’anxiété en voyant chaque député aller nerveusement déposer son vote en face du président.

Pour la motion
60
Contre
22
Majorité
38 cria le président.

« Le Gouvernement était battu par une majorité de 38 en faveur de la motion de non confiance.

« Pâle de colère et d’émotion, le Premier Ministre quitta son siège, suivi de ses ministres.

« — Je donnerai ma démission dès ce jour, dit le Premier, assez fort pour être entendu de toute l’assistance. »

La délégation avait attendu silencieusement l’effet que produirait sur leur patron la lecture de l’article du journal. Ils le virent passer du rouge au violet et du violet au bleu, pour revenir à une livide pâleur.

— J’ai raté ma dernière cartouche, dit rageusement Monsieur Drassel en « frondant » le journal à distance.

— Vous oubliez que ce journal m’appartient, dit André en allant le ramasser.

Monsieur Drassel resta longtemps silencieux, pendant que la délégation attendait sa réponse.

— Vous réparerez les dégâts, dit enfin Monsieur Drassel. Aussitôt les réparations finies, vous reprendrez l’ouvrage.

— À une condition, dirent les ouvriers : C’est que notre gérant reprenne sa position.

— Je verrai à cela, répondit le patron.

— C’est oui ou non, reprit le chef ouvrier.

— Vous passerez à mon bureau demain, dit Monsieur Drassel, se tournant du côté d’André, pour n’avoir pas l’air d’accepter l’ultimatum des ouvriers.

— Je suis à vos ordres, répondit André, avant que le chef des ouvriers ait pu poser d’autres objections.

Pendant qu’ils parlementaient encore, Agathe avait glissé une petite note écrite à la hâte dans la poche du pardessus d’André. Quand il fut sorti, il prit le papier dans sa main, et, ayant reconnu l’écriture d’Agathe, il hâta le pas pour arriver au plus tôt au premier réverbère.

Le langage des fleurs ne ment pas !
Je vous aime toujours et vous admire !

Agathe.

André porta le papier à ses lèvres, puis repartit du côté de sa pension, où il rentra précipitamment. À peine rentré dans sa chambre, il relut encore une fois ce message de fidélité :

Le langage des fleurs ne ment pas !
Je vous aime toujours et vous admire !

Pour la deuxième fois, il baisa ce simple morceau de papier qui parlait si éloquemment. Sa plus grande épreuve, au cours de la grève, avait été le sacrifice qu’il avait fait de son amour pour le triomphe d’un principe. Celui d’Agathe était intact et son cœur brûlait toujours de la même flamme pour lui.

André était récompensé. Sa conduite avait fait l’admiration de celle qu’il aimait. C’était assez pour lui faire oublier les trois mois d’angoisse à son sujet.

Comment le père accueillera-t-il le gréviste ? était la question que se posait maintenant André.

— Bah ! se dit-il : La Providence a bien réglé la grève, elle arrangera bien nos amours !

Une semaine s’était à peine écoulée depuis la chute du ministère, qu’André reçut la dépêche suivante :

Monsieur André Selcault,
Chicoutimi, P. Q.

Accepteriez-vous ministère du travail, dans le cabinet que je suis à former ? Vous vous feriez élire au cours des prochaines élections générales qui vont suivre la formation de mon cabinet.

Signé : Aimé Boisjoli,
Premier Ministre, député du Lac-Saint-Jean.