Le spectre menaçant/03/22

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 234-236).

XXII

Loin de ce spectacle féerique, cosmopolite et païen, sur les bords du majestueux Saint-Laurent, où la population est encore pure de tout alliage, se déroulait une de ces belles fêtes canadiennes, grandes par la simplicité des mœurs et la foi naïve dont s’honorent encore ces descendants de la vieille France.

(Après son retour à Verchères, la famille Lescault toute entière avait assisté à la grand’messe, le dimanche. À la sortie de l’église, ils s’étaient vus entourés des anciens, qui s’étaient empressés de leur souhaiter la bienvenue dans la paroisse).

Le soleil filtrait encore ses rayons dorés à travers l’épais feuillage des érables et des chênes qui entouraient la vieille maison grise des Lescault, quand on vit venir, sur le Chemin du Roi, une troupe de jeunes gens et de jeunes filles, suivis des plus vieux. Arrivés à la barrière de la ferme, le premier l’ouvrit, et tous enfilèrent dans la cour. Un violoneux attaqua un air gai pour faire sortir les habitants de la maison, puis le groupe entonna cette chanson bien connue au Canada :

Bonjour le maître et la maîtresse
Et tout le monde de la maison.

— C’est notre bonne vieille guignolée, dit Madame Lescault.

— Ce n’est pas la guignolée, répondit celui qui était chargé de faire le boniment. Ce sont vos amis, anciens et nouveaux, vos voisins et vos voisines qui viennent vous souhaiter la bienvenue au milieu de nous. C’est si naturel de vous revoir chez vous, sur le vieux bien paternel, habité de père en fils par les Lescault, comme si c’était un héritage de noblesse. Vous avez vieilli, c’est vrai, mais les vieux d’ici ne sont plus jeunes non plus et ils ont vieilli en sympathie avec vos malheurs. Aux jeunes que vous ramenez avec vous, nous adressons aussi notre cordiale bienvenue.

Ces phrases simples, mais venant du cœur, les émurent jusqu’aux larmes. Même Pierre Lescault, que tous ses malheurs n’avaient pu faire pleurer, versa des larmes de joie.

L’éloquence n’est pas l’apanage de ces cœurs simples et bons ; aussi la réponse de Pierre Lescault fut-elle brève :

— Puisqu’on est encore aimés et respectés, soyez les bienvenus dans la maison de mes ancêtres, la vôtre ! dit-il.

Les embrassements suivirent cette entrée en scène et les jeunes s’amusèrent ferme. Les plus vieux, réunis à la cuisine, écoutaient avec une religieuse attention le récit que leur fit Pierre Lescault de son expérience et des malheurs tombés sur la nouvelle paroisse de Sainte-Véronique. On servit comme boisson de la petite bière d’épinette et du sirop de framboise. On dansa à la lueur des lampes à pétrole, qui projettent des ombres sur les murs mais n’énervent pas.