Le stupide XIXe siècle/Conclusion

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 301-310).

CONCLUSION

« Oh, le XIXe siècle, à en juger du moins par la tête de la Société et de la littérature, est bien peu le fils de son père le XVIIIe ! Plus il avance en âge, plus il se cotonise et s’affadit. Cela se traduit dans les moindres choses, comme dans les plus grandes. »
Sainte-Beuve, Nouveaux Lundis, t. XI,
art sur l’orthographe, du 2 mars 1868.
« Le prodigieux épaississement des esprits, depuis trois quarts de siècle de culture barbare, amène une sorte de nuit, tout à fait comparable à celle qui précéda l’an mil, tant les facultés de frémir et de sentir ont seules prévalu et cru. »
Charles Maurras. Préface du Chemin de Paradis, 1895.

Parvenu au bout de cette étude déjà longue (et cependant fort incomplète, car chacun de mes chapitres aurait pu faire aisément un volume), je conclurai par quelques remarques. Elles serviront de réponses aux objections éventuelles.

Première objection : il y a eu, au XIXe siècle, des religieux éminents, des hommes politiques de valeur, d’éloquents défenseurs du bon sens et de la tradition raisonnable, de grands et sages écrivains, et de beaux savants.

Réponse : qui le nierait ? Certainement pas moi. Je fais seulement remarquer qu’à ces valeurs véritables, authentiques, ont été préférées, par le siècle, en général, les valeurs fausses. Nous l’avons vu, chemin faisant : Hugo a été préféré à Mistral ; Taine à Fustel. L’influence d’un Renan a été infiniment supérieure à celle d’un Joseph de Maistre. La publicité, le renom, l’autorité ont été au clinquant, au paradoxal, ou à un certain fade, ont été au séduisant, à l’ingénieux, au contradictoire, non au logique, ni à la force sage, ni au clair parler.

Seconde objection : La révolution a été la conséquence d’abus antérieurs. Elle est la fille du XVIIIe siècle.

Réponse… Et la mère du XIXe. Elle a créé, entre autres dogmes, celui de la nation armée, qui vient de dépeupler la planète et la redépeuplera demain. Elle est le grand fléau. Un fléau dénoncé dès son début. Mais ceux qui le dénonçaient ne furent pas écoutés. L’installation et le développement de ce fléau sont dus aux libéraux plus qu’aux révolutionnaires eux-mêmes. Nous attendons encore maintenant le « thermidor » (au moins intellectuel) du libéralisme.

Troisième objection : Le XIXe siècle est le siècle de la Science et de l’Industrie.

Réponse. Corruptio optimi pessima. Le XIXe siècle (privé de la règle et de l’ordre) a tourné la science au fatalisme occidental, et l’industrie à la guerre. Il a obscurci la liberté intérieure, qui permet de discerner et d’éviter les chimères sanglantes. En tout, il a donné le pas à l’erreur et mis sous le boisseau la lumière des causes efficientes.

Quatrième objection : Comment définirez-vous cette erreur ?

Réponse. J’appelle erreur ce qui tue, et vérité ce qui vivifie. J’appelle erreur ce qui expose inutilement, et vérité ce qui protège. La première vague démocratique nous a valu le charnier révolutionnaire et napoléonien n° 1. La seconde nous a valu le charnier de 1870-1871. La troisième nous a valu le charnier de 1914. Du côté chair et sang, la chose est jugée par plusieurs millions de jeunes cadavres accusateurs.

Cinquième objection : Mais, de votre point de vue même, il y a eu une vigoureuse réaction, tout le long du XIXe siècle.

Réponse. Elle n’a pas été assez vigoureuse, puisqu’elle ne l’a pas emporté. Le libéralisme avait su lui persuader qu’il faut avoir honte de la vigueur. Marius et Cicéron avaient endoctriné Sylla. Signe incomparable de stupidité !

On aura beau tourner et retourner la question dans tous les sens, on en arrivera toujours à ce point que des millions de Français ont payé de leur vie les sottises, même solennelles, même rythmées, même et surtout grandiloquentes, issues d’abord de la Réforme, puis de la Révolution, et vénérées au XIXe siècle. Car ce siècle a eu la bosse de la vénération, appliquée à l’absurdité. Ce fut le siècle du suicide en commun. En vain, m’inviterez-vous, devant cette évidence, à relire une page mélodieuse ou entraînante de Hugo, de Michelet ou de Renan ; je vous rirai au nez. Cette lecture m’est masquée par une brume rouge. Il n’y a pas de beau mensonge. Un mensonge, à la fin, se paie toujours cher. Parés des couleurs les plus éclatantes, les perroquets de la démocratie apparaîtront toujours couverts de sang. Les plus sanglants auront été ceux qui répétaient « paix » et « fraternité ».

Celui qui souffre et ne cherche pas à distinguer les causes de sa souffrance, pour la guérir, est stupide. L’habitant français du XIXe siècle aura souffert des maux inouis, tenant à l’imbécillité de ses dirigeants, choisis par lui, encore plus qu’à leur malfaisance ; il aura cru que ces maux étaient nécessaires. Voir la phrase désolante de Charles Bovary : « C’est la faute de la fatalité. » Il aura tourné résolument le dos à ceux qui lui démontraient, clair comme le jour, l’origine politique de ses malheurs. Le modèle de ces aveugles par persuasion, est, pour moi, le lecteur des Débats ou du Temps, où le gémissement sur les effets du curare voisine quotidiennement avec l’apologie du curare. Ce lecteur ne s’en aperçoit pas. Sa ruine, l’effondrement de sa famille, le massacre périodique de ses enfants, ne lui ouvrent nullement les yeux. C’est un dévot des contradictions et âneries imprimées, dont il se régale chaque soir. Le catoblépas, qui se rongeait les pieds, sans s’en apercevoir, était un animal intelligent et éveillé, à côté de lui.

Je sais que le présent ouvrage apparaîtra à beaucoup comme un sacrilège philosophique, politique, scientifique, littéraire, comme un blasphème affreux, etc… C’est l’habituel concert des grenouilles, frappées au bon endroit de leur petit pantalon verdâtre. Je sais aussi qu’avant dix ans il fera l’effet d’une bergerie, vu l’immense écroulement de chimères sanglantes qui sera alors accompli, au milieu d’un déluge de malédictions. Avant dix ans, avant cinq ans peut-être la France devra être monarchique, ou elle ne sera plus ; car la France est de constitution familiale, et la famille et la démocratie sont aussi antinomiques que la Patrie et la démocratie.

Ce qui perd les âges, comme les individus, c’est l’orgueil. Cet orgueil est la marque distinctive du XIXe siècle, sur tous les plans et dans tous les domaines. Il ignore résolument l’humilité, cette vertu suprême et qui tend à ses rares adeptes la clé des deux univers, l’intime et l’extérieur. Ses prototypes sont des orgueilleux : un Bonaparte, un Chateaubriand, un Hugo, un Berthelot, un Renan. Celui-ci est un orgueilleux rude et sommaire ; cet autre, un orgueilleux onctueux et rusé ; celui-ci brandit un sabre ; celui-là, un bouquin ; cet autre, une formule chimérique, ou sceptique, ou une alternative pittoresque. Mais tous brandissent quelque chose : admonestation, mensonge ou menace ; tous prétendent, eux aussi, ériger leur point de vue en maxime universelle. Leurs apostolats, terribles ou ridicules, apparaissent, à distance, d’autant plus plats qu’ils les croyaient sublimes. Ces prétendus géants sont des nains, quant au bon sens, des nains agrandis par leur miroir ; et ce miroir fut leur époque. À chacune de leurs commémorations officielles (car le XXe siècle est encombré de ces douloureux centenaires) on pourrait apporter la liste de leurs ravages, moraux ou matériels… « Mais ils ne l’avaient pas fait exprès… Mais ils croyaient bien faire. » Précisément parce qu’ils étaient pleins d’orgueil, et parce que l’orgueil guidait toutes leurs pensées et tous leurs actes.

Une sixième objection, d’ordre moral, est tirée des nombreuses institutions charitables, qui ont pullulé dans ce siècle où la banque (c’est-à-dire l’exploitation légale d’autrui) a pris, par ailleurs, une importance de premier plan. Je réponds que ces institutions charitables, abondantes en effet et souvent ingénieuses, ont été, au XIXe siècle, plus tolérées qu’encouragées (quand elles n’étaient pas entravées, ou combattues) par l’esprit démocratique et les pouvoirs politiques. Il suffit de voir comment, de 1898 à 1906 et au delà (années décisives de défense républicaine) ont été traitées les bonnes œuvres qui n’étaient ni protestantes, ni juives. On peut suivre, depuis trente-cinq ans, la dégradation progressive des services de l’Assistance publique, des hôpitaux notamment, où l’incurie est trop souvent devenue la règle. Il en est de la charité au XIXe comme de la liberté. Elle s’est tellement manifestée en paroles et en écrits (officiellement, du moins) qu’il ne lui est plus resté de forces pour se manifester en actes. En général, la charité depuis 1789, comme l’architecture, est un art perdu et ce qu’on appela la dureté des temps fut, à notre époque, la dureté des hommes.

Il appartenait aussi à ce siècle des maximes funambulesques de proclamer l’antinomie de la pensée et de l’action, et de séparer l’esprit qui conçoit de l’esprit qui réalise. Comme si, à l’origine de toute action réelle et durable, il n’y avait pas, non seulement une pensée, mais une doctrine ! L’intangibilité du penseur, ou prétendu tel, a ainsi déchaîné sur la société une nuée d’empoisonneurs et de destructeurs impunissables, qui firent de leur immunité un dogme de plus. Cependant que les pusillanimes, ou simples poltrons, qui discernaient clairement le bien, se retranchaient, pour ne pas entrer dans la mêlée, sur la prétendue antinomie. En même temps et parallèlement, le romantisme judiciaire désarmait le ministère public, c’est-à-dire la société, au bénéfice de l’avocat simple, c’est-à-dire du particulier, et attendrissait, à tous les degrés de la juridiction, sur le criminel ou le délinquant, non sur ses victimes. Un jurisme entortillé, sentencieux et vain, prenait le pas sur la Justice elle-même, séparée de l’équité par les abîmes de l’individualisme égalitaire. Les saccades de la politique démocratique, vacillante et branlante, se communiquaient aux tribunaux et aux prétoires. L’effondrement spirituel et intellectuel, qui ouvrait la Sorbonne à l’étranger, ouvrait le Palais de justice à la pire faiblesse et au pire désordre, en dépit de talents éclatants, mais dont les éclats blessaient le Droit. L’importance pathétique et politique de retentissantes affaires de Justice devenait égale à leur dérèglement.

Les constatations que je fais ici sont faites couramment, dans toutes les professions, depuis huit ans, depuis le coup de foudre de la grande guerre, par beaucoup de personnes sensées, auxquelles manque l’énergie de les formuler. Elles préfèrent se lamenter et geindre, plutôt que de remédier. J’ai connu un médecin comme cela. Il pleurait, en examinant ses cancéreux : « Ah ! mon pauvre monsieur, que vous allez souffrir et quelle mort horrible vous attend !…

— Mais docteur, en ce cas, que dois-je faire ?

— Rien. Vous n’avez rien à faire, ni à tenter. C’est précisément ce qui me désole. Vous êtes perdu et bien perdu. »

Encore ce médecin avait-il l’excuse qu’il n’existe aucun traitement rationnel du cancer. Au lieu que le mal de l’esprit (qui fut celui de notre Stupide) peut parfaitement se traiter par l’esprit. Conséquences du mal de l’esprit, les maux sociaux et politiques peuvent être vigoureusement conjurés ; et il faudra bien qu’ils le soient, si la France, et avec elle le genre humain, veulent éviter le grand naufrage. À plusieurs reprises déjà, au cours de l’histoire moderne, ce naufrage a menacé. Puis il est arrivé un pilote. Le malheur est qu’au commencement du Stupide, celui qui se proposa comme pilote et fut accepté, Napoléon, était lourd des erreurs qu’il prétendait réparer, et dont il augmenta les ravages. Ensuite, des malins affirmèrent qu’il fallait compter avec ces erreurs, faire semblant de les partager, et, sous le masque, les combattre. C’étaient des maladroits, ces malins. Leurs masques, mal attachés, faisaient rire ; et en se ralliant à l’erreur politique, ils lui apportaient un appoint nouveau. D’ailleurs, on se bat plus mal de près que de loin ; on se bat fort mal sous un déguisement ; et l’adversaire, non défini, ni délimité, profite aussitôt de cet avantage. Il y a le sain et le malsain, comme il y a le bien et le mal ; le renanisme comme le libéralisme, n’est qu’une forme de couardise profonde, n’est qu’une loucherie de l’âme effarée.

Au XIXe siècle, qui fut celui du nombre brut, de la quantité, de l’antiqualité, des stupidités révolutionnaire et libérale, et de leurs vingt-deux principes de mort, l’audace fut du côté des destructeurs. Il s’agit de faire que, maintenant, elle soit du côté des reconstructeurs, de ceux-qui détiennent le bon sens et le réveil de la raison agissante. Le terme, injustement bafoué, vilipendé, honni, de Réaction doit être relevé et repris hardiment, si l’on veut donner la chasse à l’erreur sanguinaire, si l’on veut ramener, ici et ailleurs, la vraie paix et les institutions et notions de vie, avec la ruine des notions et institutions de mort, honorées au XIXe siècle. Je n’ai pas écrit ce livre véridique, ce livre de bonne foi, pour autre chose que pour rendre cœur à la Réaction, c’est-à-dire aux reconstructeurs, dans tous les domaines, sur tous les plans, dans tous les milieux ; que pour leur inculquer cette certitude, cette ardeur, où paraît le signe de la victoire.

FIN