Le théâtre et son double/X

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 112-130).

X

LETTRES SUR LE LANGAGE

PREMIÈRE LETTRE

Paris, 15 septembre 1931.
À M. B. C.
Monsieur,

Vous affirmez dans un article sur la mise en scène et le théâtre : « qu’à considérer la mise en scène comme un art autonome on risque de commettre les pires erreurs »,

et que :

« la présentation, le côté spectaculaire d’un ouvrage dramatique ne doivent pas faire cavalier seul et se déterminer en toute indépendance. »

Et vous dites en outre que ce sont là des vérités premières.

À ne considérer la mise en scène que comme un art mineur et asservi, et à quoi ceux mêmes qui l’emploient avec le maximum d’indépendance dénient toute originalité foncière, vous avez mille fois raison. Tant que la mise en scène demeurera, même dans l’esprit des metteurs en scène les plus libres, un simple moyen de présentation, une façon accessoire de révéler des œuvres, une sorte d’intermède spectaculaire sans signification propre, elle ne vaudra qu’autant qu’elle parviendra à se dissimuler derrière les œuvres qu’elle prétend servir. Et cela durera aussi longtemps que l’intérêt majeur d’une œuvre représentée résidera dans son texte, aussi longtemps qu’au théâtre art de représentation, la littérature prendra le pas sur la représentation appelée improprement spectacle, avec tout ce que cette dénomination entraîne de péjoratif, d’accessoire, d’éphémère et d’extérieur.

Voilà il me semble ce qui plus que toute autre chose est une vérité première : c’est que le théâtre, art indépendant et autonome, se doit pour ressusciter, ou simplement pour vivre, de bien marquer ce qui le différencie d’avec le texte, d’avec la parole pure, d’avec la littérature, et tous autres moyens écrits et fixés.

On peut très bien continuer à concevoir un théâtre basé sur la prépondérance du texte, et sur un texte de plus en plus verbal, diffus et assommant auquel l’esthétique de la scène serait soumise.

Mais cette conception qui consiste à faire asseoir des personnages sur un certain nombre de chaises ou de fauteuils placés en rang, et à se raconter des histoires si merveilleuses soient-elles, n’est peut-être pas la négation absolue du théâtre, qui n’a pas absolument besoin du mouvement pour être ce qu’il doit être, elle en serait plutôt la perversion.

Que le théâtre soit devenu chose essentiellement psychologique, alchimie intellectuelle de sentiments, et que le summum de l’art en matière dramatique ait fini par consister en un certain idéal de silence et d’immobilité, ce n’est pas autre chose que la perversion sur la scène de l’idée de concentration.

Mais cette concentration du jeu employée parmi tant de moyens d’expression par les Japonais par exemple ne vaut que comme un moyen parmi tant d’autres. Et en faire sur la scène un but, c’est s’abstenir de se servir de la scène, comme quelqu’un qui aurait les pyramides pour y loger le cadavre d’un pharaon et qui, sous prétexte que le cadavre du pharaon tient dans une niche, se contenterait de la niche, et ferait sauter les pyramides.

Il ferait sauter en même temps tout le système philosophique et magique dont la niche n’est que le point de départ et le cadavre la condition.

D’autre part le metteur en scène qui soigne son décor au détriment du texte a tort, moins tort peut-être que le critique qui incrimine son souci exclusif de mise en scène.

Car en soignant la mise en scène qui est dans une pièce de théâtre la partie véritablement et spécifiquement théâtrale du spectacle, le metteur en scène demeure dans la ligne vraie du théâtre qui est affaire de réalisation. Mais les uns et les autres jouent sur les mots ; car si le terme de mise en scène a pris avec l’usage ce sens dépréciatif, c’est affaire à notre conception européenne du théâtre qui donne le pas au langage articulé sur tous les autres moyens de représentation.

Il n’est pas absolument prouvé que le langage des mots soit le meilleur possible. Et il semble que sur la scène qui est avant tout un espace à remplir et un endroit où il se passe quelque chose, le langage des mots doive céder la place au langage par signes dont l’aspect objectif est-ce qui nous frappe immédiatement le mieux.

Considéré sous cet angle le travail objectif de la mise en scène reprend une sorte de dignité intellectuelle du fait de l’effacement des mots derrière les gestes, et du fait que la partie plastique et esthétique du théâtre abandonne son caractère d’intermède décoratif pour devenir au propre sens du mot un langage directement communicatif.

En d’autres termes, s’il est vrai que dans une pièce faite pour être parlée le metteur en scène a tort de s’égarer sur des effets de décors plus ou moins savamment éclairés, sur des jeux de groupes, sur des mouvements furtifs, tous effets on pourrait dire épidermiques et qui ne font que surcharger le texte, il est ce faisant beaucoup plus près de la réalité concrète du théâtre que |’auteur qui aurait pu s’en tenir au livre, sans recourir à la scène dont les nécessités spatiales semblent lui échapper.

On pourra m’objecter la haute valeur dramatique de tous les grands tragiques chez qui c’est bien le côté littéraire, ou en tout cas parlé qui semble dominer.

À cela je répondrai qui si nous nous montrons aujourd’hui tellement incapables de donner d’Eschyle, de Sophocle, de Shakespeare une idée digne d’eux, c’est très vraisemblablement que nous avons perdu le sens de la physique de leur théâtre. C’est que le côté directement humain et agissant d’une diction, d’une gesticulation, de tout un rythme scénique nous échappe. Côté qui devrait avoir autant sinon plus d’importance que l’admirable dissection parlée de la psychologie de leurs héros.

C’est par ce côté, par le moyen de cette gesticulation précise qui se modifie avec les époques et qui actualise les sentiments que l’on peut retrouver la profonde humanité de leur théâtre.

Mais cela serait-il, et cette physique existerait-elle réellement que j’affirmerais encore qu’aucun de ces grands tragiques n’est le théâtre lui-même, qui est affaire de matérialisation scénique et qui ne vit que de matérialisation. Que l’on dise si l’on veut que le théâtre est un art inférieur, — et c’est à voir ! — mais le théâtre réside dans une certaine façon de meubler et d’animer l’air de la scène, par une conflagration en un point donné de sentiments, de sensations humaines, créateurs de situations suspendues, mais exprimées en des gestes concrets.

Et encore plus loin que cela, ces gestes concrets doivent être d’une efficacité assez forte pour faire oublier jusqu’à la nécessité du langage parlé. Or si le langage parlé existe il ne doit être qu’un moyen de rebondissement, un relais de l’espace agité ; et le ciment des gestes doit à force d’efficacité humaine passer jusqu’à la valeur d’une véritable abstraction.

En un mot le théâtre doit devenir une sorte de démonstration expérimentale de l’identité profonde du concret et de l’abstrait.

Car à côté de la culture par mots il y a la culture par gestes. Il y a d’autres langages au monde que notre langage occidental qui a opté pour le dépouillement, pour le desséchement des idées et où les idées nous sont présentées à l’état inerte sans ébranler au passage tout un système d’analogies naturelles comme dans les langages orientaux.

Il est juste que le théâtre demeure le lieu de passage le plus efficace et le plus actif de ces immenses ébranlements analogiques où l’on arrête les idées au vol et à un point quelconque de leur transmutation dans l’abstrait.

Il ne peut y avoir de théâtre complet qui ne tienne compte de ces transformations cartilagineuses d’idées ; qui, à des sentiments connus et tout faits, n’ajoute l’expression d’états d’esprit appartenant au domaine de la demi-conscience, et que les suggestions des gestes exprimeront toujours avec plus de bonheur que les déterminations précises et localisées des mots.

Il semble en un mot que la plus haute idée du théâtre qui soit est celle qui nous réconcilie philosophiquement avec le Devenir, qui nous suggère à travers toutes sortes de situations objectives l’idée furtive du passage et de la transmutation des idées dans les choses, beaucoup plus que celles de la transformation et du heurt des sentiments dans les mots.

Il semble encore et c’est bien d’une volonté semblable que le théâtre est sorti, qu’il ne doive faire intervenir l’homme et ses appétits que dans la mesure et sous l’angle sous lequel magnétiquement il se rencontre avec son destin. Non pour le subir, mais pour se mesurer avec lui.

DEUXIÈME LETTRE

Paris, 28 septembre 1932.
À J. P.
Cher ami,

Je ne crois pas que mon Manifeste une fois lu vous puissiez persévérer dans votre objection ou alors c’est que vous ne l’aurez pas lu ou que vous l’aurez mal lu. Mes spectacles n’auront rien à voir avec les improvisations de Copeau. Si fort qu’ils plongent dans le concret, dans le dehors, qu’ils prennent pied dans la nature ouverte et non dans les chambres fermées du cerveau, ils ne sont pas pour cela livrés au caprice de l’inspiration inculte et irréfléchie de l’acteur ; surtout de l’acteur moderne qui, sorti du texte, plonge et ne sait plus rien. Je n’aurais garde de livrer à ce hasard le sort de mes spectacles et du théâtre. Non.

Voici ce qui va en réalité se passer. Il ne s’agit de rien moins que de changer le point de départ de la création artistique, et de bouleverser les lois habituelles du théâtre. Il s’agit de substituer au langage articulé un langage différent de nature, dont les possibilités expressives équivaudront au langage des mots, mais dont la source sera prise à un point encore plus enfoui et plus reculé de la pensée.

De ce nouveau langage la grammaire est encore à trouver. Le geste en est la matière et la tête ; et si l’on veut l’alpha et l’oméga. Il part de la nécessité de parole beaucoup plus que de la parole déjà formée. Mais trouvant dans la parole une impasse, il revient au geste de façon spontanée. Il effleure en passant quelques-unes des lois de l’expression matérielle humaine. Il plonge dans la nécessité. Il refait poétiquement le trajet qui a abouti à la création du langage. Mais avec une conscience multipliée des mondes remués par le langage de la parole et qu’il fait revivre dans tous leurs aspects. Il remet à jour les rapports inclus et fixés dans les stratifications de la syllabe humaine, et que celle-ci en se refermant sur eux a tués. Toutes les opérations par lesquelles le mot a passé pour signifier cet Allumeur d’incendie dont Feu le Père comme d’un bouclier nous garde et devient ici sous la forme de Jupiter la contraction latine du Zeus-Pater grec, toutes ces opérations par cris, par onomatopées, par signes, par attitudes, et par de lentes, abondantes et passionnées modulations nerveuses, plan par plan, et terme par terme, il les refait. Car je pose en principe que les mots ne veulent pas tout dire et que par nature et à cause de leur caractère déterminé, fixé une fois pour toutes, ils arrêtent et paralysent la pensée au lieu d’en permettre, et d’en favoriser le développement. Et par développement j’entends de véritables qualités concrètes, étendues, quand nous sommes dans un monde concret et étendu. Ce langage vise donc à enserrer et à utiliser l’étendue, c’est-à-dire l’espace, et en l’utilisant, à le faire parler : je prends les objets, les choses de l’étendue comme des images, comme des mots, que j’assemble et que je fais se répondre l’un l’autre suivant les lois du symbolisme et des vivantes analogies. Lois éternelles qui sont celles de toute poésie et de tout langage viable ; et entre autres choses celles des idéogrammes de la Chine et des vieux hiéroglyphes égyptiens. Donc loin de restreindre les possibilités du théâtre et du langage, sous prétexte que je ne jouerai pas de pièces écrites, j’étends le langage de la scène, j’en multiplie les possibilités.

J’ajoute au langage parlé un autre langage et j’essaie de rendre sa vieille efficacité magique, son efficacité envoûtante, intégrale au langage de la parole dont on a oublié les mystérieuses possibilités. Quand je dis que je ne jouerai pas de pièce écrite, je veux dire que je ne jouerai pas de pièce basée sur l’écriture et la parole, qu’il y aura dans les spectacles que je monterai une part physique prépondérante, laquelle ne saurait se fixer et s’écrire dans le langage habituel des mots ; et que même la partie parlée et écrite le sera dans un sens nouveau.

Le théâtre à l’inverse de ce qui se pratique ici, ici c’est-à-dire en Europe, ou mieux, en Occident, ne sera plus basé sur le dialogue, et le dialogue lui-même pour le peu qu’il en restera ne sera pas rédigé, fixé à priori, mais sur la scène ; il sera fait sur la scène, créé sur la scène, en corrélation avec l’autre langage, et avec les nécessités, des attitudes, des signes, des mouvements et des objets. Mais tous ces tâtonnements objectifs se produisant à même la matière, où la Parole apparaîtra comme une nécessité, comme le résultat d’une série de compressions, de heurts, de frottements scéniques, d’évolutions de toutes sortes, — (ainsi le théâtre redeviendra une opération authentique vivante, il conservera cette sorte de palpitation émotive sans laquelle l’art est gratuit) —, tous ces tâtonnements, ces recherches, ces chocs, aboutiront tout de même à une œuvre, à une composition inscrite, fixée dans ses moindres détails, et notée avec des moyens de notation nouveaux. La composition, la création, au lieu de se faire dans le cerveau d’un auteur, se feront dans la nature même, dans l’espace réel et le résultat définitif demeurera aussi rigoureux et aussi déterminé que celui de n’importe quelle œuvre écrite, avec une immense richesse objective en plus.


P.-S. — Ce qui appartient à la mise en scène doit être repris par l’auteur, et ce qui appartient à l’auteur doit être rendu également à l’auteur, mais devenu lui aussi metteur en scène de manière à faire cesser cette absurde dualité qui existe entre le metteur en scène et l’auteur.

Un auteur qui ne frappe pas directement la matière scénique, qui n’évolue pas sur la scène en s’orientant et en faisant subir au spectacle la force de son orientation, a trahi en réalité sa mission. Et il est juste que l’acteur le remplace. Mais c’est alors tant pis pour le théâtre qui ne peut que souffrir de cette usurpation.

Le temps théâtral qui s’appuie sur le souffle tantôt se précipite dans une volonté d’expiration majeure, tantôt se replie et s’amenuise dans une inspiration féminine et prolongée. Un geste arrêté fait courir un grouillement forcené et multiple, et ce geste porte en lui-même la magie de son évocation.

Mais s’il nous plaît de fournir des suggestions concernant la vie énergique et animée du théâtre, nous n’aurions garde de fixer des lois.

Certes le souffle humain a des principes qui s’appuient ! tous sur les innombrables combinaisons des ternaires kabbalistiques. Il y a six ternaires principaux, mais des innombrables combinaisons de ternaires puisque c’est d’eux que toute vie est issue. Et le théâtre est justement le lieu où cette respiration magique est à volonté reproduite. Si la fixation d’un geste majeur commande autour de lui une respiration précipitée et multiple, cette même respiration grossie peut venir faire déferler ses ondes avec lenteur autour d’un geste fixe. Il y a des principes abstraits mais pas de loi concrète et plastique ; la seule loi c’est l’énergie poétique qui va du silence étranglé à la peinture précipitée d’un spasme, et de la parole individuelle mezzo voce, à l’orage pesant et ample d’un chœur lentement rassemblé.

Mais l’important est de créer des étages, des perspectives de l’un à l’autre langage. Le secret du théâtre dans l’espace c’est la dissonance, le décalage des timbres, et le désenchaînement dialectique de l’expression.

Pour qui a l’idée de ce que c’est qu’un langage celui-là saura nous comprendre. Nous n’écrivons que pour celui-là. Nous donnons par ailleurs quelques précisions supplémentaires qui complètent le premier Manifeste du Théâtre de la Cruauté.

Tout l’essentiel ayant été dit dans le premier Manifeste, le second ne vise qu’à préciser certains points. Il donne une définition de la Cruauté utilisable et propose une description de l’espace scénique. On verra par la suite ce que nous en faisons.

TROISIÈME LETTRE

Paris, 9 novembre 1932.
À J. P.
Cher ami,

Les objections qui vous ont été faites et qui m’ont été faites contre le Manifeste du Théâtre de la Cruauté concernent les unes la cruauté dont on ne voit pas très bien ce qu’elle vient faire dans mon théâtre, du moins comme élément essentiel, déterminant ; les autres le théâtre tel que je le conçois.

En ce qui concerne la première objection je donne raison à ceux qui me la font, non par rapport à la cruauté, ni par rapport au théâtre mais par rapport à la place que cette cruauté occupe dans mon théâtre. J’aurais dû spécifier l’emploi très particulier que je fais de ce mot, et dire que je l’emploie non dans un sens épisodique, accessoire, par goût sadique et perversion d’esprit, par amour des sentiments à part et des attitudes malsaines, donc pas du tout dans un sens circonstanciel ; il ne s’agit pas du tout de la cruauté vice, de la cruauté bourgeonnement d’appétits pervers et qui s’expriment par des gestes sanglants, tels des excroissances maladives sur une chair déjà contaminée ; mais au contraire d’un sentiment détaché et pur, d’un véritable mouvement d’esprit, lequel serait calqué sur le geste de la vie même ; et dans cette idée que la vie, métaphysiquement parlant et parce qu’elle admet l’étendue, l’épaisseur, l’alourdissement et la matière, admet, par conséquence directe, le mal et tout ce qui est inhérent au mal, à l’espace, à l’étendue et à la matière. Tout ceci aboutissant à la conscience et au tourment, et à la conscience dans le tourment. Et quelque aveugle rigueur qu’apportent avec elles toutes ces contingences, la vie ne peut manquer de s’exercer, sinon elle ne serait pas la vie ; mais cette rigueur, et cette vie qui passe outre et s’exerce dans la torture et le piétinement de tout, ce sentiment implacable et pur, c’est cela qui est la cruauté.

J’ai donc dit « cruauté », comme j’aurais dit « vie » ou comme j’aurais dit « nécessité », parce que je veux indiquer surtout que pour moi le théâtre est acte et émanation perpétuelle, qu’il n’y a en lui rien de figé, que je l’assimile à un acte vrai, donc vivant, donc magique.

Et je cherche techniquement et pratiquement tous les moyens de rapprocher le théâtre de l’idée supérieure, et peut-être excessive, en tout cas vivante et violente que je m’en fais.

Pour ce qui est de la rédaction du Manifeste elle-même je reconnais qu’elle est abrupte et en grande partie manquée.

Je pose des principes rigoureux, inattendus, d’aspect rébarbatif et terrible, et au moment où l’on s’attend à me voir les justifier je passe au principe suivant.

Pour tout dire la dialectique de ce Manifeste est faible. Je saute sans transition d’une idée à l’autre. Aucune nécessité intérieure ne justifie la disposition adoptée.

En ce qui concerne la dernière objection je prétends que le metteur en scène, devenu une sorte de démiurge, et avec derrière la tête cette idée de pureté implacable, d’aboutissement à tout prix, s’il veut être vraiment metteur en scène, donc homme de matière et d’objets, doit cultiver dans le domaine physique une recherche du mouvement intense, du geste pathétique et précis, qui équivaut sur le plan psychologique à la rigueur morale la plus absolue et la plus entière, et sur le plan cosmique au déchaînement de certaines forces aveugles, qui actionnent ce qu’elles doivent actionner et broient et brûlent au passage ce qu’elles doivent broyer et brûler.

Et voici la conclusion générale.

Le théâtre n’est plus un art ; ou il est un art inutile. Il est en tout point conforme à l’idée occidentale de l’art. Nous sommes excédés de sentiments décoratifs et vains, d’activités sans but, uniquement vouées à l’agrément et au pittoresque ; nous voulons un théâtre qui agisse, mais sur un plan justement à définir.

Nous avons besoin d’action vraie, mais sans conséquence pratique. Ce n’est pas sur le plan social que l’action du théâtre s’étend. Encore moins sur le plan moral et psychologique.

On voit par là que le problème n’est pas simple ; mais on nous rendra au moins cette justice que si chaotique, impénétrable et rébarbatif que soit notre Manifeste il n’esquive pas la véritable question ; mais qu’au contraire il l’attaque de front, ce que depuis longtemps aucun homme de théâtre n’a osé faire. Nul jusqu’ici ne s’est attaqué au principe même du théâtre, qui est métaphysique ; et s’il y a si peu de pièces de théâtre valables, ce n’est pas faute de talent ou d’auteurs.

La question du talent mise à part il y a dans le théâtre européen une fondamentale erreur de principe ; et cette erreur est liée à tout un ordre de choses où l’absence de talent fait figure de conséquence et non de simple accident.

Si l’époque se détourne et se désintéresse du théâtre, c’est que le théâtre a cessé de la représenter. Elle n’espère plus qu’il lui fournisse des Mythes sur lesquels elle pourrait s’appuyer.

Nous vivons une époque probablement unique dans l’histoire du monde, où le monde passé au crible voit ses vieilles valeurs s’effondrer. La vie calcinée se dissout par la base. Et cela sur le plan moral ou social se traduit par un monstrueux déchaînement d’appétits, une libération des plus bas instincts, un crépitement de vies brûlées et qui s’exposent prématurément à la flamme.

Ce qui est intéressant dans les événements actuels ce ne sont pas les événements eux-mêmes, mais cet état d’ébullition morale dans lequel ils font tomber les esprits ; ce degré de tension extrême. C’est l’état de chaos conscient où ils ne cessent de nous plonger.

Et tout cela qui ébranle l’esprit sans lui faire perdre son équilibre est pour lui un moyen pathétique de traduire le battement inné de la vie.

Eh bien, c’est de cette actualité pathétique et mythique que le théâtre s’est détourné ; et c’est à juste titre que le public se détourne d’un théâtre qui ignore à ce point l’actualité.

On peut donc reprocher au théâtre tel qu’il se pratique un terrible manque d’imagination. Le théâtre doit s’égaler à la vie, non pas à la vie individuelle, à cet aspect individuel de la vie où triomphent les caractères, mais à une sorte de vie libérée, qui balaye l’individualité humaine et où l’homme n’est plus qu’un reflet. Créer des Mythes voilà le véritable objet du théâtre, traduire la vie sous son aspect universel, immense, et extraire de cette vie des images où nous aimerions à nous retrouver.

Et arriver ce faisant à une espèce de ressemblance générale et si puissante qu’elle produise instantanément son effet.

Qu’elle nous libère, nous, dans un Mythe ayant sacrifié notre petite individualité humaine, tels des Personnages venus du Passé, avec des forces retrouvées dans le Passé.

QUATRIÈME LETTRE

Paris, 28 mai 1933.
À J. P.
Cher ami,

Je n’ai pas dit que je voulais agir directement sur l’époque ; j’ai dit que le théâtre que je voulais faire supposait pour être possible, pour être admis par l’époque, une autre forme de civilisation.

Mais sans représenter son époque il peut pousser à cette transformation profonde des idées, des mœurs, des croyances, des principes sur lesquels repose l’esprit du temps. Cela en tout cas ne m’empêche pas de faire ce que je veux faire et de le faire rigoureusement. Je ferai ce que j’ai rêvé, ou je ne ferai rien.

Quant à la question du spectacle il ne m’est pas possible de donner de précisions supplémentaires. Et ceci pour deux raisons :

1o la première est que pour une fois ce que je veux faire est plus facile à faire qu’à dire.

2o la seconde est que je ne veux pas risquer d’être plagié comme cela m’est arrivé plusieurs fois.

Pour moi nul n’a le droit de se dire auteur c’est-à-dire créateur que celui à qui revient le maniement direct de la scène. Et c’est justement ici que se place le point vulnérable du théâtre tel qu’on le considère non seulement en France mais en Europe et même dans tout l’Occident : le théâtre occidental ne reconnaît comme langage, n’attribue les facultés et les vertus d’un langage, ne permet de s’appeler langage, avec cette sorte de dignité intellectuelle qu’on attribue en général à ce mot, qu’au langage articulé, articulé grammaticalement, c’est-à-dire au langage de la parole, et de la parole écrite, de la parole qui, prononcée ou non prononcée, n’a pas plus de valeur que si elle était seulement écrite.

Dans le théâtre tel que nous le concevons ici le texte est tout. Il est entendu, il est définitivement admis, et cela est passé dans les mœurs et dans l’esprit, cela a rang de valeur spirituelle que le langage des mots est le langage majeur. Or il faut bien admettre même au point de vue de l’Occident que la parole s’est ossifiée, que les mots, que tous les mots sont gelés, sont engoncés dans leur signification, dans une terminologie schématique et restreinte. Pour le théâtre, tel qu’il se pratique ici, un mot écrit a autant de valeur que le même mot prononcé. Ce qui fait dire à certains amateurs de théâtre qu’une pièce lue procure des joies autrement précises, autrement grandes que la même pièce représentée. Tout ce qui touche à l’énonciation particulière d’un mot, à la vibration qu’il peut répandre dans l’espace, leur échappe, et tout ce que, de ce fait, il est capable d’ajouter à la pensée. Un mot ainsi entendu n’a guère qu’une valeur discursive, c’est-à-dire d’élucidation. Et il n’est pas, dans ces conditions, exagéré de dire que vu sa terminologie bien définie et bien finie, le mot n’est fait que pour arrêter la pensée, il la cerne, mais la termine ; il n’est en somme qu’un aboutissement.

Ce n’est pas pour rien, on peut le voir, que la poésie s’est retirée du théâtre. Ce n’est pas par un simple hasard des circonstances, si depuis fort longtemps, tout poète dramatique a cessé de se manifester. Le langage de la parole a ses lois. On s’est trop habitué depuis quatre cents ans et plus, surtout en France, à n’employer les mots au théâtre que dans un sens de définition. On a trop fait tourner l’action autour de thèmes psychologiques dont les combinaisons essentielles ne sont pas innombrables, loin de là. On a trop habitué le théâtre à manquer de curiosité et surtout d’imagination.

Le théâtre, comme la parole, a besoin qu’on le laisse libre.

Cette obstination à faire dialoguer des personnages, sur des sentiments, des passions, des appétits et des impulsions d’ordre strictement psychologique, où un mot supplée à d’innombrables mimiques, puisque nous sommes dans le domaine de la précision, cette obstination est cause que le théâtre a perdu sa véritable raison d’être, et qu’on en est à souhaiter un silence, où nous pourrions mieux écouter la vie. C’est dans le dialogue que la psychologie occidentale s’exprime ; et la hantise du mot clair et qui dit tout, aboutit au desséchement des mots.

Le théâtre oriental a su conserver aux mots une certaine valeur expansive, puisque dans le mot le sens clair n’est pas tout, mais la musique de la parole, qui parle directement à l’inconscient. Et c’est ainsi que dans le théâtre oriental, il n’y a pas de langage de la parole, mais un langage de gestes, d’attitudes, de signes, qui au point de vue de la pensée en action ont autant de valeur expressive et révélatrice que l’autre. Et qu’en Orient on met ce langage de signes au-dessus de l’autre, on lui attribue des pouvoirs magiques immédiats. On l’invite à s’adresser non seulement à l’esprit mais aux sens, et par les sens, atteindre des régions encore plus riches et fécondes de la sensibilité en plein mouvement.

Si donc ici, l’auteur est celui qui dispose du langage de la parole et si le metteur en scène est son esclave, il y a là une simple question de mots. Il y a une confusion sur les termes, venue de ce que, pour nous, et suivant le sens qu’on attribue généralement à ce terme de metteur en scène, celui-ci n’est qu’un artisan, un adaptateur, une sorte de traducteur éternellement voué à faire passer une œuvre dramatique d’un langage dans un autre ; et cette confusion ne sera possible et le metteur en scène ne sera contraint de s’effacer devant l’auteur que tant qu’il demeurera entendu que le langage des mots est supérieur aux autres, et que le théâtre n’en admet pas d’autre que celui-là.

Mais que l’on en revienne si peu que ce soit aux sources respiratoires, plastiques, actives du langage, que l’on rattache les mots aux mouvements physiques qui leur ont donné naissance, et que le côté logique et discursif de la parole disparaisse sous son côté physique et affectif, c’est-à-dire que les mots au lieu d’être pris uniquement pour ce qu’ils veulent dire grammaticalement parlant soient entendus sous leur angle sonore, soient perçus comme des mouvements, et que ces mouvements eux-mêmes s’assimilent à d’autres mouvements directs et simples comme nous en avons dans toutes les circonstances de la vie et comme sur la scène les acteurs n’en ont pas assez et voici que le langage de la littérature se recompose, devient vivant ; et à côté de cela comme dans les toiles de certains vieux peintres les objets se mettent eux-mêmes à parler. La lumière au lieu de faire décor prend les apparences d’un véritable langage et les choses de la scène toutes bourdonnantes de signification s’ordonnent, montrent des figures. Et de ce langage immédiat et physique le metteur en scène dispose seul. Et voilà pour lui une occasion de créer dans une sorte d’autonomie complète.

Il serait tout de même singulier que dans un domaine plus près de la vie que l’autre, celui qui est maître dans ce domaine, c’est-à-dire le metteur en scène doive en toute occasion céder le pas à l’auteur qui par essence travaille dans l’abstrait, c’est-à-dire sur le papier. Même s’il n’y avait pas à l’actif de la mise en scène le langage des gestes qui égale et surpasse celui des mots, n’importe quelle mise en scène muette devrait avec son mouvement, ses personnages multiples, ses éclairages, ses décors, rivaliser avec ce qu’il y a de plus profond dans des peintures comme « les filles de Loth » de Lucas de Leyde, comme certains « Sabbats » de Goya, certaines « Résurrections » et « Transfigurations » du Greco, comme la « Tentation de saint Antoine » de Jérôme Bosch et, l’inquiétante et mystérieuse « Dulle Griet » de Breughel le Vieux où une lueur torrentielle et rouge bien que localisée dans certaines parties de la toile, semble sourdre de tous les côtés, et par je ne sais quel procédé technique bloquer à un mètre de la toile l’œil médusé du spectateur. Et de toutes parts le théâtre y grouille. Une agitation de vie arrêtée par un cerne de lumière blanche vient tout à coup buter sur des bas-fonds innommés. Un bruit livide et grinçant s’élève de cette bacchanale de larves où des meurtrissures de peau humaine ne rendent jamais la même couleur. La vraie vie est mouvante et blanche ; la vie cachée est livide et fixe, elle possède toutes les attitudes possibles d’une innombrable immobilité. C’est du théâtre muet mais qui parle beaucoup plus que s’il avait reçu un langage pour s’exprimer. Toutes ces peintures sont à double sens, et en dehors de leur côté purement pictural elles comportent un enseignement et révèlent des aspects mystérieux ou terribles de la nature et de l’esprit.

Mais heureusement pour le théâtre, la mise en scène est beaucoup plus que cela. Car en dehors d’une représentation avec des moyens matériels et épais, la mise en scène pure contient par des gestes, par des jeux de physionomie et des attitudes mobiles, par une utilisation concrète de la musique, tout ce que contient la parole, et en plus elle dispose aussi de la parole. Des répétitions rythmiques de syllabes, des modulations particulières de la voix enrobant le sens précis des mots, précipitent en plus grand nombre les images dans le cerveau, à la faveur d’un état plus ou moins hallucinatoire et imposent à la sensibilité et à l’esprit une manière d’altération organique qui contribue à enlever à la poésie écrite la gratuité qui la caractérise communément. Et c’est autour de cette gratuité que se rassemble tout le problème du théâtre.