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Le tigre de Montpracem/01

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. -11).


CHAPITRE PREMIER

LES PIRATES DE MONTPRACEM


On était en décembre. Un ouragan d’une violence extraordinaire s’était déchaîné, pendant la nuit, sur Montpracem, île sauvage, de sinistre renom, nid de pirates formidables, située dans la mer de Malaisie, à quelques centaines de milles des côtes de Bornéo.

Dans le ciel, poussés par un vent irrésistible, des masses de nuages noirs d’où s’échappaient, de temps en temps, de violentes averses inondant les forêts profondes de l’île, couraient comme des chevaux emportés en se mêlant en un chaos inexprimable. Sur la mer démontée, d’énormes vagues se heurtaient, se brisaient furieusement, confondant leurs mugissements avec les éclats tantôt brefs et rapides et tantôt interminables du tonnerre.

On n’apercevait aucune lumière, ni aux cabanes alignées au fond de la baie de l’île, ni sur les remparts qui la défendaient, ni sur les nombreux navires ancrés au delà des récifs, ni dans la forêt, ni sur la mer tumultueuse. Pourtant, quelqu’un venant de l’Orient aurait aperçu, en regardant en haut, sur la cime d’un rocher élevé surplombant la mer, deux points lumineux, deux fenêtres vivement éclairées.

Qui donc pouvait veiller ainsi, à cette heure, au milieu d’un pareil ouragan, dans l’île des pirates sanguinaires ?

Une cabane vaste et solide s’élevait au milieu d’un dédale de tranchées défoncées, de terrasses éboulées, de palissades arrachées, de gabions éventrés près desquels se voyaient encore des tronçons d’armes et des débris humains. Cette cabane était surmontée d’un grand drapeau rouge au milieu duquel était une tête de tigre.

Une chambre de cette habitation était éclairée, les parois en étaient couvertes de lourdes étoffes rouges, de velours, et de brocarts de grand prix mais chiffonnés, déchirés, tachés. Le sol disparaissait sous une couche épaisse de magnifiques tapis de Perse, éblouissants d’or, mais ces tapis, eux aussi, étaient déchirés et salis.

Au milieu se trouvait une table d’ébène, marquetée de nacre et ornée d’enjolivements d’argent, chargée de bouteilles et de verres du plus pur cristal. De grandes étagères, en assez mauvais état, se dressaient dans les angles ; elles étaient surchargées de vases débordant de bracelets d’or, de boucles d’oreilles, de bagues, de médaillons, de précieux ornements d’église tordus et écrasés, de perles provenant sans doute des fameuses pêcheries de Ceylan, d’émeraudes, de rubis et de diamants brillant comme autant de soleils sous les rayons d’une lampe dorée suspendue au plafond.

Un divan turc aux franges à moitié arrachées se trouvait dans un coin ; dans un autre, un harmonium d’ébène dont le clavier était en mauvais état et, tout autour, gisaient épars, dans un chaos inexprimable, des tapis roulés, des vêtements splendides des tableaux dus peut-être à des pinceaux célèbres, des lampes renversées, des bouteilles dont les unes étaient debout et les autres sens dessus dessous ; puis des carabines indiennes ornées d’arabesqués, des tromblons d’Espagne, des sabres, des cimeterres, des haches, des poignards, des pistolets.

Dans cette chambre si étrangement meublée, un homme était assis sur un fauteuil boîteux. Il était d’une haute stature, élancé, de musculature puissante ; ses traits étaient énergiques, mâles, fiers et d’une étrange beauté…

De longs cheveux lui tombaient sur les épaules ; son visage, légèrement bronzé, était encadré d’une barbe très noire.

Il avait le front large, ombré de deux extraordinaires sourcils d’une courbe hardie ; une bouche petite qui laissait voir des dents aiguës comme celles des fauves, brillantes comme des perles ; des yeux très noirs, d’un éclat fascinant, qui brûlait et faisait baisser n’importe quel autre regard.

Il était assis depuis quelque minutes, le regard fixé sur la lampe, les mains étreignant nerveusement un riche cimeterre attachée à une large ceinture de soie rouge, serrée autour d’une casaque bleue à franges d’or.

Un éclat de tonnerre formidable qui secoua la grande cabane jusque dans ses fondements l’arracha brusquement à cette immobilité. Il rejeta en arrière sa longue chevelure bouclée, assura sur sa tête son turban orné d’un magnifique diamant gros comme une noix, et se leva d’un bond. Jetant autour de lui un regard dans lequel se lisait je ne sais quoi de sombre et de menaçant.

— Il est minuit, murmura-il ; il est minuit et il n’est pas encore de retour.

Il vida lentement un verre plein d’une liqueur ambrée, puis ouvrit la porte, s’avança d’un pas ferme à travers les tranchées qui défendaient la cabane et s’arrêta au bord du grand rocher à la base duquel la mer rugissait furieusement.

Il resta là quelques instants, les bras crolsés, ferme comme le rocher qui le portait, aspirant avec volupté les formidables souffles de la tempête, regardant la mer bouleversée, puis se retira lentement, rentra dans sa cabane et s’arrêta devant l’harmonium.

— Quel contraste ! s’écria-t-il. Au-dehors, l’ouragan et moi ici ! Quel est le plus terrible ?

Il fit courir ses doigts sur le clavier, en tirant des notes rapides qui avaient quelque chose d’étrange, de sauvage et qui ralentirent jusqu’à ce qu’elles se mêlèrent et se perdirent dans les roulements du tonnerre et les sifflements du vent.

Tout à coup, il tourna vivement la tête vers la porte restée entr’ouverte. Il resta un moment aux écoutes, penché en avant, les oreilles tendues, puis sortit rapidement, retournant au bord du rocher.

À la rapide lueur d’un éclair, il vit un petit bateau, les voiles presque amenées, entrer dans la baie et bientôt se confondre avec les navires à l’ancre.

Alors, notre homme approcha de ses lèvres un sifflet d’or et en tira trois notes stridentes. Un moment après, un sifflement aigu lui répondit.

— C’est lui ! murmura-t-il avec émotion. Il était temps.

Cinq minutes après, un homme enveloppé d’un large manteau ruisselant d’eau se présentait devant la cabane.

— Yanez ! s’écria l’homme au turban, en se jetant à son cou.

— Sandokan ! s’écria le nouveau venu, avec un accent étranger bien marqué. Brrr ! quelle nuit d’enfer, frère !

— Viens.

Ils traversèrent rapidement les tranchées et entrèrent dans la chambre éclairée, fermant la porte derrière eux.

Sandokan remplit deux verres et en offrant un là l’étranger qui s’était débarrassé de son manteau lui dit, d’un ton presque affectueux :

— Bois, mon bon Yanez.

— À ta santé, Sandokan.

— À la tienne.

Ils vidèrent leurs verres et s’assirent devant la table.

Le nouveau venu était un homme de trente-trois à trente-quatre ans, c’est-à-dire un peu plus âgé que son compagnon. Il était de stature moyenne, très robuste ; sa peau était blanche ; ses traits réguliers. Ses yeux gris, rusés, et ses lèvres moqueuses et minces indiquaient une volonté de fer.

À première vue on devinait non seulement un Européen, mais encore un Européen appartenant à une race méridionale.

— Eh bien ? Yanez, demanda Sandokan avec une certaine émotion, as-tu vu la jeune fille aux cheveux d’or ?

— Non, mais je sais ce que je voulais savoir.

— Tu n’es pas allé à Labuan ?

— Si, mais tu comprends que sur ces côtes, gardées par des croiseurs anglais, le débarquement de gens de notre espèce est rendu difficile.

— Parle-moi de cette enfant. Qui est-elle ?

— Je te dirai seulement que c’est une créature merveilleusement belle, si belle qu’elle est capable d’ensorceler le plus formidable pirate.

— Ah ! s’écria Sandokan.

— On m’a dit qu’elle a les cheveux blonds comme l’or, les yeux plus bleus que la mer, la peau blanche comme de l’albâtre. Et je sais qu’Alamba, un de nos plus féroces pirates, l’ayant vue un soir se promener sous les bosquets de l’île, fut tellement impressionné de sa beauté qu’il arrêta son bateau pour mieux la contempler, au risque de se faire massacrer par les croiseurs anglais.

— Mais à qui est-elle ?

— Les uns la disent fille d’un colon, d’autres d’un lord, d’autres disent qu’elle n’est rien moins qu’apparentée au gouverneur de Labuan.

— Étrange créature ! murmura Sandokan, en prenant sa tête dans ses mains.

— Alors ?… demanda Yanez.

Le pirate ne répondit pas. En proie à une vive émotion, il s’était brusquement levé, était allé devant l’harmonium et faisait courir ses doigts sur les touches.

Yanez se contenta de sourire et, ayant détaché d’un clou une vieille mandoline, se mit à en pincer les cordes, en disant :

— Ça va bien. Faisons un peu de musique.

Mais il avait à peine commencé de jouer une ariette portugaise qu’il vit Sandokan s’approcher brusquement de la table et s’y appuyer avec une telle force qu’il la fit plier.

Ce n’était plus le même homme. Son front était froncé d’une façon menaçante, ses yeux lançaient des éclairs profonds, ses lèvres retirées montraient des dents convulsivement serrées, ses membres frémissaient. Dans ce moment, il était bien le formidable chef des pirates de Page:Emilio Salgari Le tigre de Montpracem 1925.djvu/12 Page:Emilio Salgari Le tigre de Montpracem 1925.djvu/13 Page:Emilio Salgari Le tigre de Montpracem 1925.djvu/14