Le tomahahk et L’épée/02/02

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Texte établi par L. Brousseau (p. 106-113).

II

SIR WILLIAM PHIPS


Voici le court exposé des causes qui amenèrent contre le Canada l’attaque de 1690.

Par suite de l’accession de l’Angleterre à la ligue d’Augsbourg contre Louis XIV, la Nouvelle-France allait avoir à lutter contre les colonies anglaises. On se battait là-bas, dans la mère-patrie, il fallait conséquemment s’entrégorger de ce côté-ci de l’Atlantique ; rien de plus logique alors. Tel fut pourtant le premier mobile de ces luttes si fréquentes qui désolèrent, dès leur naissance, les colonies anglaise et française sur ce continent.

Mais comme le parti victorieux finissait naturellement par y trouver son profit, ces querelles entre les parents de la vieille Europe dégénéraient en personnalités chez leurs remuants enfants d’Amérique. Ils ne se battaient plus, en fin de compte, pour le bon plaisir de leurs auteurs, mais bien plutôt pour faire tort à leurs voisins et empiéter le plus possible sur les possessions ennemies.

En 1689, la guerre étant résolue entre la France et son antique rivale de l’autre côté de la Manche, les colons anglais et français du Nouveau-Monde, se mirent à dérouiller leurs vieux mousquets et à fourbir leurs épées de combat.

Cette fois-ci, les Canadiens voulurent être agresseurs et prévenir leurs ombrageux voisins en portant la guerre au sein même du territoire ennemi. « Leur premier plan, » dit M. Garneau, « était de l’assaillir à la fois à la Baie d’Hudson, dans la Nouvelle-York et sur différents points des frontières septentrionales. »

Le premier coup fut porté dans la Baie-d’Hudson que d’Iberville rendit à la France par de glorieux combats qui n’étaient que les préludes de ses futures victoires.

Mais le projet de M. de Callières, qui consistait à attaquer la Nouvelle-York et par terre et par mer, bien qu’agréé d’abord, ne reçut ensuite aucune exécution. On intima l’ordre aux colons français de se borner à la défensive, vu qu’on avait assez à faire en France et qu’il était impossible, disait-on, de leur venir en aide d’une manière efficace. Il fallut donc abandonner ce projet qui plaisait tant à MM. de Callières et de Frontenac.

Ce dernier gouverneur voyant la colonie livrée à ses propres ressources, ne voulut cependant pas renoncer complétement à ses desseins ; et, dans l’hiver de 1689-90, il organisa, coup sur coup, les trois expéditions de Schenectady, de Salmon-Falls et de Casco. On sait qu’elles furent toutes trois couronnées de succès, surtout la première qui produisit une profonde et terrible sensation dans la Nouvelle-York.

Ces divers avantages commençaient à alarmer sérieusement les ennemis : aussi nommèrent-ils, dans le mois de mai de l’année 1690, des députés qui se réunirent pour la première fois à New-York sous le nom de « congrès. »

L’envahissement du Canada par terre et par mer y fut décidé. Winthrop, à la tête de trois mille cinq cents colons et iroquois, devait pénétrer chez nous par le lac Champlain, tandis que le chevalier Phips était chargé, à l’aide d’une flotte dont on lui donnait le commandement, de conquérir l’Acadie et Québec.

Nous avons dit comment le corps d’armée commandé par Winthrop se dispersa tout à coup, avant même d’avoir touché notre sol ; quant à l’expédition de Phips, ce récit fera voir combien peu ses auteurs en retirèrent de gloire et de profit.

Nous avons aussi démontré que la mésintelligence de Winthrop et de ses officiers avait grandement contribué à faire échouer l’expédition de terre ; voyons un peu maintenant quel était l’homme qui devait commander la flotte chargée de prendre Québec.

William Phips était né à Pemmaquid vers l’an 1650. Le pauvre forgeron, père de ce fils aîné de vingt-cinq frères et sœurs,[1] ne se doutait certainement pas, à la naissance de son fils, quelle bonne fortune était réservée à ce premier fruit des bénédictions célestes.

D’abord berger par nécessité, le jeune homme apprit ensuite le métier de charpentier. La vue de la mer lui inspira alors l’idée de tenter le destin sur le perfide élément ; il se construisit un petit navire qu’il lança sur les flots avec ses espérances, et, peut-être, ses pressentiments de bonheur à venir.

Devenu heureux marin plutôt par habitude que par talent, sa bonne étoile voulut qu’il parvint au commandement d’une frégate ; c’était déjà joli pour un ex-berger. Mais sa chance ne devait pas s’arrêter là ; elle le conduisit sur les côtes de Cuba, où il réussit à retirer des flancs d’un gallion espagnol qui avait autrefois coulé à fond près de cette île, la belle somme de 300,000 livres sterling, tant en or et en argent qu’en perles et en bijouteries. Ce qui lui procura d’abord une petite fortune, et ensuite le titre de chevalier anglais.

Notre heureux aventurier était donc devenu Sir William Phips, lorsqu’au mois de mai 1690, il fut nommé amiral de la flotte destinée à faire la conquête de l’Acadie et du Canada.

Sa bonne fortune sembla d’abord vouloir continuer à lui tendre la main sur ce nouvel échelon qu’elle lui mettait sous les pieds.

Le vingt mai, l’escadre de Phips, composée d’une frégate de quarante canons, de deux corvettes et de plusieurs transports, avec sept cents hommes de débarquement, parut devant Port-Royal, capitale de l’Acadie.

Le gouverneur, M. de Manneval, n’avait avec lui, dans cette place aux fortifications en ruines, que soixante-et-douze soldats. Voyant que résister serait folie, le gouverneur capitula à des conditions honorables.

Mais l’éducation première de Sir William Phips ne l’avait pas fait plus fort en théorie qu’en pratique sur la courtoisie et le droit des gens ; aussi ne se gêna-t-il nullement de manquer aux termes de la reddition, quand il eut vu dans quel état de délabrement était la ville, et quel petit nombre de défenseurs elle contenait. Il livra les habitations au pillage, et, après avoir fait prêter serment de fidélité aux colons, il partit, emmenant prisonnier M. de Manneval, malgré les belles promesses qu’il lui avait faites.

Ensuite, il passa par Chedabouctou et l’île Percée, où il ne laissa derrière lui que des ruines.

Après ces hauts faits, le glorieux amiral retourna vers ses concitoyens, chargé de faciles dépouilles qu’il devait plutôt à une indigne violence et à un heureux hasard, qu’à une réelle habileté.

Sir William était cependant rendu à l’apogée de sa grandeur lorsqu’il fit voile pour le fleuve Saint-Laurent, dans l’automne de l’année de grâce mil six cent quatre-vingt-dix. Nous verrons par la suite comment son étoile pâlissant d’abord en face du Cap-aux-Diamants, le put voir se heurter plus tard contre les rochers de l’île d’Anticosti, puis des Antilles, et s’abîmer dans ce même océan d’où elle l’avait vu sortir si radieux et souriant à l’avenir.

C’est que William Phips n’était en résumé qu’un de ces hardis et heureux aventuriers que la Providence prend par les cheveux, et agite un moment au-dessus des masses afin d’attirer sur eux l’attention de la foule et de faire surgir aussi, par ce moyen, de nouvelles ambitions. Doué d’une intelligence assez bornée, d’un jugement des plus médiocres, il s’éleva tant qu’un aveugle destin lui tendit la main et le soutint au-dessus de sa sphère ; mais une fois livré à ses seules ressources, William Phips, incapable de se maintenir par lui-même à la hauteur de cette position de chanceux parvenu, perdit l’équilibre, et se cassa les reins dans sa lourde chute.

On nous trouvera peut-être un peu sévère dans notre jugement sur un malheureux vaincu ; mais l’histoire de sa vie qui montre combien il était superstitieux, ignorant et borné, puis, en particulier, les fautes qu’il commit dans son expédition contre le Canada sont là pour corroborer notre jugement sur cet homme.

  1. L’histoire donne en effet vingt-six enfants au père de Sir William.