Le tomahahk et L’épée/Texte entier

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Texte établi par L. Brousseau (p. cov-tdm).

JOSEPH MARMETTE

LE
TOMAHAHK
ET
L’ÉPÉE
QUÉBEC
Imprimerie de Léger Brousseau

1877


LE TOMAHAHK ET L’ÉPÉE
















Enregistré conformément à l’Acte du Parlement du Canada,
en l’année 1877, par Joseph Marmette,
au bureau du ministre d’agriculture, à Ottawa.

LE TOMAHAHK



LA DISPERSION DES HURONS



Lorsque vous sortez du bassin de Saint Thomas de Montmagny et que vous remontez le fleuve en longeant la côte du sud, vous apercevez, à peu près une demi-lieue en amont, une humble rivière qui traîne ses eaux vaseuses au Saint-Laurent : c’est la rivière à Lacaille près de l’embouchure de laquelle s’élevait jadis le premier village de Saint-Thomas.

De cet établissement primitif qui portait le nom de Pointe-à-Lacaille, à peine reste-t-il, à demi enfouies au pied de la falaise, quelques pierres qui firent autrefois partie des murailles de la vieille église bâtie et bénite en 1686, sur un terrain concédé par le sieur Guillaume Fournier au missionnaire de l’endroit, Messire Morel.

Un siècle après l’érection du petit temple de la Pointe-à-Lacaille, les habitants du lieu, voyant que les flots avaient rongé une douzaine d’arpents de la falaise et menaçaient d’envahir bientôt et la chapelle et les habitations du hameau, abandonnèrent tout-à-fait un endroit si dangereux, et s’en allèrent, une demi-lieue plus bas, construire une autre église et de nouvelles demeures sur les lieux où s’élève aujourd’hui le grand village de Saint-Thomas.

Il n’y avait à la Pointe-à-Lacaille, en 1664, que deux ou trois maisons d’assez pauvre apparence. L’établissement commençait à peine, et il devait bien s’écouler une quinzaine d’années, après la venue des premiers colons, quand on crut devoir y tenir des registres, en 1679.

D’abord la propriété de M. de Montmagny, la seigneurie de la Rivière-du-Sud, à qui le roi l’avait cédée le 5 mai 1646, passa successivement des mains d’Adrien Huault à celles de Louis Théandre de Lotbinière, et de Moyen Deschamps qui la céda à Louis Couillard de l’Espinay. Quant au fief Saint-Luc, aujourd’hui Saint-Thomas, il était enclavé dans la seigneurie de la Rivière-du-Sud, et avait été concédé en 1653 à Noël Morin qui, en 1680, mourut chez son fils Alphonse établi à la Pointe à-Lacaille. Leurs nombreux descendants portent le nom de Morin-Valcourt.

Ceux qui sont familiers avec notre histoire savent quelle était l’organisation qui présidait à l’établissement des paroisses dans la colonie naissante de la Nouvelle-France. Le roi y cédait un fief à celui de ses sujets qu’il en jugeait digne, lequel, en retour, devait à la couronne foi et hommage, avec l’aveu, le dénombrement et le droit de quint, etc., à chaque mutation. Ce seigneur divisait son fief en fermes qu’il concédait lui-même à raison d’un ou de deux sols par arpent et d’un demi-minot de blé pour la concession entière. Les censitaires devaient, en échange, faire moudre leur grain au moulin banal, donner au seigneur la quatorzième partie de la farine pour droit de mouture, et payer, pour lods et ventes, le douzième du prix de leur terre.

Bien qu’à l’origine les seigneurs possédassent au Canada le redoutable droit de haute, moyenne et basse justice, ils ne l’exercèrent que rarement et l’histoire n’en mentionne aucun abus. À vrai dire, nos seigneurs étaient plutôt des fermiers du gouvernement que les représentants de ces feudataires et tyrans du moyen-âge qui traitaient le peuple comme un vil troupeau d’esclaves taillables et corvéables à merci. Aussi bien, comme le disait Frontenac en 1673, le roi entendait-il qu’on ne les regardât plus que comme des engagistes et des seigneurs utiles. On peut dire que ce système de colonisation était l’un des meilleurs que l’on pouvait mettre en usage à cette époque, vu que les seigneurs avaient le plus grand intérêt à attirer des colons sur leur fief et à les bien traiter pour en voir augmenter rapidement le nombre.

Aux temps difficiles où se reporte ce récit, chaque petit bourg avait son fort où l’on se réfugiait en cas d’attaque pour résister aux bandes d’Iroquois qui rôdaient continuellement par toute la colonie. Ce fort consistait en une enceinte de pieux et occupait habituellement le centre du bourg. Il entourait assez souvent la demeure seigneuriale, et quelquefois il était défendu par de petites pièces de canon dont les Sauvages avait grand’ peur.

En 1664, il n’y avait pas encore de seigneur résidant à Saint-Thomas et M. Louis Couillard de l’Espinay ne devait se faire construire un manoir aux abords du bassin que plusieurs années après. La demeure de Mme Guillot, la plus ancienne et la plus grande de l’endroit, était protégée par une enceinte de palissades hautes d’une quinzaine de pieds, qui entourait à la fois la maison, la grange et leurs dépendances, toutes situées sur la rive gauche de la Rivière-à-Lacaille

Il est six heures du soir. Tandis que la maîtresse de céans, Mme Guillot, s’occupe à ranger des assiettes sur une grande table carrée, au milieu de la cuisine, et que la femme de Joncas, le fermier de l’établissement, est à moitié enfouie sous le haut manteau de la cheminée où elle surveille avec recueillement la cuisson d’une omelette au lard, Mlle Jeanne de Richecourt et le chevalier de Mornac, récemment arrivés de France, ainsi que Louis Jolliet, qui devait s’illustrer plus tard par la découverte du Mississipi, assistent silencieux au coucher du soleil.

Globe de flamme incandescente, l’astre s’inclinait à l’occident vers la cime des Laurentides derrière laquelle il allait bientôt disparaître. Éclairé vivement, le sommet du cap Tourmente se découpait ainsi qu’un immense diadème aux dentelures d’un or ardent comme celui de la Guinée, pendant que la base du cap reposait à demi effacée dans l’ombre. On aurait dit le grand génie du fleuve, agenouillé sur les bords de son empire et la tête perdue dans les nuages roses du couchant. Sur le parcours de six lieues qui sépare en cet endroit les deux rives, une immense traînée de flamme embrasait le fleuve dont les eaux paraissaient bouillonner sous ce brûlant contact. À l’horizon, au-dessus du soleil et des montagnes, de grands nuages rouges frangés de brillantes teintes cuivrées se déployaient dans l’espace, comme de longs drapeaux de pourpre et d’or, dont les reflets coloraient en rose la tête des monts et le dos rugueux des îles que l’on aurait cru voir flotter au milieu du Saint-Laurent. Ainsi éclairés, ces îlots semblaient être de gigantesques cétacés rougeâtres, qui seraient surgis brusquement des eaux pour contempler ce merveilleux spectacle du roi de la nature se couchant au milieu de sa cour et environné des splendeurs de sa gloire. À la fin du jour ainsi qu’à l’aurore, la nature entière tressaille d’une telle exubérance de vie que les objets, même inanimés, nous semblent s’agiter comme pour saluer l’astre puissant chargé par Dieu de féconder la terre.

Déjà, cependant, le soleil descend et disparaît en arrière des montagnes qui, peu à peu, se sont assombries. Seuls les nuages rouges et dorés qui drapent l’horizon reçoivent encore, grâce à leur élévation, le reflet des rayons du soleil, et ont conservé leurs brillantes couleurs. Mais à mesure que l’astre s’enfonce dans les régions alors inconnues du nord-ouest, les nues ainsi éclairées passent par gradation du rouge pourpre au rose, du rose pâle au jaune clair, et leurs derniers lambeaux d’un blanc lumineux vont s’éteindre à côté de la première étoile dont la faible lumière s’allume au fond du firmament dans l’ombre de la nuit tombante.

— Allons ! mademoiselle et messieurs, le souper est servi, fit Mme Guillot en se frappant les mains pour tirer ses hôtes de leurs rêveries. Et tous vinrent se placer autour de la table à chaque bout de laquelle fumaient de riches omelettes aux paillettes dorées et croustillantes.

Lorsqu’on sortit de table, le jour avait fait place à la nuit qui s’étendait sereine et calme sur les sauvages régions d’alentour.

En se levant de table, Jolliet porta sa chaise auprès du mur et tout à côté de l’une des fenêtres qui regardaient sur le nord ; puis il se rapprocha vivement de la croisée en s’écriant :

— Oh ! venez donc voir la belle aurore boréale !

On accourut aux fenêtres et chacun put contempler la scène féérique offerte ce soir-là par le ciel à la terre.

D’abord d’une teinte égale et uniforme, une grande lueur blanche, qui s’élevait du côté du nord et montait dans l’espace, se fendit en millions de striures lumineuses et frangées comme les innombrables stalactites suspendues à la voûte de grottes merveilleuses, et sur lesquelles la lumière des torches se réfléchit avec des scintillations infinies.

Ces grands courants, d’un blanc éclairé, commencèrent à se mouvoir, à courir avec rapidité sur le fond du ciel sombre. Tantôt avec la vitesse de la fusée qui part, ils se déroulaient dans le firmament comme d’immenses rubans de satin blanc et moiré qui ondoyaient sur l’obscurité de la nuit avec des reflets argentés. Puis, comme secoués par un souffle mystérieux, ils se balançaient un moment au-dessus de la terre assombrie et se repliaient soudain sur eux-mêmes avec la promptitude d’un éclair qui s’éteint.

Reprenant leur nuance égale et primitive, ils allaient se développer au-dessus de l’horizon comme un large turban, enroulé sur la tête du globe, et qui faisait miroiter dans l’infini son céleste tissu piqué, çà et là, de fils d’or figurés par les étoiles scintillant au travers de ces vaporeuses clartés.

Tantôt ils se séparaient distinctement, et, ainsi qu’une folle troupe d’esprits titaniques, ils couraient aux quatre coins de l’horizon, formaient une gigantesque chaîne et dansaient autour des mondes la ronde la plus fantastique et la plus échevelée.

Ils allaient, tournant si vite, qu’à les regarder, l’œil se sentait pris de vertige, quand tout-à-coup, ce grand cercle mouvant se resserre, se rétrécit encore, s’amincit vers son centre et s’arrête immobile, mais toujours lumineux, au milieu du ciel où il forme un soleil énorme dont les rayons sans nombre dardent en dehors leurs traits tremblotants. Sombre d’abord, le centre de cet astre éphémère prend bientôt une couleur rougeâtre qui devient pourpre en un moment, tandis qu’un brillant météore s’allume au sein de ce soleil étrange, éclate, tombe vers la terre, en laissant à sa suite une fugitive traînée tricolore, jaune, verte et rouge, et va s’abîmer au loin vers le bas du fleuve qui s’empourpre un instant d’une teinte enflammée, puis rentre dans l’obscurité de la nuit.

Et, comme si c’était un signal de retraite, le cercle aux rayons agités là-haut se brise, et les courants de lumière diaphane se dispersent et s’éteignent dans l’air, poursuivis par la lueur sanglante du centre, laquelle grandit, s’épaissit, s’étend victorieuse dans l’insondable coupole du ciel qui longtemps, durant la nuit, garda cette couleur d’un rouge effrayant.[1]

Les spectateurs de cette scène grandiose restèrent silencieux tout le temps qu’elle dura.

Quand le météore s’éteignit dans le fleuve, Mornac s’écria :

— Voilà qui est magnifique !

— Ce spectacle est en effet terriblement beau, repartit Mlle de Richecourt. Il me rappelle ceux qui précédèrent le tremblement de terre de l’hiver dernier. Dieu nous garde, cette année, de semblables agitations.

— Ce fut donc bien effrayant ? demanda Mornac.

— Oh ! oui ! répondit-elle.

— Mais veuillez alors m’en faire le récit ?

— Bien volontiers, mon cousin. Sachez d’abord que, durant l’automne de 1662, le ciel sembla nous donner des avertissements par des phénomènes pareils à ceux d’aujourd’hui et plus terribles encore. « Au milieu du mouvement rapide et brillant des aurores boréales, des météores ignés, sous la forme de serpents embrasés, s’enlaçaient les uns dans les autres et volaient par les airs, portés sur des ailes de feu. Tout le monde put voir à Québec un grand globe de flammes qui faisait un assez beau jour pendant la nuit, si les étincelles qu’il dardait de toutes parts n’eussent mêlé de frayeur le plaisir qu’on prenait à le voir. Les habitants de la côte de Beaupré en remarquèrent un semblable s’étendant au-dessus de leurs champs comme une grande ville dévorée par l’incendie. Leur terreur fut extrême, car ils crurent qu’il allait tout embraser. Un même météore parut sur Montréal ; mais il semblait sortir du sein de la lune, avec un bruit qui était celui des canons et des trompettes, et s’étant promené trois lieues en l’air, fut se perdre enfin derrière la grosse montagne dont cette ville porte le nom. »[2]

Ces phénomènes continuèrent de se faire voir durant une partie de l’hiver, lorsque arriva le lundi gras qui était le cinquième jour de février. « La journée avait été belle et sereine. Bien des gens avaient commencé à célébrer le carnaval par les amusements ordinaires, lorsque, vers les cinq heures et demie du soir, on sentit dans toute l’étendue du pays un frémissement de la terre, suivi d’un bruit ressemblant à celui que feraient des milliers de carrosses lourdement chargés et roulant avec vitesse sur des pavés. Bientôt cent autres bruits se mêlèrent à ces deux premiers : tantôt l’on entendait le pétillement du feu dans les greniers, tantôt le roulement du tonnerre, ou le mugissement des vagues se brisant contre le rivage ; quelquefois on aurait dit une grêle de pierres tombant sur les toits ; le sol se soulevait et s’affaissait d’une manière effrayante ; les portes s’ouvraient et se fermaient avec bruit ; les cloches des églises et le timbre des horloges sonnaient ; les maisons étaient agitées comme des arbres, lorsque le vent souffle avec violence ; les meubles se renversaient, les cheminées tombaient, les murs se lézardaient ; les glaces du fleuve, épaisses de trois ou quatre pieds, étaient soulevées et brisées comme dans une soudaine et violente débâcle. Les animaux domestiques témoignaient leur crainte par des cris et des hurlements ; les poissons eux-mêmes étaient effrayés, et, au milieu de tous les sons discordants, l’on entendit les rauques sifflements des marsouins aux Trois-Rivières où jamais en n’en avait entendu auparavant. »

— En effet, ce devait être effrayant, dit Mornac avec un sourire. Mais passant par votre bouche charmante, ces détails sont ravissants.

— Ne raillez pas, chevalier, car tout brave que vous soyez, vous auriez eu frayeur comme ceux qui furent témoins de ce bouleversement. « Bien que personne ne fût blessé, ni aucune maison renversée, la pensée que la fin du monde arrivait, s’était emparée des esprits ; aussi se croyant aux portes de l’éternité, chacun se préparait au jugement dernier. Le mardi-gras et le mercredi des cendres ressemblèrent au jour de Pâques, par le grand nombre de personnes qui s’approchèrent de la sainte table, et tout le temps du carême continua de présenter le spectacle le plus édifiant. »[3]

— Et vous pensez que les phénomènes célestes qui apparurent l’automne précédent, étaient des signes précurseurs du tremblement de terre ?

— Pourquoi pas ?

— Alors ceux de ce soir nous annonceraient donc aussi quelque malheur ? reprit l’incrédule Mornac en souriant.

— Tenez, mon cousin, si vous voulez m’en croire, répondit Mlle de Richecourt avec un air des plus sérieux, ne badinez pas là-dessus.

— C’est vrai ! fit Mme Guillot.

Mornac s’apercevant que son esprit railleur paraissait affecter péniblement les dames, dit d’un ton plus sérieux au Renard-Noir, l’un des chefs hurons qui avaient échappé au tomahahk iroquois, et qui, les yeux encore fixés sur le ciel rouge, n’avait pas prononcé un mot depuis le souper :

— Et vous, chef, que pensez-vous de ces choses-là ?

Après un moment de silence, le Huron répondit :

— Le pauvre sauvage n’a pas toute la science d’un homme blanc, et ses croyances, bien qu’il soit aussi chrétien, sont différentes des tiennes sur beaucoup de choses. Tu ne vois, sans doute, dans ces signes que des effets produits pas une cause naturelle. Mais mes pères à moi m’ont appris, et je respecte à ce sujet leurs enseignements, que ces brillants esprits qui courent ainsi le soir, dans le territoire des nuages, sont les âmes de nos ancêtres qui s’agitent là-haut pour avertir leurs petits-fils d’un danger prochain. Lorsque nous fûmes chassés par nos ennemis des bords du grand lac, où blanchissent maintenant les os desséchés de tous ceux qui nous furent chers, nos tribus en reçurent longtemps d’avance, l’avertissement par de pareils signes. Mais le Grand-Esprit avait frappé ses fils d’aveuglement. Comme des vieillards qui, sur le soir de la vie, ne peuvent plus distinguer la lumière du feu de leur cabane, nous étions frappés d’aveuglement. Bien loin d’être sur leurs gardes, mes frères, malgré mes conseils et ceux de quelques anciens, se laissèrent surprendre par l’ennemi et la grande nation huronne fut écrasée, le peu qui en restait arraché du pays aimé de ses pères, et dispersé au loin comme les feuillages de la forêt sous le souffle puissant des vents de l’automne.

— J’ai entendu parler, en effet, des malheurs de votre race, dit Mornac qui ne raillait plus. Mais j’en aimerais bien entendre le récit de la bouche même de l’un des acteurs de cette tragédie. Cependant j’ai peur de réveiller vos douleurs en vous priant de me les raconter.

Le Huron réfléchit et dit :

— Le guerrier vaincu doit songer quelquefois à ses défaites pour en savoir éviter de nouvelles, et penser aux maux que lui ont faits ses ennemis pour ne pas oublier que la vengeance est douce au cœur de la victime tant qu’il lui reste encore un battement de vie. Mon fils est jeune et la parole d’un guerrier qui pourrait être son père par l’âge et l’expérience, lui sera d’un enseignement utile en lui racontant la ruine d’une nation autrefois maîtresse de ces contrées.

Durant cet échange de paroles entre le Huron et Mornac, les dames était allées s’asseoir auprès du feu qui flambait dans la cheminée, Jeanne de Richecourt à côté de Mme Guillot. Mornac s’adossa contre la fenêtre, à côté de Jolliet. Le Renard-Noir alla s’appuyer contre l’un des pans de la cheminée. Là, debout, la figure à demi éclairée par les lueurs du foyer, regardant ses auditeurs en face, il commença d’une voix profonde et grave :

« — La forêt avait reverdi seulement quatre fois au-dessus de ma jeune tête, lorsque le grand chef des blancs, qu’ils appelaient Champlain, vint établir sur le cap de Stadacona la vaste bourgade que nous avons quittée au commencement du jour qui vient de s’éteindre. Depuis ce temps-là, l’hiver a soixante fois blanchi les forêts.

« Notre nation, celle des Ouendats que les blancs ont nommés Hurons, était la plus puissante de toutes les tribus qui couvraient les terres de chasse du Canada. Les armes et le nombre de ses guerriers la faisaient respecter au loin. La petite peuplade des Iroquois osait pourtant croiser ses tomahahks avec les nôtres et ne craignait même pas de nous attaquer. Ses guerriers étaient moins nombreux, mais plus unis, plus vigilants, plus rusés, plus cruels que les nôtres qui préféraient les expéditions de chasse aux courses continuelles dans les sentiers de guerre. Que mes frères blancs ne croient pas que nos guerriers, une fois au combat, fussent moins braves, moins forts, moins agiles que ceux des Cinq-Cantons. Mes frères se tromperaient. Mais ce qui finit par causer la perte de ma nation, c’est que le Grand-Esprit a toujours donné à ses enfants hurons des cœurs plus doux et des yeux moins épris de la vue du sang que ceux de nos ennemis. Tandis que les Iroquois ne craignaient point de venir se cacher aux environs de nos villages pour enlever quelques chevelures, nos guerriers, qui rêvaient de grandes chasses aux caribous, se laissaient quelquefois surprendre jusque dans leurs cabanes.

« Nous étions encore les plus nombreux et les plus forts, lorsque dans l’été qui suivit l’arrivée du puissant chef blanc ; mon père Darontal, qui était le grand capitaine de notre nation, pria le vôtre d’accompagner, avec quelques soldats blancs, nos hommes de guerre dans une expédition contre les Cinq-Cantons iroquois. Vos armes merveilleuses et terribles, alors inconnues aux enfants de la forêt, devaient nous aider beaucoup en frappant nos ennemis d’épouvante. C’est ce qui arriva. Dès que les Iroquois eurent vu les éclairs, entendu le tonnerre sortir de vos armes et jeter la mort dans leurs rangs, ils se sauvèrent dans les bois où nos guerriers les poursuivirent bien loin. Je me souviens d’avoir entendu raconter cette victoire par mon père lorsque, à son retour, il suspendit au poteau du ouigouam, les scalps des ennemis qu’il avait tués. »

Au souvenir des exploits de son père, la figure bronzée du Renard-Noir s’anima d’un noble orgueil. Ses yeux, où les lueurs du foyer venaient se réfléchir, semblaient lancer des flammes. Après quelques instants de silence il reprit :

« — J’avais continué de croître et mes yeux avaient vu dix fois la neige fondre autour de nos cabanes, lorsque le grand chef blanc vint passer un hiver sous le ouigouam de mon père Darontal.[4] C’était à la suite d’une seconde expédition contre nos ennemis les Iroquois. Elle avait été moins heureuse que la première, et les nôtres avaient été obligés de s’en revenir au pays, après avoir tué pourtant beaucoup d’ennemis. La saison des neiges était proche et nos guerriers n’avaient pas voulu se hasarder à escorter votre capitaine jusqu’à Stadacona. Ils l’avaient décidé à passer l’hiver dans une de leurs bourgades. Votre chef choisit celle de Carhagouba parce que mon père, qui était son ami, l’habitait. C’était le plus grand village des Attignaonantans.

« C’est alors que je le vis, cet illustre capitaine qui savait toutes les choses que le Grand-Esprit peut donner aux hommes le connaître. Depuis longtemps le bruit de son nom et de sa puissance avait frappé l’oreille des femmes, des enfants et des vieillards de notre nation, qui ne l’avaient pas encore vu. Toutes les familles de la bourgade allèrent au-devant de lui. Des coureurs nous avaient annoncé d’avance sa prochaine arrivée. Quand il parut, nos yeux n’étaient pas assez grands pour le regarder, et chacun admirait sa bonne mine, ses armes étranges et terribles et ses riches vêtements.

« Pendant l’hiver qu’il passa sous le ouigouam de mon père, il me prit en amitié, m’apprit à comprendre votre langue, et le soir, à la lueur du feu de la cabane, il commença à m’initier au secret de deviner dans vos livres les signes visibles de la pensée. En retour, je le suivais partout, je prenais soin de ses armes et l’accompagnais à la chasse où je lui étais utile en portant ses munitions et le gibier qu’il tuait.

« Je m’attachai tant à lui que je demandais à mon père d’accompagner le grand capitaine à Stadacona quand le printemps fut revenu. Ce qui me fut permis lorsque le chef blanc eut dit à Darontal qu’il consentait à m’emmener et à me garder avec lui tout le temps que je voudrais.

« Quand la glace qui couvrait les grands lacs fut partie, je descendis la longue rivière avec l’escorte qui accompagnait les blancs.

« Durant bien des lunes je demeurai à Stadacona auprès du savant capitaine. J’achevai d’apprendre à lire, et, instruit dans votre religion par les robes noires, j’eus la tête lavée par l’eau qui rend chrétien. J’assistai à l’agrandissement du village de Québec et pris part aux travaux que dirigeait le grand maître : ce chef illustre portait bien son nom qui veut dire champ fertile.

« J’avais vu l’été réchauffer vingt-quatre fois la terre, lorsque d’autres blancs, ennemis des vôtres,[5] s’en vinrent déclarer la guerre à nos amis qui, en plus petit nombre et affaiblis par la faim, se rendirent prisonniers aux Yangees[6] qui les emmenèrent tous sur leurs grands canots par delà le vaste lac salé.

« Privé de mon second père, le grand capitaine blanc, et plein de haine contre les étrangers nouveaux venus dont je ne comprenais pas le langage, je m’échappai sur un canot et m’en retournai au pays des Ouendats.

« Ce fut alors que la belle Fleur-d’Étoile se trouva sur le sentier de ma jeunesse et unit sa destinée à la mienne.

« Comme la mort de mon père, Darontal, ne me retenait plus au village de Carhagouba, je me fis adopter par mes frères de Téanaustayé, bourgade que ma femme, Fleur-d’Étoile, habitait.

« Quatre années plus tard, j’appris que le grand chef blanc, l’ami de notre nation était revenu avec les Français et que les Yangees avaient quitté le pays. Mon désir était de revoir le fameux capitaine ; mais je ne pus descendre le fleuve cet été-là. On disait que les Iroquois nous guettaient au passage. Il fallut attendre la prochaine saison. Hélas ! quand je parvins à Québec le grand chef se mourait. Il apprit que son fils le Renard-Noir demandait à le voir et me fit venir auprès de lui. Il me parla longtemps — « Écoute-moi bien, mon fils, me dit-il. Je t’ai instruit dans la religion chrétienne et je t’ai appris bien des choses que tes frères ignorent. C’est à toi de continuer mon œuvre auprès d’eux. Pour tirer les tiens de l’ignorance où ils croupissent, des missionnaires iront s’établir dans vos bourgades et enseigneront aux Hurons la religion et les coutumes des blancs. Toi, tu en connais tous les avantages et tu devras aider les robes noires dans leurs efforts, et faire accepter leur présence au milieu de vos guerriers. »

« Il me parla plusieurs fois ainsi et me fit jurer de lui obéir. Après quoi, l’âme du grand capitaine partit paisible pour le pays des ombres.

« Je lui tins parole. Les robes noires vinrent demander l’hospitalité à mes frères auxquels je persuadai de laisser s’établir les missionnaires au milieu de nous. Ce ne fut pas sans peine. Les sorciers de la nation qui prévoyaient la perte de leur autorité, employèrent tous les moyens possibles pour chasser les robes noires. Mais les efforts des quelques chrétiens qu’il y avait déjà parmi nous et le courage des missionnaires finirent par faire dominer la religion chrétienne dans nos bourgades.

« Beaucoup de lunes et d’années s’écoulèrent, et l’aîné de mes onze fils avait vu dix-huit printemps, lorsque mes guerriers me proposèrent de descendre aux Trois-Rivières pour y faire la traite des pelleteries. Il y avait longtemps que nous n’y étions allés, car depuis la mort de mon second père, Champlain, les Iroquois étaient devenus, par leurs fréquentes victoires, la terreur de notre nation.

« Nous partîmes deux cent cinquante guerriers, dont j’étais le premier capitaine. Nous descendîmes la rivière sans rencontrer un seul ennemi. Comme nous approchions du fort des Trois-Rivières, nous poussâmes nos canots au milieu des joncs du rivage pour faire notre toilette de fête et rafraîchir nos tatouages avant de paraître devant les Français. Tandis que nous étions occupés ainsi, nos sentinelles jetèrent le cri de guerre. Un grand parti d’Iroquois venait nous attaquer. Nous saisîmes nos armes, et après un engagement rapide, les Iroquois prirent la fuite. Nous les poursuivîmes et en fîmes beaucoup prisonniers. Un grand nombre avait été tué.

« Nous échangeâmes nos pelleteries aux Trois-Rivières et repartîmes pour notre pays, triomphants et joyeux, et nos ceintures chargées des scalps de la victoire. Hélas ! nous devions bientôt apprendre que nous aurions mieux fait de rester dans notre bourgade pour défendre nos familles. »

Ici le Renard-Noir s’arrêta quelques instants. On eut dit qu’il voulait rassembler ses forces pour raconter les choses pénibles qu’il lui restait à dire.

Depuis quelques instants Mornac semblait distrait. Il se retournait fréquemment pour regarder par la fenêtre près de laquelle il était assis. Avant la pause que le Renard-Noir venait de faire, le chevalier s’était penché vers Jolliet et lui avait dit rapidement à l’oreille :

— Regardez donc du côté des palissades qui entourent la maison. Il me semble apercevoir quelque chose comme une tête d’homme qui s’agiterait au-dessus de la pointe des pieux.

— Chut ! fit Jolliet. Prenons garde d’effrayer les dames. Examinons en silence et à la dérobée.

En ce moment deux gros chiens de garde qui dormaient dans la cour se mirent à aboyer.

Les femmes se regardèrent en frissonnant.

— Sentiraient-ils des ennemis ? demanda Mme Guillot qui ne put s’empêcher de pâlir.

— Les chiens jappent à la lune qui se lève, repartit Joncas.

Le croissant de la lune argentait le champ azuré de la nuit, au-dessus des grands arbres immobiles.

— Je ne vois plus rien, reprit Mornac à voix basse. La tête à disparu.

— Vous vous trompiez, fit Jolliet sur le même ton.

Les chiens n’aboyaient plus, mais grondaient sourdement.

— Veuillez continuer, chef, dit Jolliet à voix haute pour chasser la crainte qui commençait à saisir les femmes.

Pendant que Mornac à demi tourné vers la fenêtre continuait à regarder négligemment au dehors, le Renard-Noir reprit son récit.

« — Nous étions encore à une journée de marche de Téanaustayé, ou Saint-Joseph, qui était la principale bourgade de la nation et celle que j’habitais avec Fleur-d’Étoile et mes fils, lorsque, en mettant pied sur le rivage pour y passer la nuit, nous trouvâmes un pauvre vieux guerrier de notre village. Il était blessé gravement et se traînait à peine. À notre vue il se mit à pousser des gémissements lamentables. « Mes fils, s’écria-t-il, semblent être dans la joie quand ils devraient pleurer toutes les larmes de leurs yeux ! » Nous crûmes que ses esprits s’étaient égarés par suite de l’affaiblissement où il se trouvait. Il s’en aperçut et nous dit : « Pleurez, ô mes fils ! pleurez vos femmes et vos enfants massacrés ; pleurez les vieillards de la nation disparus ! Téanaustayé n’est plus ! Les Iroquois ont brûlé nos cabanes après en avoir surpris et tué tous les habitants ! Blessé moi-même j’ai pu m’échapper et m’enfuir jusqu’ici, où depuis plusieurs jours je me traîne en mourant à chaque pas.

« Un hurlement de douleur, suivi d’un morne silence, accueillit ces nouvelles horribles.

« Voici ce que le blessé nous apprit quand nos oreilles purent l’écouter.

« Quelques jours auparavant,[7] tandis que le soleil du matin dorait les champs de maïs qui entouraient le village paisible, et que des groupes de jeunes filles babillaient à l’ombre des ouigouams, que les vieilles femmes pilaient le grain dans des mortiers de bois et que les enfants nus se roulaient dans la poussière, pêle-mêle avec les chiens couchés au soleil, un cri de terreur éclata dans le silence où reposait la bourgade.

— « Les Iroquois ! les Iroquois !

« La bourgade venait d’être envahie par un grand parti de guerriers ennemis.[8] Les quelques hommes valides laissés pour la garde du village voulurent courir à leurs armes et se défendre. Ils furent les premiers tués. La robe noire qui demeurait à Téanaustayé, et que les blancs appelaient père Daniel, et que nous nommions Achiendase, s’efforça de rallier les défenseurs en promettant le ciel à ceux qui mourraient pour leur famille et leur religion. Quelques vieillards l’entourèrent, ainsi que toutes les femmes et les enfants. Et ce fut tandis qu’il baptisait ceux qui n’étaient pas encore chrétiens qu’il fut tué d’un coup d’arquebuse.

« Le petit nombre de défenseurs qui se trouvaient dans le village une fois tués, les Iroquois tournèrent leur furie contre les femmes, les enfants et les vieillards, et mirent le feu à tous les ouigouams.

« Quand la bourgade ne fut plus qu’un tas de cendres fumantes, les ennemis se retirèrent avec plus de sept cents prisonniers dont ils tuèrent un grand nombre en retournant chez eux. Beaucoup plus avaient été égorgés dans l’enceinte du village.

« Ce récit lamentable nous plongea dans l’abattement le plus profond.

« Le lendemain soir, nous arrivâmes à l’endroit où Téanaustayé s’élevait naguère. Au lieu des cris de triomphe, des fêtes, des femmes joyeuses qui devaient nous accueillir à notre glorieux retour, nous ne trouvâmes que ruine, mort et désolation.

« C’était là que j’avais laissé ma pauvre Fleur-d’Étoile et ses sept plus jeunes enfants. Mes quatre fils aînés m’avaient accompagné aux Trois-Rivières. Silencieux, nous nous assîmes au milieu des restes méconnaissables de nos familles massacrées. Immobiles, la tête penchée, les yeux fixés sur les cendres encore fumantes de notre village, nous passâmes ainsi la nuit. Les larmes et les gémissements ne conviennent qu’aux femmes ; le deuil des guerriers doit être fier et calme.

« Le lendemain, nous allâmes nous réfugier dans le village de Tohotaenrat (Saint-Michel) qui était le plus rapproché de notre bourgade anéantie.

« Là, j’appris le sort de l’infortunée Fleur-d’Étoile. Elle avait réussi à se sauver dans les bois avec ses enfants, et s’était cachée dans un épais buisson où elle se croyait en sûreté. Les Iroquois chassaient les fugitifs comme des bêtes sauvages. Ils passèrent près de l’endroit où la mère tremblante était blottie. Ces chiens ne la voyaient pas et l’auraient dépassée quand son plus jeune enfant se mit à crier. Elle voulut étouffer les vagissements du malheureux petit être qui la perdait. Les Iroquois avaient entendu et bondirent sur leur proie comme des loups enragés. Ils assommèrent ma pauvre Fleur-d’Étoile à coups de tomahahk, après avoir massacré sous ses yeux nos enfants dont ils fracassèrent la tête sur un tronc d’arbre. Un seul d’entre eux, qu’ils avaient laissé pour mort, revint ensuite à lui et me dit ces épouvantables malheurs. »

Le Renard-Noir, ému par ces terribles souvenirs, s’arrêta un instant encore. Son accent étrange, sa voix profonde et vibrant sous le coup de l’émotion, avait quelque chose de sombre qui étreignait péniblement l’âme de ses auditeurs. Tous étaient comme suspendus à ses lèvres et l’écoutaient silencieusement. La femme de Joncas oubliait de faire tourner son rouet, Joncas lui-même fumait avec une pipe éteinte. Mme Guillot avait laissé tomber son tricot sur ses genoux. Jeanne de Richecourt ne détachait ses grands yeux humides de la figure bizarrement tatouée du Renard-Noir, que pour les arrêter sur l’ombre du sauvage qui se dessinait sur le mur et montait jusqu’au plafond où la touffe de cheveux, droite sur le crâne du Huron, s’agitait sinistre sur le fond rouge de la lumière blafarde que jetait une chandelle fumeuse.

Durant cette seconde interruption, les chiens qui s’étaient tus auparavant, poussèrent tout à coup un de ces hurlements déchirants qui portent au loin dans la nuit une indéfinissable horreur. On aurait dit un immense sanglot humain arraché par des tortures infernales.

Le silence qui régnait déjà dans la vaste salle prenait un caractère inquiétant. Chacun examinait son voisin à la dérobée en s’efforçant de cacher le malaise qu’il éprouvait.

Mornac, la main négligemment appuyée sur la crosse de l’un des pistolets passés à sa ceinture, et Jolliet, regardaient au dehors. Ils ne voyaient rien d’insolite et n’apercevaient au-dessus de la palissade que les larges eaux du fleuve qui se berçaient mollement au loin sous la lumière bleuâtre de la lune.

Après un hurlement prolongé, la voix des chiens s’éteignit encore en un grognement menaçant, et le Renard-Noir poursuivit d’un ton morne et sourd :

« Pendant la saison des neiges qui suivit, je tâchai de persuader à nos guerriers d’être plus défiants que par le passé et de garder les environs de nos bourgades pour ne pas être surpris. Ils m’écoutèrent d’abord ; mais l’insouciance funeste qui a perdu notre malheureuse nation reprit bientôt le dessus, et ils finirent par mépriser la voix d’un chef plus expérimenté qu’eux tous. Mes fils m’avertirent que l’on murmurait même contre moi. On m’accusait d’être la cause de tous les maux qui avaient fondu sur nous. Depuis, disait-on, que le Renard-Noir avait amené les missionnaires avec lui, la nation semblait avoir été abandonnée du Grand-Esprit. C’était les sorciers et les païens qui répandaient ces bruits.

« L’hiver était fini et le soleil du printemps achevait de fondre la neige autour de nos cabanes, lorsque mes quatre fils aînés partirent pour aller voir les robes noires, Brébeuf et Lalemant, que nous appelons Echon et Achiendase, qui demeuraient à Ataronchronons (Saint-Louis.) Le plus jeune de mes enfants, blessé à Teanaustayé, restait seul avec moi.

« Il y avait trois jours que mes fils m’avaient quitté, lorsque, un matin,[9] nous aperçûmes un nuage épais de fumée qui s’élevait, dans l’éloignement, par-dessus les arbres dépouillés de leurs feuilles.

« Un long cri de détresse s’échappa de nos poitrines : « Les Iroquois ! Ils brûlent Saint-Louis. »

« Nous regardions en silence cet amas de fumée mêlée de flamme, qui montait vers le ciel, quand nous vîmes accourir deux de nos frères d’Ataronchronons. Ils étaient hors d’haleine et paraissaient frappés de terreur. Nos craintes n’étaient que trop vraies. Les Iroquois venaient d’incendier Saint-Louis après avoir détruit Saint-Ignace et massacré les habitants des deux bourgades.

« Je pensai à mes quatre fils qui devaient avoir été surpris et tués à Ataronchronons et mon cœur souffrit horriblement. Dans l’espérance de les sauver s’il était encore temps ou de les venger du moins, je suppliai les guerriers de Tohotaenrat de me suivre pour aller combattre nos ennemis. Ils ne voulurent pas m’entendre et m’accablèrent de malédiction, disant que je leur avais attiré tous ces désastres.

« Je baissai la tête et sortis seul de leur village après avoir demandé à une vieille femme de prendre soin de mon plus jeune fils.

« Saint-Louis était à deux heures de marche au nord de Tohotaenrat. J’avais fait plus de la moitié du chemin, bien décidé à me faire tuer par les Iroquois, lorsque je rencontrai un parti de trois cents guerriers hurons. Ils étaient chrétiens et venaient de la Conception et de Sainte-Madeleine, bourgs situés à l’ouest de Saint-Ignace et d’Ataronchronons. Ils étaient armés pour le combat et se dirigeaient vers Sainte-Marie qui courait de grands périls ; ce village n’était qu’à une heure de Saint-Louis.

« À Ataronchronons, nos frères nous apprirent que de Saint-Ignace et de Saint-Louis il ne restait plus que des cendres et des cadavres. Les deux robes noires, Echon et Achiendase, y avaient péri en bénissant l’agonie des nôtres.[10]

« Un des fugitifs me dit qu’il avait vu mes quatre fils aînés tomber morts en protégeant les robes noires.

« De mes onze enfants il ne me restait plus qu’un !

« Je n’eus pas le temps de les pleurer. Une avant-garde de deux cents Iroquois s’avançait pour commencer l’attaque de Sainte-Marie. Nous nous séparâmes en plusieurs partis pour les arrêter. La première bande de nos guerriers fut repoussée. Comme les Iroquois les poursuivaient en les chassant vers Ataronchronons, je tombai sur les ennemis avec deux cents Hurons chrétiens qui m’avaient choisi pour chef.

« Surpris, les Iroquois lâchent pied à leur tour et courent se réfugier dans l’enceinte de Saint-Louis. Les palissades seules restaient debout. Les ennemis y cherchent un abri. Nous les y suivons. Le grand nombre est tué, le reste se sauve. Nous étions maîtres de la place. Ce ne fut pas pour longtemps. Au bout d’une heure le principal corps des Iroquois s’abattait sur les palissades en hurlant leur cri de guerre.

« Ce fut alors un des plus furieux combats dont les anciens se souviennent. Nous n’étions plus que cent cinquante capables de combattre les sept cents Iroquois qui nous attaquaient. Mais nous voulions mourir après en avoir tué le plus grand nombre possible. La bataille dura toute l’après-midi. La nuit était descendue sur la terre que nos cris de guerre et le bruit de nos coups retentissaient encore au loin dans la forêt. Enfin le nombre l’emporta et il n’y avait plus autour de moi que vingt Hurons épuisés de blessures et de fatigue, quand nous fûmes terrassés et faits prisonniers.

« Les Iroquois avaient perdu plus de cent de leurs meilleurs guerriers dont plusieurs capitaines. La victoire leur coûtaient cher.

« Au milieu de la nuit, tandis que les vainqueurs s’amusaient à torturer quelques-uns des nôtres, je brisai mes liens et me sauvai vers Sainte-Marie. J’avais encore soif de sang.

« Sept cents guerriers Hurons sortaient d’Ataronchronons afin de poursuivre les Iroquois. Tout couvert de blessures et mourant de faim je partis avec eux. Je me sentais assez de force pour en tuer encore. Nous ne pûmes jamais rejoindre nos ennemis qui s’enfuyaient après avoir massacré un grand nombre de leurs prisonniers. Nous trouvâmes les cadavres de ceux des nôtres qu’ils avaient assommés pendant la marche, et d’autres attachés à des troncs d’arbres et à moitié brûlés par des branches entassées à la hâte.

« Nous ne revînmes que pour assister à la débâcle d’une nation épouvantée. Quinze bourgades étaient déjà abandonnées et brûlées, et les familles et les tribus se dispersaient de tous côtés. Les uns s’enfoncèrent dans les solitudes du nord ou de l’est ; un bon nombre alla demander asile à la nation des Tionnontates, dans la vallée des Montagnes-Bleues ; quelques autres joignirent la peuplade des Neutres, au nord du lac Érié.

« Le parti le plus nombreux, j’en étais avec mon seul et dernier fils que j’avais retrouvé à Tohotaenrat, fut se retirer dans l’île que nous appelions Ahoendoé et que les robes noires nommèrent Saint-Joseph. Elle repose dans le grand lac Huron à l’entrée de la baie de Matchedash.[11]

« Dans l’automne nous étions là six ou huit mille misérables manquant de tout. Nos maux augmentèrent encore quand vint l’hiver. On vit des hommes, des femmes et des enfants décharnés se traîner de cabane en cabane comme des squelettes vivants pour y demander quelque chose à manger.

« Il en mourut bientôt par douzaine tous les jours. Les survivants manquant de plus en plus de vivres, se mirent à déterrer les morts pour s’en nourrir. Une maladie aida l’œuvre de la famine. Avant le printemps la moitié des exilés de l’île Ahoendoé étaient morts. Mon dernier fils atteint de la maladie horrible mourut entre mes bras, comme le printemps s’annonçait par la fonte des neiges. Je n’avais plus de famille et j’allais rester seul sur la terre !

« Quand les glaces furent fondues sur le lac, beaucoup de survivants affamés traversèrent à la terre ferme pour y chercher leur subsistance.

« Mais les Iroquois les y guettaient encore et les massacrèrent tous.

« On apprit dans le même temps que la nation des Tionnontates, chez laquelle plusieurs de nos familles s’étaient réfugiées l’automne précédent, avait été attaquée durant l’hiver par nos ennemis communs qui avaient détruit la bourgade Etarita (Saint-Jean) après en avoir massacré les femmes, les vieillards et les enfants, un jour que tous les guerriers étaient absents à la recherche des Iroquois.

« La terreur fut alors à son comble, et les robes noires qui avaient courageusement partagé tous nos malheurs, nous offrirent de nous emmener avec eux pour nous conduire près du fort de Québec, où nous serions assurément en sûreté.

« Nous n’étions plus que trois cents, et nous les suivîmes jusqu’à Stadaconna, quittant pour toujours la terre où les os de nos aïeux et de nos proches allaient dormir abandonnés dans l’oubli.

« La grande nation des Hurons avait disparu et la plus petite peuplade des Iroquois dominait et se faisait craindre au loin sur le territoire du Canada.

« Mes frères s’établirent dans la longue île qui regarde Québec. Quelque temps je demeurai avec eux. Mais poursuivi par leurs sourds et injustes reproches d’avoir attiré sur leurs têtes des malheurs, qu’ils auraient pu éviter en suivant mes conseils, je les quittai tout à fait pour venir ici habiter et travailler avec mon frère le visage pâle (Joncas) que j’avais autrefois rencontré en ami dans nos regrettés pays de chasse.

« Maintenant le Renard-Noir est le seul de sa famille sur la terre, et quand vient le soir il va souvent s’asseoir sur le bord du grand fleuve en songeant à ceux qui ne sont plus et qu’il aima tant. Quelquefois le chef disparaît durant de longs mois et mon ami, le visage pâle, ne sait plus ce que je suis devenu. Un bon jour, pourtant, le Renard-Noir reparaît sous ce toit hospitalier. Le front du chef est alors plus serein ; son cœur bat plus vite à la vue de quelque scalp sanglant qu’il rapporte et qu’il s’en va cacher dans un endroit connu de lui seul. Il y en a onze qui sèchent en ce lieu secret. Depuis que j’ai quitté pour toujours le pays de mes pères, onze guerriers Iroquois ont été trouvés morts aux environs de leurs bourgades. Moi seul connais comment ils ont été tués pour venger mes onze fils, et moi seul sais quelles ont été leurs souffrances dernières.

« Il me manque encore une chevelure ; celle-là doit-être consacrée à la mémoire de Fleur-d’Étoile. Je l’ai réservée pour la dernière. C’est le scalp d’un grand chef qu’il me faut. Quand ce trophée sera suspendu à côté des autres, le Renard-Noir pourra mourir en paix. »

Le langage figuré du Huron, dont je n’ai pu imiter partout l’originalité de crainte de n’être pas assez clair dans la narration de faits strictement historiques, tenait encore les auditeurs sous le coup de l’émotion pénible produite par un aussi triste récit, quand Mornac, l’œil en feu, la moustache hérissée, se leva soudain.

Rapide comme l’éclair, il ouvrit la fenêtre de sa main gauche et saisit de sa droite l’un de ses pistolets dont il fit feu en visant vers la palissade.

Cela fut si prompt que les hommes se trouvèrent debout et que les femmes jetèrent leur cri, comme l’air frais du dehors chassait à l’intérieur de la maison la fumée de la poudre, et que le bruit de la détonation roulait sous les sonores arceaux de la forêt voisine.

Pendant le moment de silence qui suivit ce brouhaha, on crut entendre, venant du dehors, un léger cri de douleur qui répondit au coup de feu, puis la chute d’un corps pesant sur le sol.

— Sandious ! dit froidement Mornac, je savais bien, moi, qu’il y avait un individu sur cette palissade. Aussi ne l’ai-je pas manqué !…… C’était un parti de guerre iroquois lancé sur les traces du chef Huron et de ses amis de la Pointe-à-Lacaille.

— Mon fils a le sang bouillant, dit le Renard-Noir, et ses nerfs sont prompts à se tendre. Éteignez cette lumière.

 

Dans l’après-midi du trentième jour de juin de l’année suivante (1665), les soixante-dix maisons de Québec étaient complètement vides de leurs habitants qui affluaient dans les rues de la petite ville et remplissaient les airs de leurs cris de joie.

Quelle était donc la cause de cette allégresse, et quelle grande fête célébrait-on ce jour-là ?

Ce n’était rien moins que l’arrivée de Mgr le Vice-Roi de la Nouvelle-France, M. le marquis de Tracy, et d’une partie du régiment de Carignan.

La solennité que l’on célébrait ce jour-là était la fête de la délivrance de la colonie, à la rescousse de laquelle le roi de France envoyait enfin les plus abondants secours.

Dix jours auparavant, le 19 juin, le vaisseau de Le Gagneur était arrivé avec les quatre premières compagnies du régiment de Carignan, qui, dans cette belle après-midi du trente juin, faisaient la haie aux abords de la grande église et dans la côte de Lamontagne, avec quatre autres compagnie débarquées le matin même du vaisseau qui avait amené M. le marquis de Tracy.

Tout à coup l’on entendit, venant de la basse ville, le bruit des tambours qui battaient aux champs, et les cris aigus du fifre qui montaient en trilles joyeuses pardessus le fort des Hurons.

Mgr le Vice-Roi venait de mettre pied à terre.

À ce signal impatiemment attendu, M. le bedeau de la cathédrale se pendit à la corde de la grosse cloche, tandis que, mêlant leurs voix plus grêles et plus précipitées à celle de leur doyenne, les cloches du Séminaire, du collège des Jésuites, des Ursulines et de l’Hôtel-Dieu entonnaient aussi l’hymne de la réjouissance.

Le bruit des acclamations montait et gagnait de plus en plus la rue de l’église, à mesure que Monseigneur et sa suite avançaient.

Tout à coup, tournant l’angle de la demeure de l’évêque, apparurent vingt-quatre gardes à cheval. Pour honorer son représentant, Louis XIV avait voulu que les gardes de M. de Tracy portassent les couleurs royales. Aussi était-ce merveille que de voir l’or et l’argent ruisseler sur leurs riches uniformes de velours et de satin. Quant aux chevaux, splendidement caparaçonnés, joyeux de se sentir enfin libres sur la terre ferme après une longue traversée, ils s’en venaient piaffant avec ardeur et grâce, et rongeant impatiemment le mors dont ils tachetaient, sans souci, l’or et l’argent.

Après les fiers vingt-quatre gardes, venaient quatre pages non moins richement vêtus que les premiers.

Enfin, suivi de ses laquais, apparut le Vice-Roi lui-même. C’était un beau vieillard à l’air martial et imposant. Le poing droit appuyé sur la hanche, à la royale, le panache blanc de son large chapeau tout galonné d’or effleurant son épaule, il contenait son cheval de sa main gauche, et s’avançait en saluant les colons qui l’acclamaient à l’envi.

À côté de lui se tenait M. le chevalier de Chaumont, son ami et son protégé, qui fut plus tard ambassadeur de France à Siam.

Le brillant soleil de juin, qui tombait en plein sur toutes les splendeurs du cortége et sur le brillant acier des armes des soldats de Carignan, faisait jaillir mille gerbes de lumière qui scintillaient comme un foyer de flamme dans tout le parcours de la rue de l’église.

En ce moment, M. le bedeau qui venait de passer la corde de la cloche à un aide, lequel sonnait à son tour à force de reins et de bras, laissa voir sa figure béate entre les deux battants de la porte de l’église. Il l’ouvrit toute grande et l’on pût apercevoir Monseigneur de Laval vêtu pontificalement et accompagné de son clergé. Arrivés près du seuil, tous s’arrêtèrent et attendirent l’arrivée du Vice-Roi.

Celui-ci, aidé de M. de Chaumont qui s’était empressé de descendre de cheval, mit pied à terre en face du portail. Il ôta son chapeau dont la longue plume traînait par terre et entra, tête nue, dans l’église.

L’évêque le salua avec grande dignité, lui présenta de l’eau bénite et le mena proche du chœur à la place qu’on avait préparée sur un prie-Dieu.

Mais, disent les relations du temps, M. de Tracy, quoique malade et affaibli de fièvre, se mit à genoux sur le pavé sans vouloir même se servir du carreau qui lui était offert.

Les grandes voix de l’orgue éclatèrent alors sous les arceaux de la voûte en mêlant leur harmonie au chant solennel du Te Deum.

Lorsqu’il fallut sortir, Monsieur l’évêque vint reprendre Monseigneur de Tracy et le reconduisit, au milieu de la foule qui avait encombré l’église à la suite du cortége, jusqu’à la porte, dans le même ordre et avec les mêmes honneurs qui l’avaient reçu en entrant.

Toujours au son des cloches et au bruit des vivats de la population, le Vice-Roi remonta à cheval et se dirigea vers le château Saint-Louis.

M. de Mésy, le gouverneur, n’était plus là pour l’y recevoir, car il était mort quelques semaines auparavant, le septième jour de mai. Son humilité et sa charité pour les pauvres lui avaient fait demander d’être enterré avec eux dans le cimetière de l’Hôtel-Dieu. On avait fait élever sur sa fosse une grande croix qu’on y voyait encore au temps où la Mère Juchereau de St. Ignace écrivait son Histoire de l’Hôtel-Dieu de Québec, c’est-à-dire vers 1716. Du moins le vieux capitaine n’avait pas eu à subir l’affront de l’enquête que M. de Courcelles, le nouveau gouverneur (qui n’était pas encore arrivé,) était chargé de faire contre lui au sujet de ses différends avec le Conseil-Supérieur.

À peine rendu au château du Fort, M. de Tracy dut recevoir la députation des notables de la ville, ainsi que celles des Hurons et des Algonquins qui se montrèrent des plus empressés à lui faire leur cour.

Ces derniers accompagnèrent leurs compliments de présents. M. de Tracy prit beaucoup de plaisir à leurs discours. Il leur répondit fort obligeamment par un interprète et leur promit de les secourir et de les protéger de tout son pouvoir contre les Iroquois, dès que les troupes attendues de France seraient toutes arrivées. Mais comme le reste du régiment pouvait tarder à venir, il promit aux Sauvages, nos alliés, de leur donner sous peu de jours un certain nombre d’hommes pris dans les huit compagnies déjà rendues à Québec, afin de commencer tout de suite à construire la série de forts que l’on voulait élever sur les bords de la rivière Richelieu, pour contenir les Iroquois dans leur pays.

Quelques jours après, le chevalier de Mornac qui brûlait du désir de présenter ses hommages au Vice-Roy, mais qui avait prudemment attendu que le marquis fût remis de ses fatigues et fût mieux disposé à l’entendre, le chevalier du Portail de Mornac se faisait annoncer chez Monseigneur de Tracy.

Celui-ci reçut le chevalier gracieusement. Il le nomma lieutenant à la place d’un officier qui était mort durant la traversée, et lui donna l’ordre de partir le lendemain matin avec sa compagnie pour aller commencer la construction des forts.

Le 23 juillet, toute la ville était encore en l’air. Drapeaux et musique en tête, quatre compagnies du régiment de Carignan, suivies d’une autre composée de volontaires que commandait le sieur de Repentigny, descendaient du château du Fort à la basse ville et défilaient, de la façon la plus martiale, au milieu de la population pressée sur leur passage. Un parti considérable de Hurons et d’Algonquins les accompagnait. Arrivés à l’Anse-des-Mères tous s’arrêtèrent et l’embarquement commença.

Vers les dix heures du matin, les troupes et les volontaires étaient embarqués sur de grands bateaux qui mirent à la voile suivis d’une flottille de canots d’écorce montés par les Sauvages alliés.

Les troupes arrivèrent aux Trois-Rivières juste à temps pour délivrer cette place de la crainte des Iroquois qui étaient venus y faire leurs courses accoutumées et avaient déjà tué quelques habitants.

Le vent contraire empêcha, pendant quelques jours, les alliés de remonter le lac Saint-Pierre. Enfin le vent favorable ayant repris, l’expédition se remit en marche et débarqua, dans les premiers jours d’août, à l’embouchure de la rivière Richelieu. M. de Sorel, le commandant, avait pour mission de rebâtir le fort élevé en cet endroit par M. de Montmagny vingt-cinq années auparavant. L’on se mit à l’ouvrage sans perdre de temps afin de terminer les travaux au commencement de l’automne et la construction du fort alla merveilleusement, M. de Sorel sachant mettre au besoin la main à la cognée pour donner l’exemple à ses hommes.

Pendant ce temps plusieurs autres compagnies du régiment de Carignan — elles venaient d’arriver de France avec le gouverneur, M. de Courcelles, et M. l’Intendant Talon — s’arrêtèrent en passant à l’embouchure du Richelieu, pour y saluer les amis, et, après une journée de repos, remontèrent la rivière des Iroquois. M. de Chambly et le colonel de Salières s’en allaient élever deux autres forts, l’un au pied des rapides de Chambly et l’autre trois lieues plus haut.

On était au milieu de septembre et la construction du fort de Richelieu ou de Sorel était très-avancée. L’on n’avait pas été une seule fois inquiété par les Iroquois qu’on avait raison de croire retranchés chez eux dans la crainte que les Français n’allassent les y attaquer.

Un soir que les travaux du jour étaient terminés et que chacun était retiré au dedans des retranchements en bois dont la charpente extérieure était achevée, M. de Sorel causait avec le chevalier de Mornac et quelques officiers près d’un grand feu qui flambait au milieu du fort.

La nuit était sereine et le silence, au loin, n’était troublé que par le majestueux ronflement du fleuve et par les cris nasillards des canards et des outardes sauvages dont les bandes nombreuses arrivées depuis quelques jours des régions du golfe, se poursuivaient dans les airs après avoir pris leurs ébats journaliers dans le dédale des îles du Richelieu.

Agitée par la brise du soir, la flamme du brasier secouait son panache éclatant pardessus l’enceinte du fort, jetait de fauves lueurs sur les bois avoisinants et projetait, par une éclaircie d’arbres, une longue traînée de lumière qui se répandait sur l’embouchure du Richelieu et s’en allait mourir au loin dans les eaux noires.

— Eh bien ! messieurs, disait M. de Sorel aux officiers, nous avons lieu d’être satisfaits, car j’espère que le fort sera terminé à la fin du mois.

— Vous n’êtes pas le moins à louer de la prompte terminaison des travaux, dit Mornac.

— Ce dont il faut nous réjouir le plus, reprit M. de Sorel, c’est de n’avoir pas été dérangés par les Iroquois.

— C’est en effet fort heureux que nous n’ayons pas eu ces moricauds dans les jambes ; leur présence aurait beaucoup entravé les travaux. Cependant, pour ma part, je regrette qu’il ne s’en soit pas montrée quelque bande.

— Veuillez bien croire, mon cher chevalier, que je ne serais guère fâché, au fond, de faire moi-même connaissance avec des guerriers qui sont la terreur de ce pays. Il me semble que des soldats de Carignan feraient voir beau jeu à des Sauvages. Pourtant je ne puis que me féliciter d’avoir terminé nos travaux sans avoir perdu un seul de mes hommes.

En ce moment on entendit le qui-vive ! de la sentinelle qui veillait à la porte du fort.

— France et Sorel ! répondit du dehors une voix dont l’accent normand n’était pas inconnu à Mornac.

Quelques instants après l’officier de service s’approcha du groupe dont faisait partie M. de Sorel, et dit au commandant que Joncas, le coureur des bois, désirait lui parler.

— Qu’il vienne, dit M. de Sorel.

Suivi du Renard-Noir, le Canadien s’approcha.

— Qu’y a-t-il ? demanda le capitaine.

— Il y a, mon commandant, que le chef huron et moi en faisant dans les environs notre battue de chaque soir, nous avons remarqué plusieurs pistes d’Iroquois.

Un léger mouvement de surprise agita le groupe.

— Sont-elles nombreuses ?

— L’obscurité est trop forte pour en bien déterminer le nombre. Nous n’avons pas osé faire de lumière de crainte d’être surpris par les ennemis. Pourtant nous sommes sûrs qu’ils sont au moins une trentaine.

— Crois-tu qu’ils soient en ce moment près de nous ?

— Leurs pistes sont toutes fraîches. Ils ont dû s’approcher à une portée de pistolet, il n’y a pas une demi-heure. Mais apparemment qu’ils sont rentrés dans le bois ; car nous avons fait tout le tour du fort sans rencontrer personne.

— C’est bon ! Officier de service ?

— Commandant…

— Donnez l’ordre qu’on double les gardes à la porte et qu’on place une sentinelle à chacun des quatre bastions au fort. Faites ensuite charger les mousquets et les mettre en faisceaux, les mèches allumés. Que les hommes se couchent tout habillés pour être prêts en cas d’alerte !

Trois heures après, à part les sentinelles qui veillaient, l’arme au bras, à la porte et aux quatre coins du fort, chacun dormait profondément. Le silence régnait sur les bois et le fleuve.

Le feu allumé au centre du fort avait beaucoup diminué d’intensité. La flamme allait s’abaissant toujours, à mesure qu’elle manquait d’aliments. Peu à peu elle tomba au-dessous du niveau des courtines du fort, et ses lueurs cessèrent d’éclairer les arbres d’alentour et d’aller scintiller au loin sur les eaux. Elles ne furent bientôt plus que des aigrettes rouges que la brise faisait trembloter, jusqu’à ce qu’enfin, sur ces tisons à moitié carbonisés, l’on n’aperçût plus que de petites langues de feu qui léchaient doucement le bois, et disparaissaient pour se montrer encore l’instant d’après, comme ces feux-follets capricieux que l’on voit se jouer le soir au-dessus des marécages.

Les gardes postées à la porte, et les sentinelles de trois des bastions, allaient et venaient sur le parapet pour ne pas se laisser saisir par la fraîcheur du soir.

Seule dans le terre-plein du bastion de l’ouest, la sentinelle s’était arrêtée. Les deux mains sur la gueule de son arquebuse, les reins appuyés contre le rempart, dans l’angle flanqué, c’est-à-dire dans la partie la plus saillante du bastion, le soldat rêvait en laissant errer ses regards sur la forêt assombrie. À quoi songeait-il ? À la patrie sans doute ; à sa mère, à sa fiancée peut-être, qui, dans ce moment égrenaient probablement là-bas, à son intention, leur chapelet au coin du feu de la chaumière.

Comme son regard plongeait dans l’obscur fouillis des arbres, à cinquante pieds du fort, il lui sembla tout à coup voir comme une ondulation du sol, sur une étendue assez considérable de terrain. Ce mouvement uniforme et peu prononcé ressemblait à celui de la poitrine d’une personne qui dort. Le soldat se frotta les yeux pour mieux voir. Mais l’obscurité était si épaisse qu’il ne put distinguer autre chose.

Même il lui sembla que ce mouvement ne se produisait plus.

Tandis qu’il se demandait s’il n’était pas le jouet de quelque illusion d’optique, il était toujours appuyé sur le rempart, et tournait le dos à l’angle de l’épaule du bastion ainsi qu’à la courtine du fort.

Pourtant si le soldat eût fait quelques pas dans le terre-plein vers la gorge du bastion, et qu’il se fût tant soit peu penché sur le rempart, à gauche, il eût vu, à l’extérieur du fort, un homme qui, s’accrochant dans les interstices des pièces de la charpente qu’on n’avait pas encore eu le temps de revêtir de planches unies, montait, montait doucement dans l’angle formé par la courtine et le flanc du bastion. Sa tête apparut par-dessus le rempart. Ses dents serrées mordaient la lame d’un long couteau à scalper. À mesure que ses pieds s’élevaient, l’homme courbait sa tête et sa poitrine sur la partie supérieure du rempart qu’il enjamba doucement et sans être vu. Il se laissa glisser sans bruit jusqu’au parapet, et, silencieux comme une ombre, rampa vers la sentinelle.

Le soldat qui croyait voir maintenant l’ondulation du sol recommencer et s’accentuer davantage en se rapprochant, pensa qu’il valait mieux donner l’alarme. Il soufflait sur sa mèche allumée afin d’en raviver la flamme, quand cinq doigts de fer tenaillèrent la gorge. Puis il ressentit un coup violent à la poitrine et le froid horrible d’une lame d’acier qui lui perçait le cœur. Sans pousser un seul cri, le malheureux tomba mort.

L’assassin lui ôta son mousquet et s’appuya, comme l’était auparavant la sentinelle, dans l’angle le plus avancé du bastion.

Il regarda, prêta l’oreille. Personne ne bougeait dans le fort. Les sentinelles ne se doutaient de rien.

Il se pencha quelque peu par-dessus le rempart et imita deux fois les stridulations de la sauterelle.

Vingt, trente, quarante hommes lui apparurent au pied du bastion que les premiers arrivés se mirent à escalader sans le moindre bruit.

Une dizaine de tête surmontées de la houppe particulière aux Sauvages, se montraient déjà à l’affleurement du rempart, lorsque l’un de ceux qui montaient ainsi, en mettant la main dans l’un des interstices des poutres de l’escarpe, fit choir une tarière qu’un ouvrier y avait oubliée. L’instrument tomba la pointe la première en plein sur la tête de l’un des assiégeants qui attendaient en bas.

Celui-ci jeta un cri et s’affaissa sur le sol.

La sentinelle qui montait la garde sur le bastion d’en face entendit ce bruit, épaula son arme et tira.

Avec la détonation un hurlement épouvantable ébranla la forêt.

C’était le cri de guerre de Griffe-d’Ours.

Mornac, l’un des premiers à s’éveiller, reconnut ce redoutable signal de combat du grand chef des Agniers.

— Aux armes ! aux armes ! criait-on de toutes parts.

Il y eut un brouhaha indescriptible et la mêlée commença.

Les dix Iroquois qui avaient déjà escaladé le fort s’étaient rués en avant le tomohahk au poing.

M. de Sorel et les officiers couchaient sous un appentis élevé au milieu du fort et tout près du feu. Comme ils s’élançaient tous au dehors, les Sauvages tombèrent, la hache levée, sur eux.

Le petit groupe d’officiers rompit de trois pas pour éviter la première attaque.

— À moi, Carignan ! cria M. de Sorel d’une voix de tonnerre.

Et sans attendre davantage, il chargea, avec les quelques officiers de la compagnie, les assaillants qui, surpris de cette brusque résistance, reculèrent de quelques pas à leur tour.

Les coups portaient mal au milieu des ténèbres.

— Nous allons nous massacrer les uns les autres, si ce feu n’est pas rallumé ! s’écria M. de Sorel entre deux estocades portées à un Sauvage qui le serrait de trop près.

— Je m’en charge, dit Mornac. ! Il prit son élan pour bondir auprès du feu.

— Attendez-nous, monsieur ! cria en arrière la grosse voix de Joncas, et laissez-moi faire !

Le Canadien et son fidèle ami, le Renard-Noir, vinrent se placer de chaque côté du chevalier. Tous trois, tête baissée, s’élancèrent au milieu des assaillants qui s’interposaient entre eux et le feu. Leur élan fut irrésistible et ils firent leur trouée.

Pendant que Mornac et le Renard-Noir faisaient face aux ennemis, Joncas remua du pied les tisons encore ardents qui restaient, saisit un sapin sec qui se trouvait sur un amas de bois à brûler et le jeta sur le brasier.

Les Iroquois comprirent que le feu qui allait éclairer le combat leur serait désavantageux, et tombèrent ensemble sur les trois braves.

Le sapin s’embrasa tout d’un coup en jetant une éclatante lumière.

Griffe-d’Ours reconnut Mornac, poussa un cri de rage et brandit son tomahahk.

Le Gascon fit un saut de côté en portant un estocade en prime au chef iroquois. Mais celui-ci, d’un coup de revers de sa hache, cassa l’épée à quelques pouces de la garde.

Mornac désarmé s’élança sur le Sauvage et lui arraclha son tomahahk. Alors tous les deux se saisirent à bras le corps et roulèrent sur le sol.

En ce moment les soldats et les Sauvages alliés, Hurons et Algonquins, arrivaient à la rescousse du commandant et se jetaient sur les assaillants, passant tous par-dessus Mornac et Griffe-d’Ours qui se déchiraient par terre avec leurs ongles et leurs dents.

Le Renard-Noir et Joncas voulurent secourir le chevalier, mais le flot des soldats les rejeta en avant, au milieu de l’ardente mêlée.

Les Iroquois qui avaient maintenant tous escaladé le fort, se trouvaient une quarantaine à l’intérieur des retranchements.

M. de Sorel, à la tête des siens, charge avec furie. Pendant quelques minutes le combat est terrible. Les coups de crosse répondent aux coups de tomahahk, fendent les crânes, fracassent les membres. Le sang pleut partout. Animés par son odeur âcre, les hommes deviennent féroces et hurlent comme des bêtes fauves qui s’entre-dévorent.

Les Iroquois inférieurs en nombre, et qui avaient pensé prendre les Français par surprise n’ont ni l’habitude ni la force de lutter longtemps en ligne rangée contre des soldats bien disciplinés.

Aussi leur faut-il bientôt battre en retraite et laisser, contre leur coutume, leurs blessés et leurs morts au pouvoir de l’ennemi.

Ils sautent par-dessus le rempart et disparaissent au milieu du bois.

Griffe-d’Ours et Mornac en roulant alternativement l’un sur l’autre, n’avaient pu se saisir de leurs dagues et continuaient à s’entre-déchirer par terre à belles dents. Griffe-d’Ours vit la défaite et la fuite des siens. Il fit un suprême effort, renversa sous lui le chevalier, lui saisit les deux poignets d’une main, et de l’autre lui prit les cheveux à poignée et se mit à traîner Mornac réduit à l’impuissance, en gagnant le rempart dans un endroit désert et opposé à celui où tous les combattants s’étaient postés.

Le Sauvage monta sur le parapet en soulevant Mornac pour l’entraîner en bas avec lui. Il enjambait déjà le rempart, lorsque le chevalier enroula ses jambes autour d’une pièce de bois qui gisait sur le parapet.

— Sandious ! grommela le Gascon, tu m’arracheras plutôt les bras du corps, mais du moins mes jambes resteront ici !

Griffe-d’Ours tira de toutes ses forces. Mornac sentit les angles de la poutre lui entrer dans les chairs, mais ne bougea point.

— Tu mourras ici, si tu le préfères, vociféra l’Iroquois, mais tu mourras !

Il tira son couteau, se pencha sur Mornac et leva son arme. Mais il n’eut pas le temps de frapper ; il se sentit saisi par derrière.

Griffe-d’Ours lâcha Mornac et voulut sauter dans le fossé. Mais une main de fer le tenait à la gorge.

Il brandit son couteau et frappa, en se retournant, son adversaire à la poitrine. Celui-ci chancela, mais tint bon. C’était le Renard-Noir.

Griffe-d’Ours allait lui porter un second coup, lorsque Mornac, Joncas et trois Hurons se jetèrent sur le chef agnier qu’ils renversèrent sur le parapet.

Pendant qu’ils s’efforçaient de le lier, Griffe-d’Ours accablait ses ennemis d’injures, et les mordait comme un dogue enragé. Enfin, on se rendit maître de lui et on le garrotta.

— Êtes-vous blessé ? demanda Joncas à Mornac.

— Non, seulement quelques morsures de ce chien et bon nombre d’égratignures dont il ne paraîtra rien dans trois jours.

— Et vous, chef ? dit le Canadien au Renard-Noir.

Celui-ci était appuyé sur la courtine. Il pressait de sa main le côté droit de sa poitrine, d’où l’on vit le sang couler.

— Le couteau de l’Iroquois… répondit-il.

— Vite, le chirurgien ! s’écria Mornac qui partit en courant.

Les nôtres restaient maîtres du terrain.

— Qu’on fasse une décharge générale ! commanda M. de Sorel.

Les soldats montèrent sur le parapet, épaulèrent leurs armes et firent feu de toutes parts. Cent éclairs entourèrent le sommet du fort comme une ceinture de feu.

Les balles sifflèrent à travers les feuilles et parmi les branches des arbres, et l’on entendit les cris d’épouvante des fuyards qui s’enfonçaient au loin dans la forêt.

On ranima le feu pour se reconnaître et compter les pertes.

Outre la sentinelle que l’on trouva poignardée, dans le bastion de l’ouest, deux soldats avaient été tués. Dix autres étaient blessés, mais légèrement. Quinze Iroquois étaient restés hors de combat au dedans du fort.

Le reste de la nuit fut employé à panser les blessés et à se remettre des fatigues de la bataille.

Au jour M. de Sorel, qui s’était retiré sous l’appentis, fut réveillé par l’officier de service. Celui-ci venait l’avertir que les Hurons et les Algonquins étaient en train de brûler le chef iroquois.

Le commandant se leva à la hâte et sortit. Il aperçut les Sauvages alliés groupés autour de Griffe-d’Ours, et occupés à le lier à un poteau qu’ils venaient de planter au milieu du fort.

M. de Sorel s’approcha d’eux et les supplia de laisser vivre le chef iroquois.

Les Sauvages gardèrent d’abord le silence et puis, sur le signal qu’en donna le Renard-Noir, qui était assis sur une poutre, ils se mirent à murmurer.

Le commandant voulut insister et leur représenter combien leur coutume était barbare à l’égard de leurs prisonniers de guerre.

Le Renard-Noir se leva, bien qu’avec peine, s’avança vers M. de Sorel et lui dit d’une voix creuse et tremblante :

— Le capitaine-blanc sait-il que cet homme — il montrait Griffe-d’Ours impassible — a massacré ma femme et six de mes fils ? Ignores-tu que cet Iroquois a tué de ses propres mains les robes noirs Echon et Achiendase ?[12] Ne sais-tu pas qu’il a causé la ruine entière de ma nation ? Et moi-même qui combattais pour vous la nuit dernière, il m’a frappé d’un coup mortel. Cet homme doit mourir !

— Il doit mourir ! répétèrent les Sauvages alliés d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

Devant leur attitude décidée, M. de Sorel vit bien qu’il fallait céder. Il n’aurait pas été prudent de se brouiller avec ces Sauvages.

— Eh bien ! s’écria-t-il, que son sang retombe sur vous ; mais comme ce fort est propriété du roi de France, et que mon maître ne permet pas de pareilles atrocités chez lui, emmenez le prisonnier hors des retranchements !

Les Sauvages saisirent Griffe-d’Ours par les épaules et les pieds, et sortirent de l’enceinte.

Le Renard-Noir se leva pour les suivre : mais ses forces le trahirent et il chancela.

Joncas qui était à côté de lui l’empêcha de tomber et lui dit :

— Pourquoi mon frère veut-il s’obstiner à rester debout ? Le chirurgien a dit que vous en reviendriez peut-être en gardant un repos absolu.

— L’homme aux petits couteaux ne sait pas ce qu’il dit. Je sens que je dois mourir avant que le soleil monte droit au-dessus des arbres. Et tu crois, visage pâle, que le chef huron voudra bien expirer couché sur le dos, comme une femme, tandis que son ennemi mortel palpitera sous le couteau de mes frères ! Ah ! tu ne peux point lire dans le cœur d’un vrai Huron, si tu crois que le Renard-Noir n’aura pas la force d’aller voir le beau feu rouge manger les chairs et griller les os de la Main-Sanglante !

Joncas essaya doucement de le faire asseoir ; mais le Huron lui dit d’un air à fendre le cœur :

— Seul ami qui me reste au monde, est-ce donc toi qui va m’arracher le bonheur suprême de repaître mes yeux mourants de l’agonie du meurtrier de ma famille !…

Le coureur des bois passa son bras derrière le dos du Sauvage, et, le soutenant ainsi, sortit du fort avec lui.

L’astre du jour se levait radieux et poudroyait à travers les arbres.

— Oh ! le bon soleil ! murmura le Renard-Noir, et que le dernier de mes jours est beau !

Il y avait, à quelques pas du fort, un tertre qui s’élevait de cinq ou six pieds au-dessus du niveau du sol. Cet endroit fut choisi pour le supplice.

Tandis qu’on plantait un poteau sur cette petite éminence, le Renard-Noir dit aux Hurons :

— Je désire scalper le prisonnier moi-même. Ce sera la dernière chevelure que mes mains débiles enlèveront !

Bien qu’on eût murmuré contre lui, lors des désastres de la nation, le chef huron, vu sa bravoure et sa qualité de grand chef, jouissait encore d’une haute considération parmi les siens.

On lui fit place en le regardant avec curiosité. Car l’état de faiblesse où il semblait être ne paraissait pas devoir lui permettre de scalper la victime.

Le Renard-Noir parut faire un effort suprême et se dégagea du bras de Joncas qui l’avait toujours soutenu. Il fit trois pas vers Griffe-d’Ours, étendu garrotté par terre, tira son couteau de la gaine qui pendait à sa ceinture, se baissa, souleva péniblement l’Iroquois par sa touffe de cheveux, et, enfin, l’assit tout à fait. Puis il appuya de toute sa pesanteur son genoux gauche sur le dos de Griffe-d’Ours, lui cerna la peau du crâne d’un coup de la pointe de son couteau à scalper, saisit la chevelure à deux mains et tira violemment dessus. Mais ses forces le trahirent et il s’affaissa à genoux auprès de sa victime. On vit le sang couler à travers les bandages qui couvraient la blessure du Huron.

Joncas s’avança pour le relever et l’entraîner à l’écart. Le Renard-Noir lui jeta un regard de reproche et se releva seul en chancelant.

Le Canadien le laissa faire.

Le Huron appuya son pied gauche sur l’épaule de Griffe-d’Ours, raidit tous ses muscles et donna un coup terrible sur la chevelure, qui lui resta dans les mains toute dégoutante de sang.

Mais, épuisé par cet effort et manquant tout à coup de point d’appui, le chef huron tomba à la renverse.

Joncas le reçut dans ses bras.

Griffe-d’Ours ne poussa pas une plainte. On ne vit remuer aucun des muscles de son visage. Avec un mépris extrême, il regarda le Huron et lui dit :

— D’un seul coup de couteau j’ai tellement affaibli le bras du Huron qu’il ne lui reste pas plus de force qu’à celui d’une femme ! Quand je scalpai Fleur-d’Étoile et tes fils, je leur enlevai la chevelure du premier coup !

À ces horribles souvenirs le Renard-Noir sentit la rage brûler son cœur. Il fit un mouvement pour repousser Joncas et se jeter sur Griffe-d’Ours. Mais un éclair de réflexion le retint.

— Non ! murmura-t-il, je suis à bout de forces et mourrais avant lui. Mon frère, dit-il à Joncas, assieds-moi sur cet arbre renversé, que je voie tout.

Le poteau était solidement planté sur le point culminant du tertre. On releva Griffe-d’Ours pour l’y attacher.

Alors on commença à torturer le chef iroquois. Les uns lui coupaient des lambeaux de chair avec leurs couteaux ou lui désarticulaient les doigts ; d’autres lui appliquaient des tisons sur ses plaies saignantes. Celui-ci lui jetait des cendres chaudes dans les yeux ou lui ouvrait les mâchoires avec la lame d’un couteau pour lui faire entrer de force dans la bouche un charbon ardent. Ceux-là promenaient par tout son corps des flambeaux allumés.

Griffe-d’Ours, impassible au milieu des tortures, semblait désirer d’aiguillonner la rage de ses bourreaux.

— Allez donc, chiens ! disait-il avec un mépris écrasant où avez-vous appris à tourmenter un guerrier ? Vous n’y entendez rien ! Oh ! si vous m’aviez vu caresser vos parents, lorsque nous détruisîmes vos bourgades sur les bords du grand lac !

Ces paroles redoublaient la frénésie des Hurons. Enfin, quand tout le corps du chef iroquois ne fut plus qu’une plaie vive, les Sauvages entassèrent du bois à ses pieds et mirent le feu au bûcher. Alors, on vit griller les chairs de Griffe-d’Ours et la graisse couler en grésillant sur ses membres ensanglantés.

À cette vue la figure du Renard-Noir brilla d’un éclair de bonheur. Et lui qui tantôt chancelait entre les bras de Joncas, dit avec ravissement :

— Cela me réchauffe !

Mais tout à coup le feu ayant monté entre le poteau et la victime, brûla les liens qui l’y retenaient attachée. Griffe-d’Ours tomba en plein au milieu des flammes. Un instant il y demeure affaissé. On le croit mourant. Mais soudain il se redresse, saisit dans chacune de ses mains meurtries deux brandons enflammés, se lève et les lance au milieu des spectateurs ébahis.

À peine revenus de leur étonnement, ceux-ci lui jettent tous les projectiles qui leur tombent sous la main. Pierres, haches, tisons pleuvent sur lui. Il leur répond de même et repousse les assaillants qui veulent escalader le tertre.

C’est une horrible lutte !

En se baissant il glisse et tombe de nouveau dans le feu. Chacun se précipite sur lui pour le maintenir dans le brasier. Mais l’Iroquois se roule dans les flammes, se débarrassé de toute étreinte, bondit encore une fois sur ses pieds, et, armé de tisons enflammés, se jette tête baissée sur ses ennemis qui, épouvantés, fuient devant cet homme terrible.

En poursuivant la cohue, Griffe-d’Ours passa devant le Renard-Noir qui lui barra les jambes et le fit tomber. Les autres revinrent et se jetèrent sur le chef iroquois. Le Renard-Noir riait d’un rire muet.

On maintint Griffe-d’Ours à terre, et, en quatre coups de hache, on lui coupa les pieds et les mains, et on le rejeta dans les flammes.

Anéanti un instant par le terrible choc que lui avait causé cette quadruple amputation, l’Iroquois resta sans bouger au milieu du brasier.

Mais tout à coup, ô horreur ! on vit ce corps mutilé, déchiré, brûlé, s’agiter encore, se rouler sur lui-même et se soulever à demi sur ces tisons ardents, et là, montrant à nu son crâne sanglant, ses membres incrustés de cendres chaudes et de charbons ardents qui sifflaient au contact du sang, il se traîna dans les flammes et cracha une dernière insulte à ses bourreaux interdits.

C’était épouvantable.[13]

Un coup de feu partit du fort. Une balle siffla au milieu des Sauvages et fracassa la tête de Griffe-d’Ours qui, cette fois, retomba sans vie. Surexcité par cette scène affreusement émouvante, le Renard-Noir s’était levé debout.

Quand le projectile fit éclater la tête du chef iroquois, le Huron s’écria d’une voix tonnante :

— Fleur d’Étoile et vous, ô mes enfants, je puis maintenant vous rejoindre en paix dans le pays des ombres, car vous êtes enfin vengés !

Un flot de sang lui jaillit par la bouche, et il tomba mort.


L’ÉPÉE


LE SECOND SIÉGE DE QUÉBEC

I

LES PRÉPARATIFS DE DÉFENSE


— Qui vive !

— France.

— Le mot d’ordre ?

— Canada.

— Passez.

Ces mots furent prononcés dans la nuit du 14 octobre de l’an de grâce 1696 ; et la sentinelle qui veillait au pied de la côte de Lamontagne, livra passage à trois hommes, des militaires, car leur épée relevait un pan de leur manteau, tandis que leur feutre à longue plume s’inclinait crânement sur l’oreille droite.

Le factionnaire leur ayant présenté les armes, ces derniers escaladèrent, tant bien que mal, un retranchement qui barrait en cet endroit la rue dans sa largeur, et continuèrent l’ascension de la montée.

Comme ils arrivaient au milieu de la côte, le cri d’une seconde garde arrêta de nouveau leur marche ; ils y répondirent et passèrent outre.

— Qui vive ! leur demanda une troisième sentinelle qui faisait faction à l’entrée de la haute ville.

— Vive Dieu ! s’écria celui des trois arrivants qui venait de donner le mot de passe, il paraît que l’on fait bonne garde en notre ville de Québec ! France et Canada, mon brave.

Monseigneur le Gouverneur ! murmura le soldat, en présentant les armes.

C’était en effet le comte de Frontenac, qui arrivait de Montréal avec le sieur François Le Moyne de Bienville. Leur compagnon était M. Provost, major de Québec, et qui commandait la ville en l’absence du gouverneur.

Vers le coucher du soleil, on avait averti le major que l’on voyait un canot descendre au loin le courant du fleuve et s’approcher de la ville. Pensant que ce pouvait être le comte de Frontenac qui venait dans cette embarcation, M. Provost était descendu à sa rencontre afin de le recevoir.

À peine le comte eut-il passé la porte de palissades qui séparait la haute ville de la basse, qu’il fut accueilli par de joyeux vivats. Les habitants venaient acclamer au passage celui qu’ils regardaient comme leur sauveur dans la situation critique où ils se trouvaient depuis quelques jours.

Quand il entra dans le château Saint-Louis (ou château du Fort, comme on disait à cette époque), il y avait aussi la nombreuse réunion de notables tant civils que militaires ; car, grande était l’inquiétude des bons bourgeois de Québec, depuis qu’ils connaissaient l’arrivée d’une flotte anglaise dans le Saint-Laurent. Aussi s’étaient-ils portés en foule au château, quand ils avaient appris que M. le major s’était rendu à la basse ville pour y recevoir le gouverneur. On avait tellement confiance en son courage et en son expérience, que la seule présence du comte au milieu d’eux rassurait les esprits les plus alarmés.

Louis de Buade, comte de Frontenac, chevalier de l’ordre de Saint-Louis, et gouverneur de la Nouvelle-France, avait alors soixante-dix ans ; on ne lui en aurait pas donné soixante, tant il était vert, actif et vigoureux encore. Figure martiale, maintien plein de distinction et de grâce, extérieur à la fois digne, imposant et sévère, il était le vrai type de ces gentilshommes français, moitié soldats, moitiés courtisans, qui brillaient alors au premier rang, tant à la cour qu’à l’armée du grand roi.

Son œil noir étincelait sous un front haut à peine sillonné de rides légères, tandis que son nez en bec d’aigle et ses lèvres minces qui commençaient à fuir le menton un peu trop proéminent, donnaient à l’ensemble de sa physionomie un air spirituel, mais impératif.

Aussi n’aurez-vous nulle raison d’être surpris, si j’ajoute que le comte exigeait l’obéissance la plus ponctuelle chez ses subordonnés. Quand il avait commandé, il fallait se soumettre ; sinon, l’orage éclatait. Les démêlés qu’il eut, lors de son premier gouvernement, avec M. Perrot, l’abbé Fénelon et l’intendant Duchesnau, sont là pour le prouver. Le vieux gentilhomme qui avait eu, dit-on, un roi (Louis XIII) pour parrain, et la discipline militaire pour tutrice — il n’avait que dix-sept ans quand il entra dans l’armée — voulut se roidir contre les récalcitrants, et punir à tout prix leurs refus répétés d’obéissance. Alors, l’Intendant porta jusqu’au pied du trône ses plaintes et celles du parti qui le soutenait — plaintes plus ou moins fondées — et les deux adversaires furent rappelés en France en 1682.

La colonie s’était bientôt ressentie de la perte qu’elle venait de faire en la personne de ce gouverneur. Les temps étaient des plus difficiles, et il fallait un homme de talents et d’énergie pour faire face aux circonstances.

En effet, la molle et malheureuse administration de MM. de La Barre et de Denonville avait bientôt mis la Nouvelle-France à deux doigts de sa perte. Louis XIV, qui se connaissait en hommes, renvoya le comte de Frontenac au Canada, vers la fin de l’année 1689, pour y rétablir le prestige du nom français.

Ce qui prouve beaucoup en faveur de l’habile administrateur, c’est qu’à son retour à Québec, il fut reçu avec de grandes démonstrations de joie par tous les habitants, y compris ceux-là mêmes qui avaient le plus contribué à son rappel en France, quelques années auparavant.

Peu de temps avant le retour de M. de Frontenac, le tomahahk iroquois avait frappé le plus terrible des coups à Lachine, où deux cents personnes avait péri dans cette néfaste journée. Les auteurs de ce drame sanglant promenaient encore par le pays l’effroi de leurs armes, quand le comte de Frontenac arriva à la rescousse des colons.

La situation prit dès lors un autre caractère. Dans l’espace de quelques mois, Schenectady, Salmon-Falls et Casco, bourgs fortifiés de la Nouvelle-Angleterre, disparaissaient sous des ruines ; tandis que les Iroquois étaient repoussés, et que le brave d’Iberville laissait aux Anglais, dans la baie d’Hudson, les souvenirs de ses audacieuses victoires.

Tel était le comte de Frontenac, gouverneur de la Nouvelle-France, au début de ce récit.

Au moment nous vous présentons à lui, sa tête, ornée d’une perruque légèrement poudrée et à torsades, ou tire-bouchons, descendant à droite et à gauche de sa mâle figure, était coiffée d’un chapeau à trois cornes bordé d’or. Son manteau de voyage, de couleur sombre, aussi galonné d’or, laissait entrevoir un long justaucorps gris à parements et à retroussis de couleurs tranchantes, avec en dessous une courte veste brodée. Il portait encore des nœuds de cravate de point, des nœuds d’épaule et d’épée. De plus, le bas de ses chausses s’engouffrait en bouffant dans des bottes de chasse évasées par le haut, dont il avait eu la précaution de se munir pour le voyage. Les poignets de ses mains blanches, mais amaigries par l’âge, se perdaient dans les gracieux replis de deux manchettes de point. Enfin un large baudrier, tout damasquiné d’or, lui descendait de l’épaule droite en ceinturant le corps, et retenait une brillante épée dont le bout du fourreau relevait le manteau par derrière, tandis que la poignée, appuyée sur sa hanche gauche, laissait miroiter à la lumière des bougies les pierreries dont la garde était ornée.

MM. Provost et De Bienville étaient habillés moins richement. Un simple filet d’or bordait le chapeau du major, tandis que celui du jeune Le Moyne n’était ceint que d’un gallon d’argent. Toutefois, M. Provost, au lieu d’être chaussé de lourdes bottes, comme le comte et Bienville, ne portait que des bottes de ville, ou bottines, et de longs bas de soie noirs qui laissaient librement se dessiner son musculeux mollet.

François Le Moyne, sieur de Bienville, compagnon de voyage de M. de Frontenac, avait vingt-quatre ans. Il arrivait de la baie d’Hudson, où il avait guerroyé contre les Anglais, pendant plusieurs mois, avec ses frères d’Iberville, Sainte-Hélène et Maricourt.

Il était à peine revenu de ces froides contrées, et se trouvait à Montréal, quand M. de Frontenac, qui s’y était aussi rendu pour s’opposer à l’invasion de terre tentée par Winthrop, ce dont nous parlerons bientôt, ayant été rappelé à Québec par l’approche d’une flotte anglaise, lui avait demandé de descendre à la capitale en sa compagnie. Comme le sieur de Bienville flairait de loin la poudre, haïssait mortellement l’Anglais, et se trouvait bien partout où il y avait de glorieuses estocades à donner — quitte à en recevoir en échange — il avait accepté avec joie, et s’était aussitôt embarqué avec le comte, qui l’affectionnait particulièrement.

Ils avaient couru maints dangers en descendant le fleuve : leur barque s’était échouée à la Pointe-aux-Trembles, et, pour ne point perdre de temps, ils avaient pris un mauvais canot d’écorce, qui faillit chavirer plus d’une fois, avant de les rendre à bon port.

C’est après toutes ces péripéties que nous les avons vus monter au château du Fort en la compagnie du major Provost.

La chambre où ils entrèrent était spacieuse. Dans la vaste cheminée, qui occupait à elle seule plus de la moitié de l’un des pans de la pièce, pétillait un feu des mieux nourris.

— Vive Dieu ! mon cher Bienville, dit le comte en s’approchant du bon feu clair, voici qui vaut mieux, je pense, que cet air glacial de tantôt. Allons, mon gentilhomme, prenez place à ma gauche, et vous, major, asseyez-vous sur ce siége à ma droite.

Puis, se tournant vers un valet de chambre :

— Faites servir le souper.

— Eh bien ! major, dit-il ensuite, quoique l’on fasse ici bonne et vigilante garde, l’ennemi n’est pas encore en vue ?

— Non, monsieur le comte, mais peut être qu’il n’est pas bien loin.

— Ah !… quelles nouvelles en avez-vous ?

— J’ai envoyé ce matin un éclaireur à la découverte, et il a aperçu des bâtiments mouillés en grand nombre au pied de l’île.

— Par la mordieu ! s’écria le gouverneur, qui jurait en bon gentilhomme, pourvu que mes soldats et miliciens de Montroyal et des Trois-Rivières aient le temps d’arriver. Mais il serait peut-être bon d’envoyer, sur l’heure, un officier avec un détachement, pour observer l’ennemi et nous avertir de son approche.

Et se tournant vers un autre valet qui semblait attendre ses ordres à distance respectueuse :

— Allez dire au chevalier de Vaudreuil que je le voudrais voir immédiatement ; il était ici quand je suis arrivé.

Le valet s’inclina, sortit et revint quelques moments après, annonçant au gouverneur que le chevalier était reparti, mais qu’on l’allait quérir.

— Monseigneur est servi, dit au même instant le premier serviteur.

Se tournant alors avec quelque vivacité vers la table où fumaient force plats, tout propres à faire venir l’eau à la bouche :

— Allons ! messieurs, s’écria gaîment le gouverneur, à table ! à table !

Quoiqu’il sût se priver au besoin, M. de Frontenac aimait la bonne chère, et la preuve, c’est qu’il avait littéralement mangé son patrimoine. Dame ! on ne vivait pas piètrement, de son temps, à l’armée ou à la cour du roi magnifique ; et d’ailleurs, la caisse d’épargne n’était pas encore inventée. Un jour vint où le comte, pour avoir vécu trop joyeusement, se trouva réduit à la cape et à l’épée. Louis XIV l’envoya au Canada, beaucoup pour ses talents, et un peu pour se refaire. M. de Frontenac s’y couvrit de gloire, mais demeura pauvre d’écus, grâce à la modicité de ses appointements.

Cela ne l’empêchait pourtant pas d’avoir bonne table en son château Saint-Louis, et d’y bien traiter ses hôtes. Que le lecteur en juge par lui-même.

Composé de quatre services, le repas consistait en maints plats succulents qui attestaient l’habileté du cuisinier.

À l’avant-garde des entrées, on apercevait d’abord de grands et petits potages au bouillon et au poulet : puis venaient un rosbif de mouton garni de côtelettes, et deux pâtés chauds, l’un de chevreuil et l’autre de venaison de choix et dont la croûte soulevée en paillettes dorées devait faire trouver bien doux le mignon péché de gourmandise.

Entre les pièces de rôt, vous auriez certainement remarqué trois bassins de bécassines, de perdreaux et de pluviers rôtis à la broche ; je ne parle de certains chapelets d’alouettes, servies enfilées, par six ou douze, sur les petites broches de bois qui les avaient vu rôtir, que pour mémoire, et pour n’être pas en reste avec ce modeste mais délicat gibier de nos battures.

Les succulents petits plats qui suivent ressortaient de la foule des entremets, ou troisième service : d’abord, c’étaient des salades sucrées et salées, puis une omelette parfumée, suivies de beignets, de tourtes à la moelle, de blancs-mangers et de crèmes brûlées, pour hors-d’œuvres.

En dernier lieu venait le dessert, où se montraient, d’abord, les fruits de la saison, pommes, etc., disposés en pyramides ; puis de provocantes pièces de four et des gâteaux fins, tels que tartes, biscuits, massepains et macarons ; enfin quelques crèmes légères et des conserves : le tout dignement couronné par des vins de France et des liqueurs.

Nos dignes gentilshommes, dont l’appétit était parfaitement en harmonie avec la bonne ordonnance du repas, mangèrent quelque temps en silence pour étourdir la grosse faim. Alors, le major qui venait de battre en brèche, et avec grand succès, un second bastion de pâté, s’adressant au gouverneur :

— Je dois vous apprendre, monsieur le comte, lui dit-il, que j’ai donné ordre aux milices des deux rives, en bas de la ville, de se rendre à Québec avec la plus grande diligence.

— Fort bien ! major. Et qu’avez-vous fait pour la défense de la place ? demanda M. de Frontenac tout en suçotant avec délices un aileron de pluvier.

— Voici, monsieur le comte. J’ai fait planter des palissades depuis le palais de M. l’Intendant, en remontant jusqu’à la cime du cap. Ces ouvrages sont défendus aux extrémités et au centre par trois petites batteries. Nous n’avons, comme vous savez, que douze pièces de gros canons ; j’en ai mis neuf en batterie à la haute ville, réservant les trois autres pour défendre les quais de la basse ville, qui sont aussi protégés par plusieurs pièces de petit calibre. En outre, vous avez vu, en arrivant, que la montée du port à la rue Buade est traversée par trois lignes de barriques remplies de terre et de pierres, et garnies de chevaux de frise.

— Bravo ! major ; Vauban ne ferait pas mieux ! Mais savez-vous, messieurs, que c’eût été mille fois tant pis pour nous, si les Anglais étaient arrivés ici trois jours plus tôt.

— Oui, d’autant plus que nous avons commencé nos travaux de fortification seulement avant-hier.

— Servez-vous, messieurs, et à la vôtre, dit-il en portant à ses lèvres un gobelet d’or et gravé à ses armes, selon la coutume du temps.

On annonça le chevalier de Vaudreuil.

— Salut à vous ! monsieur le chevalier, lui dit le gouverneur.

Le nouveau venu s’inclina, et parut attendre les ordres du comte.

— Approchez un peu par ici, lui dit M. de Frontenac, et versez-vous de ce vin, afin que nous en prenions tous ensemble à la gloire de la France pour le service de laquelle je vous ai fait mander. À la gloire de nos armes !

— À la gloire de nos armes, répétèrent les convives.

— Eh bien ! colonel, vous allez prendre cent hommes avec vous, et pousser une reconnaissance jusqu’à l’île d’Orléans, afin de surveiller l’ennemi.

— Cette nuit même, monsieur le comte ?

— Sur le champ ; et venez nous annoncer son approche, aussitôt que la flotte se mettra en mouvement. Inutile d’ajouter, je crois, que vous ferez le coup de feu si vous rencontrez l’Anglais dans l’île, ou s’il tente d’y faire une descente.

Le chevalier salua et sortit.

Leur repas terminé, le gouverneur et ses deux hôtes reprirent place auprès du feu.

Le major désirant apprendre où en était l’état des affaires à Montréal, et voyant le comte en colloque avec ses réflexions, s’adressa au jeune Bienville qui ne demandait pas mieux que de se délier un peu la langue après un bon repas.

— Monsieur de Bienville, lui dit le major, parlez-moi du général Winthrop et de son expédition contre Montroyal.

— Oh ! Winthrop n’est pas beaucoup à craindre, par le temps qui court.

— Comment cela ?

— Eh bien ! major vous savez qu’à la première nouvelle du projet d’incursion des Anglais, monseigneur le gouverneur était monté à Montroyal pour ordonner la levée générale des troupes et des milices. Nous étions donc douze cents hommes réunis à la Prairie-de-la-Magdeleine, tous brûlants du désir de nous escrimer un peu avec l’Anglais et de lui ôter, une fois pour toutes, l’envie de revenir à la charge, quand de singulières nouvelles nous arrivèrent du lac Saint-Sacrement.[14] Il s’agissait d’abord de jalousie entre les chefs de l’expédition, Winthrop réclamant le commandement de toute l’armée, tandis que plusieurs autres officiers nourrissaient les mêmes prétentions ; sans compter que les Iroquois, les Loups et les Sokoquis, tous sauvages alliés des Anglais, désiraient conserver leur indépendance et n’obéir qu’à leurs chefs ordinaires.

Puis, la jalousie commençait à tourner à la discorde, et la discorde au désordre, quand la petite vérole fit son entrée dans le camp ennemi.

Ce fléau fit bientôt de tels ravages, que les sauvages, dont il mourait un plus grand nombre, accusèrent leurs alliés de les avoir empoisonnés. Aussi, s’en allèrent-ils bientôt tous à la débandade ; tandis que les troupes anglaises, se voyant ainsi délaissées, tiraient aussi de leur côté et se rabattaient sur Albany. En cette ville, la discorde continuant parmi les chefs, pendant que l’épidémie sévissait sur les soldats, les expéditionnaires plantèrent là le drapeau, et lui tournèrent le dos pour regagner leurs foyers.

— Fameux ! s’écria le major en riant à gorge déployée ; mais ces nouvelles sont-elles certaines ?

— Assurément qu’elles le sont, interrompit ici M. de Frontenac, puisque j’ai moi-même envoyé un Abénaquis dans le camp ennemi. Mon homme y est arrivé juste au moment où la dissension était à son comble. Il a vu les Anglais lever le camp et rebrousser chemin ; et sur son retour, il a rencontré une bande de Sokoquis qui lui ont appris ce qui venait de se passer à Albany. Ces pauvres Sauvages sont en grande rage contre les Anglais, tant ils sont convaincus que ces derniers les ont empoisonnés pour s’en défaire en masse.

N’ayant plus rien à craindre de ce côté-là, j’avais licencié les milices, et j’allais faire rentrer les troupes dans leurs quartiers d’hiver, quand mardi dernier (le 10 octobre) je reçus votre premier message qui m’annonçait la présence d’une flotte anglaise dans le bas du fleuve. Aussi m’embarquai-je immédiatement. Le lendemain, je rencontrai votre second courrier vis-à-vis de Sorel. Les détails circonstanciés qu’il m’apportait ne me laissant plus aucun doute, je renvoyai le capitaine Ramsay auprès de M. de Callières,[15] lui ordonnant de faire descendre ici les troupes et la majeure partie des milices. Je donnai les mêmes ordres en passant aux Trois-Rivières, et fis ensuite la plus grande diligence pour arriver ici.

— Les troupes de Montroyal et des Trois-Rivières doivent-elles vous suivre de près, monseigneur ?

— J’espère qu’elles seront ici demain, pourvu, toutefois, qu’il ne leur arrive aucun accident qui les retarde. Car alors, tout serait fini ; c’est-à-dire qu’il nous faudra mourir, puisque nous sommes à peine, dans la ville, deux cents hommes en état de porter les armes. Mais, n’importe, s’écria le noble vieillard en se levant dans un moment d’enthousiasme, nous périrons à notre poste, et le bruit de notre agonie traversant la mer, s’en ira dire à notre France que les frimas du Canada ne glacent point le sang de ses enfants. Je puis compter sur tous ; et avec des officiers comme vous, messieurs, les soldats ne peuvent qu’être braves.

Mais l’heure est avancée et je voudrais faire une ronde de nuit afin de voir si toutes les gardes sont à leur poste. Venez-vous, monsieur le major ? Or ça, mon cher Bienville, n’oubliez pas que vous êtes mon hôte pendant toute la durée de votre séjour à Québec.

— J’accepte avec plaisir et reconnaissance, monseigneur ; cependant comme la soirée n’est pas encore terminée, j’ai envie d’aller serrer la main de mon ami le lieutenant d’Orsy.

— Allez, monsieur, ajouta le gouverneur en sortant du château, et mettez à profit les quelques heures de répit que l’ennemi nous laisse ; car Dieu seul sait ce que l’Anglais et demain nous réservent. Au revoir !

Ainsi que la nature à la veille des grandes crises, la ville reposait silencieuse, et les volets de chaque habitation étaient clos de façon à ne laisser passer aucun jet de lumière, si lumière il y avait au dedans : on n’aurait pu dire si les habitants de la ville sommeillaient, ou si le danger prochain qui s’annonçait menaçant les tenait éveillés.

II

SIR WILLIAM PHIPS


Voici le court exposé des causes qui amenèrent contre le Canada l’attaque de 1690.

Par suite de l’accession de l’Angleterre à la ligue d’Augsbourg contre Louis XIV, la Nouvelle-France allait avoir à lutter contre les colonies anglaises. On se battait là-bas, dans la mère-patrie, il fallait conséquemment s’entrégorger de ce côté-ci de l’Atlantique ; rien de plus logique alors. Tel fut pourtant le premier mobile de ces luttes si fréquentes qui désolèrent, dès leur naissance, les colonies anglaise et française sur ce continent.

Mais comme le parti victorieux finissait naturellement par y trouver son profit, ces querelles entre les parents de la vieille Europe dégénéraient en personnalités chez leurs remuants enfants d’Amérique. Ils ne se battaient plus, en fin de compte, pour le bon plaisir de leurs auteurs, mais bien plutôt pour faire tort à leurs voisins et empiéter le plus possible sur les possessions ennemies.

En 1689, la guerre étant résolue entre la France et son antique rivale de l’autre côté de la Manche, les colons anglais et français du Nouveau-Monde, se mirent à dérouiller leurs vieux mousquets et à fourbir leurs épées de combat.

Cette fois-ci, les Canadiens voulurent être agresseurs et prévenir leurs ombrageux voisins en portant la guerre au sein même du territoire ennemi. « Leur premier plan, » dit M. Garneau, « était de l’assaillir à la fois à la Baie d’Hudson, dans la Nouvelle-York et sur différents points des frontières septentrionales. »

Le premier coup fut porté dans la Baie-d’Hudson que d’Iberville rendit à la France par de glorieux combats qui n’étaient que les préludes de ses futures victoires.

Mais le projet de M. de Callières, qui consistait à attaquer la Nouvelle-York et par terre et par mer, bien qu’agréé d’abord, ne reçut ensuite aucune exécution. On intima l’ordre aux colons français de se borner à la défensive, vu qu’on avait assez à faire en France et qu’il était impossible, disait-on, de leur venir en aide d’une manière efficace. Il fallut donc abandonner ce projet qui plaisait tant à MM. de Callières et de Frontenac.

Ce dernier gouverneur voyant la colonie livrée à ses propres ressources, ne voulut cependant pas renoncer complétement à ses desseins ; et, dans l’hiver de 1689-90, il organisa, coup sur coup, les trois expéditions de Schenectady, de Salmon-Falls et de Casco. On sait qu’elles furent toutes trois couronnées de succès, surtout la première qui produisit une profonde et terrible sensation dans la Nouvelle-York.

Ces divers avantages commençaient à alarmer sérieusement les ennemis : aussi nommèrent-ils, dans le mois de mai de l’année 1690, des députés qui se réunirent pour la première fois à New-York sous le nom de « congrès. »

L’envahissement du Canada par terre et par mer y fut décidé. Winthrop, à la tête de trois mille cinq cents colons et iroquois, devait pénétrer chez nous par le lac Champlain, tandis que le chevalier Phips était chargé, à l’aide d’une flotte dont on lui donnait le commandement, de conquérir l’Acadie et Québec.

Nous avons dit comment le corps d’armée commandé par Winthrop se dispersa tout à coup, avant même d’avoir touché notre sol ; quant à l’expédition de Phips, ce récit fera voir combien peu ses auteurs en retirèrent de gloire et de profit.

Nous avons aussi démontré que la mésintelligence de Winthrop et de ses officiers avait grandement contribué à faire échouer l’expédition de terre ; voyons un peu maintenant quel était l’homme qui devait commander la flotte chargée de prendre Québec.

William Phips était né à Pemmaquid vers l’an 1650. Le pauvre forgeron, père de ce fils aîné de vingt-cinq frères et sœurs,[16] ne se doutait certainement pas, à la naissance de son fils, quelle bonne fortune était réservée à ce premier fruit des bénédictions célestes.

D’abord berger par nécessité, le jeune homme apprit ensuite le métier de charpentier. La vue de la mer lui inspira alors l’idée de tenter le destin sur le perfide élément ; il se construisit un petit navire qu’il lança sur les flots avec ses espérances, et, peut-être, ses pressentiments de bonheur à venir.

Devenu heureux marin plutôt par habitude que par talent, sa bonne étoile voulut qu’il parvint au commandement d’une frégate ; c’était déjà joli pour un ex-berger. Mais sa chance ne devait pas s’arrêter là ; elle le conduisit sur les côtes de Cuba, où il réussit à retirer des flancs d’un gallion espagnol qui avait autrefois coulé à fond près de cette île, la belle somme de 300,000 livres sterling, tant en or et en argent qu’en perles et en bijouteries. Ce qui lui procura d’abord une petite fortune, et ensuite le titre de chevalier anglais.

Notre heureux aventurier était donc devenu Sir William Phips, lorsqu’au mois de mai 1690, il fut nommé amiral de la flotte destinée à faire la conquête de l’Acadie et du Canada.

Sa bonne fortune sembla d’abord vouloir continuer à lui tendre la main sur ce nouvel échelon qu’elle lui mettait sous les pieds.

Le vingt mai, l’escadre de Phips, composée d’une frégate de quarante canons, de deux corvettes et de plusieurs transports, avec sept cents hommes de débarquement, parut devant Port-Royal, capitale de l’Acadie.

Le gouverneur, M. de Manneval, n’avait avec lui, dans cette place aux fortifications en ruines, que soixante-et-douze soldats. Voyant que résister serait folie, le gouverneur capitula à des conditions honorables.

Mais l’éducation première de Sir William Phips ne l’avait pas fait plus fort en théorie qu’en pratique sur la courtoisie et le droit des gens ; aussi ne se gêna-t-il nullement de manquer aux termes de la reddition, quand il eut vu dans quel état de délabrement était la ville, et quel petit nombre de défenseurs elle contenait. Il livra les habitations au pillage, et, après avoir fait prêter serment de fidélité aux colons, il partit, emmenant prisonnier M. de Manneval, malgré les belles promesses qu’il lui avait faites.

Ensuite, il passa par Chedabouctou et l’île Percée, où il ne laissa derrière lui que des ruines.

Après ces hauts faits, le glorieux amiral retourna vers ses concitoyens, chargé de faciles dépouilles qu’il devait plutôt à une indigne violence et à un heureux hasard, qu’à une réelle habileté.

Sir William était cependant rendu à l’apogée de sa grandeur lorsqu’il fit voile pour le fleuve Saint-Laurent, dans l’automne de l’année de grâce mil six cent quatre-vingt-dix. Nous verrons par la suite comment son étoile pâlissant d’abord en face du Cap-aux-Diamants, le put voir se heurter plus tard contre les rochers de l’île d’Anticosti, puis des Antilles, et s’abîmer dans ce même océan d’où elle l’avait vu sortir si radieux et souriant à l’avenir.

C’est que William Phips n’était en résumé qu’un de ces hardis et heureux aventuriers que la Providence prend par les cheveux, et agite un moment au-dessus des masses afin d’attirer sur eux l’attention de la foule et de faire surgir aussi, par ce moyen, de nouvelles ambitions. Doué d’une intelligence assez bornée, d’un jugement des plus médiocres, il s’éleva tant qu’un aveugle destin lui tendit la main et le soutint au-dessus de sa sphère ; mais une fois livré à ses seules ressources, William Phips, incapable de se maintenir par lui-même à la hauteur de cette position de chanceux parvenu, perdit l’équilibre, et se cassa les reins dans sa lourde chute.

On nous trouvera peut-être un peu sévère dans notre jugement sur un malheureux vaincu ; mais l’histoire de sa vie qui montre combien il était superstitieux, ignorant et borné, puis, en particulier, les fautes qu’il commit dans son expédition contre le Canada sont là pour corroborer notre jugement sur cet homme.

III

LA SOMMATION


Le matin du seizième jour d’octobre on aperçut les premières voiles de la flotte anglaise qui semblaient planer vers la Pointe-Lévy.

La ville qui, jusqu’à ce moment, était demeurée assez tranquille, s’émut tout à coup ; et un sourd bourdonnement parcourant bientôt toutes les rues, fit sortir les citoyens de leurs maisons, tandis que les femmes effarées mettaient la tête aux fenêtres.

Et puis, ce bourdonnement s’enfla, s’enfla et se fit dans un instant clameur immense, pendant que la voix des cloches sonnant à toute volée lançait l’alarme aux quatre coins du ciel.

Alors, tout se fit bruit, tout devint mouvement.

« Aux armes ! aux armes ! Voilà les Anglais ! » telles étaient les notes dominantes de tout ce vacarme, pendant que le son aigu des clairons, appelant les soldats aux armes, éclatait de temps à autre en cris stridents et prolongés.

Les militaires couraient à leur poste, les bourgeois par les rues, et les femmes un peu partout, mais sans savoir où elles allaient.

Les principaux citoyens s’étaient tout d’abord portés au château où M. de Frontenac, entouré de son état-major, se tenait sur la terrasse suspendue au-dessus du cap, pour examiner les mouvements de la flotte ennemie. Le gouverneur fit prier les notables de se rendre auprès de lui, et les ayant salué gravement, il braqua de nouveau une lunette de longue-vue, qu’il tenait à leur arrivée, sur la flotte dont les premiers vaisseaux débouchaient déjà dans le port.

— Monsieur de Bienville, dit le comte en se tournant vers celui-là qui jusqu’à ce moment s’était quelque peu tenu en arrière, votre vue de jeune homme vaut mieux que la mienne ; indiquez-moi donc le nombre et la capacité des vaisseaux à mesure qu’ils apparaîtront.

En ce moment toutes les voiles étaient en vue.

— Les premiers sont des vaisseaux de haut-bord, répondit Bienville. L’amiral est en tête, et je crois qu’il se dispose à jeter l’ancre, vu qu’il serre déjà ses premières voiles.

— Est-ce bien l’amiral qui vient le premier ?

— Oui, monseigneur. Je reconnais parfaitement son pavillon qui flotte au grand mat. Je crois même qu’il a jeté son ancre, car il me semble que les voiles de perroquet battent les mats et que la frégate commence à éviter.

La marée montante faisait déjà tourner le vaisseau amiral sur lui-même, et M. de Frontenac, à l’aide de sa longue-vue, put distinguer un groupe d’officiers qui se tenaient sur la poupe du navire commandé par Phips.

— Mais que font donc les plus petits bâtiments ? on dirait qu’ils veulent dépasser l’amiral.

— Ils rangent la côte de Beauport, monseigneur afin, je suppose, de trouver moins d’eau pour leur ancrage.

Bienville ne se trompait pas ; les derniers, imitant la manœuvre de leurs aînés, avaient mouillé l’ancre près de la côte et commençaient à carguer leurs voiles.

— Combien sont-ils ? demanda froidement M. de Frontenac.

— Trente-quatre, dont, je crois, trois frégates et cinq corvettes qui tiennent le milieu du fleuve. Les autres, rangés près de la côte de Beauport, ne sont que des brigantins, des caiches, des barques et des flibots.

Suivirent quelques minutes de silence, durant lesquelles les yeux de ceux qui étaient sur la terrasse examinèrent avec anxiété les diverses manœuvres de la flotte anglaise.

Il était à peu près neuf heures et demie du matin lorsque la dernière voile disparut repliée sous ses cargues.

Alors Bienville s’écria tout à coup :

— Voyez-vous ce canot qui se détache de l’amiral. Eh ! parbleu ! il doit y avoir un parlementaire à bord, car j’aperçois un pavillon blanc qui flotte à l’avant.

Dans ce cas, repartit aussitôt le gouverneur, il faut aller au-devant de lui. Parlez-vous l’anglais, monsieur de Bienville.

— Je ne parle anglais qu’à coups d’épée, monseigneur. Mais voici mon ami M. d’Orsy à qui cette langue est familière.

— En effet, reprit le gouverneur. Eh bien ! M. d’Orsy, vous allez accompagner votre ami en qualité d’interprète. Quant à vous, monsieur de Bienville, descendez en grande hâte à la basse ville et allez au devant de cet envoyé, avec une escorte de trois canots montés par quatre hommes chacun. Si le parlementaire demande à descendre à terre, bandez-lui les yeux, afin qu’il ne remarque rien de l’état précaire de la place. D’ailleurs, ayez pour lui tous les égards possibles. Allez !

Bienville et d’Orsy saluèrent le gouverneur pour le remercier de l’honneur qui leur était fait, sortirent du château et descendirent à grands pas la côte de Lamontagne.

Bientôt quatre canots laissaient la terre et se portaient vivement à la rencontre de la chaloupe anglaise, poussée par de vigoureux rameurs.

Les cinq embarcations se joignirent au milieu du fleuve, à mi-chemin entre la terre et la flotte.

— Ohé ! du canot ! cria Bienville, quand il fut à portée de voix du parlementaire ; puis il fit arrêter ses embarcations.

— Stop ! commanda l’officier anglais à ses hommes. Et l’on s’arrêta des deux côtés en s’observant d’un air menaçant.

— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda alors en anglais Louis d’Orsy à celui qui commandait la chaloupe ennemie.

— Je suis envoyé par l’amiral Sir William Phips, pour traiter de la reddition de la place avec votre gouverneur, répondit l’Anglais avec suffisance.

— Que dit votre Anglais ? demanda François de Bienville à son ami.

— Il vient prier le gouverneur de capituler !

Les Canadiens accueillirent ces paroles par un immense éclat de rire.

— D’Orsy les fit taire d’un regard, et s’adressant au parlementaire :

— Si vous voulez voir M. le comte de Frontenac, il faut vous soumettre à ses conditions qui sont de vous bander les yeux pour vous conduire au château Saint-Louis, et de nous suivre à terre sans votre escorte.

À ces paroles, le rouge monta à la figure du parlementaire, qui répondit avec un emportement mal contenu :

— Remarquez bien, monsieur, que je ne viens pas en espion !

— Les ordres de M. le comte de Frontenac sont formels, répliqua froidement d’Orsy, et monsieur est parfaitement libre de retourner à son bord si ces conditions lui déplaisent.

L’Anglais se mordit les lèvres, et après avoir réfléchi quelques instants :

— Sachez au moins que je représente une nation, et qu’à ce titre ma personne est inviolable.

— Vous ne m’apprenez rien, monsieur, répondit d’Orsy, et je sais très-bien quels égards vous sont dus.

— C’est bon ! je vous suis, reprit flegmatiquement l’envoyé.

Bienville fit alors approcher son embarcation bord à bord avec la chaloupe anglaise, et Harthing, c’était le nom du parlementaire, prit place sur le canot canadien en ordonnant à ses gens d’attendre son retour.

Pendant les quelques instants qu’ils se trouvèrent côte à côte, les Canadiens et les Anglais se toisèrent d’un air fort peu bienveillant ; mais grâce à la présence de leurs officiers respectifs, pas un mot ne fut échangé, pas un geste ne trahit ce bouillonnement intérieur de vieilles haines nationales qui n’auraient pas mieux demandé que de se manifester activement.

— Nage à terre ! commanda Bienville à ses gens dont les rames mordirent la vague.

— J’en suis bien fâché, monsieur, dit d’Orsy au lieutenant anglais, mais ma consigne est de vous bander les yeux.

— Faites.

Au bout de dix minutes les quatre canots accostaient la levée.

M. de Frontenac n’avait pas perdu son temps dans l’inaction. Chez cet homme énergique les idées décisives ne se faisaient point attendre ; à peine convoquées, elles arrivaient vigoureuses, sages et hardies, et l’action suivait de près la pensée.

Bienville et d’Orsy avaient à peine mis pied dans le canot qui les devait conduire au-devant du parlementaire, que déjà le gouverneur avait donné les ordres suivants aux officiers qui l’entouraient :

Il enjoignit d’abord à M. LeMoyne de Maricourt, frère de François de Bienville, d’aller prendre position à la basse-ville, avec la compagnie qu’il commandait, sur la plate-forme défendu par trois pièces de canon. M. de Maricourt était arrivé de Montréal avec son frère, M. LeMoyne de Saint-Hélène, durant la nuit précédente, apportant la nouvelle que les troupes de cette ville ne tarderaient pas d’arriver. M. de Sainte-Hélène devait occuper un autre quai fortifié à la ville basse, avec le détachement dont il venait d’être fait capitaine. Afin de tromper le parlementaire sur l’état de la place, vu que les troupes de Montréal et des Trois-Rivières n’étaient pas encore arrivées, ordre fut donné aux seuls trois cents hommes en état de combattre qui se trouvaient alors dans la ville, de faire un grand bruit d’armes sur le passage de l’envoyé de Phips. Pour ajouter à l’illusion du parlementaire qui n’y verrait rien au travers de son bandeau, le major Provost devait disséminer les troupes en différents endroits, et les faire manœuvrer bruyamment par toutes les rues de la ville.

Les ordres du comte furent si bien exécutés que les premiers bruits qui frappèrent l’oreille du lieutenant Harthing quand il mit le pied sur la levée, ne laissèrent pas que de l’étonner ; car les Anglais croyaient, et non sans raison, la ville hors d’état de se défendre. Quelques artilleurs traînaient lourdement les pièces. D’autres roulaient des projectiles à quelques pouces de ses pieds ou faisaient cliqueter leurs épées à ses oreilles.

— Fanfaronnades que tout cela, se dit Harthing.

Mais il n’était pas à bout de mystifications.

D’après l’ordre du gouverneur, on fit faire les plus longs détours au parlementaire, le ramenant souvent au même point de départ, et toujours avec un grand bruit d’armes.

Harthing atteignit ainsi le pied de la côte de Lamontagne ; mais ici ce fut bien pis encore. J’ai déjà dit que la montée du port à la haute ville était barricadée par trois retranchements formés de chaînes et de tonneaux remplis de terre et de pierre. Aussi l’Anglais trébuchait-il à chaque instant. Ici un tonneau lui barrait le passage, là il serait infailliblement tombé sur un amas de pierres, sans la précaution que ses guides avaient de le soutenir ; plus loin une chaîne tendue bien raide heurtait ses tibias.

— Diables de Français ! grommelait-il.

Il parvint enfin à la haute ville. Mais bien loin de le conduire directement au château, ses guides s’engagèrent avec lui dans la rue Buade, en se dirigeant vers la grande place. En ce moment une compagnie d’infanterie les dépassa au pas de course ; les trente hommes qui la composaient frappaient si bien du talon, que notre Anglais crut qu’il y en avait au moins deux cents.

Il n’y eut pas jusqu’aux femmes qui ne s’avisèrent de mystifier le pauvre envoyé. La sœur Juchereau de St. Ignace rapporte, dans l’Histoire de l’Hôtel-Dieu, que les dames de Québec assaillirent de quolibets le parlementaire ahuri, et qu’elles l’appelèrent colin-maillard à cause du bandeau qui l’empêchait de voir.

Après maints détours pour dépister notre homme, après l’avoir laissé se heurter plusieurs fois sur les quelques chaînes dont on avait barré les rues principales, l’escorte du parlementaire prit enfin le chemin du château.

M. de Frontenac y attendait l’envoyé de Phips dans la grande salle, avec les officiers qui se trouvaient alors à Québec et les gentilshommes des environs, que la première nouvelle du danger avait amenés auprès de lui.

Rien ne saurait peindre la surprise du parlementaire lorsque le bandeau tomba de ses yeux, et qu’il se trouva en si nombreuse et surtout en si grande compagnie.

Ils étaient dignes en tous points de figurer à côté de leur chef, ces braves gentilshommes qui n’attendaient qu’un mot de sa part pour sauver leur patrie d’adoption, ou mourir comme on mourait alors, le mousquet ou l’épée à la main.

Auprès du comte de Frontenac, dont l’extérieur digne et noble en imposait tant à ceux qui l’approchaient, venaient, d’abord le chevalier de Vaudreuil, le sieur Juchereau de Saint-Denis, dont la belle conduite durant ce siége lui devait mériter des lettres d’anoblissements, M. LeMoyne de Sainte-Hélène que la mort allait bientôt frapper au champ des braves, ses dignes frères MM. de Bienville et de Maricourt, et le major Provost que le lecteur connaît déjà.

Vous auriez pu voir encore M. de la Touche, fils du seigneur de Champlain et le chevalier de Clermont, qui tombèrent glorieusement tous deux sur le champ de bataille trois jours plus tard.

Il y avait enfin les de St. Ours, les Linctôt, les Couillard, les Boucher, les d’Ailleboust, les Chambly, les Dugué, les d’Arpentigny, les Tilly, les Baby, les de Lotbinière, et maints autres nobles gens d’épée qui moururent presque tous dans les fréquents combats de ces temps chevaleresques dont les annales font aujourd’hui notre orgueil et notre gloire.

Harthing qui s’était cependant remis de sa première surprise, s’avança le front haut vers le gouverneur qu’il n’avait pas eu de peine à reconnaître au milieu de son état-major, tant l’habitude du commandement finit par imprimer son cachet sur la figure d’un vieil officier. Tendant un parchemin au comte, il lui dit en anglais avec aplomb :

— Voici la sommation par écrit que mon commandant, l’amiral Sir William Phips, vous envoie.

— Monsieur d’Orsy, dit le gouverneur qui, sans toucher au parchemin, garda son poing gauche sur la hanche, à la royale, et demeura le front ombragé de son large chapeau d’où jaillissait une gerbe de plumes blanches, veuillez prendre cet écrit et nous en traduire à haute voix la teneur.

D’Orsy prit le papier des mains du parlementaire et en traduisit le contenu à voix haute.

Un silence règne dans la grande salle pendant cette lecture, silence à peine interrompu par le cliquetis des fourreaux d’épée qui heurtent le parquet, par suite de quelques mouvements nerveux de ceux qui les portent. Car elle est des plus propres à agacer les nerfs cette sommation de l’amiral anglais.

Phips accusait d’abord les Français de souffler la discorde en Amérique, témoin les hostilités qu’ils avaient commencées l’hiver précédent en la colonie de Boston, et sur plusieurs points des frontières. Les colons anglais craignant justement tout de gens qui les attaquaient en traîtres comme ils avaient fait à Schenectady, voulaient mettre fin à cette guerre de guet-apens, d’embûches et de massacres qui désolait depuis trop longtemps le continent américain.

En conséquence, l’amiral Phips, venu au nom du roi Guillaume et de la Reine Marie, sommait les Français d’avoir à rendre tous leurs forteresses et châteaux-forts, avec armes et munitions, enfin à se remettre eux-mêmes et leurs biens en la bonne disposition de l’amiral anglais vainqueur des Acadiens.

« Ce que faisant, » ajoutait la sommation de Phips, je vous pardonnerai en bon chrétien, ainsi qu’il sera jugé à propos pour le service de leurs Majestés et la sûreté de leurs sujets. »

À mesure que M. d’Orsy traduisait cette impertinente sommation, le rouge montait à la figure des Canadiens. Lorsqu’il en vint à l’accusation de traîtres que Phips lançait aux colons de la Nouvelle-France, un sourd murmure d’imprécations circula dans l’assemblée. Mais quand il s’agit de reddition et du pardon de l’amiral, la voix de l’interprète fut couverte un moment par les menaces bruyantes qui grondaient de toutes parts.

— Pendons l’envoyé ! s’écria même M. de Valrennes d’une voix vibrante qui domina toutes les autres.

Harthing comprenait bien le français ; mais il n’en avait voulu jusque-là rien laisser paraître ; cependant il pâlit un peu quand il entendit cette voix qui demandait sa pendaison.

Mais il eut honte de ce premier mouvement, et, tirant sa montre d’une main qu’il eût pourtant voulu être plus ferme, il dit que dans une heure, au plus, l’amiral désirait avoir une réponse positive.

Comme les murmures de ses officiers irrités devenaient de plus en plus prononcés, M. de Frontenac promena son regard fier et calme sur l’assemblée, et ces grondements s’éteignirent aussitôt.

Se tournant ensuite vers le parlementaire qui s’était remis :

« Monsieur, lui dit-il avec dignité, vous nous avez laissé voir, il n’y a qu’un instant, que vous entendez parfaitement le français, veuillez donc transmettre à votre amiral ce que je vais vous dire.

« D’abord, sachez que je ne reconnais nullement Guillaume, prince d’Orange, pour roi de la Grande-Bretagne ; il n’est à mes yeux qu’un lâche usurpateur qui a foulé aux pieds les droits les plus saints en jetant à bas du trône son beau-frère Jacques ii dont il a pris la place. Je n’ai donc rien à démêler avec lui.

« Quant aux accusations dont vous nous gratifiez si légèrement, laissez-moi vous dire que vous les méritez bien plus que nous. Quelle est en effet la cause qui m’a fait ordonner l’expédition de Corlar[17] dont la réussite vous a causé tant d’émoi ? Rappelez-vous, monsieur, cet odieux massacre de Lachine dont vous fûtes les instigateurs. Comment appeler l’acte de gens qui, semblant craindre de faire la guerre à leurs propres frais et périls, soudoient ces cruels enfants des bois, et se réjouissent ensuite à huis-clos des cruautés auxquelles ils paraissent étrangers, mais dont ils sont pourtant bien les auteurs ?

« La destruction de Corlar n’a été qu’une légitime représaille de cette œuvre ténébreuse et sanglante de Lachine, à tout jamais marquée du sceau de l’Angleterre. La postérité, j’en suis sûr, comprendra la dure nécessité du sang versé par nous dans la Nouvelle-Angleterre, mais elle flétrira de toute son indignation la lâcheté des fauteurs du massacre de Lachine.

« Quant à accepter les conditions par trop humiliantes que nous offre si peu courtoisement Sir William Phips, quant à nous rendre, en un mot, croyez-vous que si j’inclinais à le faire, tant de braves gens ne s’y opposeraient pas ?

« Vous avez entendu les murmures d’indignation que votre arrogante sommation a soulevée autour de moi ; eh bien ! sachez que ces sentiments sont communs à tous nos gentilshommes ainsi qu’au dernier de nos paysans.

« Enfin, quand même les conditions que vous nous offrez seraient plus douces et courtoises, croiriez-vous par hasard que nous voudrions nous y fier ? Pensez-vous, monsieur, que la parole d’un homme qui n’a pas rougi de violer la capitulation de Port-Royal, soit de bon aloi sur le sol canadien ?

« Détrompez-vous alors, et allez dire à votre maître qu’il n’est à mes yeux qu’un rebelle, puisqu’il a manqué à la foi qu’il levait à Jacques II, son roi légitime, et qu’au nom de Louis XIV, roi de France, je méprise l’insolent défi que votre amiral n’a pas craint de m’envoyer. »

Harthing restait confus et humilié par la rude réponse du gouverneur à laquelle il ne s’attendait guère. Mais comme il n’aurait pas été prudent pour lui de transmettre, mot pour mot, à Sir William, les paroles du gouverneur, il demanda une réponse écrite.

— Allez ! lui dit le comte de Frontenac dont l’indignation si longtemps contenue se faisait jour enfin, allez ! Je vais répondre à votre maître par la bouche de mes canons ! Qu’il apprenne que ce n’est pas de la sorte qu’on fait sommer un homme comme moi !

— Messieurs de Bienville et d’Orsy, dit-il ensuite à ceux-ci, reconduisez monsieur avec les mèmes égards et les mêmes précautions qui ont accompagné sa descente à terre.

Une demi-heure plus tard, Harthing rejoignait de nouveau sa chaloupe, après avoir toutefois circulé à satiété parmi les chausse-trapes et les chevaux de frise qui semblaient naître sous ses pas.

IV

LE TROPHÉE


Lorsque MM. de Bienville et d’Orsy abordèrent le quai de la reine, l’animation bruyante qui régnait dans la ville quand les deux amis l’avaient laissée pour la seconde fois, avait presque complétement cessé.

D’après les ordres du gouverneur, toutes les troupes et les milices disponibles en ce moment, étaient échelonnées sur les remparts où les soldats, le mousquet au poing, devaient se tenir prêts à toute éventualité.

On se souvient que le major Provost avait, en l’absence du comte de Frontenac, disposé trois batteries de canons à la haute ville ; la première, composée de huit pièces, était placée, à l’endroit où l’on voit aujourd’hui le jardin du vieux château ; trois autres canons étaient montés auprès d’un moulin à vent sur le Mont-Carmel ; on avait enfin pointé quelques petites pièces au-dessus de la rue Sault-au-Matelot, à l’endroit même où l’on voit aujourd’hui la grande batterie.

Cette artillerie était servie par des canonniers de l’armée régulière.

Les deux autres batteries, chacune de trois canons, que l’on avait établies à la basse ville, était confiées à deux compagnies de la marine commandées par Paul LeMoyne de Maricourt et par Jacques LeMoyne de Sainte-Hélène. Et certes, elles étaient entre bonnes mains, puisque MM. de Maricourt et de Sainte-Hélène passaient pour les meilleurs canonniers pointeurs de la colonie.

François LeMoyne de Bienville et Louis d’Orsy servant tous deux dans la compagnie commandée par M. de Maricourt, se trouvaient rendus à leur poste lorsqu’ils mirent le pied sur la levée où nous avons vu accoster leur canot.

Les pièces étaient déjà chargées, et l’on n’attendait plus pour faire feu que le premier coup de canon qui devait partir de la haute ville.

— Vous arrivez à temps, messieurs, dit alors le sieur de Maricourt à son frère et à Louis d’Orsy ; car je viens de parier avec le chevalier de Clermont[18] que j’abats le pavillon de l’amiral des trois premiers coups que je tire sur l’ennemi. Le chevalier prétend que le vaisseau de Phips se trouve hors de la portée d’une pièce de vingt-quatre. Qu’en dis-tu Bienville ?

Celui-ci mesura du regard l’espace libre qu’il y avait entre la flotte et le quai, puis, se retournant vers son frère :

— Je soutiens ton pari contre le chevalier de Clermont.

— Vraiment, Bienville ! fit celui-là.

— Oui, chevalier.

— Bien que l’habileté de notre commandant comme artilleur me soit connue, je ne crois pas qu’un boulet de vingt-quatre puisse atteindre sûrement le but que vous avez en vue.

— Vous pourriez bien vous tromper.

— Parbleu ! je le souhaite, mais je tiens à mon opinion.

— Fort bien ! chevalier. Mais moi je parie toujours pour mon frère. Bien plus, la marée monte ; or je m’engage à aller chercher à la nage ce pavillon anglais qui flottera sur les eaux avant un quart d’heure.

— Ah ! Bienville, si je ne savais pas que la forfanterie est aussi loin de votre cœur que le courage en est proche, je croirais cette offre-là fort peu hasardée. Qu’en dois-je donc conclure ?

— Ce que vous en devez conclure, mille bombes ! s’écria Bienville piqué au vif, c’est que nous voulons montrer aux Anglais, mon frère et moi, quels sont les gens qu’ils viennent attaquer. Tiens-tu pour moi d’Orsy ?

— Certes ! répondit celui-ci, le beau moment pour reculer !

— Pardonnez-moi, Bienville, reprit alors le chevalier de Clermont en tendant la main à son compagnon d’armes. Mordiable ! votre projet de bain glacé me sourit assez, et je vous demande sérieusement la faveur d’être de la partie.

— Bien volontiers ! d’ailleurs la baignoire est assez grande pour nous trois.

M. de Maricourt venait de pointer lui-même sa dernière pièce, lorsqu’une forte détonation qui partait de la cime du cap, fit lever la tête aux artilleurs.

— Le signal ! s’écria Bienville.

— Haut la mèche ! haut le bras ! commanda Maricourt.

Trois artilleurs rapprochèrent de leur pièce respective les étoupilles allumées.

— Première pièce ! feu ! cria le commandant.

Un long jet de flamme jaillit de la gueule du premier canon qui, en reculant, parut se cabrer d’aise de montrer enfin sa grosse voix.

Les officiers qui avaient eu soin de se tenir en dehors du nuage de fumée que devait produire l’embrasement de la poudre, avaient les yeux rivés sur le vaisseau amiral.

— Bien visé, Maricourt ! s’écria Bienville ; le projectile a coupé les haubans de bâbord du dernier hunier, quelques pieds plus bas que le pavillon.

— Voyons ce que fera le second, dit le commandant qui ordonna le feu d’une autre pièce.

— Très bien ! fit de nouveau Bienville, le bois est entamé, cette fois ! Bas les habits, d’Orsy.

— Eh ! corbleu ! Bienville, oublies-tu que j’en suis, repartit le chevalier de Clermont en ôtant son justaucorps.

Le troisième coup de feu couvrit sa voix.

— Bravo ! bravo ! s’écria Bienville en applaudissant de la voix et des mains. Voyez un peu maintenant, chevalier.

Le projectile avait porté en plein bois, fracassant le mât et hachant les haubans de tribord.

— Alors une immense acclamation roula sur les flancs du cap, car le pavillon de l’amiral, dépourvu d’appui, venait de tomber sur les eaux du fleuve, entraînant sa drisse avec lui.[19]

Et les détonations se succédèrent sans interruption sur les remparts et les quais.

Cependant d’Orsy, Bienville et Clermont, en simple costume natatoire, se tenaient sur le bord de la levée, prêts à sauter dans le fleuve aussitôt que le pavillon serait en vue.

Bienville fut le premier à l’apercevoir.

— En avant, messieurs, dit-il en piquant une tête dans le Saint-Laurent.

Les trois plongeons n’en firent qu’un, puis la tête des nageurs reparut ruisselante hors de l’eau.

— Brrrrrr ! fit d’Orsy en secouant la tête, froide en diable cette eau-là !

— J’ai vu mieux que ça… à la Baie-d’Hudson… le printemps dernier, dit Bienville qui, nageur émérite, avait déjà quelques pieds d’avance sur ses compagnons. Il nous fallait… emporter un petit fort… dont nous étions séparés… par une rivière… de deux arpents… de large… Mais nous avions compté… sans la fonte des neiges… et l’inondation… La rivière coulait… à pleins bords… quand nous y arrivâmes… Vingt-deux hommes seulement… savaient nager dans ma compagnie… Cinquante Anglais… nous attendaient de l’autre côté… N’importe, je donnai… le signal et l’exemple… et houp ! en avant !… nous y étions… Diable d’eau !… qu’elle était froide !… Elle aurait gelé celle-ci.

— Et vos Anglais ? demanda Louis d’Orsy qui suivait son ami de près.

— Bah ! repartit Bienville en se tournant sur le dos pour faire la planche, afin de permettre à Clermont, qui tirait de l’arrière, de le rejoindre, bah ! nous en eûmes… bientôt raison. Allons ! chevalier, arrivez donc… Êtes-vous engourdi ?

— Depuis que j’ai reçu… certain coup… de tomahahk… sur la jambe gauche,… je nage…avec peine.

— Dans ce cas… retournez à terre.

— Bienville… vous voulez me rendre… la monnaie de ma pièce… de tantôt… Vous êtes… dans votre droit… En avant !… messieurs… en avant !

Les trois nageurs qui se trouvaient alors vis-à-vis de l’ancienne douane, mais à dix arpents de terre, piquèrent au large vers le pavillon. Ce dernier était encore à huit cents pieds plus bas ; mais la marée montante l’entraînait vers les trois gentilshommes.

Ils virent jaillir l’eau en plusieurs endroits dans les environs du pavillon que le flux leur apportait, et plusieurs fortes détonations parties de la flotte leur firent lever la tête.

D’autres décharges succédèrent aux premières et quelques projectiles vinrent, en hurlant, tomber auprès des trois amis.

— Parbleu ! dit alors François de Bienville avec un admirable sang-froid, il paraît que… nous allons au feu dans l’eau… Mais ces messieurs…

Un boulet qui vint s’engloutir à dix pieds de lui et le couvrit d’eau en tombant, lui coupa la parole.

— Ces messieurs… nous prennent décidément… pour des cibles… puisqu’ils tirent à côté, continua-t-il.

Le pavillon flottait alors à quelques cinquante pieds en avant.

Bienville redouble de vigueur tandis que balles et boulets pleuvent autour de lui. Quelques brasses énergiques l’amènent enfin près du pavillon qui tient encore au tronçon du mât coupé par le boulet de Maricourt.

Appuyant alors ses deux mains sur ce dernier débris, et sortant hors de l’eau son buste qui ruisselle :

— Vive la Nouvelle-France ! crie Bienville aux Anglais de toute la force de ses poumons.

Et trois fois ce cri de victoire s’en va déchirer l’oreille de l’amiral qui rugit sur son banc de quart.

— Feu partout sur ces démons ! s’écrie Phips d’une voix étranglée par la rage.

Un réseau de flamme et de fumée enveloppe un instant le gaillard d’arrière du vaisseau amiral qui ne peut faire feu des deux côtés de ses sabords, vu la position que lui donne le flot.

Quelques projectiles passent en miaulant près de Bienville, qui a pris soin de rentrer dans l’eau jusqu’au cou, après avoir jeté ses trois défis. Une balle vient même couper la drisse qui rattache le pavillon au tronçon de mât.

Ça me va, murmura Bienville, car j’avais oublié mon couteau. Merci, messieurs, dit-il en tournant le dos aux Anglais. Puis, il saisit le pavillon avec ses dents et l’entraîne à la remorque.

Bienville avait perdu ses amis de vue depuis quelques minutes, et, lorsqu’il les rejoignit, sur son retour, il s’aperçut que d’Orsy soutenait le chevalier.

— Diable ! êtes-vous blessé, Clermont ? lui dit-il en voyant une teinte rougeâtre colorer l’eau.

— Ne m’en parlez pas, Bienville,… ces mécréants m’ont… entamé la jambe droite… justement la meilleure, les chiens !

— Es-tu fatigué,… d’Orsy ? demanda Bienville.

— Pas le moins du monde…

— Dans ce cas… continue de nager… à droite de notre ami ; je vais en faire autant… à sa gauche… pour le soutenir aussi.

— Messieurs, repartit alors le chevalier de Clermont, j’ai bien peur… que vous ne puissiez pas… gagner terre… en me soutenant ainsi… laissez-moi donc… m’en tirer seul… Bah ! en supposant… que je périsse… un jour plus tôt,… un jour plus tard… cela ne fait rien.

— Or ça, chevalier, répliqua Bienville, pour qui nous prenez-vous donc ? Allons ! laissez-nous faire… et tout ira bien.

Ils continuèrent d’avancer vers la terre, tout en entendant passer des projectiles autour d’eux.

Les artilleurs de la ville ne restaient pas inactifs, et pour protéger la retraite des trois braves, ils nourrissaient un feu d’enfer entre ces derniers et la flotte ennemie ; ce qui eut pour effet d’empêcher les Anglais de mettre leurs chaloupes à l’eau, et de poursuivre les trois Canadiens.

Ceux-ci avançaient lentement. M. de Clermont, dont la blessure n’était pas grave, mais qui pourtant perdait beaucoup de sang, ne pouvait presque pas s’aider à nager.

— Soyez raisonnables… mes chers amis, dit-il bientôt. Laissez-moi,… je vais faire la planche… Peut-être la marée… me portera-t-elle… à terre… et…

— Dieu me pardonne ! chevalier,… mais vous divaguez… Allons ! courage, ami,… Voici qu’on vient à nous.

Des chaloupes, que M. de Maricourt envoyait pour les recueillir, accouraient à force de rames.

Quelques minutes plus tard, les trois nageurs étaient hissés sur la première embarcation venue, par dix bras empressés.

— Ouf ! les dents me font mal, le pavillon était lourd à traîner, dit Bienville en reprenant haleine.

— C’est qu’il est chargé de gloire, repartit d’Orsy.

Une véritable ovation attendait les trois braves. À peine eurent-ils mis pied à terre, que vingt robustes gaillards les enlevèrent du sol pour les porter à la haute ville.

À l’entrée de la rue Buade, M. de Frontenac, qu’on avait mis au courant des hauts faits des trois amis, s’en vint au devant d’eux.

— Bien ! messieurs ! très-bien ! s’écria le gouverneur en les apercevant. Ces Anglais fussent-ils dix mille, avec cinq cents hommes comme vous à mon côté, je ne les crains pas.

— Vive monseigneur ! Vive Bienville ! Vive la France ! vociféra la foule qui encombrait la place.

Saisi d’une indicible émotion, Bienville déroula vivement le drapeau qu’il avait négligemment jeté autour de son buste : et, se levant debout sur les épaules de ses porteurs, il agita son glorieux trophée sur la foule qui ondoyait à ses pieds, en criant d’une voix tonnante :

— Vive la France ! et mort à l’Anglais !

Le peuple répondit par un écho terrible qui s’en alla s’éteindre sur la flotte ennemie.

Le cortège continua sa marche vers la « grande église. » Bourgeois et soldats, enfants, femmes et vieillards, tous, tant qu’ils purent, entrèrent dans la cathédrale à la voûte de laquelle on suspendit le glorieux trophée. [20]

Et les prières ardentes de tous ces hommes de foi, montèrent des dalles et des parvis vers l’Éternel qui entendit aussitôt la voix suppliante d’un peuple héroïque.

À peine François de Bienville et ses deux compagnons, ils avaient enfin repris pied sur le sol, sortaient-ils de la cathédrale, que le bruit mat de plusieurs tambours battant aux champs se fit entendre.

D’abord éloignés, ces sons qui viennent des plaines semblent se rapprocher.

On court vers la rue Saint-Louis, et les vivats d’ébranler de nouveau les airs en joyeuses acclamations.

M. de Callières entrait dans la ville à la tête de huit cents hommes du « gouvernement de Montréal. » Craignant d’être surpris sur le fleuve par quelque vaisseau anglais, M. de Callières, avait, la nuit précédente, fait débarquer ses troupes à la Pointe-aux-Trembles ; et le reste du trajet s’était fait à pied.

— Quel dommage, s’il n’était rien resté pour nous ! disaient entre eux les gens de Montréal en défilant par la rue Saint-Louis. Mais, Dieu merci, les violons seuls ont commencé à jouer ; nous serons donc à temps pour la danse ! bravo !

V

AUX ARMES !


Le matin du 17 octobre s’annonça sombre, humide et froid. Une forte brise de nord-est soulevait des vagues dans le port et les affolait en les irritant, tandis qu’une pluie fine et pénétrante jetait sur la ville son manteau gris de vapeurs.

Sept heures sonnaient au château, lorsque la sentinelle qui grelottait sur la terrasse, crut voir, au travers du brouillard, plusieurs embarcations se détacher des vaisseaux ancrés au milieu du fleuve. Le factionnaire vit que ces chaloupes étaient chargées d’hommes. Aussitôt il donna l’alarme, selon les ordres qu’il avait reçus.

Nous avons vu que le château était bâti à l’endroit où est maintenant notre plate forme. Située à quatre-vingts pieds au-dessus du niveau du fleuve et sur le sommet de la falaise, la maison du gouverneur général avait deux étages et cent vingt pieds de long, avec deux pavillons à chaque bout. La terrasse qui régnait en avant du château et regardait le fleuve et la basse ville, était longue de quatre-vingts pieds. Le château était irrégulier dans sa fortification, n’ayant que deux bastions du côté de la ville, et situés tous deux à l’endroit où est maintenant le jardin du gouverneur. Aucun fossé n’en défendait l’approche.

La garnison du château du Fort comptait deux sergents et vingt-cinq soldats, outre la compagnie des gardes du gouverneur ; celle-ci se composait d’un capitaine, d’un lieutenant et de dix-sept carabins.

Dès que M. de Frontenac eut entendu le signal donné par la sentinelle, il accourut sur la terrasse.

— Qu’y-a-t-il ? demanda le comte au factionnaire qui se tenait raide et au port-d’armes, devant son chef.

— Il y a, mon commandant, répondit le soldat, que l’Anglais se prépare à prendre terre pour nous tomber dessus ; voyez plutôt !

— Qu’on m’apporte ma lunette de longue-vue, demanda le gouverneur.

M. de Frontenac braqua sa lunette sur la flotte, et resta quelques minutes à examiner les mouvements de plusieurs chaloupes ennemies qui se dirigeaient vers la terre.

— Vous aviez raison, mon brave, dit-il ensuite à la sentinelle ; l’ennemi se prépare en effet à débarquer. Allons ! fit-il en se tournant vers quelques officiers qui l’avaient suivi, qu’on batte la générale et que chacun soit à son poste !

Un caporal-tambour, escorté de deux soldats armés, parcourut toute la ville en sonnant la batterie d’alarme ; tandis que, selon l’usage, tous les tambours de la place la répétaient à l’instant. Ce tapage mit en un moment le civil et le militaire en émoi.

Sir William Phips avait compté sans l’orage et la marée pour le débarquement de ses troupes de terre.

Le vent prenant les embarcations en flancs, les entraînait vers la ville ou les poussait sur des brisants que la marée baissante laissait à découvert. L’un de ces bateaux commandé par le capitaine Savage parvint, en forçant de rames, à se diriger vers la terre en droite ligne ; mais le reflux laissa cette embarcation à sec entre la rivière Saint-Charles et l’église de Beauport. En vain voulut-elle regagner le large il n’était plus temps.

Ceux qui la montaient se trouvèrent dans la plus critique des positions ; car il ne pouvaient plus communiquer avec les leurs qui s’étaient empressés de rejoindre les vaisseaux. Leur situation était d’autant plus précaire qu’il furent bientôt attaqués par quelques Canadiens qui accouraient sur le rivage.

Pendant plusieurs heures la barque anglaise, et ceux qui la montaient, souffrirent beaucoup d’une mousquetade bien nourrie dirigée sur eux par les habitants de Beauport que commandait leur seigneur M. Juchereau de Saint-Denis. Mais on dut se contenter de part et d’autre de s’attaquer de loin ; le terrain mouvant et vaseux des battures s’opposant à ce qu’on pût marcher à l’ennemi sans danger.

L’émoi, que la batterie de la générale avait jeté par la ville, y régnait encore. Tout le militaire était sous les armes, ainsi que les bourgeois en état de les porter. Pendant ce temps, les vieillards, les femmes et les enfants transportaient en grande hâte aux Ursulines leurs objets les plus précieux, voire même des marchandises, pour les mettre à l’abri dans les murs épais du couvent.

Ce n’était que cris, confusion, vacarme et désordre depuis la « grande place » jusqu’au monastère des bonnes sœurs. Les rues des Jardins et du Parloir étaient encombrées de femmes et d’enfants, de meubles et d’effets, le tout criant, remuant et grouillant.

Ici, un vieillard voulant mettre en sûreté les quelques jours qui lui restent à vivre, traîne ses vieux ans avec l’aide du faible bras de sa fille. Là, une mère palpitante, échevelée, emporte en courant un jeune enfant dont les yeux regardent avec étonnement la scène étrange qui les frappe.

Plus loin, c’est un pauvre invalide ou un moribond que l’on transporte sur quelque litière improvisée.

Partout le grotesque et le sublime, la faiblesse, l’empressement et l’effroi se heurtent et se poussent en tous sens dans la direction du monastère.

Tout-à-coup, la tête de cette cohorte alarmée s’arrête, ce qui occasionne un mouvement rétrograde parmi le reste de la cohue. Et les cris : Place ! place ! dominent le tumulte.

On se range instinctivement de chaque côté de la rue ; on se pousse, on s’écrase avec des cris de douleur étouffés. Alors dans l’espace laissé libre s’avancent des prêtres en habits d’office et précédés de quelques enfants de chœur, portant en procession un tableau de la Sainte-Famille. On s’en va le suspendre au clocher de la cathédrale pour mettre la ville sous la protection divine.

On s’incline au passage de la croix d’argent portée en tête du pieux cortège, et la confiance semble renaître dans les cœurs alarmés de ces êtres faibles et tremblants qui continuent d’avancer vers le monastère.

Mais si l’on voit la frayeur troubler cette partie naturellement timide des habitants de Québec, il n’en faut pas conclure que l’autre se laisse gagner par le mal souvent contagieux de la peur. Tous les citoyens auxquels leur âge le permet, se sont rangés sous les ordres de leurs officiers. Plus d’un vieillard en qui le souvenir des exploits d’autrefois ranime un reste de vigueur qui va s’éteignant, et bon nombre d’adolescents qu’un courage prématuré transporte, renforcissent les rangs des miliciens rassemblés. Soldats du roi et volontaires attendent à leur poste que l’ordre d’action soit donné : les troupes brûlant d’envie de donner l’exemple aux milices, et ces dernières frémissant d’ardeur de prouver aux autres que les enfants du sol sont encore français par le courage et l’audace.

Tous étaient répartis sur les différents points de la ville, d’après les ordres du gouverneur qui attendait les mouvements de l’ennemi pour se porter à sa rencontre.

VI

LE BOMBARDEMENT


Le plan de l’amiral anglais était de faire débarquer, sur le rivage de Beauport, quinze cents hommes qui devaient aussi traverser la rivière Saint-Charles sur des chaloupes et marcher de là contre la ville. Quelques vaisseaux s’avanceraient aussi vers la place et feraient mine de la tourner pour simuler un débarquement à Silery. Alors, les quinze cents hommes du major Whalley s’élanceraient sur la ville, du côté de la rivière ; et, une fois sur la hauteur, ils mettraient le feu à une maison, signal qu’on reconnaîtrait de la flotte en débarquant à la basse ville deux cents hommes qui s’ouvriraient un passage du port à la ville haute. Les assiégés, ainsi pris entre deux feux, ne sauraient où porter leurs coups, tandis que les deux détachements anglais se rejoindraient dans la place et cerneraient les habitants.

Mais la précipitation et l’inconséquence de l’amiral même, ainsi que la vigoureuse résistance rencontrée par Whalley, mirent ces projets à néant.

M. de Frontenac n’avait pas le dessein d’empêcher l’ennemi de prendre position sur terre. Il n’était décidé qu’à inquiéter, par quelque escarmouche, le débarquement des troupes anglaises pour les engager à se transporter de ce côté-ci de la rivière Saint-Charles, où il aurait donné contre elles avec ses forces, alors que la marée haute eût enlevé toute chance de fuite aux ennemis. De la sorte, ceux qui auraient échappé aux balles françaises n’auraient guère pu se préserver d’un bain forcé non moins dangereux.

Le gouverneur n’envoya à leur rencontre, lorsqu’ils prirent pied à la Canardière, le 18 octobre, que trois cents hommes choisis parmi les troupes de Montréal et que M. de Longueuil devait commander.

Du côté de Beauport, M. Juchereau de Saint-Denis, le seigneur du lieu, devait inquiéter les Anglais avec soixante miliciens, ses censitaires, que, malgré son grand âge, il dirigeait en personne.

Nous verrons bientôt comment le major Whalley fut reçu avec ses quinze cents hommes par les trois cent soixante Canadiens. Suivons pour le moment cinq gros vaisseaux anglais, qui, l’amiral en tête, s’avancent formidables vers la ville.

Il pouvait être deux heures de l’après-midi lorsqu’ils jetèrent leurs ancres pour s’embosser[21] devant Québec.

Suivirent quelques minutes employées à carguer les voiles. Et, soudain, d’innombrables jets de flamme bondirent des sabords, comme autant de longs serpents de feu.

Au même instant, nos remparts et nos quais se couvrirent de flamme et de fumée, tandis que de formidables détonations s’entrechoquaient dans l’air qu’elles faisaient vibrer d’un fracas sourd et prolongé.

Alors une scène splendide anima tout d’un coup la ville et la vallée de la rivière Saint-Charles.

Le ciel était pur et bleu, à l’exception d’une teinte purpurine qui frangeait l’horizon sur la cime des monts lointains.

Les arbres qui ombrageaient encore à cette époque la vallée de la rivière Saint-Charles, exhibaient mille nuances variées jusqu’aux montagnes, que l’éloignement et l’automne teignaient d’un bleu pâle et presque rougeâtre.

Partout, dans la vallée comme sur les monts, les feuilles des arbres dont la sève était figée, se desséchaient sous les étreintes mortelles du froid et des pluies de l’automne.

Sur certains arbres du vallon, elle se paraient d’un rouge-feu tranchant sur les tons plus pâles qui en doraient d’autres. Sur le plus grand nombre, elles n’avaient que cette teinte uniforme d’un jaune clair qui faisait le fond du tableau. Enfin, on voyait encore, çà et là, quelques rameaux conserver un reste de verdure.

Mais pour contraster avec ce riche deuil de la nature, ce n’était partout que bruit et mouvement.

Dans les intervalles de chaque décharge d’artillerie, on entendait au loin crépiter la fusillade ; car tandis que les vaisseaux de Phips jetaient l’ancre devant la ville, les troupes commandées par Whalley et portées sur une multitude de bateaux et de chaloupes, forçaient de rames vers la terre où elles paraissaient être chaudement reçues. Ce bruit distant de mousquetades se confondait avec les détonations plus bruyantes du canon, roulant de roche en roche, de vallons en vallons, pour aller se perdre enfin dans les lointaines Laurentides, comme les derniers grondements du tonnerre.

Enfin, on entendait passer de temps à autre, au-dessus de la ville, de rauques miaulements semblables à ceux d’un tigre en colère ; c’étaient les boulets anglais qui se frayaient dans l’air un bruyant passage.

Si le feu de la flotte était bien nourri, celui de nos cinq batteries ne l’était pas moins, ce qui étonnait beaucoup les Anglais. Car ayant capturé, près de l’île d’Anticosti, madame Lalande et mademoiselle Joliette,[22] les ennemis leur avaient demandé si Québec était bien défendu. Ces dames avaient dit que non, ajoutant même que le peu de canons qu’il y avait dans la place étaient démontés et à moitié enfouis dans la terre et le sable. Mais quand nos boulets de dix-huit et de vingt-quatre se mirent à hacher les cordages, à casser la mâture, à fracasser les bordages, à trouer la coque des vaisseaux et à massacrer les Anglais, il leur fallut bien modérer la joie prématurée que la réponse de leurs prisonnières leur avait causée. Et faisant venir les dames, il leur montrèrent quelques-uns de nos projectiles en disant : « Sont-ce là les boulets de ces canons que vous disiez enterrés dans le sable ? »

Mais si l’on voit notre artillerie faire du dégât sur la flotte ennemie, il n’en faut pas conclure que les effets de la sienne soient aussi dommageables à la place assiégée. Jamais ville bombardée ne souffrit moins du boulet. À peine y eut-il quelques hommes blessés dont un seul mourut. Ce dernier était un écolier ; il fut atteint par un boulet qui le frappa après avoir ricoché sur le clocher de la cathédrale.

La Hontan rapporte que durant tout le bombardement qui dura la plus grande partie de l’après-midi du dix-huit pour recommencer le matin et finir le soir du dix-neuf octobre, c’est à peine si les projectiles ennemis firent pour cinq à six pistoles de dommages aux maisons.

Et pourtant, il devait pleuvoir des boulets par toute la ville, puisque la sœur Juchereau de St. Ignace raconte, dans l’histoire de l’Hôtel-Dieu, qu’il en tomba tellement sur le terrain des révérendes mères, que celles-ci « en firent tenir jusqu’à vingt-six en un jour à ceux qui avaient soin des batteries, pour les renvoyer aux Anglais. »

Aux Ursulines, un boulet rompit la fenêtre et le volet d’un dortoir et vint, sans respect pour cet inviolable asile, tomber au pied du lit d’une jeune pensionnaire. Un autre projectile, non moins impudent, souleva puis emporta gaillardement le coin du tablier de l’une des sœurs. « Quantité d’autres boulets, » dit la narratrice des annales de la communauté, « sont tombés dans nos cours, jardins et parcs ; mais par la grâce et protection de Dieu, personne n’en a été blessé ; nous en avons été quittes pour la peur. »

Le fait suivant, rapporté dans l’histoire de l’Hôtel-Dieu, explique l’inhabilité remarquable des artilleurs anglais. Il paraît que ces derniers ayant aperçu le tableau de la Sainte-Famille suspendu au clocher de la cathédrale, interrogèrent encore leurs prisonnières à cet égard. Celles-ci leur répondirent que ce n’était sans doute qu’un pieux talisman que les fervents catholiques de la ville avaient placé là pour la protection de leurs personnes et de leurs demeures.

Les susceptibilités religieuses des marins et des soldats protestants qui montaient la flotte anglaise, s’irritèrent de ce que nos frères dissidents ont toujours appelé une grossière superstition. Et le tableau servit de but à leurs projectiles comme à leurs railleries. Mais en vain ces nouveaux iconoclastes pointèrent-ils leurs pièces avec le plus grand soin et tirèrent-ils un grand nombre de coups sur le cadre, aucun projectile n’atteignit son but. Cela fit que tous leurs boulets qui prirent cette direction élevée passèrent par dessus la ville, et allèrent s’enfouir inoffensifs dans le terrain alors inoccupé de nos faubourgs.

Tandis que les ennemis perdent leur temps et leurs munitions de la sorte, nos artilleurs canadiens, loin de tirer comme eux leur poudre aux moineaux, pointent en plein bois sur les flancs rebondis des vaisseaux anglais.

Les deux batteries servies par MM. de Maricourt et de Sainte-Hélène font surtout des merveilles.

— Allons ! courage, enfants, dit le capitaine de Maricourt à ses hommes pour les animer. Chargez vite, mais sans précipitation.

— N’ayez pas peur, mon capitaine, lui répond un vieux marin, nous allons lui pratiquer une si grande gueule à ce gredin de vaisseau amiral, qu’il ira bientôt boire à la grande tasse.

Et Maricourt de rire, bien que boulets et mitraille ennemis mugissent et crépitent comme grêle autour de lui.

— Bien tiré ! Bienville, dit-il à ce dernier chargé, avec Louis d’Orsy, du commandement des deux autres canons de la batterie.

Et revenant pointer ses propres pièces :

— Chargez !.. Pointez… Feu !

Sans relâche l’airain hurle, bondit et tonne, en vomissant souffre et mitraille.

Cet ouragan de fer et de flamme dura sans discontinuer jusqu’au soir ; mais quand l’obscurité ne permit plus de pointer les pièces, on cessa le feu des deux côtés.

Il n’y a pas à douter que s’il eût été donné à Maricourt d’arrêter la marche du soleil, à l’instar de Josué, il se fût trouvé le plus heureux des hommes. Mais l’amiral Phips en eût été bien marri ; car ses vaisseaux troués en maints endroits dans leurs œuvres-vives, faisaient eau de toutes parts.

Il pouvait être huit heures, lorsque le dernier écho de la dernière détonation s’éteignit au loin dans l’ombre crépusculaire qui couvrait la plaine et les montagnes.

Bientôt vint la nuit silencieuse et sereine. Groupés alors autour de leurs pièces, les artilleurs français voulurent compter leurs pertes ; pas un soldat ne manquait à l’appel, et, à part quelques blessures et des contusions, les boulets ennemis avaient autant respecté les hommes que les propriétés.

En attendant qu’on vint les relever de service, les officiers et les soldats causaient entre eux.

Assis à terre, auprès des canons, les artilleurs de Maricourt, le brûle-gueule aux lèvres, fument en échangeant des quolibets sur la maladresse montrée pendant la journée par les Anglais.

Ils ne parlent qu’à voix basse, vu que les vaisseaux ennemis ne sont pas loin de terre, et que le canon rapproche singulièrement les distances. Bien que la nuit soit froide, on ne leur a point permis d’allumer de feu, de peur que l’ennemi ne s’en serve comme d’un point de mire. Aussi sont-ils tous plongés dans une obscurité tempérée seulement par la lumière des étoiles, et ne présentent-ils tous au regard que des groupes indécis et se mouvant dans l’ombre. Parfois le feu de quelque fourneau de pipe, venant à percer la cendre du tabac embrasé, jette une lueur fugitive sur la figure accentuée de l’un d’entre eux.

MM. de Maricourt, de Bienville et d’Orsy, appuyés tous trois sur un affût de canon, devisent à voix basse.

— Il y a maintenant une couple d’heures que la mousquetade à cessé là-bas, dit Maricourt.

— Oui, répond Louis d’Orsy ; mais le silence régnant partout depuis, il est difficile de conjecturer si l’ennemi a pris position sur terre ou s’il a été forcé de se rembarquer.

— Regardez donc, interrompt Bienville dont les yeux sont fixés depuis quelques moments dans la direction de la rivière Saint-Charles. Ne sont ce pas des feux de bivouac qu’on allume là-bas, sur les hauteurs de la Canardière, et à mi-chemin entre Beauport et la ville ?

— Eh ! vive Dieu ! tu as raison, Bienville, répond d’Orsy.

Plusieurs feux, rapprochés les uns des autres, semblaient jaillir successivement des hauteurs de la Canardière ; et de dix qu’ils étaient tout d’abord, il y en eut bientôt vingt, cinquante, puis enfin cent et plus.

Les Anglais sont campés là, reprend Bienville ; car les milices de Beauport ont dû regagner leur village ou retraiter vers la ville avec les hommes de M. de Longueuil. D’ailleurs, ceux-ci seraient-ils réunis que ce grand nombre de feux leur serait inutile. Mais je m’étonne de ce que mon frère[23] et ses hommes ne soient pas encore de retour.

En ce moment, un roulement de tambours, d’abord éloigné, mais se rapprochant le plus en plus, frappe l’oreille des officiers.

— Ce bruit vient du Palais,[24] dit le capitaine. Ce sont nos gens qui reviennent du combat ; et nous aurons bientôt des nouvelles par Bras-de-Fer.

Le roulement des tambours se rapprochant de plus en plus, on put distinguer bientôt un air sémillant joué par quelques fifres qui les accompagnaient en jetant leurs rires aigus au vent du soir.

Dix minutes plus tard, un canonnier que M. de Maricourt avait placé en sentinelle à quelques pas des pièces, entendant quelqu’un s’engager sur le quai, arma son mousquet dont la mèche brûlait lentement entre les dents du serpentin.

Il épaula son arme et cria :

— Qui vive !

— France et Bras-de-Fer, répondit une voix rude.

La réponse de l’arrivant excita l’hilarité générale ; mais comme son nom n’avait aucun rapport avec le mot d’ordre, le capitaine dut aller au devant du nouveau venu pour le reconnaître d’une manière plus officielle.

— Qui va-là ? demanda-t-il à l’arrivant que le mousquet de la sentinelle tenait à distance respectueuse.

— C’est moi, Pierre Bras-de-Fer, mon capitaine, répondit l’autre.

— Avance à l’ordre, Pierre Bras-de-Fer, reprit Maricourt.

Le factionnaire releva son mousquet, et une espèce de géant se rapprocha de Maricourt en deux enjambées.

— D’où viens-tu donc, à pareille heure, lui demanda l’officier.

— Du feu, mon capitaine. J’ai à peine eu le temps d’arrêter une minute chez l’hôtelier Boisdon, pour me glisser une petite larme dans le gosier que j’avais aussi sec que les semelles d’une vieille paire de bottes. C’est que voyez-vous, mon capitaine, on en a mangé de la poussière aujourd’hui, sans compter le reste. Je vous assure qu’on s’est joliment escrimé là-bas ; joint à cela que…

C’est bon ! c’est bon ! bavard, interrompit Maricourt. Mais il n’est rien arrivé de fâcheux à mon frère M. de Longueuil ?

— Non, Dieu merci. Mais ce pauvre M. de Clermont !…

— Comment ! qu’entends-tu dire ? s’écrièrent à la fois tous ceux qui étaient présents.

— Atteint d’une balle et mort à mon côté !

— Mort ! répétèrent les assistants sur tous les tons d’une émotion douloureuse.

— Combien d’hommes avez-vous perdus ? demanda M. de Maricourt, après un assez long silence.

— Oh ! pas beaucoup, mon capitaine. À part M. de Clermont et M. de Latouche, nous n’avons eu que dix à douze blessés.

— Connaît-on les pertes de l’ennemi ?

— Oui, mon capitaine ; quelques coureurs des bois que M. de Longueuil avait envoyés sur le champ de bataille pendant qu’on revenait vers la ville, nous ont rejoints comme nous y rentrions. Ils disent qu’il y a « cent cinquante ennemis sur le carreau, depuis le camp des Anglais jusqu’au lieu où ils ont débarqué. »

On entendit en ce moment le bruit des pas d’une patrouille qui s’avançait vers le quai. On échangea le mot d’ordre, et il se trouva que les arrivants étaient chargés d’apporter des vivres à la compagnie. M. de Frontenac envoyait aussi un officier pour commander le poste durant l’absence des chefs laissés libres d’aller prendre quelques heures de repos.

VII

LE COMBAT DU 20 OCTOBRE 1690


Le vingtième jour d’octobre la ville présentait un fort beau spectacle. Il y avait là, assemblés devant le château, plus de trois mille hommes, tant de troupes que de milices.

Les rayons du soleil levant se jouaient sur les armures, les mousquets, les baïonnettes et les épées nues, et jetaient, par toute la place, mille scintillations rayonnant en gerbes lumineuses, qui tranchaient vivement sur les riches costumes aux couleurs variées des officiers, et sur les belles plumes blanches qui ombrageaient quelques chapeaux fièrement galonnés d’or. On aurait dit de grosses gouttes de rosée dormant sur de grandes fleurs tropicales balancées par la brise et reflétant, avant que de remonter absorbées dans l’air, les premiers feux du matin. Or pour quelques-uns qui portaient ces armes dans l’attente du combat, n’était-ce pas leur dernière rosée de vie qu’éclairait alors ce beau soleil ?

L’habillement des miliciens paraissait bien terne à côté des costumes des troupes de ligne. À cette époque, au Canada comme en France, les milices n’avaient point d’uniformes. Loin de faire tache cependant, leurs habits d’étoffe grise ne servaient que de repoussoir ou de contraste au brillant fond de ce tableau vivant.

Que de nobles cœurs battaient sous les riches justaucorps de tant de braves officiers qui parcouraient tous les rangs des soldats alignés, ici recevant des ordres et les transmettant plus loin ! Et les grands noms qu’ils portaient, ces galants hommes !

Oh ! la belle vision qui passe devant mes yeux ravis par la splendeur de ces souvenirs du passé ! Dites-moi, ne la voyez-vous pas comme moi ?

N’est-ce pas lui que j’aperçois là-bas, au-dessus de tous, le noble vieillard ? Oui, c’est le comte de Frontenac. Il m’apparaît près du château dictant ses ordres au baron LeMoyne de Longueuil, surnommé le Machabée de Montréal, et à MM. LeMoyne de Sainte-Hélène et de Bienville. Ces trois frères vont commander un détachement de deux cents Canadiens chargés d’aller tenir en échec les deux mille Anglais commandés par Whalley.

Salut à toi ! illustre gouverneur qui réussis à faire rejaillir sur notre pays un rayon de la gloire dont ton maître, Louis XIV, inonda la France du grand siècle.

Près de lui se tient M. de Callières, le gouverneur de Montréal. Fièrement appuyé sur son épée, on dirait qu’il veut déjà prendre les airs magnifiques du comte auquel il succédera, huit ans plus tard, au gouvernement de la Nouvelle-France.

Le chevalier et colonel de Vaudreuil se tient tout à côté de celui-ci, prêt, sans doute, car il en est digne en tous points, de le remplacer à Montréal.

Puis viennent, M. d’Ailleboust de Musseau et son digne frère le sieur d’Ailleboust de Mantet, qui s’est illustré à la prise de Corlar.[25]

Enfin le sieur d’Hertel qui, à la tête de cinquante-deux Canadiens et Sauvages a pris Salmon-Falls,[26] durant l’hiver de 1690, après avoir défait les deux cents hommes qui défendaient ce poste. Et, comme noblesse oblige, on le verra durant le siége de cette même année, cueillir de nouveaux lauriers à la tête des milices des Trois-Rivières.

Plus loin, et formant un autre groupe, je vois d’abord : le sieur Jacques LeBer du Chêne qui assistait, aux côtés de Sainte-Hélène et d’Iberville, à la prise de Corlar. Aussi Louis XIV lui donnera-t-il, en 1696, des lettres d’anoblissement à cause de ses nombreux services.

Ensuite vient le fils du baron de Bécancourt, M. de Portneuf, le même qui fit taire l’hiver précédent, les huit canons défendant Casco[27] qui se rendit à lui. Puis encore MM. Boucher de Boucherville et de Niverville, les sieurs de Beaujeu, de Saint-Ours et M. de Montigny qui fut blessé à l’attaque de Corlar.

Enfin, disséminés par toute la place-d’armes, et excitant l’ardeur belliqueuse des soldats qu’ils commandent, ce sont les Baby de Ranville, les Auber de Gaspé, les de Lanaudière, les Deschambault, et les Chartier de Lotbinière.

Ici se croisent le chevalier de Crisasy, descendant d’une grande famille sicilienne, et M. de Martigny cousin germain d’Iberville.

Là le sieur de Valrennes donne des ordres à son lieutenant M. Dupuy.

Plus loin, M. de Saint-Cirque s’en va causant avec M. Boisberthelot de Beaucourt ; et tous deux, en passant, saluent Augustin Le Gardeur de Courtemanche.

Mais éblouis par cette revue qui passe radieuse devant eux, mes yeux ne voient plus, quand il leur faudrait encore compter tant de noms aussi beaux que tous ceux-là !

MM. de Longueuil, de Sainte-Hélène et de Bienville, après avoir reçu les instructions du gouverneur, venaient de rejoindre les deux cents Canadiens et volontaires qu’ils allaient mener à l’attaque, lorsqu’ils virent arriver Louis d’Orsy.

— Tiens ! dit Bienville à ce dernier, serais-tu donc de la partie ?

— Eh ! oui, mon cher. M. de Maricourt m’a permis de vous accompagner. Comme les vaisseaux ont retraité de devant la ville et qu’ils n’ont pas l’air d’avoir envie de revenir essuyer notre feu,[28] le capitaine prétend n’avoir besoin que de quelques hommes pour la garde de sa batterie. Il vous envoie aussi Bras-de-Fer, pensant bien qu’il pourra nous être utile. Tiens, le voici.

— Présent, mon commandant, dit Pierre Martel qui fit le salut militaire.

— Nous allons donc escarmoucher à la Canardière ? demanda d’Orsy à M. de Longueuil.

— Oui, car il paraît que l’ennemi se tient sous les armes depuis le matin et semble se préparer, d’après les rapports de nos éclaireurs, à marcher sur la ville.

— Pardon, mon commandant, dit Bras-de-Fer à qui sa qualité d’ancien domestique de la famille permettait certaines libertés qu’on n’aurait point tolérées chez un autre soldat ; pardon, mais je crois que c’est un bien mauvais jour pour s’en aller attaquer ainsi l’Anglais dans ses retranchements.

— Et pourquoi, maître Pierre ?

— N’est-ce pas aujourd’hui vendredi ?

— Ah ! ah !

— Ne riez pas, monsieur, le vendredi, voyez-vous, est jour de malheur.

— Bah ! histoire de vieille femme, dit Saint-Hélène.

— Que nous chantes-tu donc là, sinistre corbeau ? repartit Louis d’Orsy.

— Ce bon Pierre ! dit Bienville en riant comme les autres.

— Prenez garde ! messieurs, prenez garde !

— Allons ! allons ! un homme comme toi, Pierre, ne devrait pas croire à ces choses-là. Mais nous perdons notre temps — Attention ! serrez les rangs ! dit à sa petite troupe M. de Longueuil.

Pierre Martel alla s’aligner, non sans avoir secoué plusieurs fois la tête en signe de désapprobation.

Sur les dix heures, toute cette belle et vaillante jeunesse s’ébranla au son des tambours et des fifres. Le détachement de deux cents hommes commandé par MM. de Longueuil, Sainte-Hélène, d’Orsy et Bienville, prit les devants ; il avait à traverser la rivière Saint-Charles pour rejoindre les Anglais, tandis que M. de Frontenac restait, à la tête de trois bataillons, de ce côté-ci de la rivière, au cas où les ennemis parviendraient à la traverser à gué.

Whalley n’était pas à la tête des troupes de terre. Il se trouvait en ce moment à bord du vaisseau amiral où il était allé le matin, de bonne heure, « communiquer à Phips le résultat du conseil de guerre tenu la veille par les officiers de l’armée de terre. Ces derniers regardaient l’entreprise comme trop hasardeuse, et concluaient qu’il valait mieux l’abandonner à cause de l’état avancé de la saison. »

Nonobstant l’absence de leur commandant, les ennemis voulurent tenter une dernière attaque ; et après avoir crié durant toute la matinée : « vive le roi Guillaume, » sans doute pour se remonter un peu le moral, ils se mirent en marche et se rapprochèrent de la rivière Saint-Charles, vers deux heures de l’après-midi.

Les Anglais, au nombre d’au moins douze cents, longeaient la rivière en toute sécurité, lorsque, au détour d’un petit bois, qui se trouvait sur leur droite et à l’endroit même où est aujourd’hui la ferme de Maizerets, deux cents coups de feu partirent en crépitant du fourré où les hommes de M. de Longueuil s’étaient postés en ambuscade.

Forward ! crie le commandant ennemi.

— Feu ! ordonne M. de Longueuil, quand les Anglais ne sont plus qu’à cinquante pas.

Et cette seconde décharge, plus meurtrière que l’autre, s’en va semer la confusion et la mort dans les rangs des ennemis qui commencent à se débander.

M. de Longueuil a remarqué l’hésitation de l’ennemi.

— Debout ! chargeons ! crie-t-il.

Et donnant le signal avec l’exemple, il se lève.

Sainte-Hélène, Bienville et d’Orsy l’ont imité.

M. de Longueuil charge l’ennemi à la tête de sa petite troupe.

Bienville bondit au premier rang.

— À plat ventre tout le monde ! crie M. de Longueuil d’une voix tonnante.

Il a vu les Anglais coucher en joue les siens.

Un ouragan de flamme et de plomb passe au-dessus des Canadiens dont aucun n’est touché, grâce au sang-froid du commandant.

À peine le nuage de fumée que vient de faire cette décharge s’est-il dissipé, que les trois frères LeMoyne se sont relevés en criant :

— En avant !

Il était beau de voir ces deux cents braves chargeant douze cents ennemis !

M. de Longueuil, qui court à la tête de son bataillon, n’est plus qu’à dix pas, lorsqu’une mousquetade le vient frapper au côté gauche où il porte la main en chancelant.

Un hurlement de rage parcourt les rangs de ses soldats. Mais quelle n’est pas la joie de tous quand ils voient leur capitaine se relever sain et sauf et leur dire :

— Ce n’est rien, mes enfants ! sus à l’Anglais !

La corne à poudre de M. de Longueuil a reçu et amorti le coup, et fait dévier la balle.

— Damné Anglais ! s’écrie Bras-de-Fer.

Et trois énormes enjambées le mettent en face de celui qui a tiré sur M. de Longueuil. L’Anglais lui porte un furieux coup de crosse. Bras-de-Fer dont le mousquet est aussi déchargé, s’en sert pour parer le coup, et, prenant son arme par le canon, il fait décrire un terrible moulinet à la crosse qui s’abat violemment sur la poitrine du soldat. Celui-ci pousse un râle qui lui sort de la gorge avec des flots de sang. Il tombe.

— Et de deux ! fait Bras-de-Fer en assommant un autre Anglais qui se trouve à portée de son arme.

En ce moment les ennemis cèdent sous la vigoureuse charge des Canadiens et se replient sur leur arrière-garde, suivis par nos intrépides volontaires qui les chassent devant eux la baïonnette dans les reins.

Les Canadiens mènent ainsi l’ennemi battant jusqu’à un petit bois situé à demi-portée de mousquet du bouquet d’arbres où nos volontaires s’étaient placés d’abord en embuscade.

Là, les ennemis font volte-face, et, appuyés par quelques pièces de canons, ils ouvrent un feu terrible sur nos miliciens.[29] Ces derniers, considérant le désavantage du nombre et de la situation, se voient obligés de retraiter vers leur premier retranchement, ce qu’ils font cependant avec ordre, la face tournée vers l’ennemi et combattant toujours.

Durant quelque temps encore on escarmoucha de part et d’autre, tant qu’enfin les premières ombres de la nuit firent cesser le feu des deux côtés. Alors les Anglais renonçant à toute velléité d’assaut, battirent en retraite vers leur camp ; tandis que nos volontaires revenaient vers la ville où M. de Frontenac se tenait en personne à la tête de ses troupes, résolu de traverser la rivière si les Canadiens avaient été trop pressés par l’ennemi. Mais, au dire de Charlevoix, ces derniers ne lui donnèrent pas lieu de faire autre chose que d’être spectateur du combat.

VIII

LA LEVÉE DU SIÉGE


Le matin du vingt-trois octobre, un lundi, la ville était encore tout en mouvement.

Officiers et soldats, militaires et bourgeois, tous couraient par les rues, s’appelant les uns les autres, se serrant les mains et riant aux éclats. Les femmes, en toilette des plus matinales, allaient d’une maison à l’autre, le teint très-animé, la langue aussi. Il n’était pas jusqu’aux chiens qui n’aboyassent à l’envie, excités qu’ils étaient par cette joie bruyante qu’une bonne fée semblait avoir secouée, durant la nuit, sur cette ville si sombre et si peu riante depuis le commencement du siége.

Au château, M. de Frontenac se tenait sur la terrasse, entouré d’un groupe d’officiers non moins joyeux que les bourgeois de Québec.

— Le voilà donc qui s’enfuit cet arrogant amiral, disait un officier gascon. Sont-ce là les résultats de ces grands airs de croquemitaine que trahissait sa sommation ? Vous avez donc eu peur de nous, monsieur le mangeur d’enfants ?

Le gouverneur regardait les dernières voiles des vaisseaux anglais. Elles s’éloignaient entre la Pointe-Lévis et l’île d’Orléans, et disparaissaient graduellement avec les derniers flocons de brume qui remontaient dans l’espace, aspirés par le soleil.

C’était par l’ordre du comte qu’on avait tiré le canon et sonné les cloches en signe de réjouissance.

Il y avait bien lieu d’être content de la prompte retraite des Anglais. Outre le danger qu’on avait couru d’être conquis par un ennemi bien supérieur en nombre, la famine sévissait déjà dans la ville depuis quelques jours, lorsque les Anglais se décidèrent à lever le siége.

Mais pour expliquer le départ précipité de la flotte anglaise, il faut raconter en quelques mots les événements qui avaient eu lieu durant les deux jours précédents.

Pendant la nuit qui suivit le combat, Whalley fit approcher ses troupes de l’endroit où elles avaient débarqué. Mais ceux qui montaient les chaloupes s’y prirent avec tant de lenteur que les Anglais durent renoncer à s’embarquer pendant cette nuit.

Le jour suivant, ils furent attaqués par quelques volontaires que commandaient les sieurs de Vilieu, de Cabanal, Duclos et de Beaumanoir, ainsi que par les miliciens de l’île d’Orléans, de Beauport et de la côte de Beaupré. On se battit avec acharnement jusqu’à la nuit, et bien que les Anglais fussent de beaucoup supérieurs en nombre, ils ne purent jamais déloger les Canadiens d’une maison entourée de palissades où ceux-ci s’étaient retranchés. Nous n’eûmes en cette occasion qu’un écolier tué et un sauvage blessé.

Les ennemis au contraire y perdirent beaucoup de monde ; ce qui leur fit hâter l’embarquement, qu’ils effectuèrent dans la nuit du vingt-un au vingt-deux. Mais ils le firent avec tant de précipitation qu’ils laissèrent sur le rivage « cinq canons avec leurs affûts, cent livres de poudre et quarante à cinquante boulets. » Sur le matin, Whalley s’étant aperçu de cet oubli, envoya plusieurs compagnies pour reprendre les pièces dont les volontaires de Beauport et de Beaupré s’étaient saisis. Nos miliciens auxquels s’étaient joints quarante écoliers du séminaire de Saint-Joachim, défendirent si vaillamment leur prise qu’ils forcèrent les Anglais à regagner la flotte sans leur canon. C’était le sieur Carré, brave cultivateur de Sainte-Anne du Petit-Cap, qui commandait les volontaires en cette occasion ; il y montra tant de courage et d’habileté, que M. de Frontenac lui donna, pour le récompenser de sa belle conduite, l’un des canons pris à l’ennemi.

Durant toute la journée suivante, un dimanche, les Anglais se tinrent cois sur la flotte, et levèrent enfin l’ancre et le siége le lendemain matin.

Le malheur sembla vouloir rivaliser avec l’inexpérience de Sir William Phips. Son vaisseau, si maltraité par nos boulets, faillit périr au dessous de l’île d’Orléans. Une violente tempête assaillit la flotte dans le bas du fleuve où neuf bâtiments périrent avec leurs équipages. Quelques-uns des navires furent enfin poussés jusqu’aux Antilles par les vents du nord. Phips n’arriva à Boston, avec les débris de sa flotte et de son armée, que le dix-neuf de novembre, après avoir perdu, tant devant Québec que par les naufrages, près de neuf cents hommes.

Cet insuccès discrédita Phips auprès de ses concitoyens. Nommé, trois ans plus tard, gouverneur du Massachusset, il accrut encore son impopularité par le superstitieux aveuglement qui lui fit condamner au feu, avec l’aide de son âme damnée, Mather, un grand nombre de personnes accusées légèrement de sorcellerie. Il mourut en 1695, négligé par la cour et peu estimé de ses compatriotes.

C’est ainsi que se dissipa ce noir orage qui avait menacé tout d’abord d’écraser la petite colonie française du Canada. Notre pays qui ne comptait que onze mille habitants venait de repousser l’invasion des colonies anglaises peuplées, dès lors, de plus de deux cent mille âmes.

La Nouvelle-France était dans la période ascendante de sa gloire. Dieu qui veillait sur la destinée de cette colonie voyait, sans doute, que le vivace élément français n’y était pas encore assez enraciné pour pouvoir y lutter, comme il le sut faire avec succès par la suite, contre les prétentions d’une race voisine et jalouse.

La joie des Québecquois fut bien grande quand ils se virent ainsi débarrassés de leurs ennemis. Ils firent, le cinq novembre, une procession où l’on porta en triomphe le tableau de la Sainte-Vierge que l’on avait suspendu au clocher de la cathédrale, et le pavillon de l’amiral anglais ; tandis que les églises et les communautés de la ville exhalaient en chœur de longs cantiques d’actions de grâces.

Pour perpétuer le souvenir de la délivrance de Québec, les citoyens instituèrent une fête sous le nom de Notre-Dame de la Victoire ;[30] et l’église commencée à la basse ville quelques années avant le siége de 1690, fut destinée à être un mémorial de la protection du ciel.

De son côté Louis XIV fit frapper une médaille commémorative pour conserver le souvenir de ce nouveau triomphe de la France sur l’Angleterre.


LA MORT D’UN BRAVE


La colonie fut assez tranquille pendant l’hiver qui suivit la levée du siége. Car la mésintelligence que l’on a vue originer au camp du lac Champlain entre les Anglais et les Iroquois, ainsi que la petite vérole qui continuait ses ravages parmi les derniers, empêchèrent l’ennemi de harceler la Nouvelle-France. De leur côté les Canadiens durent rester dans l’inaction jusqu’au printemps, vu que la disette sévissait chez eux. Les exigences du siége avaient d’ailleurs tellement épuisé les magasins du roi, que l’Intendant s’était vu contraint de disperser ses soldats par les campagnes où les habitants les plus à l’aise les hébergèrent volontiers ; tant, à cette héroïque époque, les sacrifices semblaient peu de choses aux particuliers dès lors qu’il s’agissait de l’intérêt public.

François de Bienville était retourné à Montréal après le siége de Québec par l’amiral Phips.

S’il souffrit de passer l’hiver sans guerroyer, ses vœux durent se trouver accomplis lorsqu’au mois de mai mille Iroquois se répandirent dans les environs de Montréal. Ces barbares s’étant livrés à leurs cruautés ordinaires sur les colons et les sauvages chrétiens,[31] on dut s’armer en guerre pour les repousser ou du moins les tenir en échec.

En apprenant que l’un des partis ennemis avait enlevé trente-cinq femmes et enfants de la bourgade iroquoise chrétienne de la Montagne, Bienville qui désirait commander pour être à même de se distinguer davantage, poursuivit les ravisseurs à la tête de deux cents Iroquois chrétiens. Ces derniers allaient écraser le parti ennemi qui ne comptait que soixante-guerriers, quand les Iroquois de la Montagne, reconnaissant des Agniers dans leurs ennemis, jetèrent bas les armes et refusèrent de combattre.[32]

Dégoûté du commandement mais non point de la guerre, Bienville vint aussitôt se ranger sous les ordres de M. de Vaudreuil qui organisait un corps de cent hommes composé de soldats, de volontaires et de miliciens. Le chevalier de Crisasy et Bienville commandaient en second sous M. de Vaudreuil.

L’intention de celui-ci était d’arrêter les ravages de plusieurs partis d’Iroquois qui dévastaient le pays depuis Repentigny jusqu’au lac Saint-Pierre.

Pour se munir de ce qui faisait surtout défaut à Montréal, la petite troupe se rendit d’abord à Lachenaye où l’on chercha des vivres de maison en maison.

Dans l’après-midi du vingt-six juin 1691 M. de Vaudreuil y fut rejoint par le capitaine de la Mine qui épiait, à la tête d’un détachement, certain parti d’Iroquois lequel s’était logé à Repentigny dans une des maisons que la fuite des habitants du lieu avait laissées vacantes.

Les deux commandants tinrent conseil et décidèrent qu’aussitôt la nuit tombée, les deux corps réunis en un seul marcheraient sur Repentigny, pour y surprendre les Iroquois dans leur sommeil.

La nuit s’était couchée sur le hameau de Lachenaye, quand la troupe des volontaires canadiens laissant la place de l’église, défila devant le cimetière, silencieuse comme une fantastique procession de morts. Ordre avait été donné par M. de Vaudreuil que chacun eût à garder le plus stricte silence durant toute la marche.

Nos Canadiens parcoururent en moins d’une heure et demie de marche les deux lieues qui séparent Lachenaye de Repentigny, et firent halte à quelques arpents de ce dernier village.

Ici le chevalier de Vaudreuil dit à Bras-de-Fer, un coureur des bois qui était le guide de l’expédition :

— Vous allez suivre un des hommes de M. de la Mine, qui connaît la position de cette maison où les Iroquois se sont retranchés. Quand vous l’aurez connue et constaté la présence de l’ennemi, vous viendrez nous rejoindre pour nous guider sûrement ; car les connaissances que vous avez acquises comme coureur des bois me font vous donner plus de confiance qu’à cet homme-là.

— Bien ! mon commandant, fit Bras-de-Fer en se redressant sous le coup de cet éloge. Est-ce tout ?

— Oui, partez.

L’on vit aussitôt le coureur des bois disparaître dans la nuit en marchant courbé sur le sol ; manœuvre que l’autre Canadien s’empressa d’imiter.

Vingt minutes plus tard on les vit reparaître.

— Eh bien ! demanda M. de Vaudreuil à Pierre.

— Nous avons vu la cage, mon commandant, et si la porte en est ouverte, les oiseaux ne s’en sont pas plus envolés pour cela.

— Que veux-tu dire ?

— Une douzaine d’Iroquois, au moins, sont couchés devant la maison et dorment aussi tranquillement que le roi dans son lit. Je n’ai pu m’approcher assez d’eux, et la nuit est trop profonde encore pour que j’en puisse dire le juste nombre.

— Ils ne se doutent donc point de notre présence ?

— Pas le moins du monde. La chaleur, je suppose, est étouffante dans la maison, et ces messieurs se sont couchés sur l’herbe et au frais, où, sauf votre respect, ils ronflent comme des bœufs.

— Il va nous être facile alors de les cerner.

— Oui, mon commandant. Cependant, si vous permettiez à un vieux chasseur…

— Parle sans crainte.

— Eh bien ! je suis d’avis avec vous que nous les entourions de suite. Mais quant à les attaquer, je crois qu’il vaut mieux attendre le point du jour ; car il fait trop noir à présent pour qu’il ne nous en échappe pas quelques-uns.

— Parfaitement vrai ! Aussi suivrai-je ce bon avis. Mais le jour paraîtra-t-il bientôt ?

— Dans une heure, mon commandant, répondit Pierre après avoir consulté les étoiles et l’horizon.

— En marche alors. Et toi, Pierre, avant de nous servir de guide, passe par toute la ligne et dis à chacun de nos gens d’avancer sans bruit.

Au bout d’une demi-heure, cent vingt Canadiens investissaient la maison. Couchés qu’ils étaient parmi des broussailles, derrière quelques gros arbres et des clôtures qui avoisinaient l’habitation, personne n’aurait pu constater leur présence.

On n’entendait que les ronflements sonores des Iroquois qui dormaient sur l’herbe, et, de la tête touffue des arbres, quelques cris d’oiseaux éveillés par un bruissement inusité, mais imperceptible à toutes autres oreilles qu’aux leurs.

Les malheureux dormeurs devaient voir en ce moment passer dans leurs rêves le hideux spectre de la mort, qui effleurait leur front de ses ailes de chauve-souris.

Il pouvait être trois heures quand l’aurore, comme un ruban lumineux, se déroula lentement à l’horizon. Peu à peu la cime des montagnes dont la base dormait encore dans la brume, se détacha sur le ciel, et le premier sourire du jour naissant descendit languissamment sur la vallée.

Le rayonnement des étoiles devint moins vif et finit par s’éteindre à mesure que la clarté refoulait les ténèbres.

La lumière en effleurant l’herbe humide, permit aux Canadiens d’entrevoir et de compter quinze Iroquois endormis devant la porte de la maison.

— Feu ! dit une voix tonnante.

Vingt mousquetades rasèrent le sol, ainsi que des couleuvres de flamme, et leurs détonations n’en faisant qu’une seule, éclatèrent comme un coup de foudre.

Dix Iroquois restèrent sans bouger sur place ; ils dormaient leur dernier sommeil. Les cinq autres se levèrent effarés. Mais quelques balles sifflèrent de nouveau dans le taillis, et les survivants se recouchèrent sans jeter une plainte. Ils avaient cru rêver, et la mort les tenait à leur tour.

Suivirent une horrible clameur et des coups de feu, qui partirent de la maison. Les douze sauvages qui dormaient dans l’habitation venaient de s’y éveiller. En se voyant investis, ils jetaient leur cri de guerre et se défendaient.

S’ils étaient peu nombreux, ils avaient pourtant l’avantage de combattre à l’abri une masse d’ennemis où chacun de leurs coups portait.

On se fusilla de la sorte pendant un quart-d’heure, sans que les Canadiens pussent approcher de la maison, tant la fusillade des Iroquois était habile et bien nourrie. Plusieurs Canadiens étaient déjà tués et blessés, quand la porte de la maison s’ouvrit pour donner passage aux douze sauvages qui bondirent au dehors pour se frayer un chemin au travers de leurs ennemis.

— Qu’on les cerne ! commanda M. de Vaudreuil.

Onze Iroquois épaulèrent leurs mousquets, et les Canadiens qu’ils couchèrent en joue mordirent la poussière. Seul le chef des sauvages avait gardé son coup de feu et tenait les plus hardis en respect. C’était un guerrier de haute taille, chef bien connu de la tribu des Agniers.

— Dent-de-Loup ! cria Bienville.

Les Iroquois voyant que ce serait folie de vouloir rompre cette muraille d’hommes qui arrêtait leur fuite, retraitèrent vers la maison, toujours protégés par le mousquet chargé de Dent-de-Loup. Celui-ci fascinait tellement les Canadiens qu’il ne lui tirèrent pas un coup de feu. Il touchait déjà le seuil quand Bras-de-Fer courut sur lui en criant :

— Ah ! vermine ! tu ne m’échapperas pas !

Dent-de-Loup fit entendre un ricanement sinistre, et abaissa la mèche du serpentin sur le bassinet de son arme.

L’éclair jaillit, le projectile miaula, mais sans atteindre le coureur des bois qui s’était jeté à terre en voyant que l’Iroquois allait tirer.

Celui-ci referma la porte que les assiégés barricadèrent aussitôt.

La maison n’avait qu’un étage et sept grandes ouvertures, dont six fenêtres et la porte. Deux des croisées donnaient sur la façade, deux autres en arrière, et une sur chacun des côtés.

Dent-de-Loup avait à peine disparu dans l’intérieur, que l’on vit un canon de mousquet s’appuyer sur le bord de chaque fenêtre, sans que l’on aperçut pourtant celui qui tenait l’arme. Les deux autres sauvages s’étaient probablement chargés de la défense de la porte, puisqu’on ne les voyait point.

— À l’assaut ! mes enfants, commanda M. de Vaudreuil.

Bienville fut un des premiers à s’élancer vers la porte qu’il attaqua rudement à l’aide d’une hache que venait de lui passer un des siens.

Peu faite pour résister à de pareilles secousses, la porte allait céder quand, par un soupirail qui s’ouvrait sur la cave, sortit la gueule d’un mousquet.

Cette ouverture était à fleur du sol, et personne n’apercevait l’arme menaçante.

Celui qui aurait abaissé ses regards dans cette direction aurait vu pourtant la diabolique figure de Dent-de-Loup, éclairée dans l’ombre de la cave par la lueur d’une mèche dont il ravivait la flamme d’un souffle empressé.

Son œil de tigre se coucha sur la crosse du mousquet dont l’amorce prit feu.

Bienville reçut toute la charge dans le côté droit et tomba.

— Massacre et sang ! ils l’ont tué… s’écria Bras-de-Fer.

— Non, Pierre,… je ne suis pas encore mort, dit Bienville qui se souleva péniblement sur le coude, sourit et laissa voir une affreuse blessure d’où le sang coulait à flots.

On entendit en ce moment un rire féroce qui semblait sortir de terre.

Dent-de-Loup était content.

Bras-de-Fer prit Bienville dans ses bras et l’emporta hors du champ de bataille.

— Par la mordieu ! brûlons-les ! cria le chevalier de Vaudreuil. Allons ! mettez le feu à la maison, et que ces bandits y meurent comme des chiens !

Cependant Bras-de-Fer avait déposé Bienville en arrière d’un gros arbre qui protégeait le blessé contre les atteintes des balles ennemies.

Le soleil était encore sous l’horizon, mais il faisait déjà jour, et les reflets rosés de l’aurore venaient animer la figure de Bienville, qui, sans cela, aurait parue terriblement pâle.

— Ne pleure pas,… mon bon Pierre, disait le jeune homme à Bras-de-Fer qui sanglotait en se rongeant les poings. Je sens bien… que je m’en vais… Que veux-tu ?… c’est le sort d’un soldat… Tu feras… mes adieux… à ma bonne mère… à mes frères aussi…

On put entendre à cet instant, un chant étrange et sauvage qui semblait ébranler les pans de la maison en flamme.

« L’Iroquois est brave ; il meurt en riant ! » hurlait le chœur.

Une voix puissante, celle de Dent-de-Loup, continuait seule :

« En ai-je couché des faces pâles sur le sentier de guerre ! Mon bras s’est lassé à les tuer et mon œil à les compter ! Je n’en sais plus le nombre ! Les scalps des blancs garnissent le ouigouam du chef en si grand nombre, qu’ils arrêtaient la pluie qui en pénétraient la toiture dans les soirées d’orage. »

Et le chœur reprenait.

« L’Iroquois est brave ; il meurt en chantant ! »

Mêlé aux craquements du bois que la flamme étreignait, ce chant de mort était terrible.

Le chevalier de Crisasy et M. de Vaudreuil s’approchèrent de Bienville.

Celui-ci qui avait encore la force de leur sourire, n’eut pourtant pas celle de leur tendre la main qu’il leur voulait présenter.

Ses deux amis ne pouvant cacher les larmes qui ruisselaient sur leurs joues :

— Ne me pleurez pas… leur dit-il. Nous nous retrouverons… là-haut… Donnez-moi… ma croix d’or… là, sur ma poitrine.

Il la saisit d’une main nerveuse et la pressa sur ses lèvres qui se crispèrent après avoir laissé tomber ces derniers mots :

— Seigneur ! ayez mon âme… en votre sainte garde !

Le soleil se levait radieux, et ses premiers rayons caressèrent dans un vaste parcours la surface du fleuve géant.

Bienville parut en ressentir une impression bienfaisante ; ses yeux mourants recouvrèrent assez de force pour s’arrêter encore sur chacun de ses amis, dans un adieu suprême. Puis sa tête s’affaissa lentement et il mourut.

C’est ainsi que finit Bienville, blessé mortellement au service de la patrie ; appuyé sur un arbre, comme Bayard, et, ainsi que le chevalier sans peur et sans reproche, donnant sa pensée dernière à son Dieu.

La charpente de la maison brûlait jusqu’au faîte, et l’on voyait courir les douze Iroquois au milieu des flammes et de la fumée. On aurait dit des damnés se tordant dans le souffre embrasé de l’abîme éternel.

Quelques explosions retentirent et de puissants souffles de feu chassèrent la fumée jusqu’au toit. C’était les cornes à poudre qui éclataient sur leurs porteurs.

On aperçut alors le toit chanceler, s’effondrer et tomber au dedans avec fracas. Durant quelques secondes la grande silhouette de Dent-de-Loup, le seul survivant, se détacha sur le fond rouge du brasier.

On le vit retenir, un instant, de ses robustes bras, l’énorme poutre qui supportait auparavant la toiture.

Sa touffe de cheveux flamba sur son crâne ; ses mains rôtirent au contact du feu.

Il jeta son dernier cri de guerre.

Puis on le vit plier, tomber et se coucher enfin pour mourir, sur un lit de tisons ardents.

La poutre, dépourvue de son dernier appui, s’abattit lourdement sur son corps, et fit, en retombant, jaillir une gerbe de pétillantes étincelles.


FIN

TABLE DES MATIÈRES

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LE TOMAHAHK :
  1. On sait que les années 1653 et 1664 furent remarquables, au Canada, par les phénomènes célestes et terrestres qui frappèrent d’étonnement et même d’épouvante tous les esprits du temps.
  2. Relation du P. Jérôme Lalement.
  3. Voir les relations du temps.
  4. On sait que Champlain fut obligé d’hiverner, en 1616, au pays des Hurons, et qu’il y fut l’hôte de l’un des principaux chefs nommé Darontal.
  5. Kirtk et les troupes anglaises, en 1629.
  6. Le mot anglais était trop dur à prononcer pour une bouche sauvage. Aussi les Iroquois et les Hurons disaient-il Yangees ; d’où le mot Yankees.
  7. Le matin du 4 juillet 1648.
  8. Francis Parkman, « Jesuits in America. »
  9. Le 16 mars 1649.
  10. Les reliques du Père Brébeuf et du Père Gabriel Lalemant, sont conservées à l’Hôtel-Dieu de Québec, dans une cellule érigée en oratoire. Jusqu’à présent on n’avait aucune donnée sur la manière dont ces restes précieux avaient été recueillis à la bourgade Saint-Louis du pays des Hurons.

    Voici, concernant ce sujet, quelques renseignements inédits qui nous sont fournis par M. l’abbé Casgrain. Ils se trouvent dans un manuscrit montagnais et français, appartenant à l’archevêché de Québec, et écrit par le Père François de Crépieul sur les sauvages de la mission de Tadoussac.

    — Extrait d’une copie de la circulaire au Père de Crépieul touchant la mort du F. François Malherbe, arrivée au lac Saint-Jean, en avril 1696.

    « Il nous a été ravi à l’âge de 60 et 9 ans dont il en a passé 42 dans notre compagnie. Sa vocation luy commença dans le pays des Hurons où il estait avec nos missionnaires en qualité d’engagé, lorsque les PP. Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant de Ste. et heureuse mémoire, furent martirisés par les Iroquois le 16 et 17 de Mars 1649, comme il eut l’honneur, aussi bien que la charité, de nous apporter sur son dos durant 2 lieues les corps grillés et rotys de ces religieux martyrs. »

    On voit par ce passage que c’est le frère Malherhe qui recueillit ces reliques et les porta au fort Sainte-Marie et les y remit aux PP. Jésuites. Elles y furent conservées et probablement amenées à Québec par le P. Ragueneau qui accompagnait les restes de la nation huronne.

  11. Cette île, située dans la baie Géorgienne, porte aujourd’hui le nom de Charity ou de Christian Island. On y voit encore les restes d’un fort de pierre que les Jésuites y firent alors bâtir pour protéger les Hurons.
  12. Les Pères Brébeuf et Lalemant.
  13. Cette scène qui doit paraître invraisemblable n’est pourtant que la reproduction d’un épisode analogue raconté par le père Jérôme Lalemant.
  14. Aujourd’hui le lac Georges.
  15. Alors gouverneur de Montréal.
  16. L’histoire donne en effet vingt-six enfants au père de Sir William.
  17. Les Français appelaient ainsi Schenectady, du nom de son fondateur.
  18. Le chevalier de Clermont se tenait sur le quai comme spectateur et volontaire, la compagnie dont il était lieutenant n’étant pas encore arrivée de Montréal.
  19. « M. de Maricourt abattit avec un boulet le pavillon de l’amiral. » Hist. de l’Hôtel-Dieu.
  20. « Ce drapeau a resté suspendu à la voûte de la cathédrale de Québec, jusqu’à l’incendie de cette église pendant le siége de 1759. » M. Garneau.
  21. Un vaisseau est embossé lorsqu’il a jeté deux ancres à l’avant et à l’arrière, pour résister au flot et au vent, et se servir ainsi plus aisément de son artillerie en présentant le flanc.
  22. Cette demoiselle Joliette devait être une tante de la petite-fille de M. Joliette, le découvreur du Mississipi, laquelle épousa mon trisaïeul maternel, M. Jean Taché.
  23. M. le baron de Longueuil était le fils aîné de M. Charles LeMoyne, lieutenant du roi pour la ville et le gouvernement de Montréal, et frère de Maricourt et de Bienville.
  24. Ce quartier de notre ville tire son nom de l’ancienne résidence ou « Palais » des Intendants français dont on peut voir encore les ruines séculaires dans l’enceinte du Parc.
  25. Schenectady.
  26. Établissement situé dans la Nouvelle-Angleterre.
  27. Bourg situé à l’embouchure de la rivière Kénébec.
  28. « Les vaisseaux de Sir William Phips furent tellement maltraités que le dix-neuf octobre, deux d’entre eux rejoignirent le gros de la flotte, tandis que deux autres se mirent à l’abri des boulets, en remontant à l’anse des Mères. Là encore, ils furent attaqués et forcés de se retirer vers les autres. » M. Ferland.
  29. Lorsque j’entrai au Séminaire-de-Québec, en 1857, l’on voyait encore à la ferme de Maizerets où les élèves vont passer leurs jours de congé durant la belle saison, un vieil arbre sous l’écorce duquel on apercevait un des boulets tirés par les Anglais, lors de ce combat du 20 octobre 1690. Ce vieux témoin du temps jadis a depuis mordu la poussière et s’est couché à côté ce ceux qu’il avait vus tomber autrefois à ses pieds.
  30. Ce nom fut changé en celui de N.-D. des Victoires en 1711, par une nouvelle protection de Marie, la flotte anglaise qui remontait le fleuve pour s’emparer de Québec ayant été obligée de rebrousser chemin après avoir perdu huit transports et neuf cents hommes sur les récifs de l’Île-aux-Œufs.
  31. « Le premier détachement des Iroquois se jeta d’abord sur un quartier de l’Île de Montréal qu’on appelle la Pointe-aux-Trembles, où il brûla environ trente maisons ou granges et prit quelques habitants sur lesquels il exerça des cruautés inouïes. » Charlevoix, tome ii, p. 94.
  32. Ce fut dès lors que l’on commença à soupçonner les Iroquois domiciliés d’être secrètement de connivence avec ceux de leur nation que le baptême n’avait pas encore faits nos alliés.