Le tour du Saguenay, historique, légendaire et descriptif/15

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XII

LES GÉANTS DE PIERRE




Les caps Trinité et Éternité — La légende du Cap-Trinité — Notre-Dame-du-Saguenay — La statue du cap.






QUAND le bateau contourne la petite baie que la nature a tracée au pied du Cap-Éternité, la sirène lance un long hurlement qui semble effrayant dans le lourd silence qui pèse sur ce coin de la nature saguenayenne. Aussitôt, le cri de la sirène monte vers le ciel, puis, retombant, il va frapper à toutes les saillies des deux géants de pierre ; il s’éparpille en mille ondulations dans l’espace silencieux… puis, durant une minute, l’écho se promène d’anse en anse, roule de crête en crête, de rocher en rocher, descend au fond des ravins, puis remonte encore, s’affaiblissant toujours, s’arrêtant tout à coup, accentuant davantage le solennel silence.

L’on compte et l’écho répète souvent, par les temps calmes, vingt fois le cri du sifflet du bateau.

Le Prince de Galles, feu Edouard VII, en 1860, fut comme assourdi par l’écho d’un coup de canon qu’il fit tirer de la goélette qui le portait vers la rivière Sainte-Marguerite où il allait faire la pêche au saumon. Le Cap-Éternité est le pic le plus haut des rives saguenayennes ; il mesure 1,800 pieds au-dessus du niveau de la mer basse. La baie qui est au pied mesure à peu près un mille de long par un mille de largeur. Au fond, se jette la petite rivière Éternité à peu près asséchée aujourd’hui. Autrefois, la Baie-Éternité était un endroit de prédilection pour les caribous qui descendaient le long de la rivière prendre dans le Saguenay leur bain d’eau salée.

Au sommet de la première des trois immenses collines qui forment le cap Trinité, on voit la fameuse statue de la Vierge Notre-Dame du Saguenay. L’érection de cette statue date de 1881. Elle fut érigée le 15 septembre. M. Chs-Napoléon Robitaille, voyageur de la maison Garneau et Fils, de Québec, l’un des premiers voyageurs de commerce qui visitèrent le Saguenay, fut atteint, un jour, d’une maladie incurable. Il fit vœu que, s’il vivait encore dix ans, il élèverait une statue à la Vierge au Cap-Trinité. M. Robitaille vécut encore dix-huit ans. Il réalisa son vœu. L’inauguration de la statue donna lieu à une fête somptueuse que présida S. G. Mgr  Racine, premier évêque de Chicoutimi.

La statue a vingt-cinq pieds de hauteur et elle est recouverte de plomb. En 1905, on s’aperçut que la statue menaçait ruines. Un comité de citoyens de Chicoutimi s’organisa et résolut de la réparer. Mais le projet ne se réalisa qu’en 1913. Sur le deuxième échelon du Cap Trinité, jusque vers 1900, on voyait une croix : mais cette croix est tombée de vétusté depuis.

Le cap Trinité aux trois gigantesques échelons, comme toutes les merveilles de la nature, a sa légende qui ne le cède en rien à celle des menhirs de la Bretagne.

Voici cette légende telle qu’elle a été racontée dans L’appel de la Terre[1].

« C’était un beau soir d’été, voilà des siècles. Le Saguenay est plein des feux mourants du soleil qui se couche derrière les Laurentides. Alors, le Saguenay, plus qu’aujourd’hui encore, vibrait avec amour à tous les bruits de la Nature et, ce soir, tout chante sur la terre comme tout sourit dans les cieux… Donc, c’est un soir d’été, voilà des siècles… Deux nacelles s’avancent, silencieuses, sur les flots qui s’en vont là-bas d’où nous venons… Ce sont deux canots d’écorce tels que les Indiens les façonnent encore aujourd’hui ; chacun d’eux est monté par deux hommes qui battent les flots en cadence. Tous quatre sont enfants des bois et ils s’abandonnent, ce soir, aux charmes de leur éternel rêve…

« Tout à coup, nos Indiens arrivent aux pieds de deux caps qui font la nuit de leurs ombres immenses ; entre les deux caps, il y a une anse arrondie et coquette.

« Les canots glissent, plus rapides ; coupant la ligne d’ombre que projettent les caps, ils viennent s’échouer dans la baie. Les canots sont vite couchés sur la grève où ils semblent déjà dormir et, bientôt, s’élèvent vers le ciel les flammes d’un grand feu de sapin. Les quatre Indiens, disposés à l’entour du foyer, regardent longtemps, rêveurs, les “rougeoiements” de la flamme et les spasmes des tisons qui se tordent dans les cendres ardentes… Approchons-nous de ces hommes austères, premiers habitants de ces farouches solitudes et prêtons l’oreille à leur discours ; l’un d’eux parle. C’est le plus jeune.

« Œil de Hulotte », dit-il à son voisin, vieillard aux regards étincelants, « voudrais-tu nous dire, en ta haute sagesse, ce que t’apprirent, aux jours de ton jeune âge, les anciens de notre valeureuse tribu sur ces sombres lieux où nous sommes cette nuit ? »

« Pied-de-Perdrix », dit le vieil Indien, « je veux bien raconter au fils de mon frère ce qu’aux jours de ma jeunesse j’appris de ces lieux. Écoute. C’était aux premières heures de ce monde : l’Être Suprême que nous craignons tous avait noyé tous les mauvais manitous dans ce fleuve qui roule ses flots à nos pieds. Mais un encore, un démon, plein de rage, se débattait toujours dans l’abîme, voulant, invincible orgueilleux, reconquérir ce trône du monde qui l’avait rendu si jaloux aux jours de sa gloire. C’est ici même, en cet endroit, mon fils, que le bras du Tout-Puissant avait lancé, à travers les espaces, ce monstre orgueilleux qui ne cessait de vomir sa haine dans le fleuve devenu son cachot.

« Or, un clair matin, un géant merveilleux s’en vint chasser ici ; c’était Mayo, notre premier ancêtre. Il était grand comme l’un des pins qui couronnent le sommet de ces caps et il était si fort qu’il arrachait de ses bras nerveux les plus puissants sapins de nos forêts… Depuis deux jours entiers, Mayo, parti de cette baie, là-bas, où l’astre qui nous éclaire va bientôt surgir, poursuivait sa course et, pour la dernière fois, l’aube allait blanchir l’horizon avant qu’il n’arrivât dans son domaine de chasse. Que voit-il soudain ? Devant lui, le fleuve en courroux se soulève par bonds furieux et il agite ses flots comme sous les efforts de l’ouragan dans les bois de tes pères… Et le canot de Mayo ne veut plus avancer. Le père de nous tous avait reçu du Très-Haut une promesse solennelle. Dans ses instants de détresse, il n’avait qu’à crier vers lui pour éprouver aussitôt les effets de son bras vengeur. Le Sublime Chasseur jette un cri vers le ciel et il s’apprête à dompter le monstre qu’il cherche à distinguer au milieu du fleuve. Enfin, il aperçoit sa face grimaçante et il voit sa tête affreuse qui se dirige vers lui. Mayo nage avec vigueur vers la rive. Tout à coup, le monstre fait un bond et s’élance sur le canot du géant. Mais Mayo l’attend ; à cet instant une force surnaturelle se glisse dans ses veines ; il saisit la bête au vol et la prenant par la queue, il la fait tournoyer au-dessus de sa tête, puis lui brise le front sur le mont qui s’élève ici. Le démon n’était pas encore sans mouvement : pourtant cette tête endurcie avait broyé la roche, faisant au flanc du cap une large échancrure… Par trois fois l’impitoyable chasseur battit ainsi de la tête du monstre le grand mont blessé… Et voilà, mon fils, la raison de ces trois larges entailles que tu vois dans ce cap au sommet duquel, depuis, aucun arbre n’a poussé. »

« Ainsi parla Œil-de-Hulotte-, puis aux pieds du cap immense dont le dernier écho venait de répercuter la voix sonore du chef, le silence se fit. Le feu de sapins s’éteignit et les rêves vinrent bientôt errer sur ces grèves sauvages jetant l’oubli sur le merveilleux récit… »[2].

Le Cap Éternité est plus haut que son frère, le Trinité : ses flancs, perpendiculaires, du haut en bas, sont abrupts, parsemés de rochers en saillie ; son sommet est couronné d’une épaisse chevelure de sapins.

En face de ces deux caps, de l’autre côté de la rivière, par un contraste frappant dans ces lieux d’aspect si tourmenté, il y avait, naguère, un minuscule chantier de bois avec un petit moulin à bardeaux…

Et ceci nous rappelle cette aventure de Jean-Jacques Rousseau qui s’en était allé rêver, un jour, dans un lieu écarté et sauvage où il croyait bien être le premier être humain à parvenir là. Le célèbre philosophe rêvait tout à son aise quand il entendit, soudain, derrière un rideau épais de feuillage, le bruit d’un tic-tac régulier. Surpris, il s’avance derrière le massif de feuilles et il aperçoit, au milieu d’un champ… un moulin à carder la laine.

La petite baie Éternité est très profonde et n’importe quel navire peut y mouiller en parfaite sécurité. Au fond de cette baie, l’on ne voit pas le Saguenay et l’on se croirait au bord d’un lac entouré de hautes montagnes.

Nous ne pouvons pas quitter le Cap Trinité sans rappeler les beaux vers écrits à son sujet par Charles Gill, poète et peintre canadien-français, l’une des victimes de l’épidémie de grippe espagnole en 1918, décédé à Montréal, au mois d’octobre de cette année terrible. Charles Gill avait commencé un poème qui devait comprendre trente-deux chants et qui était intitulé Le Cap-Éternité. Ce poème est inachevé ; il ne compte que douze chants et quelques bribes des autres. Son chant sur le Cap-Éternité est de toute beauté :

Fronton vertigineux dont un monde est le temple,
C’est à l’éternité que ce cap fait songer ;
Laisse en face de lui l’heure se prolonger
Silencieusement, ô mon âme, et contemple.

Témoin pétrifié des premiers jours du monde,
Il était sous le ciel avant l’humanité.
Car plus mystérieux que dans la nuit de l’onde
Où sa base s’enfonce, il plonge dans le temps :
Et le savant pensif qui marque nos instants,
N’a pu compter son âge à l’aune des années.


Les caps Trinité et Éternité sont à une distance de quarante-et-un milles de l’embouchure du Saguenay.



Séparateur

  1. L’Appel de la Terre, roman canadien par Damase Potvin, l’auteur du présent ouvrage. L’Appel de la Terre, dont la scène se passe au Saguenay, est épuisé aujourd’hui.
  2. Cette légende a été dite en de beaux vers classiques par Derfla — l’abbé Alfred Tremblay — dans l’Oiseau-Mouche, publié au séminaire de Chicoutimi.