Le trésor de Bigot/VI

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Édouard Garand (p. 20-23).

VI

DANS LE « PETIT SAINT-HENRI »


Assis au volant de son automobile Jules Laroche traversait le Saint-Laurent. La trépidation constante causée par l’engin du bateau engourdissait son corps et le portait à la songerie…

Quel était donc ce mystérieux inconnu qui, d’un coup de téléphone, avait averti la Sûreté Municipale ce matin qu’on allait attenter à sa liberté ?

Évidemment, s’il avait des ennemis qu’il ignorait, il avait aussi des amis dont il ne soupçonnait pas l’existence.

Jules Laroche était véritablement arrivé au tournant de sa carrière de détective. L’affaire du trésor de Bigot allait nécessiter l’emploi de toutes ses ressources. Réussirait-il ? Il fallait que la réponse fût affirmative. Il se promit qu’elle le serait.

Une bande apparemment puissante convoitait le trésor. Il lui ferait face ; il la vaincrait.

Le bateau accosta.

Jules porta en ce moment la main à sa figure et s’aperçut au toucher que sa barbe était longue.

Diable ! Il ne fallait point qu’il se montrât à mademoiselle Morin dans un tel état ! Son œil au beurre noir l’enlaidissait assez sans qu’une barbe longue le fit passer pour négligent aux yeux de Madeleine.

Après être débarqué du bateau, il arrêta son char en face d’une boutique de barbier, sur l’avenue Laurier, à Lévis.

Pendant qu’il était couché dans une chaise et qu’un figaro lui faisait la barbe, il ne remarqua point Tricentenaire qui passait dans la rue, conduisant la Buick.

Après avoir payé le barbier, il sauta dans son « racer » et, hop ! là ! vers St-Henri.

Il fut bien dépité, quand, sur la rue St-Georges, il s’aperçut que la route Lévis-Jackman venait d’être fermée aux fins de la circulation. Le département provincial de la voirie avait décidé d’arroser la route ce jour-là d’huile de goudron.

Le gardien du blocus lui indiqua le chemin à suivre pour se rendre d’une autre façon au même endroit ; il devait prendre la vieille route qu’on avait abandonnée après la construction du nouveau chemin Lévis-Jackman, vieille route que les ancêtres avaient baptisée : « Le Vieux St-Henri ».

Jules Laroche connaissait cette route pour y être passé une fois.

Il fila donc sur la rue St-Georges et traversa Villemay. Après avoir d’un coup de chapeau salué l’église de St-David de l’Auberivière, il quitta le chemin pavé et prit le « Vieux St-Henri ».

La route n’était pas faite pour la circulation automobile. Des trous, des ornières, de traîtres monticules se laissaient voir partout. Jules fut obligé de se mettre en seconde vitesse, ralentissant à cinq ou six milles à l’heure.

La route était mauvaise, mais le paysage pittoresque.

De temps en temps, à un tournant de chemin, la rivière Etchemin apparaissait, coulant en cascades dans une gorge aux ailes rocailleuses où le lierre, par un travail infiniment patient, avait réussi à s’agripper.

La petite vitesse à laquelle il filait donnait à Jules tous les loisirs de contempler le paysage qui s’enrichissait sous les rayons du soleil.

Le « Racer » roulait silencieusement. Soudain le détective arrêta son auto derrière un bosquet. Il écarta quelques branches à portée de sa main et regarda.

Partout, autour de lui, c’était la forêt. Il n’y avait aucune maison en vue. La rivière Etchemin roulait ses petites vagues agitées au pied d’un cap coupé à pic dans le roc vif.

Jules regardait toujours…

Un homme sortit d’une touffe d’arbres, se dirigea vers le cap et disparut.

Cinq minutes s’écoulèrent…

Deux autres silhouettes apparurent qui firent le même manège que la première.

— Diable de diable ! murmura le détective à voix basse. S’il n’était déjà neuf heures et dix minutes j’irais voir ça, là-bas, certes. Mais une besogne plus importante m’attend à St-Henri.

Il fit repartir son racer.

Tout à coup, il entendit une voix qui criait dans un fourré :

— Arrête, détective, ou nous te flambons la cervelle.

Loin d’obéir à cet ordre, Jules Laroche poussa d’un coup sec l’accélérateur de vitesse. Le « Racer » bondit, avançant à une vitesse effrénée sur la route cahoteuse.

Plusieurs coups de fusil ou de revolver furent tirés sur le détective. L’un des coups creva un de ses pneus d’arrière. Un autre brisa la vitre de son pare-vent. Jules s’était penché, le corps sous le siège, de façon à éviter les balles.

Soudain, il entendit une détonation qui semblait partir d’un autre endroit, et le bandit dans le fourré, poussa un hurlement de douleur.

Était-ce encore un ami mystérieux qui le sauvait en blessant son criminel assaillant ?

Quand il fut à un mille ou deux du théâtre de l’attentat, le détective ralentit son automobile et continua à petite vitesse, calme comme si rien ne s’était passé.

Il entendit quelques minutes plus tard le ronflement d’une machine dans le lointain.

— Sapristi, dit-il tout haut, je crois que les bandits sont à ma poursuite. Filons.

De nouveau, le char bondit sous l’accélérateur. Jules descendit à toute vitesse une côte raide et passa sous un pont de chemin de fer. À ce moment il se ravisa : Il était bien bête de fuir, pensa-t-il. Pourquoi ne se cacherait-il pas de l’ennemi ? C’était une occasion splendide de surprendre l’identité des criminels. Il n’y aurait pas de doute pour lui que l’assaut sur la Terrasse et l’attentat dont il avait failli être la victime quelques minutes auparavant avaient été perpétrés par la même bande qui avait violé la sépulture de Marcel Morin et attaqué le notaire dans la nuit.

Jules vit une touffe d’arbres favorables à la cachette, sur le bord de la route. Il quitta le chemin et fit pénétrer son automobile dans l’endroit le plus touffu. Puis il écarta une branche de façon à voir bien ce qui se passait sur la route et attendit…

Soudain un gros chien arriva sur lui et aboya comme un forcené. Un cultivateur qui travaillait dans un champ voisin, attiré par les cris de la bête, regarda. Jules lui fit signe de venir. Il arriva à grandes enjambées.

— Est-ce que ce chien vous appartient ? questionna le détective.

— Oui.

— Alors, ayez l’obligeance de le faire taire.

— S’il aboie, c’est parce que vous êtes illégalement sur ma propriété.

Jules fit voir au cultivateur son insigne de détective qu’il portait toujours attachée à l’envers de son veston.

— Si je suis sur votre propriété, monsieur, c’est dans l’intérêt de la société. Une bande de criminels est dans les environs. Je me cache ici pour tenter de les démasquer.

Le cultivateur pâlit :

— Des criminels dans notre région, dit-il en levant les bras au ciel. Oh ! alors, monsieur le détective, vous êtes mille fois le bienvenu. Puis-je vous être de service ?

Un automobie ronflait dans le lointain. Le bruit du moteur approchait rapidement.

— Oui, vous pouvez m’être de service.

— En quoi faisant ?

— En vous tenant bien coi dans votre coin jusqu’à ce que je vous dise que je n’ai plus besoin de vous et en faisant taire votre satané chien qui me semble aimer fort les discours enflammés.

— Carlo, la paix, la paix ! fit le cultivateur.

Immédiatement, la bête docile se tut et vint se coucher près de son maître. Il était temps. L’automobile apparaissait à un tournant de la route.

Le conducteur ne semblait pas pressé. Il s’en venait à six ou sept milles à l’heure et chantait. Jules put se régaler les oreilles de la vieille complainte canadienne :

« Isabeau s’y promène
Le long de son jardin,
Le long de son jardin
Sur le bord de l’île,
Le long de son jardin
Sur le bord de l’eau,
Sur le bord du bateau. »

Le chanteur, fatigué sans doute de la lenteur de cet air, entonna avec un entrain endiablé :

« À la claire fontaine,
M’en allant promener,
J’ai trouvé l’eau si belle
Que j’y m’y suis baigné ;
Lui y a longtemps que je t’aime ;
Jamais je ne t’oublierai. »

— Cette voix ne m’est certes pas inconnue, dit tout bas le détective au cultivateur. Qui est-ce ? Mais il est inutile de me casser la tête à chercher. Je vais bientôt le savoir. Voici l’automobile.

Cette fois Jules Laroche ne put s’empêcher de faire un vif mouvement de surprise.

Champlain-Tricentenaire, oui, Champlain-Tricentenaire Lacerte en personne passait sur la route, chantant et fumant un cigare à l’avant du luxueux Sedan de son maître.

— Ça bat quatre as, s’exclama le détective. Décidément, mon secrétaire et factotum commence à se ficher de moi. Voilà maintenant qu’il s’empare de mon automobile sans ma permission et qu’il se promène comme un millionnaire, le cigare au bec. Pas plus tard que dans cinq minutes je verrai le fond de cette histoire.

Jules Laroche sauta dans son « Racer », remercia le cultivateur qui le regardait bouche bée et partit, suivi par Carlos qui s’était remis de plus belle à aboyer.

Quelques instants plus tard, il rejoignit Tricentenaire. Par plusieurs coups de trompe, il lui fit entendre qu’il voulait passer. Champlain rangea sa voiture sur le côté droit de la route et Jules avança à gauche. Au moment où son « Racer » passait à côté de l’autre machine, le détective jeta un coup d’œil sur son secrétaire, feignit de le reconnaître et arrêta. Champlain fit de même.

Quand Jules vint pour lui adresser la parole, il s’aperçut qu’il était rouge comme un écolier pris en flagrant délit.

— Tricentenaire, vas-tu m’expliquer comment il se fait que te voilà en route vers St-Henri ! Où étais-tu ce matin quand je t’ai appelé dans la cour ?

Champlain saisit cette occasion de ne pas répondre à la première question et répondit à la seconde :

— Mais j’étais dans le garage à réparer votre Buick, monsieur Laroche.

— Et tu n’as pas entendu mon appel ?

— Non.

— C’est étrange.

— Je crois que j’avais fermé la porte du garage et je travaillais sous l’automobile. Le bruit que je faisais, la porte fermée, ces deux causes m’ont sans doute empêché d’entendre vos appels.

— Mais pourquoi t’es-tu emparé de mon Sedan sans ma permission et m’as-tu suivi jusqu’ici ?

— Je vais vous raconter, monsieur Laroche. Vous veniez de partir ce matin, vous n’aviez peut-être pas tourné le coin de la Côte de la Montagne quand j’ai été attaqué pour la seconde fois par un bandit. J’ai réussi à le maîtriser.

— Je parie qu’il t’a encore échappé, celui-là, fit Laroche avec un sourire gouailleur.

— Malheureusement oui, monsieur. Alors j’ai eu peur d’être attaqué de nouveau. Si j’étais sorti, ils auraient sans doute saccagé votre automobile en mon absence. Si j’étais resté là, ils m’auraient probablement assommé. Alors je me suis dit qu’il valait mieux m’en aller avec l’auto vous trouver à Saint-Henri.

— Cette explication n’est pas mal tournée du tout, pensa le détective. Mais je n’en crois pas le premier mot. Laissons toujours faire pour le moment. Diable, je ne sais pas trop comment m’y prendre pour faire avouer la vérité à cet animal.

Ils continuèrent leur route, Champlain-Tricentenaire conduisant l’automobile Buick en avant.

Ils arrivèrent à St-Henri sans qu’aucun autre incident ne les eût retardés.

Il était 9 heures et demie.

Une pensée avait fait jour dans le cerveau de Jules, une opinion dont il voulait connaître la valeur.

C’est pourquoi il arrêta son « Racer » en face du garage de St-Henri.

Le propriétaire était là. Il lui demanda :

— Avez-vous eu connaissance qu’on ait fermé la route entre St-Henri et Lévis ce matin ?

— Oui, et j’ai été bien surpris, car je n’en avais nullement entendu parler auparavant.

— Je m’en doutais bien. Vous avez le téléphone ici ?

— Oui, monsieur, et il est à votre disposition.

Jules entra dans le garage, s’empara de l’appareil téléphonique et appela le ministère provincial de la voirie, à Québec.

Là, on lui dit que l’ingénieur en charge de la route Lévis-Jackman n’avait nullement donné l’ordre de fermer la route ce jour-là. D’ailleurs, toutes les machines nécessaires à l’arrosage des chemins étaient sur la route Québec-Montréal. Il était donc impossible de faire des travaux du côté de Lévis le jour même.

Au ministère, on lui dit encore que l’homme qui surveillait le blocus à l’entrée de la route avait été arrêté par le chef de police de Lévis sur les ordres du département de la voirie.

Jules téléphona au chef de police de Lévis.

Celui-ci lui déclara que l’homme arrêté était un pauvre vieillard bien connu dans la ville. Des individus s’étaient présentés chez lui la veille, se faisant passer pour des officiers du ministère de la voirie, et lui avaient dit qu’ils le nommaient gardien. Il reçut même $5.00 sur le champ. Le lendemain matin une voiture apportait au vieillard les tréteaux et les planches nécessaires au blocus.

— Mais alors, pensa le détective, on n’a fermé cette route que pour me faire passer, moi, par l’autre, dans le but de m’attaquer, de m’assassiner sans doute. Je ne me serais pas cru tant d’importance.

Il se rendit alors à la demeure du notaire et de Madeleine. Ils l’attendaient tous deux sur la galerie.

— Je suis en retard, fit-il, excusez-moi. Ce n’est pas de ma faute. J’ai été attaqué dans le « Petit St-Henri ». Tiens, une balle a même crevé mon pneu. J’ai dû continuer quand même. J’en serai quitte pour acheter un pneu neuf et présenter la facture aux bandits quand je leur aurai mis la main au collet.