Le travail des femmes au XIXe siècle/1-1

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Le travail des femmes au XIXe siècle
(p. 1-49).

LE

TRAVAIL DES FEMMES

AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE


PREMIÈRE PARTIE

DU SALAIRE ET DE L’INSTRUCTION DES FEMMES EMPLOYÉES DANS L’INDUSTRIE.



CHAPITRE I

Esquisse du travail des femmes avant le dix-neuvième siècle. — Des progrès de la mécanique dans toutes les industries féminines.


Parmi les nombreuses questions que soulève notre régime industriel il n’en est pas de plus importante que celle du travail des femmes. Cette question touche, en effet, non-seulement aux intérêts individuels de l’ouvrière, mais encore aux intérêts généraux de la nation. La constitution de la famille, l’éducation des générations nouvelles, la conservation, l’amélioration ou la dégénérescence de la race, en d’autres termes l’état moral, l’état économique et même l’état physique d’un peuple dépendent en grande partie de l’organisation du travail des femmes dans le pays. Malheureusement les difficultés de la question égalent son importance ; et quoique, à première vue, pour un esprit porté aux théories absolues, cette matière puisse paraître simple et aisée, une intelligence judicieuse et réfléchie découvre dans la complication de la vie et de l’industrie moderne mille raisons qui en rendent la solution extrêmement délicate.

Avant d’étudier le travail des femmes, tel qu’il se présente de nos jours, nous voudrions en esquisser brièvement l’histoire. La lumière du passé est nécessaire à l’intelligence du présent, La connaissance exacte des rapports sociaux qui ne sont plus est indispensable au moraliste qui discute et juge les relations existantes. Pour ne pas s’aventurer en aveugle dans le champ du possible, qui n’est souvent que le champ des chimères, il importe de s’être muni de tous les renseignements que peut apporter l’expérience.

À l’homme et à la femme la nature a départi d’inégales forces et des charges inégales : mais, chose remarquable, elle a fait porter la supériorité des charges précisément du côté où elle avait mis l’infériorité des forces. Elle a rendu l’homme vigoureux, capable de longs efforts et d’âpres entreprises : elle a fait la femme faible, soumise par les nécessités de sa constitution à de nombreuses et périodiques épreuves ; elle a fait peser sur cette créature chétive le fardeau de la gestation et de l’enfantement ; elle a confié à ses bras débiles le soin des jeunes générations. Ainsi il s’est trouvé que l’être le plus incapable de fournir à sa propre existence a été chargé, en outre, de sustenter celle d’autrui, De cette inégalité des forces et de cette inégale répartition des charges découle, au point de vue économique, la nécessité de la famille. La famille stable, permanente, indissoluble — et non pas l’union libre, le contrat passager — est une nécessité économique, parce que la femme est un être faible que des rapports momentanés avec l’autre sexe écraseraient sous le poids de charges accablantes. Il semble que ces deux créatures, l’homme et la femme, soient incomplètes et imparfaites dans leur isolement : la famille seule, c’est-à-dire l’union durable de la femme et de l’homme, est un tout et un corps équilibré. Dans ce tout harmonique, dans ce corps en équilibre, chaque membre a sa fonction qui lui est spéciale et qui est proportionnée à ses forces. Chaque membre doit être actif, mais d’une activité différente et inégale : chaque membre doit travailler à la prospérité du corps entier, mais par des voies diverses. L’obligation du travail est done la même pour les deux membres de la famille, mais la nature et l’intensité du travail peuvent être différentes pour l’un et pour l’autre. L’homme est robuste, entreprenant : sa force physique, son activité intellectuelle le poussent aux rudes labeurs du dehors. La femme est sédentaire par faiblesse constitutive, elle l’est encore par attachement à ces jeunes êtres sortis de son sein et qui réclament ses soins. Ainsi de l’organisation physique de l’homme et de la femme découle une sorte de division naturelle du travail. Tels sont a priori les caractères de l’organisation familiale. Mais il s’en faut que dans la pratique des siècles l’on retrouve partout cette constitution de la famille et cette division du travail qui semble la seule normale et la seule régulière. À l’origine, et aujourd’hui encore chez les sauvages, le toit domestique existe à peine : la tribu est errante ; l’activité de la femme comme celle de l’homme se porte au dehors. L’homme poursuit le gibier et le frappe de ses flèches ; la femme, accompagnant le hardi chasseur, rapporte la proie sur ses épaules : à cet âge du monde, la femme, l’être faible, est le portefaix, la bête de somme. Dans une civilisation plus avancée, le toit domestique existe, mais il est étroit, délabré, il ne suffit pas à occuper la journée de la femme ; l’homme se trouve, de son côté, impuissant à sustenter la famille entière : la femme doit se livrer à un travail plus actif, à un effort plus long et plus soutenu. D’autre part, ce tout harmonique, ce corps en équilibre, la famille, est souvent rompu et disjoint par la destinée. Le membre le plus vigoureux est parfois enlevé par le sort ; le membre le plus faible, la femme, reste seule, réduite à ses propres ressources pour alimenter elle-même et les siens. Il lui faut alors quitter le foyer et remplacer l’homme dans les travaux du dehors. Ainsi cette organisation familiale, cette naturelle division du travail, que nous avons proclamée normale et régulière dans l’ordre des idées, comporte dans l’ordre des faits de nombreuses et frappantes exceptions. La nécessité détruit brutalement l’équilibre qui semblait être dans le plan de la nature.

Nous ne remonterons pas jusqu’à l’antiquité pour y esquisser le travail des femmes : on le connaît sous ses traits poétiques. La femme, enfermée dans le gynécée grec, est livrée aux gracieux travaux des doigts. C’est Hélène qui brode avec ses servantes les combats des Grecs et des Troyens : c’est Omphale qui tient la quenouille, Pénélope qui passe ses longues journées sur un métier à tisser ; ou bien encore c’est la reine de Macédoine qui jouit au loin de la renommée d’une cuisinière habile. Sous de poétiques figures, l’on découvre parfois de rudes et grossiers labeurs : c’est Nausicaa, qui lave le linge du palais paternel sur le bord de la mer ; ce sont les jeunes filles grecques, qui portent des fardeaux sur leur tête, d’où sont nées les canéphores et les cariatides : ce sont les femmes esclaves qui tournent péniblement la meule dans la demeure d’Ulysse ; ou bien encore, dans l’antiquité juive, c’est Rébecca, qui va chercher l’eau à la fontaine éloignée ; c’est Ruth, qui supporte la chaleur du jour pour glaner quelques gerbes dans les champs de blé, Si l’on pouvait ôter tous ces masques poétiques, si, dans les littératures anciennes, la vie publique ne tenait pas le premier rang et ue voilait pas la vie privée, si les classes infimes de la nation et les grossiers labeurs avaient eu leur place dans ces poëmes et dans ces histoires classiques, l’on découvrirait, nous n’en doutons pas, mille travaux pénibles et vils exécutés par des mains de femmes. On verrait les femmes grecques occupées aux travaux des champs et du jardinage, comme cette bergère Chloé, quand elle fit la rencontre du berger Daphnis, ou comme cette paysanne, vendeuse d’herbes, dont la chronique athénienne nous vante l’oreille et l’accent ; on les verrait, comme toutes les populations des côtes de la mer, associées aux rudes occupations des pécheurs ; on les verrait enfin, dans la vie du dehors, employées à une multitude de travaux pour lesquels il est aisé de dire que leur sexe n’a pas été fait. La civilisation romaine n’a pas dû s’éloigner beaucoup sous ce rapport de la civilisation grecque. L’on connaît la belle et fière sentence de ce romain austère vantant la femme des anciens jours : domum sedebat, lanam filabat. C’était à la femme aisée et riche que s’appliquait cette maxime. Cette fileuse de haut rang, on l’opposait comme contraste et comme modèle aux oisives et luxueuses matrones des jours de corruption : mais, aux meilleurs temps de la république romaine, alors que l’esclavage n’avait pas encore couvert l’Italie de bandes serviles, que les latifundia n’existaient pas, que la petite propriété remplissait le Latium, croit-on que re fut seulement aux travaux de la fileuse qu’étaient employées les femmes latines ? Croit-on qu’elles ne prenaient pas leur part aux labeurs des champs, et que, en l’absence de leurs maris guerroyant contre Véies, elles ne mettaient pas la main à l’ouvrage du dehors ? Si notre éducation classique nous avait appris à connaître des anciens autre chose que leur forum et leurs camps, nous verrions assurément que leur organisation du travail différait beaucoup moins qu’on ne croit de la nôtre avant l’invention des machines, et que la femme prenait à la production une part infiniment plus active et moins sédentaire que nos préjugés ne l’admettent.

Si, pour l’antiquité, nous en sommes réduits à n’émettre que des présomptions, nous avons pour le moyen âge des données plus nombreuses et plus précises. Et cependant, si l’on n’avait pour guides que les travaux des historiens, on connaîtrait détail par détail toutes les actions militaires, mais on ignorerait l’organisation intime du travail chez nos ancêtres. Il n’est pas jusqu’aux savantes et minutieuses recherches de Monteil qui ne soient presque muettes sur le travail des femmes au moyen âge : mais d’autres documents viennent suppléer à ces lacunes. Notre civilisation moderne a été, dés l’origine, beaucoup plus préoccupée des nécessités économiques que civilisations de l’antiquité. Tout ce qui tombe le travail, même le plus grossier, a attiré l’attention du législateur, du poëte, du chroniqueur. La chaumière et l’atelier sont transparents et n’ont plus de mystères à partir des derniers temps de l’empire romain. Aussi nous est-il facile d’esquisser histoire du travail des femmes pendant les longs siècles du moyen âge.

Après l’invasion des barbares c’est un monde nouveau qui naît : sur certains points il se rapproche de l’antiquité grecque où romaine ; sous d’autres rapports il en diffère complétement. Le travail des femmes apparaît comme une industrie spécialement domestique à laquelle n’échappe aucune classe de la nation. L’empereur Charlemagne, raconte Éginard, enseigne à ses fils à monter à cheval, à chasser, à manier les armes ; il fait apprendre à ses filles l’art de filer, de tisser et d’apprêter les étoffes de laine. Les filles de l’empereur Othon le Grand étaient célèbres pour leur habileté à tisser les étoffes et à confectionner les vêtements. Le fameux poëme des Niebelungen nous offre des récits qui se pourraient insérer dans l’Iliade ou dans l’Odyssée. Quand Siegfried prend la résolution de partir pour Worms, il prie sa mère de lui préparer des vêtements de voyage, et celle-ci se met aussitôt au travail avec ses servantes. Crimhild, aidée de trente femmes habiles de sa cour, coupe de riches étoffes pour faire les vêtements de noce de Gunther[1]. Changez ces noms d’hommes ou de villes, et rien n’empêchera que ce récit ne puisse appartenir aux poëmes d’Homère.

Les barbares avaient supprimé l’esclavage, mais ils avaient établi la servitude. Il y avait des serfs attachés à la glèbe, il y en avait d’autres attachés à la maison du seigneur : c’était ce que l’on appelait les manses tributaires et les manses seigneuriales. Dans les manses tributaires le serf et la serve étaient sous leurs toits et libres de leurs actions, sauf l’obligation d’une redevance. Cette redevance, qui consistait pour les serfs en travaux de culture ou en fournitures de produits agricoles, consistait pour les serves en lin filé, pièces de toile, nappes, tuniques, chemises : et autres vêtements, qu’elles devaient remettre à l’intendant du seigneur. À côté de cet atelier domestique, et comme contraste, il y avait l’atelier seigneurial. Les manses seigneuriales se composaient, non-seulement de champs et de fermes, mais d’ateliers d’hommes et de femmes. Les travaux délicats, comme la filature et le tissage du lin ou de la laine, le blanchissage, la teinture des étoffes, la confection des vêtements étaient réservés aux femmes et aux enfants. Ces enfants et ces femmes étaient réunis dans un lieu appelé le gynécée. Dans le gynécée de l’abbaye de Niederalteich l’on comptait 22 personnes, femmes et enfants ; le gynécée de Stephanswert renfermait 24 serves uniquement occupées aux travaux que nous venons de décrire[2]. Ainsi, dès l’origine du moyen âge, les femmes étaient employées, tantôt dans l’atelier domestique, tantôt dans l’atelier aggloméré. Un trouvait à les réunir des avantages sérieux pour la surveillance, pour le bon emploi des matières premières et pour la rapide confection. Il existe des documents de l’époque, où ces avantages sont mis au jour et où l’on fait ressortir la supériorité du travail aggloméré sur le travail dispersé.

Non-seulement l’atelier commun existait bien avant le dixième siècle, mais il présentait beaucoup de points de ressemblance avec l’atelier de manufacture que nous avons sous les yeux. Dans les manses seigneuriales peu importantes, le gynécée était sous la direction de la femme du seigneur, qui prenait part aux occupations des serves, leur distribuait les tâches et surveillait le travail : mais dans les manses plus considérables et dans celles qui dépendaient des abbayes, c’était l’intendant (villicus) qui présidait aux travaux des femmes ; c’était lui qui fournissait la laine, la garance, le vermillon, les peignes, les cardes, le savon et qui veillait à ce que l’ouvrage fût achevé en temps utile. Ce villicus était une sorte de contre-maître, et on lui adressait les mêmes reproches que l’on fait à beaucoup de nos contre-maîtres actuels, celui d’abuser de leur autorité pour séduire les femmes qui se trouvaient sous leur direction. Le gynécée eut bientôt une détestable réputation morale. Les femmes qui le composaient étaient accusées de n’avoir aucun respect pour elles-mêmes, aucun sentiment de pudeur, aucun attachement à la vertu. Les règlements et les lois se préoccupèrent de cette démoralisation des femmes serves occupées dans l’atelier commun ; mais leurs prescriptions ne semblent pas avoir produit grand effet : dès le neuvième siècle, le nom de femme de gynécée (genitiaria) était devenu synonyme de courtisane.

À la même époque le travail aggloméré prenait une autre forme, qu’il n’a pas encore perdue, en s’introduisant dans les couvents. Les hommes éminents et pratiques qui fondèrent les grands ordres de l’Occident recommandèrent le travail manuel, Saint Benoit, saint Colomban, saint Isidore de Séville, saint Maur, prescrivirent aux moines les occupations des artisans.Dans les couvents de femmes non-seulement les religieuses faisaient de leurs mains tout ce qui était nécessaire à leur subsistance et à leur vêtement, depuis le pain jusqu’à la chaussure et aux étoffes de laine, mais elles fabriquaient encore pour le dehors. La filature, la teinture de la laine prenaient une notable part de leur vie, Une règle antérieure au neuvième siècle ordonne aux sœurs de rester à l’ouvrage de la deuxième à la neuvième heure et permet à l’abbesse, dans certains cas, de faire durer le travail jusqu’au soir. La règle de Saint-Césaire d’Arles, donnée par la reine Radegonde au monastère de Poitiers et publiée par M. Augustin Thierry dans ses Récits des temps mérovingiens, contient de semblables prescriptions. Ainsi la question, si débattue de nos jours, de la concurrence faite par les couvents au travail libre existait dès les premiers siècles du monde moderne.

Tel était l’état des choses pendant la première moitié du moyen âge, alors que la servitude était fréquente et que le travail n’était pas enfermé dans les cadres immuables des corporations. Il importe de voir ce que le nouveau régime de réglementation du travail fit de la main-d’œuvre des femmes. C’est une opinion répandue et trop légèrement acceptée que l’institution des corps de métiers porta un coup mortel au travail des femmes et les exclut de l’industrie. Un écrivain allemand, qui a traité cette question avec érudition, a voulu établir cette proposition erronée : « Comme la corporation (die zünft) n’admettait que la main-d’œuvre masculine, le travail des femmes, dit ce publiciste étranger, fut exclu de l’industrie proprement dite. Il ne put se maintenir que dans l’agriculture et dans les occupations ayant pour but l’entretien du foyer domestique. La situation industrielle des femmes fut anéantie par les corporations[3]. » C’est là une opinion beaucoup trop absolue et qui est contredite par les faits. Il suffit de parcourir les Registres des métiers et marchandises de Depping, pour voir que le régime des corporations faisait une part notable au travail des femmes. On y trouve mentionnées les ouvrières de draps de soie, les fileresses de soie à grands fuseaux et à petits fuseaux, les tisserandes de couvrechefs, les brouderesses, les crespinières, les barqueresses, les cérenceresses (peigneuses du laine), les chapelières de soie, les feseresses de chapiaux d’orfrois, les lacières, les pigneresses (cardeuses de laine) et bien d’autres professions encore, où les femmes non-seulement étaient admises comme aides, mais pouvaient avoir la maîtrise. Bien plus encore, dans certains métiers, les femmes avaient accès aux dignités de la corporation. On sait que chaque corporation avait des chefs portant le nom tantôt de maîtres de métier, tantôt de prud’hommes, tantôt d’élus. Il y avait des professions où ces fonctions pouvaient être données à des femmes. Les artisans de tissus de soie, par exemple, avaient trois maîtres et trois maîtresses : les tisserandes de couvre-chefs avaient trois preudefemmes.

Un illustre historien, dans d’ardentes invectives sur la condition actuelle des femmes, s’est écrié : « L’ouvrière, mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eut jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant cet âge de fer et qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès, » Assurément, en écrivant ces lignes, M. Michelet suivait aveuglément l’impulsion irréfléchie de son cœur, plutôt qu’il ne consultait ses souvenirs d’érudit. L’ouvrière, dirons-nous, mot glorieux, que tous les peuples connurent, dès qu’ils eurent supprimé l’esclavage et la servitude. Le mot d’ouvrière, en effet, revient souvent sous la plume des législateurs des corps de métiers : « Nulle mesresse ne ouvrière de cest mestier (tissus du suic), puis qu’elle aura fet son terme, ne se pueent ne se doivent alouer à persone nulle queleque ele soit, se ele n’est mestresse du mestier[4]. » Le mot aprentice (apprentie) se rencontre encore plus souvent dans ce code de l’industrie au moyen âge. Il en est de même en Allemagne. On y trouve la mème hiérarchie de maîtresse, d’ouvrière et d’apprentie dès les premiers temps du moyen âge.

Le travail de ces ouvrières se faisait, comme aujourd’hui encore, tantôt à domicile, tant dans l’atelier du patron. Les mêmes désordres que l’on remarque de nos jours existaient alors aussi, La corruption, dès ce temps-là, semble avoir été très-grande parmi les ouvrières des villes ; elles aient recours, comme il arrive sous nos veux, à des moyens vicieux ou criminels pour augmenter leurs faibles salaires, Les ouvrières en chambre, auxquelles les merciers confiaient de la soie à travailler, ne résistaient pas toujours à la tentation de s’en approprier une partie ; elles la vendaient à des juifs et la remplaçaient par de la bourre filée. Il existe deux règlements du prévôt de Paris, en date de 1275 et de 1283, contre ces pratiques coupables. Ainsi, au treizième siècle, le piquage d’once était en vigueur à Paris et sur une grande échelle, Ce que l’on appelle à proprement parler les mœurs ne valait guère mieux que li probité. Les dévideuses, spécialement, avaient une mauvaise réputation : « Les dévideuses, dit un bel esprit du onzième siècle, sont





1. Das Alemannenrecht enthalt eine firmliche gexellenordnung für die Spianeranens and Weberinuen in deu Frauenhatsern, und spricht von Obermagden, Magden und anderen Arériterinnen, Wie wir heute von Alt leu und, Lehrlngon xprechen. CKichter, page 35.) — celles qui dévident les fils ; elles vident de plus toute la substance de leurs corps par une débauche fréquente et vident aussi parfois la bourse des écoliers parisiens. » Le respect de la famille ne semble pas non plus avoir été dans ce temps une vertu aussi générale qu’on le pense. On voyait fréquemment les filles de maître user du droit qu’elles avaient de s’établir quand elles savaient le métier et quitter leurs parents sous prétexte de prendre un apprenti, tandis qu’elles prenaient, en réalité, un amant avec lequel elles dépensaient leur argent. Le mal était si répandu que quelques corps de métiers, les corroyeurs, par exemple, cherchèrent à y mettre obstacle par leurs statuts. Ce que l’on retrouve encore, même dans ce temps éloigné, ce sont les plaintes contre la concurrence que les hommes faisaient aux femmes dans certains métiers. Sous Édouard III on fit une loi, en Angleterre, pour défendre aux hommes l’usage de la quenouille et du fuseau, afin que les femmes pussent avoir un moyen de vivre. On le voit, la condition d’ouvrière n’est donc pus nouvelle. À toutes les époques de l’âge moderne on vit un nombre






Levasseur, Histoire des classes ouvrières, 1, 374.

« Ce establirent li preudume anciènement par ce que lésuient leur pères et leur mères, et commençuieut leur tier et prendoient aprentis et ne fesoient <e rihauderies non quant eles avoient ribaudé et guillé ee poi que eles avaient et leur pères et à leur mères, elles revenoient leur p ares, qui ne le poient faillie à moins à avoir et À plus de pée (Levasseur, tome 1, page 37)

3. Transactions of uionul association fur the promotion of social science, 1863. considérable de femmes s’employer à d’autres travaux que les travaux domestiques, et beaucoup d’entre elles faire leur ouvrage au dehors dans les ateliers du patron. Tous les inconvénients que l’on constate de nos jours par suite de cette situation étaient connus de nos ancêtres. Il est vrai que ce mal, dont les racines sont si éloignées dans la série des siècles, était à cette époque moins étendu, si ce n’est moins intense. Le nombre des ouvrières qui travaillaient au dehors se trouvait infiniment moins considérable qu’il ne l’est aujourd’hui. Les ateliers communs étaient beaucoup plus restreints et employaient un personnel plus réduit. Le foyer domestique retenait un plus grand nombre d’ouvrières des villes. Mais si l’on tient compte de l’indigence qui frappait alors cinq ou six fois plus de victimes que de nos jours, et qui comme aujourd’hui s’appesantissait surtout sur les femmes, il n’est pas téméraire de dire que, à tout considérer, la femme n’était alors ni plus heureuse, ni plus vertueuse, et que la famille, dans les basses classes, n’était guère mieux constituée qu’au dix-neuvième siècle.

La population des villes était bien moins grande qu’elle ne l’est à présent : mais dans la population des campagnes le sort des femmes, au point de vue matériel, était loin d’être digne d’envie. Non-seulement elles se trouvaient associées à tous les travaux de la culture, mais si l’on veut se rappeler que pour une même quantité de travail la terre rendait alors moins qu’elle ne vend de nos jours par suite le progrès de l’inindustrie agricole, et que, sur une même quantité de produits, le fisc, le seigneur, le pillage prélevaient une part supérieure à celle que perçoivent aujourd’hui les impôts et la rente du propriétaire, on concevra combien triste et vile était alors la condition des femmes de la campagne, obligées de se livrer, avec de grossiers instruments, à un incessant labeur pour une chétive et dérisoire rémunération. Cette dégradation des ouvriers des campagnes, hommes et femmes, un moraliste ingénieux du dix-septième siècle, qui a su dans ce passage rencontrer l’éloquence, l’a décrite en termes que l’on ne peut oublier : « L’on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus dans la campagne, dit La Bruyère, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix articulée, et, quand ils se lèvent sur leurs deux pieds, ils montrent comme une face humaine : et, en effet, ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » Ce que pouvaient être dans ces tanières la vie domestique, éducation des enfants, alors surtout que manquait l’école, nous le laissons à deviner ; si ce genre de vie était conforme à la destination normale et aux devoirs naturels de la femme, nous n’entreprenons pas de le discuter. Ce qu’il nous suffit d’avoir établi, c’est que, dans tous les temps, les rudes nécessités de la vie ont empêché la femme de se consacrer tout entière aux gracieuses et nobles occupations du foyer domestique, et que, soit aux champs, soit à la ville, le besoin d’un morceau de pain l’a contrainte à un incessant labeur, et a forcé l’épouse et la mère à s’amoindrir et à disparaître quelquefois derrière l’ouvrière.

L’histoire du travail des femmes dans les siècles plus rapprochés de nous serait l’histoire même de l’industrie. On verrait que plus la civilisation se développe et se raffine, plus le bien-être s’étend, plus les femmes participent à la production ; et cette participation, sans cesse plus grande et plus active, de la main-d’œuvre féminine à l’industrie, est regardée par les femmes elles-mêmes comme un bienfait. Des différentes branches de la production, ce sont les industries textiles qui, chez tous les peuples et dans tous les temps, ont fait la plus large part aux femmes ; mais, à l’origine, ces industries sont réduites et ont peu d’extension. À la chute de l’empire romain, une belle chemise de lin coûtait autant qu’un esclave[5]. En 830, tente belles chemises de lin valaient trois livres, alors qu’un cheval valait six sous, un bœuf deux sous et le modius (52 litres) de blé quatre deniers[6] : c’est dire qu’on fabriquait bien peu d’étoffes de lin et que la fabrication en était bien longue ; c’est dire aussi que l’industrie linière n’employait que bien peu de bras : jusqu’à une époque très-avancée de l’âge moderne, les plus grandes dames couchaient nues et sans linge. Ce sont les croisades d’abord, puis la renaissance, qui commencèrent à raffiner les mœurs, à multiplier les besoins, à éveiller le luxe et, avec le luxe, le soin de la personne, à élever en un mot, selon l’expression que la langue économique moderne a empruntée aux Anglais, le standard of life, l’étalon de la vie ou le niveau des habitudes. Alors l’on vit naître et se répandre une multitude d’industries secondaires jusque-là inconnues, qui firent une grande demande de main-d’œuvre féminine. L’on vit le travail se diviser à l’infini. Les principales de ces industries modernes, qui donnèrent un si grand élan au travail des femmes, sont la dentelle, la broderie, la bonneterie, la fabrication de ces étoffes légères, la batiste et la mousseline, enfin les tissus de soie. De ces deux industries élégantes et aristocratiques, la broderie et la dentelle, la dentelle est celle qui prit le plus tôt un grand essor. Connue dès les temps anciens, florissante à Venise pendant le moyen âge, elle émigra au seizième siècle vers le Nord, se perfectionna en substituant le fuseau à l’aiguille et ne tarda pas à employer une main-d’œuvre considérable. Pour lutter avec le point de Venise on eut le point de France et le point de Flandre. Des édits somptuaires voulurent arrêter cette nouvelle et luxueuse marchandise. Après s’être efforcé de décourager cette fabrication délicate et toute féminine minine, on en vint à l’aider par de royales faveurs. Colbert donna un privilège à une madame Gilbert, d’Alençon, pour l’introduction en France du point de Venise ; il mit à sa disposition le château de Lonray et 150,000 livres pour frais de premier établissement : à cette tentative d’imitation est due cette fabrication originale, vivace et toute française qui s’appelle le point d’Alençon. Toute la Normandie prit part au travail de la dentelle qui modifia selon les villes ses procédés et ses dessins. La Lorraine, les Vosges, les Flandres adoptèrent aussi ce précieux travail en le variant selon leur propre génie. Chose remarquable, c’est précisément dans les contrées où trône actuellement la grande industrie que cette fabrication élégante prit racine et s’étendit. Elle exerça, dès l’origine, une influence considérable sur le sort des femmes ; elle éveilla même les scrupules de cette classe d’esprits absolus qui, séduits par un idéal trop élevé et peu pratique du rôle de la femme en ce monde, voudraient abolir non-seulement la fonction, mais jusqu’au nom d’ouvrière. Un arrêt du parlement de Toulouse, en 1640, sous prétexte que la dentelle enlevait trop de femmes aux occupations domestiques, défendit le travail du carreau dans l’étendue de ce ressort. Les vrais intérêts de la femme, de l’industrie et de la civilisation eurent pour défenseur à cette époque un religieux, qui fut un saint. Le père François Régis, dont le nom est encore bien connu par l’œuvre utile placée sous son patronage, non content de consoler les milliers d’ouvrières qui se voyaient privées de leur pain, plaida leur cause à Toulouse et la gagna. La prospérité put revivre dans les montagnes du Velay et l’aisance revint aux chaumières par le travail méritoire et précieux des ouvrières en dentelle. Tels furent les commencements de cette industrie, qui occupait à la fin de la vieille monarchie, non pas seulement des milliers, mais plus de cent mille ouvrières.

Legs de l’antiquité, la broderie s’était aussi conservée pendant le moyen âge, où elle ornait les nappes d’autel, les dalmatiques, les chasubles et les vêtements des princes du sang. Au début du dix-septième siècle, ce ne sont plus seulement les sanctuaires et les palais, ce sont les hôtels des riches personnages et les garde-robes des financiers qui sont ouverts aux produits de ce patient travail : mais c’est seulement vers le dix-huitième siècle que la fabrication s’étend, se raffine et devient une véritable industrie. Alors la broderie blanche, si ce n’est d’invention, du moins de propagation moderne, envahit à la fois tous les États de l’Europe. La Saxe, la Suisse, l’Écosse, les Vosges tirent de précieuses ressources de ce travail tout féminin. Le tambour à broder, que connaissaient la Chine et l’Inde, fait vers 1750 son apparition dans nos contrées. Les montagnes du Beaujolais et du Forez sont dotées du travail au crochet par les soins de trois sœurs industrieuses qui dérobent à la Suisse ses pro- cédés. Bientôt la broderie occupe des milliers de femmes et répand l’aisance dans autant de familles.

Telles étaient les occupations des femmes sous l’ancien régime : les unes, asservies aux rudes labeurs des champs, comme La Bruyère nous les a décrites ; d’autres, adonnées à ces industries luxueuses d’introduction nouvelle ; un grand nombre tirant un mince revenu de la quenouille et du rouet ; aucune, sauf dans les classes les plus élevées, n’était oisive ou ne se livrait exclusivement aux soins du foyer et de la famille. On aurait fort étonné nos laborieuses mères si l’on eût voulu leur apprendre que de leur mari seul elles devaient attendre leur nourriture où leur entretien, si l’on eût voulu leur représenter le nom d’ouvrière comme « un mot sordide et impie » (Michelet). Si elles avaient à se plaindre, ce n’était pas des labeurs auquel le besoin les contraignait, était de la trop grande rareté du travail industriel et des chômages auxquels leurs bras étaient trop souvent réduits. Quoique les occupations des femmes sous l’ancien régime aient été beaucoup plus nombreuses qu’on ne le croit d’ordinaire, elles l’étaient trop peu, cependant, pour les nécessités des femmes et ne se trouvaient proportionnées ni à leur nombre ni à leurs besoins. Aussi quand, en 1789, une révolution se préparait, qui allait rompre avec les règlements économiques comme avec les institutions politiques de l’ancien temps, avant même la réunion des états généraux, l’on voyait paraître la Pétition des femmes du tiers état au roi, dans laquelle elles réclamaient pour leur sexe le droit de travailler sans entrave et, dépassant la mesure, demandaient que tous les métiers qui consistent à coudre, filer, tricoter, leur fussent exclusivement réservés. Ainsi, devant le monde nouveau qui allait s’ouvrir, le premier cri des femmes était, non pas pour répudier, mais pour invoquer du travail, non pour décliner et repousser le nom d’ouvrière, mais pour le revendiquer et s’en faire un titre d’honneur.

Nous nous sommes arrêtés trop longuement, peut-être, sur le travail des femmes avant le dix-neuvième siècle. Il nous semblait important d’exposer les origines de la question et de prouver par les faits son ancienneté. Nous avions à cœur de démontrer que l’ouvrière a pris naissance le jour où l’esclave à disparu ; que, dans aucun temps, dans aucun pays, les occupations du foyer n’ont absorbé l’existence de la femme du peuple ; que cette société idéale où l’homme pourrait suffire aux besoins de la famille et où la femme n’aurait qu’à vaquer aux soins de la maison et à l’éducation des enfants n’a nulle part existé dans le passé ; que toutes les fois qu’une branche de travail rémunératrice a été ouverte aux femmes, elles s’y sont avidement précipitées, et qu’en l’absence de travaux industriels elles se sont rejetées sur des labeurs plus rudes, plus grossiers et moins productifs.

La fin du dernier siècle, qui inaugura une ère nouvelle dans le monde politique, produisit une révolution non moins grande dans le monde industriel. La transformation de la production par les progrès des arts mécaniques accompagna la transformation de la société par le progrès des institutions. Il n’est pas sans intérêt pour l’étude que nous entreprenons d’exposer en quelques pages les développements de la fabrication automatique et la constitution graduelle de la grande industrie.

Le travail des femmes prenait, sous l’ancien régime, une part active à la production des tissus. Les seules matières textiles qui fussent alors employées sur une grande échelle étaient le lin, la laine et la soie. La matière première qui joue le plus grand rôle dans la production moderne, le coton, ne servait qu’à des usages restreints et n’était fabriquée qu’en petite quantité. L’histoire de la fabrication du coton est l’histoire même de la naissance et des progrès de la grande industrie. Des lettres patentes, que François Ier délivra en 1324 aux passementiers de Rouen, parlent du coton comme d’un lainage d’introduction récente et qui entrait dans la confection des futaines frangées et velues[7]. Le coton, cependant, ne jouait à cette époque, et bien longtemps encore après, qu’un rôle fort médiocre dans l’industrie rouennaise qui se livrait de préférence au travail de la laine et du lin. Ce ne fut que dans les dernières années du dix-huitième siècle, sous l’impulsion des progrès de la mécanique que le coton prit une réelle importance. À Manchester, qui fut le berceau de l’industrie cotonnière, la fabrication de ce textile n’atteignait pas, en 1760, plus de 5 millions de francs : mais, en 1767, un charpentier de Blackburn, dans le Lancashire, James Hargreaves, inventa la spinning jenny, mécanisme ingénieux qui filait huit fils. Les perfectionnements se succédèrent rapidement. En 1769, Arkwright, dont le nom est éternellement lié à l’histoire de la grande industrie, imagina la mulljenny de vingt broches. Samuel Grompton et d’autres vinrent ensuite, qui portèrent la machine à filer à cent, deux cents, puis mille broches. Dès lors naquit la manufacture, dont on n’avait eu auparavant que de rares et imparfaits embryons. Ces mécanismes, que l’on faisait marcher par des manèges, furent bientôt aidés par la vapeur. Ces puissants engins nécessitèrent un puissant outillage et un personnel nombreux. Le travail aggloméré commença à surgir, aux côtés et aux dépens du travail dispersé. La fileuse dut disparaître devant la mulljenny ; mais la femme, qui se voyait enlever son modeste gagne-pain par ces ingénieux mécanismes, trouva bientôt une compensation dans les emplois divers que lui fournit la manufacture. Les progrès ne s’arrêtèrent pas à l’invention du banc à broches ; on découvrit d’autres procédés aussi efficaces pour le battage, le cardage, l’étirage et le peignage. Un dernier pas fut fait par l’invention du métier automate ou renvideur (selfacting) ; dès lors trois ouvriers purent faire la besogne de plus de 500 fileuses à la main. La production s’était tellement développée que, bien loin de diminuer, le nombre des ouvriers décupla en moins d'un demi-siècle, pour doubler encore quelques années ensuite. C'étaient surtout des femmes et des enfants que la manufacture appelait dans son sein. La force matérielle de la vapeur et des machines n'avait besoin que d'intelligence pour la guider, et les femmes, dans beaucoup d'opérations, étaient aussi aptes au travail que les hommes.

Les progrès dans la filature furent suivis, à peu de distance, par des progrès analogues dans le tissage. Dès le dix-septième siècle, en 1678, un officier de la marine Académie des sciences nne nouvelle machine pour faire de da toile sans l'aide d'aucun ouvrier. Trois quarts de siecle plus tard, l'ilustre mécanicien Vaucanson imaginait, en 4745, uu métier à tisser dont le modèle est conservé au Conservatoire etqui, destiné aux étoffes unies, pouvait cependant, avec quelques modifications légères, s'appiiquer aux étoffes laconuées. Vingl ans après, en 1765, selon Baines, l'historien des manu- factures anglaises, on trouvait déjà à Manchester des métiers à tisser mécaniques. Mais ce fut seulement vers 4785 que le révérend Edmond Cartwright perfec- tionna le métier à tisser mécanique, an point de le rendrg réellement indispensable à la grande indus- Us; il le lit marcher à raison de 100 à 150 coups par minute et obint qu'il



fore








ançaise, M. de Gennes, présentait à





“tàt d'une maniere in- Slantanée, au gré de l'ouvrier chargé de le conduire, Le tissage automatique était dés lurs créé: d'autres perfectionnements le développèrent encore. 11 devint une branche d'industrie presque complétement féminine. Le blanchiment des tissus, l'impression sur étoffes furent aussi améliorés par des découvertes ingénieuses; et l'on vit la main-d'œuvre des femmes jouer aussi un rôle notable dans ces opérations secondaires dont elles étaient auparavant éloignées.

Ce ne fut pas seulement l'industrie du coton qui se trouva ainsi arrachée aux chaumières et transportée dans de vastes usines. À pas plus ou moins inégaux, toutes les industries textiles suivirent cet irrésistible mouvement : le lin d'abord, puis la laine, et enfin la soie. Les tisserands de soie de Spitalfieds durent, eux aussi, se soumettre aux métiers à la vapeur. Ainsi, en un demi-siècle, dans la Grande-Bretagne toutes les industries textile Le Uavail à la main y est devenu pour ainsi dire impos- sible, Ces vastes machines à vapeur ont fait le vide dans les chaumières, où se filaient et se tissaient mo- destement les étolles, et ont aspiré dans le sein des manulactures Loute cette population de fileuses et de





se sont trouvées transformé


tisserands. Ce n'a pas été sans résistance que ce chan gement s'est opéré; un a vu de pauvres femmes per- sister à recourir à leur rouet ou à leur quenouille pour gagner ub perny où un demi penny par jour, L'An- gleterre à retenti des cris de detresse des kandloom- weavers (tisserands à la main), et une enquête parle- mentaire mitau jour leurs souffrances. Mais l'industrie a passé par-dessus 6





outi= nismes ingénieux et à

s miséres eLecs ruines, miant à perfectionner ces méc tendre de jour en jour plus inégale a lutte de la main de l’homme contre les métiers automatiques. Chaque perfectionnement a été un développement de la main-d’œuvre féminine, Cette production sur une grande échelle à amené l’établissement de vastes entrepôts ou magasins. Là aussi, il y a eu des tâches pour les femmes. Le finissage, le pliage des étoiles, l’empaquetage en ont occupé des milliers. Il y a des warehouses où l’on trouve autant de femmes que dans les factories.

D’après les documents officiels, communiqués en 1861 au parlement, les industries textiles de la Grande-Bretagne et de l’Irlande occupaient, à cette époque dans les manufactures, 775,534 ouvriers des deux sexes, dont 467,261 femmes et 308,273 hommes, soit un peu plus de trois femmes pour 2 hommes. D’après les mêmes documents, voici quelle aurait été, en dix ans, la progression du nombre des femmes employées dans les manufactures de l’Angleterre proprement dite et du pays de Galles. Les manufactures de coton, de lin, de soie, de laine, d’étoffes mélangées, de chanvre, de jute et de bonneterie, occupaient, en 1850, 18,865 filles au-dessous de treize ans et 260, 378 femmes et filles au-dessus de cet âge ; en 1856, le nombre des ouvrières au-dessous de treize ans atteignait 25, 068, et celui des ouvrières plus âgées montait à 305,700 ; en 1861, l’on comptait 32,667 filles ayant moins de seize ans et 338,500 ouvrières ayant plus. Ainsi en dix ans le nombre des petites filles occupées par les manufactures de tissus a presque doublé, s’élevant de 48, 000 à 32, 000 ; celui des ouvrières plus âgées à augmenté au moins d’un tiers. La proportion exacte de cette progression est de 80 p. 100 d’augmentation pour les jeunes filles de moins de treize ans et de 30 p. 100 pour les ouvrières plus âgées ; cette progression, il a suffi de dix années pour l’opérer[8].

Le mouvement qui se fit avec tant de rapidité en Angleterre subit en France plus de lenteurs et de retards. La France était dans de mauvaises conditions au début du siècle pour se prêter à une transformation industrielle aussi radicale. Où Arkwright avait réussi, chouer Richard Lenoir, Cependant, dès l’an IV de la République, l’on avait vu figurer à la première exposition de l’industrie, ouverte au Champ de X produits d’une filature mécanique de coton, mue par un moteur hydraulique, établie à Lépine, près d’Arpajon, par M. de Laitre qui fut plus tard préfet d’Eure-et-Loir. Le rapport de l’Exposition de l’an IX constate que, dans cette filature, qui produisait, dès cette époque, des cotons filés du n° 160, cent jeunes filles des hospices de Paris étaient élevées et formées au travail. C’est ce que l’on a appelé l’école de Lépine. La première grande filature, construite dans le Haut-Rhin, à Wesserling, date de 1803 ; l’année suivante l’on comptait dans le même département cinq filatures. C’est en 1812 que le premier moteur à vapeur pour la filature apparut à Mulhouse. C’est seulement en 1825 que fut ouvert en Alsace le premier tissage mécanique faisant marcher 240 métiers ; ce n’est que dans les dernières années du gouvernement de juillet que le tissage mécanique prit racine et consistance à Sainte-Marie-aux-Mines. La Normandie, qui avait devancé l’Est pour la création des ateli

établissant dès le dix-huitième siècle un tissage à Saint-Sever, fut plus lente et moins radicale dans la transformation de ses procédés. Elle conserva longtemps, elle conserve encore, à côté de la main-d’œuvre des manufactures, la main-d’œuvre à domicile, Mais la proportion de l’une à l’autre s’altère née en aunée, et l’usine gagne autant que la chaumière perd. En quelques années, de 7,794 le nombre des métiers mécaniques de la Seine-Inférieure pour le tissage du coton s’est élevé à 9,188, à la date de 1861. Dans le Nord, à Saint-Quentin, Amiens, Lille, Roubaix, le tissage mécanique prend chaque jour de plus grandes proportions. Non-seulement les tissus communs, mais les façonnés commencent à y être travaillés dans les usines. Des calculs qui offrent toutes les garanties d’exactitude prouvent que dans le tissage l’emploi des moteurs mécaniques assure de 20 à 25 p. 100 de bénéfice sur l’emploi direct des bras. C’est assez pour que le travail à la main succombe dans un délai difficile à préciser, mais qui ne saurait être fort long. L’emploi des cartons à la Jacquard avec les métiers mécaniques se perfectionne et s’étend. Ainsi les familles qui, par centaines de mille, vivent encore dans la Normandie, dans le Nord et dans l’Est, de la fabrication des tissus à domicile, seront inévitablement contraintes, pour la plupart, à se soumettre au travail aggloméré. Certaines opérations accessoires, qui fournissaient de la main-d’œuvre aux femmes, aux vieillards, aux enfants dans leurs chaumières, l’épluchage, par exemple, et le bobinage, opèrent avec une si grande prestesse et à si peu de frais au moyen des machines, qu’elles ne fournissent plus qu’un morceau de pain à ceux qui les veulent entreprendre à domicile. Telle est la marche irrésistible de l’industrie, qui se concentre pour produire mieux et à meilleur compte. La distance déjà parcourue dans cette voie est bien inférieure à celle qui reste encore à parcourir : mais il en est de ces transformations économiques comme de tous les grands changements individuels ou collectifs ; le premier pas est plus lent que les mille pas qui suivent. Nous voudrions pouvoir préciser, comme pour l’Angleterre, le nombre d’ouvrières employées en France pour cette grande industrie, dont la naissance est si prés de nous ; mais les documents nous manquent. M. Louis Reybaud, dans son bel ouvrage sur le coton, cite, d’après des statistiques déjà anciennes, le nombre d’ouvriers occupés par les manufactures de la Seine-Inférieure. Ce nombre était de 40,134, dont 14,071 femmes et 9, 850 garçons ou filles, il n’est pas téméraire de dire que ce nombre a dû notablement augmenter. Quand on pense que l’Alsace avait, en 1862, 1,250,000 broches de filature et 25,000 métiers mécaniques[9], que le Nord se mettait de plus en plus à la hauteur de l’Alsace et de la Normandie, on peut juger de l’extension qu’a prise partout la main-d’œuvre féminine.

Ce n’est pas seulement l’industrie du coton, c’est celle de la laine et celle du lin, qui ont de plus en plus recours, en France comme en Angleterre, à la vapeur et aux machines, Pour la filature la partie est gagnée ; pour le tissage la lutte dure encore, mais avec un progrès constant du métier automatique. Les toiles cretonnes, que produit depuis des siècles In basse Normandie, se fabriquent actuellement, depuis le battage du lin jusqu’au blanchiment, dans de vastes et puissantes usines de création récente, dont quelques-unes occupent un personnel permanent de plus de mille ouvriers, en majeure partie femmes. Il en est de même des étoffes de laine de toutes les qualités, depuis les frocs les plus grossiers jusqu’aux nouveautés les plus fines. Tous les progrès, et ils sont nombreux, que la fabrication de la laine a faits depuis vingt ans ont eu pour conséquences nécessaires le développement de la production manufacturière et l’affaiblissement de la production domestique. Tous les procédés se sont améliorés, depuis le traitement élémentaire des laines brutes jusqu’à la teinture. Le perfectionnement du dégraissage et du lavage, l’invention des nouvelles batteries et des égloutonneuses, ont singulièrement simplifié le triage des laines, qui se faisait pour la plus grande partie par des femmes à domicile, Les peigneuses mécaniques Heilmann et Hubner ont tué le peignage à la main, qui employait à la fois des hommes, des femmes et des enfants, et se faisait principalement en chambre. Des dix mille peigneurs à la main que contenaient la ville de Reims et ses faubourgs il n’en reste plus un seul. La métamorphose s’accentue pour le tissage. À Reims, comme en Normandie, les métiers automatiques se multiplient. Ce sont surtout les femmes qui les conduisent, et l’on voit de très-jeunes filles surveiller deux métiers. Ainsi, dans toute la série des opérations industrielles qui concernent les matières textiles, la mécanique s’introduit et chasse le travail à la main. Si les femmes envahissent les manufactures, ce n’est pas seulement parce que la production à la vapeur exige moins de force que d’adresse et que, d’ailleurs, les femmes coûtent moins cher que les hommes : c’est surtout parce que les perfectionnements mécaniques ont enlevé à la femme la possibilité de faire à domicile les opérations élémentaires qui jusque-là avaient été son domaine exclusif. On ne peut plus vivre en épluchant le coton, en triant la laine, en bobinant au coin de son foyer. La machine a accaparé ces travaux faciles, ou, si elle ne les a pas complétement accaparés, elle les a avilis au point qu’il faut être bien destitué de toute ressource pour y consacrer encore ses bras et ses veilles. Les opérations du finissage n’ont pas entièrement disparu, bien que là encore la machine joue un rôle, mais il faut les faire sur les lieux, dans l’usine même ; quel moyen d’emporter chez soi des pièces entières de drap ou de toile pour en rechercher et en effacer les défauts, pour en arracher les ordures, les fils peigneux restés dans l’étoffe, pour en faire disparaître les saillies qui les déparent ? Les épinceteuses et les finisseuses doivent faire leur tâche dans l’atelier et non plus à domicile.

Après la laine et le lin, la soie aussi, même en France, vient de se soumettre au régime manufacturier. Elle le fait avec hésitation et répugnance, mais on ne peut nier qu’elle ne le fasse. Il y a dix ans, M. Louis Reybaud, dans ses intéressantes études sur la fabrication de la soie, indiquait déjà la métamorphose à ses débuts, il montrait dans les pays voisins les tissages mécaniques de l’Angleterre et ceux d’Elberfeld en Prusse, En France, il nous faisait assister au premier essor des métiers mécaniques et des manufactures de tissus de soie : à Avignon, dès 1834 ; quelque temps après dans la contrée de Lyon, Saint-Étienne et Tarare. Il nous décrivait ces vastes établissements : Jujurieux, la Séauve, à la fois usines et pensionnats, où les jeunes filles tissaient la soie à la vapeur, fabriquaient le taffetas ou la peluche par des procédés automatiques et, en même temps, étaient soumises à un régime claustral, travaillant comme des ouvrières, logées et nourries comme des pensionnaires, gagées comme des servantes, vivant d’ailleurs comme des religieuses. Depuis que le livre de M. Reybaud a été écrit, ces sortes d’établissements se sont multipliés ; on ferait une longue liste de leurs noms. Un écrivain récent bien informé, qui a étudié cette matière en détail et avec un soin consciencieux, a pu affirmer, il y a trois ans, qu’environ 40,000 jeunes filles grandissent dans les manufactures de soie du midi de la France, internes de ces établissements[10].

Ainsi, les grandes industries textiles ont définitivement, et pour ne plus le quitter, adopté le régime manufacturier. Elles ont posé aux femmes cette alternative de renoncer aux travaux qui faisaient vivre un grand nombre d’entre elles ou de s’acquitter de ces travaux dans l’atelier commun. Les femmes n’ont pas hésité : elles se sont précipitées dans la manufacture et leur nombre s’y accroît chaque jour. En l’absence de toute statistique officielle, nous pouvons conjecturer qu’environ 400,000 ou 450,000 femmes sont employées actuellement en France dans les manufactures de coton, de laine, de lin et de soie. Si aucun fait ne survient qui modifie puissamment le courant actuel, on peut prévoir que dans un temps rapproché ce nombre sera à peu près doublé par le développement de plus en plus grand du travail mécanique.

Ce serait se faire une idée inexacte du travail des femmes dans les manufactures de croire qu’elles soient uniquement occupées dans les filatures ou les tissages. L’emploi de la main-d’œuvre féminine dans les ateliers industriels a pris de bien plus vastes proportions. La tendance de notre siècle est de concentrer toutes les opérations de la production dans des usines, des mécanismes plus ingénieux et plus puissants, et de produire, à la fois, de plus grandes quantités, à meilleur marché et en moins de temps. Il n’est guère d’industrie domestique qui ne soit gravement compromise par les progrès de la mécanique et de la va- peur. Il y a trente ans la grande industrie jouait déjà un rôle important dans la fabrication des étoffes, c’est-à-dire de la matière première des vêtements de l’homme ; mais on pouvait croire que son domaine s’arrêterait là ; aujourd’hui, la grande industrie poursuit sa tâche beaucoup plus loin ; elle ne se contente pas de filer, de tisser, d’apprêter les étoffes ; elle les coupe, les coud, les confectionne, si bien qu’elles sortent de l’usine toutes prêtes à servir aux besoins de la vie. Nous avons déjà signalé les progrès récents de la bonneterie en Angleterre. L’on a inventé à Nottingham des machines circulaires marchant à la vapeur et produisant le tricot par larges pièces, dans lesquelles on taille des morceaux pour les adapter à leur destination particulière. La bonneterie est ainsi passée sous le régime de la manufacture, et des milliers d’ouvriers y consacrent leur vie dans de vastes ateliers communs. Le même mouvement est commencé en France. Nos départements de l’Aube et du Calvados, dans lesquels la bonneterie est spécialement florissante, n’ont pas, il est vrai, installé cette fabrication sur le pied où on la voit à Nottingham : c’est encore, en grande partie, un travail de chaumière ; mais déjà le métier mécanique a fait, sur quelque : points, une apparition victorieuse. Dans le Calvados, qui occupe près de dix mille femmes et enfants a cette industrie, l’on a vu s’élever plusieurs usines mues par l’eau ou par la vapeur. Or, rien n’est contagieux comme le régime manufacturier. Jamais on ne l’a vu perdre du terrain partout où il s’est établi, il a grandi au point de tout absorber.

Nous avons vu la machine soumettre à son domaine jusqu’à ces opérations délicates et compliquées, qui semblaient réservées, pour l’éternité, à l’adroite main de la femme. C’est ainsi que les tulles et les limitations de dentelles ont constitué en Angleterre une importante fabrication manufacturière. Après beaucoup de tentatives et de tâtonnements, un simple ouvrier anglais, Heathcoat, découvrit les engins et les procédés mécaniques pour faire le tulle Bobin, qui eut à partir de 1809, et surtout depuis 1823, une vogue si extraordinaire et compromit si gravement le travail de la dentelle à la main : ainsi, l’on fabriqua à la vapeur, dans de vastes ateliers, ces tissus si légers qui réclamaient auparavant des soins si laborieux et si patients. La machine d’Heathcoat, subissant la loi de l’industrie, ne cessa de se perfectionner. Elle exigeait 60 mouvements pour faire une maille, on réussit à faire la même maille avec 6 mouvements. Une bonne ouvrière ne fait, avec le fuseau, que 5 mailles à la minute : certains métiers circulaires font 30,000 mailles dans le même temps. Cette fabrication de tulle sembla un moment suspendre le travail de nos dentelières. Alençon qui, en 1788, comptait 9,000 ouvrières et produisait pour 4 millions de francs de dentelles, n’avait plus que 200 ouvrières en 1840 et ne faisait plus que 30,000 francs d’affaires. Alençon s’est relevé depuis : l’extrême bon marché du tulle a rendu l’essor à la dentelle à la main ; mais les métiers et les procédés mécaniques ont fait de nouveaux progrès. On s’est efforcé d’appliquer au métier à tulle le jeu des cartons à la Jacquard et de couvrir le réseau uni de dessins variés : on a réussi dans cette tâche. Saint-Pierre-lès-Calais a développé l’œuvre de Nottingham. L’on est parvenu à imiter, avec une perfection relative, les dentelles vulgaires. De grandes maisons de Paris ont obtenu de la dentelle courante traitée mécaniquement et qui ne diffère pas de la dentelle à la main. À cette marche si rapide de la mécanique qui oserait fixer des bornes ? Sans doute la dentelle riche, élégante, variée, appartiendra toujours aux doigts délicats et légers de l’ouvrière : mais les dentelles communes, les guipures surtout, tous ces articles qui emploient près de 100,000 femmes dans le centre de la France et en Belgique, qui peut dire que la machine ne s’en emparera pas ? Il ne faut pas oublier que, dans notre temps, le luxe, si fastueux qu’il paraisse, vise beaucoup moins à l’art qu’à l’effet. Or, ce luxe bourgeois et banal, les machines sont parfaitement aptes à le satisfaire.

Les plus récents et les plus importants progrès de la mécanique dans le domaine des industries féminines, ce sont ceux qui s’appliquent à la couture. Nous consacrons plus loin un chapitre spécial à la machine à coudre et à son influence probable sur le sort des femmes. Ici nous ne voulons qu’exposer brièvement la transformation déjà accomplie ; elle est considérable. La machine à coudre a été l’origine de la substitution, dans une assez large mesure, du travail en atelier au travail à domicile pour la confection des vêtements, pour la passementerie, pour beaucoup d’autres industries encore. C’était peu de coudre à la mécanique : il fallut que la mécanique marchât à la vapeur. Il ne serait pas étonnant que la couture à la vapeur, dans de grands ateliers, dût faire son chemin comme le tissage mécanique. Les deux opérations présentent de l’analogie et les perfectionnements obtenus dans l’une et dans l’autre sont du même ordre. Les transactions de la société anglaise pour l’avancement des sciences sociales nous apprennent qu’à Dublin il y avait, dès 1862, un assez grand nombre d’ateliers de couture mécanique, occupant de 200 à 300 femmes. À Paris, nous avons visité, il y a deux ans, la manufacture Godillot, où 1,200 femmes environ sont occupées aux machines à coudre à la vapeur, soit qu’elles les dirigent, soit qu’elles préparent ou achèvent l’ouvrage. D’autres maisons parisiennes se servent aussi de la vapeur pour la couture. L’ouvroir Demidoff (rue aux Ours) a des machines marchant à l’électricité. Bien d’autres perfectionnements mécaniques tendent à faire de la confection des vêtements une industrie manufacturière. Dans la maison Godillot, l’on voit une coupeuse métallique tailler automatiquement, en un clin d’œil, un énorme tas d’étoffes. La cordonnerie subit une révolution du même genre par l’invention des chaussures à vis. Il y a, à Dublin, 8 grands établissements de cordonnerie, qui emploient, dans les ateliers, près de 500 femmes, soit aux machines à vis, soit à la couture mécanique. Il en est de même de la sellerie, des équipements militaires, des fabriques de casquettes et de corsets. Il n’est pas jusqu’aux articles de Paris qui n’aient une tendance, par suite de l’extension de la machine à coudre, à se soumettre au régime du travail à l’atelier. L’on a signalé, à Dijon, l’usine de M. Maître, qui occupe 200 hommes et 100 femmes à fabriquer des albums photographiques, des portefeuilles, des porte-monnaie.

Il ne faut pas croire que les industries textiles, les travaux légers de la main soient les seules branches ouvertes à l’activité des femmes dans notre siècle. À la faveur des progrès mécaniques, les femmes ont envahi beaucoup d’autres industries. Une enquête anglaise de 1843 nous fournit de très-intéressants détails sur l’emploi des femmes dans les usines où l’on travaille le fer. Les femmes y sont occupées en très-grand nombre, parfois à des travaux qui demandent une certaine force. Dans les manufactures de vis et d’écrous les femmes sont en majorité. L’enquête cite une manufacture de vis qui occupait 300 femmes contre 60 hommes. Le rapporteur va jusqu’à affirmer que les femmes figurent ordinairement dans ces usines pour 80 ou 90 pour 100 du personnel ouvrier. Elles y entrent quelquefois à l’âge de treize ans, plus généralement à seize. Les manufactures de boutons métalliques ne font pas une moindre part aux femmes. À Wolverhampton les femmes et les filles sont très-employées dans les manufactures de clous. Un industriel, déposant dans l’enquête de 1843, disait que les femmes font les clous tout aussi bien que les hommes et que quelques-unes sont merveilleusement douées pour ce travail (some of them have a remarquable gift this way). À Warrington, dans la manufacture d’épingles, l’on trouve plus de jeunes filles que de jeunes hommes, soit 180 filles contre 141 garçons au-dessous de treize ans et 130 jeunes femmes contre 50 jeunes garçons de treize à dix-huit ans. En général, la fabrication des épingles dans l’ouest de l’Angleterre se fait principalement par des jeunes femmes de quatorze à dix-huit ans. Ces renseignements de l’enquête de 1843 sont confirmés par de récentes communications faites à l’Association pour l’avancement des sciences sociales. L’état des choses n’a pas changé les ateliers de Birmingham occupent toujours la même proportion de femmes pour les ouvrages métalliques. L’on nous représente les ouvrières du Staffordshire, adonnées à la fabrication des clous, noires de suie, musculeuses, charnues, repoussantes (extraordinary figures, black with soot, muscular, brawny, undelightful to the last degree). Dans beaucoup de poteries et de manufactures de porcelaine, dans les briqueteries, l’on compte parfois plus de femmes que d’hommes et l’on nous fait une saisissante peinture de leur aspect physique. Dans les papeteries, le nombre de femmes est souvent égal, quelquefois supérieur à celui des hommes. Il ne faut pas oublier non plus que les femmes étaient occupées naguère dans les travaux souterrains des mines, qu’elles sont encore employées aux travaux de surface, qu’en Belgique on les rencontre au fond des houillères, qu’il en était de même en Silésie avant un récent arrêté. En France, les femmes prêtent aussi leurs bras à beaucoup d’industries diverses, en dehors de celles sur lesquelles nous nous sommes spécialement arrêtés, et, parmi ces industries, il en est qui semblent peu faites pour elles, celle des produits chimiques, par exemple, où nous les trouverons en grand nombre. Il est curieux de remarquer que nos manufactures de tabac occupent des milliers de femmes pour la préparation des cigares et des cigarettes, tandis que, d’après l’enquête de 1843, les manufactures de tabac, dans tous les districts, n’employaient en Angleterre que des hommes.

Nous avons esquissé à grands traits le champ de la main-d’œuvre féminine dans les manufactures. Veut-on se rendre compte, par des chiffres, du nombre de vies de femmes employées à ces travaux d’ateliers ? Nous ne pourrons, sans doute, être aussi catégoriques et précis que pour les seules industries textiles ; cependant, nous avons sur ce point des renseignements qui, moins minutieux, il est vrai, sont encore dignes de foi. Un inspecteur des manufactures anglaises, M. Baker, a déterminé, pour la Grande-Bretagne et l’Irlande, le nombre d’ouvrières employées dans les usines et dans les ateliers communs :

Aux termes du recensement quinquennal de 1861, il y avait dans les manufactures de coton, lin, laine, mélanges, chanvre, jute, bonneterie..

467, 261 femmes.

En 1864, l’on comptait, dans les poteries et les établissements analogues..

20, 000 >> Dans les industries soumises plus récemment au régime de l’acte sur les manufactures (factory act)……..

Dans tous les autres ateliers..

130, 000 femmes.

130, 000

C’est un total de 747, 261 femmes.

Lord Brougham, dans un discours qu’il prononça à la session de 1862 de l’Association pour le développement des sciences sociales, affirmait que « les trois quarts des femmes adultes non mariées, les deux tiers des veuves et un septième des femmes mariées sont occupées, dans la Grande-Bretagne, à des travaux indépendants ou isolés (independent or insulated labours), sans compter la multitude des épouses, des filles et des sœurs, qui participent soit au comptoir, soit dans les fermes, soit dans les ateliers domestiques, aux industries de la famille » (beside the multitude of wives, daughters and sisters who share in the works of their relatives at the counter, in the dairy or by the needle). De cette organisation du travail des femmes en Angleterre résultent des faits sociaux qui se traduisent par des chiffres et qui méritent d’être signalés. L’on sait que dans tous les pays d’Europe le nombre des femmes est très-légèrement supérieur au nombre des hommes, quoiqu’il naisse plus de garçons que de filles, la mortalité étant plus grande pour le sexe masculin : mais cette différence entre les deux sexes, quoique constante, est excessivement minime, puisque la France comptait, en 1866, une population masculine de 19,014,079 individus contre une population féminine de 19,052,985[11]. Elle devient, au contraire, très-considérable dans certaines localités de la Grande-Bretagne. Il y a des villes, en Angleterre, où l’inégalité dans le nombre d’habitants des deux sexes saute aux yeux. Les villes manufacturières où se fabriquent la bonneterie et la dentelle comptent notablement plus de femmes que d’hommes. Au contraire, les villes adonnées aux travaux métallurgiques ont une population masculine qui dépasse de beaucoup la population féminine. Nottingham, par exemple, qui compte 100,000 habitants, a 10,000 femmes de plus que d’hommes, soit 55,000 habitants du sexe féminin contre 45,000 du sexe masculin. La proportion est renversée à Dudley, où l’on travaille le fer et où les hommes dépassent de beaucoup les femmes. L’inégalité est moins grande à Birmingham qui se livre principalement à la fabrication des métaux, et cependant l’on y compte encore 105 hommes contre 100 femmes[12]. Il y a des districts agricoles où l’on a pris l’habitude d’employer, en grandes masses, les femmes et les enfants aux travaux des champs, dans le système connu sous le nom d’agricultural gangs : la population féminine de ces districts l’emporte notablement sur la population masculine[13]. Telle est l’une des importantes conséquences de cette organisation du travail des femmes.

Dans le petit royaume de Belgique le nombre des femmes travaillant aux usines et aux mines est aussi fort considérable. Le recensement de 1845 constatait qu’il y avait 7,066 femmes, filles adultes et enfants du sexe féminin occupées aux travaux des houillères, et 63,636 employées dans les manufactures, soit en tout 71,000 ouvrières de la grande industrie. Depuis lors ce nombre s’est considérablement accru par suite du développement de l’industrie et de l’emploi de plus en plus ordinaire des femmes dans les filatures. En 1868, d’après les renseignements communiqués au parlement belge, l’on comptait 13,524 femmes et filles occupées à l’exploitation des houillères, tant aux travaux de surface qu’aux travaux d’intérieur ; c’est à peu près le double du nombre des femmes employées en 1846. Il n’est pas téméraire de dire que le nombre des femmes et des filles travaillant dans les manufactures a dû suivre la même progression et alors le nombre des ouvrières occupées, en Belgique, dans les manufactures et les mines serait porté à 140,000 environ. Encore n’avons-nous pas tenu compte des industries diverses qui se sont soumises depuis peu au régime du travail aggloméré.

Nous n’essayerons pas de faire de semblables calculs pour la France, où l’absence de toute enquête générale sur l’industrie manufacturière laisse trop de place aux conjectures, ni pour l’Allemagne où les renseignements précis font également défaut. Nous avons voulu nous rendre compte de l’état des choses aux États-Unis. Ne pouvant nous transporter nous-même dans cette contrée, nous avons prié un juriste distingué, qui y faisait un voyage pour recueillir des documents législatifs et se mettre en rapport avec la Société américaine des sciences sociales, de vouloir bien prendre et nous transmettre quelques informations au sujet du travail des femmes. Nous copions ici textuellement un passage de sa réponse qui ne manque pas d’intérêt : « J’ai parlé aux différentes personnes que j’ai vues du travail des femmes dans la classe ouvrière. Tout le monde m’a répondu que les femmes ne travaillent pas. Madame X… (la femme d’un des principaux membres de la Société américaine pour le progrès des sciences sociales), à qui je me suis adressé aussi, a beaucoup ri quand je lui ai posé cette question. Elle m’a dit que, heureusement, jusqu’ici les femmes de l’État de New-York ne travaillent que dans leur ménage ; qu’il y en a bien quelques-unes qui, à New-York, sont employées comme ouvrières hors de chez elles, mais que c’est tout à fait exceptionnel et qu’on ne peut dire quelle est leur condition, parce qu’il n’y a pas de classe ouvrière féminine ayant des habitudes régulières. Elle m’a dit que dans le Massachussets, il y a des manufactures où l’on emploie des femmes, mais que généralement ce sont des jeunes filles qui viennent amasser une dot. Elle a ajouté qu’elle ne connaît aucun ouvrage ayant rapport à cette question, qui ne fait que naître dans deux ou trois États du nord-est et qui est inconnue dans les autres. » Cette réponse, émanant d’un homme aussi consciencieux que distingué, nous surprit légèrement et nous déconcerta, Le tableau nous paraissait trop riant pour être d’une parfaite vérité. Nous savions, du reste, à combien d’illusions sont sujettes les personnes, même les plus éminentes, quand il s’agit du sort et de la condition de ces vies obscures sur lesquelles rien n’attire les yeux. D’autres informations ont légitimé nos doutes.

La question du travail des femmes existe en Amérique tout aussi bien qu’ailleurs. Ce n’est pas seulement dans la Nouvelle-Angleterre que les manufactures sont très-nombreuses, c’est aussi dans certains États du centre, comme l’Ohio et la Pensylvanie. Quant à l’État de New-York, s’il ne s’y trouve guère de filatures, il y a beaucoup de grands ateliers pour la confection, la fabrication des corsets, etc., qui y occupent en dehors de leur domicile des milliers d’ouvrières. Il existe aussi une littérature sur le travail des femmes en Amérique. En 1863 parut, à Boston, un livre intitulé : The employment of women, par Virginy Penny. Ce livre, comme tous ceux qui ont été publiés en Europe sur la même matière, est plein de lugubres peintures et de tristes révélations. Un ouvrage allemand plus récent, die Frauen Arbeit, par M. Daul, nous donne aussi les plus grands détails sur les occupations des femmes, en Amérique. Enfin, dans son rapport de 1869, M. Welles, ministre des finances des États-Unis, constatait que l’emploi des femmes dans les manufactures avait notablement augmenté depuis quelques années. Nous verrons plus loin, d’après des statistiques dignes de foi, qu’il doit y avoir actuellement plus de 100,000 femmes occupées aux États-Unis dans les manufactures de matières textiles.

On voit combien est universelle la question qui nous occupe : partout elle s’est posée ; en Australie même, paraît-il, d’après des communications faites à l’Association anglaise pour l’avancement des sciences sociales, cette question existe. Il est donc d’un grand et général intérêt d’étudier avec impartialité la situation des femmes occupées par l’industrie et les moyens d’améliorer cette situation.

  1. Das Recht der Frauen auf Arbeit und die Organisation der Frauen Arbeit von dr Karl Richter.
  2. Voir Levasseur, Histoire des classes ouvrières avant 1789, tome Ier, pages 144 et suivantes.
  3. Dr Karl Richter, Das Recht der Frauen auf Arbeit, page 43.
  4. Registres des métiers, XXXVIII, 88.
  5. Levasseur, Histoire des classes ouvrières, 1, page 151.
  6. Idem, 1, pages 148, 149,
  7. L. Reybaud, le Coton, page 245.
  8. Nous renvoyons aux tableaux que contiennent les documents anglais, pour se rendre compte de la progression par industrie du nombre des femmes et des filles de 1850 à 1860, le nombre des filles a plus que triplé dans les manufactures de coton, qu’il a plus que doublé dans les manufactures de les manufactures de soie, qu’il a légèrement diminué dans celles de laine. On verra que, pour les femmes au-dessus de treize ans, c’est encore dans les manufactures de coton que l’augmentation a été la plus grande, puis dans celles de soie ; qu’enfin la fabrication de la bonneterie dans les manufactures est de date récente.
  9. Nous ne donnons pas ici les chiffres présentés dans les rapports sur l’Exposition de 1867, parce que ces chiffres ont été contestés par les fabricants dans la campagne qu’ils ont entreprises contre le traité de commerce.
  10. De l’organisation du travail manuel des jeunes filles. — Les internats industriels, par M. F. Monnier, maître des requêtes au conseil d’état, page 39.
  11. Annuaire de la statistique pour 1869, page 29.
  12. Transactions of the association for the promotion of social science, année 1868.
  13. Voir l’enquête sur l’organisation du travail agricole, connue sous le nom d’agricultural gangs. Nous avons consacré à ce régime une étude dans la Revue des Deux Mondes du 1er septembre 1869.