Le troisième centenaire de Shakspeare et la question shakspearienne

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Le troisième centenaire de Shakspeare et la question shakspearienne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 818-844).
LE
TROISIÈME CENTENAIRE DE SHAKSPEARE
ET LA
QUESTION SHAKSPEARIENNE

La guerre est venue troubler les projets de fêtes pacifiques et internationales par lesquelles le monde allait s’associer à l’Angleterre pour commémorer le troisième centenaire de la mort de Shakspeare. Mais elle n’empêchera pas la race anglaise de célébrer son héraut, le poète qui, depuis trois siècles, lui représente à elle-même la plus ample et la plus complète expression de son génie, la source toujours vive de son imagination, le miroir de sa pensée et de ses rêves. Ce n’est pas quand un grand peuple prend plus nettement conscience de sa vie nationale, que la gloire de son poète national lui deviendra moins chère, et nos Alliés seront justement fiers de faire monter, au milieu même du tumulte des armes, le chant toujours immortel de la musique shakspearienne.

Musique merveilleuse d’un instrument presque invisible. Elle semble s’élever du cœur même de la race et de la nation. Ce William Shakspeare, de Stratford-sur-Avon, qui est-il donc ? Un villageois obscur, devenu comédien, — presque un inconnu. Vers le milieu du dernier siècle, quelqu’un s’avisa qu’il pourrait bien n’être qu’un prête-nom. Cherchez l’auteur. C’est toute la question shakspearienne. Ardemment débattue en Angleterre et surtout en Amérique <[1], elle ne ressemble en rien à la question homérique dont on l’a bien artificiellement rapprochée. L’œuvre elle-même n’est point en cause, et il ne s’agit pas de savoir quand ni comment elle a été composée, mais par qui. Il n’y a doute que sur la personne, comme dans un roman policier. Ceux qui l’écrivent sont obligés de reprendre à leur point de vue la vie de Shakspeare et l’examen de son œuvre. En dehors de son attrait romanesque, leur tentative offre à ce titre, pour la biographie et la critique, un double intérêt.


I

C’est une singulière aventure, et d’où sont sorties plus tard toutes les difficultés, que celle de la biographie de Shakspeare. Il faut attendre près d’un siècle après sa mort pour en voir paraître une première esquisse, celle de Nicolas Rowe, en 1709, reproduite à peu près telle quelle jusqu’aux premiers travaux de Malone en 1778. Elle était elle-même fort mince, fondée sur des traditions peu sûres, et dépourvue de toute critique. Mais l’époque était peu curieuse du détail biographique : l’œuvre lui suffisait, et elle ne se souciait pas de l’homme. Bientôt, lorsque d’autres exigences s’éveillent et que l’œuvre elle-même, devenant l’objet d’un culte, attire l’attention sur l’auteur, on ne trouve rien de mieux, pour dissimuler cette pénurie de témoignages, que d’en fabriquer. Alors commence, avec George Steevens, en 1763, la série des faux. Elle continue avec ceux de John Jordan et de William Henry Ireland. Ce dernier, qui en compose, avec l’aide de son père, le graveur Samuel Ireland, tout un volume, y joint même une tragédie de Vortigern que Sheridan et Kemble jouèrent le 2 avril 1776 au théâtre de Drury Lane, comme étant de Shakspeare ; et il met la signature du poète, ainsi que des notes marginales qu’il lui attribue, sur de nombreux volumes du XVIe siècle.

Mais les fraudes de Steevens, de Jordan et d’Ireland ne sont que des naïvetés en comparaison de celles qu’exécutèrent en grand John Payne Collier et ses complices, de 1835 à 1849. Ce n’est pas ici le lieu de les exposer. Contentons-nous de rappeler que dès 1860 les discussions commencèrent sur l’authenticité des découvertes de Collier et que, grâce aux travaux des Hamilton, des Ingleby, des Warner, des Wheatley, le départ est fait aujourd’hui, dans les livres de cet étrange savant, entre l’érudition, qui est réelle, et la supercherie.

Tout compte fait, les shakspeariens les plus érudits ne savaient encore que fort peu de chose, au milieu du XIXe siècle, sur la vie et la personne de William Shakspeare. Et cette indigence même suffisait à faire naître des soupçons. Comment l’auteur de pièces si célèbres a-t-il éveillé chez ses contemporains si peu de curiosité ? Ils nous en parlent à peine, comme s’il était resté pour eux un inconnu ou un indifférent.

Chaque jour, à mesure que grandissaient les exigences d’une époque de recherches historiques, où supportait plus impatiemment l’ignorance à l’égard d’un génie dont le romantisme avait célébré et idéalisé la puissance. Il perce déjà quelque étonnement, en 1839, chez l’historien Henry Hallam, dans son Introduction à la littérature de l’Europe aux XVe, XVIe et XVIIe siècles. Coleridge va jusqu’à mettre en doute la biographie traditionnelle de Shakspeare : « Questionnez votre propre cœur, questionnez votre sens commun pour concevoir s’il est possible que l’auteur des pièces soit l’anormal, l’inculte, l’irrégulier génie de notre critique du jour. Quoi ! en sommes-nous à accueillir des miracles pour nous distraire ? Dieu choisit-il des idiots pour transmettre les vérités divines à l’homme [2] ? » Mais c’est après les faux de Collier que les doutes s’accusent ; et ils prennent alors une direction nouvelle. Ce n’est plus la biographie de Shakspeare que l’on essaiera de modifier pour qu’elle s’accorde avec son œuvre : c’est l’œuvre même qu’on est tenté de retirer à Shakspeare, puisqu’elle s’accorde si mal avec sa vie.

Cette opposition de la vie et de l’œuvre est l’origine même de la question shakspearienne. « Il est grand temps que les personnes raisonnables veuillent bien réexaminer les raisons pour lesquelles elles ont cru qu’un boucher illettré d’un village du centre, dépourvu de livres, qui s’enfuit à Londres... devenu domestique de théâtre, puis acteur, a écrit, et sans préparation, Hamlet et une trentaine des plus fameuses pièces du monde [3]. » D’une part, nous aurons donc, sous son véritable nom de Shaksper ou Shaxper, le « stratfordien » obscur, et d’autre part, sous son pseudonyme de Shakspeare, le poète mystérieux.

Ils ne se ressemblent guère, nous dit-on. Le peu de renseignemens que nous avons sur « l’homme de Stratford » ne nous permet même pas d’assurer qu’il savait écrire, et on a soutenu que ses prétendues signatures, — seuls autographes du poète, — étaient de simples mentions de nom au bas d’actes légaux. Qu’aurait-il appris en tout cas dans une école primaire de village d’où il sortit, d’après les témoignages les plus favorables, vers l’âge de treize ans ? Une vieille tradition de Stratford nous le montre garçon boucher. Son mariage, à dix-huit ans et demi, avec une paysanne de huit ans plus âgée que lui, et qu’il avait séduite, correspond bien à l’idée qu’on peut se faire de ce gaillard mal dégrossi. Il traîne alors deux ou trois ans dans sa bourgade natale, puis disparaît. Nous le retrouvons à Londres six ou sept années plus tard. Qu’a-t-il fait durant cet intervalle ? Son apprentissage d’acteur et d’auteur ? Gardons-nous bien d’admettre une hypothèse aussi simple qui tendrait précisément à diminuer ce précieux désaccord entre l’œuvre et la vie, dont la question shakspearienne a besoin. Ceux qui l’ont soulevée et qui, tout à l’heure, vont se piquer de la résoudre, inclinent à croire que, pendant les cinq ou six années où l’on perd sa trace, le nommé Shaxper dut vivre en vagabond, s’enrôler peut-être comme soldat, voire faire partie d’une bande de voleurs. Quelques-uns vont jusqu’à le reconnaître dans le personnage de Fly (prologue de La Mégère apprivoisée) et dans celui de Falstaff.

Donc, vers 1592, Shakspeare échoue à Londres et y vit misérablement jusqu’au jour où le rôle de prête-nom lui apporte l’aisance. Il reparait alors dans sa ville natale, sollicite des armoiries, qu’il obtient après trois ans de démarches, en 1599, grâce à la condescendance dédaigneuse de ses patrons, et finit par se fixer à Stratford, en 1611. On sait aussi qu’il logea dans sa maison de New Place le greffier municipal, Thomas Greene, dont il avait besoin, en sa qualité d’illettré, pour l’assister dans ses affaires, ventes de blé, de malt, de laine et prêts d’usurier, dans ses procès aussi, où se révèlent une prudence rusée et une impitoyable avarice. Il vécut ainsi ses dernières années en bourgeois gentilhomme de petite ville, vaniteux, égoïste et ignorant, grossier par-dessus tout et se délectant à la taverne, dicta son testament et mourut le 23 avril 1616, probablement des suites de libations trop copieuses.

A la vulgarité de cette vie, on oppose alors les splendeurs, les élégances, tous les raffinemens et toutes les richesses du théâtre shakspearien. L’auteur ne pouvait être qu’un haut personnage, homme de cour, homme de guerre, familier avec les affaires publiques comme avec le langage des lois, versé dans les langues anciennes et modernes, grand chasseur, grand liseur, grand voyageur aussi, et avec cela rêveur, généreux, désabusé, d’esprit raffiné, subtil, enclin à l’euphuisme et ne dédaignant pas les jeux de mots, passionné de musique et qui, d’ailleurs, s’est représenté à travers ses comédies, dans une suite de personnages correspondant aux phases successives dé sa personnalité et de son humeur. De même donc que, pour connaître Shakspeare de Stratford, il faut regarder Christophe Fly et Falstaff, nous devinerons la merveilleuse et complexe figure du poète en considérant tour à tour Biron, Valentin, Lucentio, Bassanio, Benedict, Jacques et Prospero.


II

Bacon seul, nous disent cinq ou six cents livres et brochures publiés depuis 1848, a pu être cet homme-là. Il réalise toutes les conditions requises pour expliquer l’œuvre de Shakspeare. Il est aristocrate et homme de cour, comme devait l’être le poète des comédies, des tragédies et des « histoires. » Il possédait de vastes connaissances, savait le grec, le latin, l’italien, le français. Il avait voyagé. Son éloquence était fameuse, et Ben Jonson lui a rendu ce magnifique témoignage : « La crainte de tout homme qui l’entendait était qu’il ne finît. » Enfin, le vocabulaire de Bacon est, comme celui de Shakspeare, d’une étendue exceptionnelle. L’auteur de l’Instauratio magna avait fait des études de philologie comparée, afin d’enrichir sa langue, et Samuel Johnson, le lexicographe, a pu dire que ses œuvres fourniraient à elles seules tous les matériaux pour un dictionnaire de la langue anglaise. Max Muller, dans sa Science du langage, estime qu’un cultivateur emploie environ 500 mots, un Anglais qui a fait des études universitaires 3 à 4 000 ; il en compte 5 000 chez Thackeray, 5 642 dans la Bible, 7 000 chez Milton, tandis qu’on en trouve 15 000 dans Shakspeare.

A mesure qu’on poursuit le rapprochement, il se précise. Les Baconiens découvrent que l’auteur des pièces avait l’esprit comme saturé des termes de loi les plus techniques, au point d’user librement et spontanément d’expressions et de métaphores tirées du domaine de la jurisprudence. Mrs Henry Pott a édité pour la première fois, en 1883, un manuscrit de Bacon, conservé au British Muséum, et qui est un recueil de phrases, maximes et expressions latines, françaises, anglaises, avec une suite de proverbes français et, à de lointains intervalles, quelques mots de grec. Ce cahier, intitulé : Promus of Fourmes and Elegancyes, contient nombre de mots et de phrases communs aux œuvres de Bacon et de Shakspeare, et il a permis de pousser jusqu’aux extrêmes limites l’argument du parallélisme des styles.

On allègue aussi le parallélisme des idées. L’auteur de Henry IV, de Hamlet, de Coriolan, par exemple, ne semble point estimer que le peuple soit apte à s’occuper des affaires. Or, Bacon se fit, en politique, le défenseur des prérogatives royales contre les revendications populaires. Il les soutient même, au besoin, contre les nobles ; et, de ce nouveau point de vue, on a remarqué que Bacon et Shakspeare, s’occupant tous deux du roi Jean, ne font aucune allusion à la grande Charte de 1215, imposée au souverain par les barons anglais après la bataille de Bouvines.

Voici mieux : des concordances de faits. Peines d’amour perdues révèlent une parfaite connaissance de la cour du roi de France Henri IV. Or, Bacon voyagea en France, où son frère, Anthony Bacon, séjourna comme diplomate de 1579 à 1592 Lui-même visita notamment Orléans, Blois, Tours, et passa trois mois à Poitiers. Maints détails des trois Henry VI témoignent d’une familiarité particulière avec l’Orléanais, la Touraine et le Poitou,

François Bacon pouvait être lié avec le comte de Southampton, à qui sont dédiés les deux poèmes de Vénus et Adonis et du Rapt de Lucrèce. Ils avaient fréquenté Gray Inn ensemble et s’étaient rencontrés à la cour d’Elisabeth. Le ton des dédicaces, inexplicable chez le Stratfordien, devient tout naturel. Dans une scène du premier Henry VI (acte II, sc. IV), le dialogue entre Plantagenet et Suffolk fait allusion aux coutumes très particulières de l’Inner Temple, inconnues du public. Mais l’Inner Temple et Gray Inn, institutions fraternelles, se réunissaient dans certaines circonstances, notamment pour les réjouissances de Noël, et il y avait entre elles une sorte de franc-maçonnerie. Or, Bacon était membre de Gray Inn, où il garda son logis durant la plus grande partie de sa vie.

La publication du fameux in-folio de 1623, première édition complète des œuvres, vient prendre tout naturellement place à sa date dans la vie de François Bacon. Celui-ci était d’avis qu’un écrivain doit autant que possible différer la publication de ses œuvres, afin de les améliorer sans cesse. Disgracié en 1621, il passa ses dernières années à mettre les siennes en ordre et publia en 1625 The New Atlantis et le Novwn Organum. De même, il aurait fait publier en 1623 les trente-six drames, revus avec soin ou encore inédits.

Enfin, il est tels indices révélateurs qui paraissent confirmer ces deux ordres d’argumens. On a découvert, par exemple, à Northampton House, en 1867, des manuscrits de Bacon renfermant les titres des deux pièces Richard II et Richard III, le nom de William Shakspeare, quelques vers du poème le Rapt de Lucrèce, et le mot de basse latinité rapporté par Ducange et cité par Costard dans Peines d’amour perdues : Honorificabilitudo. N’est-ce pas là comme un regard qu’il nous a été donné de jeter dans le cabinet de travail de Bacon et qui nous permet de surprendre son secret ? Ce seul mot Honorificabilitudo est devenu le point de départ de tout un système, qui a donné à la théorie baconienne, en Amérique surtout, et depuis une trentaine d’années, une nouvelle forme. Partant de ce principe que Bacon avait dû prendre, en cachant son œuvre, les précautions nécessaires pour que la vérité fût connue un jour, certains adeptes ont supposé l’existence d’un « chiffre » propre à dévoiler le mystère. Et ils n’ont pas eu de peine, — car en ces matières on découvre tout ce qu’on veut, — à le découvrir. C’est M. Ignatius Donnelly, de Hastings (Minnesota), qui a, le premier, exposé l’hypothèse dans toute son ampleur, au cours de deux gros volumes : Le grand Cryptogramme : le chiffre de François Bacon dans les soi-disant pièces de Shakspeare (Chicago et Londres, 1887). L’auteur prétend appliquer au texte du premier in-folio un chiffre qui lui permet de choisir, à des intervalles déterminés, des lettres formant des mots et des phrases destinées à établir que Bacon a écrit non seulement les pièces de Shakspeare, mais beaucoup d’autres œuvres contemporaines. Sir Edwin Durning Lawrence, en Angleterre, s’est mis au service de cette opinion et l’a soutenue dans son livre Bacon est Shakspeare, dont il se flattait d’avoir mis en circulation 300 000 exemplaires à un penny, en 1912. Nous aurons un échantillon de la méthode par cet exemple, un des plus typiques entre tous. Il est emprunté au chapitre X, qui reproduit le titre de l’ouvrage : Bacon est Shakspeare, avec ce sous-titre : « Prouvé mécaniquement en un court chapitre sur le long mot Honorificabilitudinitatibus. » Ce mot, qui n’a pas été créé par Shakspeare, se trouve à la page 136 dans l’édition originale de Peines d’amour perdues, le fameux in-quarto de 1598, où paraît pour la première fois, sous le titre d’une pièce imprimée, le nom de Shakspeare.

Cette même année, paraissait chez le même éditeur, sous le nom de Francis Meres, un petit livre : Palladis tamia, Wits treasury, où nous voyons assigner à Shakspeare les onze autres pièces, données antérieurement sans nom d’auteur. Si maintenant nous nous reportons à l’in-folio de 1623, nous y voyons les Peines d’amour perdues placées de telle sorte que la page 136 commence par la même ligne que la page 136 de l’in-quarto de 1598. Le vocable latin se trouve sur la 27e ligne, et il est composé de vingt-sept lettres qui forment l’hexamètre latin :


Hi ludi, F. Baconis nati, tuiti orbi.


« Ces pièces, filles de F. Bacon, sont conservées au monde... » Par des calculs de toute sorte, où les lettres représentent la valeur numérique de leur rang, sir Edward Durning Lawrence établit maintes concordances, parmi lesquelles celles-ci, que les initiales et les finales de chaque mot donnent le nombre 136, — numéro de la page, — et les lettres intermédiaires le nombre 151, — place du mot... C’est beaucoup plus compliqué, mais ce n’est ni plus difficile ni plus probant que les révélations sur l’œuvre ou la durée d’un ministère d’après les noms des ministres disposés en un certain ordre, ou la prophétie cachée dans l’anagramme de Versailles : ville seras.

La théorie cryptographique ne saurait donc renforcer beaucoup l’hypothèse des Baconiens, et il reste à juger celle-ci sur l’ensemble des preuves dont nous n’avons fait qu’indiquer, à l’aide de quelques exemples choisis, la progression.

Est-il besoin de remarquer d’abord, sur la question des faits, qu’aucun d’eux n’est décisif et qu’ils se prêtent trop aisément à d’autres interprétations ? Par exemple, à côté des citations shakspeariennes et autres mentions trouvées dans les papiers de Bacon, figure le titre d’une pièce satirique (aujourd’hui perdue ; de Thomas Nashe, l’Ile des Chiens, jouée en 1597, et qui valut à son auteur de la prison. Si l’on songe que Richard II est de 1598 et fut repris, à la demande des conjurés, au moment de la conspiration d’Essex, la veille même du soulèvement, il sera légitime de supposer que la découverte de Northampton House est celle d’un dossier relatif à des pièces incriminées et que dut réunir Bacon, en sa qualité de conseiller de la reine, chargé de soutenir l’accusation. Quant à la publication de l’in-folio, il est assez naturel qu’un dramaturge du temps d’Elisabeth ne se soit pas occupé de donner une édition complète de ses œuvres et qu’il ait fallu, après sa mort, quelques années à ses amis pour mener la tâche à bonne fin.

Nous objecterons de même aux prétendues concordances entre l’œuvre shakspearienne et telle ou telle particularité de la vie de Bacon que, d’une part, il est trop facile de fausser ou de forcer l’interprétation des passages en cause, et que, d’autre part, s’ils signifient bien ce qu’on leur fait dire et si donc ils impliquent bien les conditions qu’on leur attribue, rien n’est plus arbitraire que de déclarer ces conditions irréalisables en dehors de la personnalité de Bacon. Y a-t-il vraiment une allusion à l’Inner Temple dans la scène IV du IIIe acte du premier Henry VI ? Le point est déjà discutable ; mais ce qui est plus discutable encore, dans le cas de l’affirmative, c’est la nécessité de recourir à Bacon et l’impossibilité d’admettre pour l’auteur aucun autre moyen de connaître l’Inner Temple.

Il va de soi que si l’intérêt des argumens baconiens augmente, à mesure qu’ils deviennent plus généraux, leur valeur au contraire diminue, comme si leur cercle se desserrait autour de la figure qu’ils veulent étreindre. Ils finissent par ne plus invoquer que des ressemblances, non seulement possibles, mais plutôt presque inévitables entre grands contemporains : communauté d’idées, de sentimens et de langage. Encore, sur ce dernier point, s’il est naturel que deux écrivains d’une même époque, et la plus exubérante de la littérature anglaise, aient en commun la richesse du vocabulaire, faut-il remarquer que Bacon a laissé des vers, une traduction de quelques psaumes, sur quoi il nous paraît plutôt incapable d’avoir jamais écrit un vers de Shakspeare. Et il n’y a pas plus de ressemblance entre le « masque » composé par Bacon et le théâtre shakspearien.

On s’étonnerait donc du choix de Bacon, si ce personnage n’avait été désigné par un certain mystère. Ses embarras d’argent, son ascension rapide aux sommets de l’Etat, sa décadence et ses revers, sa condamnation, sa grâce, et à travers tout cela le gigantesque projet de l’Instauratio magna : cette vie étrange, et qui reste assez mal connue, du plus grand des contemporains de Shakspeare, devait nécessairement attirer les regards. On fut alors amené à scruter les écrits de Bacon. On découvrit dans sa correspondance d’énigmatiques allusions au secret de « récréations » ainsi qu’à des poèmes cachés. Insensiblement, on alla plus loin. Il fallait trouver une raison à son rôle secret : on en fit donc l’initiateur mystérieux d’une immense renaissance ; on lui prêta un vaste plan de réforme qui embrassait la langue, la littérature, la philosophie et en fin de compte tout le domaine de l’esprit anglais. Cette hypothèse est loin d’être négligeable ; elle mérite l’examen le plus sérieux et contient peut-être une grande part de vérité [4]. Mais elle ne fait qu’accuser d’avantage l’invraisemblance de la théorie baconienne. Car l’objection capitale qu’il convient de faire à celle-ci, c’est précisément la difficulté d’attribuer à un même génie deux œuvres dont chacune dépasse par son importance les limites d’un seul esprit. Bacon est mort à 65 ans d’un refroidissement contracté au cours d’une expérience de physique en plein air. Ce n’est pas trop pour les observations accumulées dans ses écrits et les longues méditations qu’ils supposent, du labeur de toute une vie, et il faut pourtant le concilier avec les charges d’une carrière publique et l’exercice des plus hautes fonctions. Mais il y a plus : cette carrière est celle d’un juriste, et il ne paraît pas possible qu’une étude aussi positive, aggravée d’une pratique aussi continue, puisse coïncider avec un tel épanouissement de poésie. Il est sans exemple que, même à un bien moindre degré, une coïncidence de ce genre se soit jamais produite ; et de très bons critiques, comme MM. Garnett et Gosse, dans leur grande histoire illustrée de la littérature anglaise, estiment suffisante cette objection à la thèse des Baconiens.

Celle-ci a du moins contribué à préciser les rapports entre l’œuvre shakspearienne et l’esprit de l’époque. Pour établir que les pièces sont de François Bacon, lord Verulam, vicomte de Saint-Albans, chancelier d’Angleterre, on y a plus minutieusement cherché et relevé tout ce qui pouvait déceler la main du savant, du philosophe, du jurisconsulte et de l’homme d’Etat, de celui qui fut vraiment une lumière de son temps et une des meilleures têtes de tous les temps, témoin clairvoyant et agent zélé de cette Renaissance anglaise que résume et achève le nom de Shakspeare. Ce nom ne saurait avoir appartenu à un homme médiocre, à un bourgeois vulgaire de petite ville, à un comédien obscur. A côté des Baconiens, il s’est formé une opinion intermédiaire, qui se rallie à la partie négative de leur système, sans en accepter les conditions positives. Recrutée surtout parmi des légistes, dont l’attitude reste ici celle du scepticisme, — « the legal sceptics, » — elle est représentée surtout par le juge Webb (Le Mystère de William Shakspeare), lord Penzance (La Controverse Bacon-Shakspeare), Mr. G. G. Greenwood (La Question Shakspeare posée à nouveau). Les critiques, mis en défiance par les absurdités évidentes de l’hérésie baconienne, admettent seulement que William Shakspeare, de Stratford-sur-Avon, tel que nous le connaissons, ne peut pas être l’auteur de l’œuvre merveilleuse qu’on lui attribue. Et ils n’affirment rien de plus. C’est ouvrir la voie à des hypothèses nouvelles.


III

Il vient de s’en présenter une, dont M. Célestin Demblon [5] est le champion. Il l’a exposée dans deux volumes touffus, confus, désordonnés, publiés en 1912 et 1914. Le premier porte ce titre sensationnel : Lord Rutland est Shakspeare ; le plus grand des Mystères dévoilé ; Shaxper de Stratford hors cause. Il est complété par un autre : L’auteur d’ « Hamlet » et son monde. C’est un total d’un millier de pages, où il y a bien des redites, bien des digressions et des développemens oiseux. Tout ce fatras sent la hâte et l’improvisation. Aussi a-t-il échappé à l’auteur des inadvertances de détail et quelques incroyables erreurs. Mais elles n’importent pas à l’ensemble, et ce sont les grandes lignes qu’il s’agit de dégager.

Elles esquissent une concordance générale, fort curieuse, en effet, entre l’œuvre shakspearienne et la vie de Roger Manners, cinquième comte de Rutland, né le 6 octobre 1576 au château de Belvoir, mort à Cambridge le 26 juin 1612, âgé de trente-cinq ans et huit mois.

Concordance des faits d’abord. Rutland est plus jeune que Shakspeare de près de douze années, et cet écart arrangerait bien des difficultés relatives à la chronologie des premières œuvres. On sait que nous ne trouvons aucune trace de la production dramatique de Shakspeare avant 1592 et que le petit poème de Vénus et Adonis parait en 1593. William Shakspeare a déjà vingt-huit et vingt-neuf ans. C’est bien tard, dit-on, pour débuter avec des compositions qui offrent tous les caractères de l’adolescence. L’auteur les aurait-il écrites plus tôt et gardées en portefeuille ? L’hypothèse se heurte à des objections très sérieuses, et la critique aime mieux admettre un début tardif que peut expliquer d’ailleurs la nécessité où fut l’auteur de compléter son éducation et de se former par un assez long apprentissage. Mais comme tout est plus simple avec Rutland ! S’il commence par des œuvres d’adolescence, c’est qu’il était alors un adolescent : il a seize ans en 1592, N’est-ce pas même un peu jeune ? Non, car la première version de la première partie de Henry VI est vraiment une tragédie de collège, le découpage dialogué d’une chronique ; et un lettré de Cambridge peut écrire dans sa dix-septième année Vénus et Adonis, dans sa dix-huitième le Rapt de Lucrèce, dans sa dix-neuvième enfin Peines d’amour perdues.

Et avec cette première comédie, M. Demblon a bien plus beau jeu. Elle se passe à Paris, à la cour de Henri IV, et correspond par sa date au passage dans notre capitale du jeune Rutland, se rendant à Padoue. Puis viennent les Deux gentilshommes de Vérone. La scène de la Comédie des Méprises est à Paris et à Padoue. Détail plus significatif encore : dans la première version de la Mégère apprivoisée, elle se trouvait à Athènes ; une révision la transporte à Padoue. Et la scène des pièces suivantes est dans les seules villes qu’ait habitées Rutland, au Nord-Est de l’Italie, en Vénétie.

En 1538, Rutland revient en Angleterre ; il est nommé intendant de la forêt de Sherwood, et le Songe d’une Nuit d’été évoque aussitôt ses personnages de féerie dans le décor enchanté des bois. Quant à Richard II et Jules César, remplis d’allusions tout ensemble admiratives et blessantes à l’adresse de la reine Elisabeth, ils contribuent à préparer la conjuration d’Essex (1601) dans laquelle se trouve entraîné Rutland. Le premier Hamlet (1602) correspond à sa captivité au château d’Uffington. Le second Hamlet (1604), partiellement refondu, est tout enveloppé d’une atmosphère danoise qu’on ne respire pas dans le premier ; et cette différence s’explique quand on sait que Rutland fut chargé par son souverain d’une ambassade extraordinaire au Danemark en 1603 et reçu au château d’EIseneur.

Dès l’avènement de Jacques Ier, on le voit, Rutland, — comme les autres conjurés, — avait retrouvé la faveur royale. Macbeth, en 1606, apparaît alors comme le plus délicat et le plus habile hommage au descendant de Banquo qui ajoute à la couronne d’Ecosse celles d’Angleterre et d’Irlande. Dans Cymbeline et le Conte d’hiver reparaît l’amour des forêts après la nomination de Rutland au poste d’intendant de Birckwood Park, de Grantham et de Mansfield. Certains traits de la Tempête rappellent le bref séjour de Rutland aux Açores. Cette pièce, qui est le testament du poète, correspond à la retraite de son prête-nom. William Shakspeare n’a plus rien à faire au théâtre et il ne survit plus que comme un bourgeois de Stratford à l’auteur des pièces, mort aussitôt après son chant du cygne, au mois de juin 1612.

Quand M. Demblon examine ensuite le détail de l’œuvre, il découvre que le monde des comédies est celui de Rutland, qu’il n’est pas et ne peut pas être celui de Shaskspeare. C’est d’abord Rutland lui-même qui s’est peint, — nous y avons fait allusion déjà, — sous les traits de Biron et de Valentin, de Bassanio et de Benedict, de Jacques et de Prospero. Sa jeune femme, Elisabeth Sidney, fille de l’illustre et charmant sir Philippe Sidney que la Reine appelait le « joyau du règne, » c’est Rosaline de Peines d’amour et Bianca de la Mégère apprivoisée ; c’est Portia du Marchand de Venise, Viola de la Douzième Nuit et surtout Béatrice de Beaucoup de bruit pour rien. Enfin, Hélène et Bertrand s’épousent dans Tout est bien, comme s’épousaient dans la réalité et à ce moment même, en 1599, Roger Manners, comte de Rutland, et Elisabeth Sidney. Le Protée des Deux gentilshommes, c’est Southampton, dont Rutland critique avec une amicale franchise les aventures de cœur et les infidélités ; Julie, c’est Elisabeth Vernon, et nous les retrouvons ensuite dans le Songe d’une Nuit d’été, où Démétrius cherche à laisser Hélène pour se rapprocher d’Hermione, comme Southampton, à cette époque même, s’éloignait d’Elisabeth Vernon et recherchait la main d’une des sœurs de Rutland, Brigitte Manners ; et Hermia repousse Démétrius comme la sage comtesse Brigitte repousse le grand ami de son frère, infiniment séduisant, mais trop volage. Ne les reconnaissons-nous pas une fois de plus dans ce Claudio, à la fois loyal et soupçonneux, de Beaucoup de bruit, dans cette Hero injustement accusée ? Et n’est-ce pas lui une fois encore, cet autre Claudio de Mesure pour mesure, jeune gentilhomme emprisonné, comme l’avait été Southampton, parce que Juliette, c’est-à-dire Elisabeth Vernon, a mis avant le mariage un enfant au monde ?

M. Demblon remplit deux chapitres de son second livre, — plus de cent pages, — à relever des analogies de ce genre. La rivalité des Capulets et des Montaigus, par exemple, lui paraît un écho de celle des Cecils et du clan d’Essex, et il rappelle à ce propos que Southampton, affilié à ce dernier groupe, avait failli épouser la fille de William Cecil, lord Burghley. Il remarque même que la mère de Southampton s’appelait Monteagle. L’un après l’autre, presque tous les personnages des comédies sont ainsi identifiés et attestent que ce monde, avec ses grâces, ses intrigues et ses passions, est bien le monde du comte de Rutland.

Pareillement, les tragédies et les « histoires » évoquent les préoccupations politiques, le milieu historique et les opinions personnelles de ce noble gentilhomme. Bornons-nous à marquer ici quelques-uns des traits principaux. Les trois Henry IV, Richard III (qui constitue une quatrième partie), Richard II et le premier Henry IV a forment un panorama de plus en plus remarquable des revers, puis du triomphe de la Maison de Lancastre, à qui vont les sympathies du poète. » Le personnage de Jules César est une transposition masculine de la reine Elisabeth vieillie et superstitieuse, et la tragédie à laquelle il donne son nom une peinture des préparatifs de la conjuration d’Essex, Macbeth, comme nous l’avons dit, est un compliment à Jacques Ier, Coriolan une œuvre d’inspiration aristocratique où se prolonge l’écho des déceptions qui accablèrent les amis d’Essex quand Londres, naguère encore si enthousiaste au départ du jeune général, refusa d’entendre leur appel. La pièce est toute pleine d’allusions à l’inconstance des foules, et l’on y sent enfin que l’entourage du héros voulut le retenir sur la pente fatale. Antoine et Cléopâtre, c’est encore, sous les noms fournis par Plutarque, ce que l’auteur a vu à la Cour d’Angleterre : Antoine laisse assez clairement reconnaître le personnage d’Essex, et Cléopâtre, plus âgée que lui, Cléopâtre « le vieux serpent du Nil, » c’est Elisabeth ; Octave, ami d’abord, — parent même, — puis ennemi d’Antoine, peu courageux, froid, persévérant, dissimulé, manœuvrant en secret pour ruiner la fortune du jeune général victorieux, M. Demblon lui trouve une ressemblance étroite, qu’il ne précise pas, avec Robert Cecil, fils du tout-puissant lord Burghley, ministre de la Reine.

Ce serait un travail infini et stérile que de vouloir procéder dans le détail à un examen critique de ces assimilations. Elles sont nécessairement fort arbitraires ; quelques-unes peuvent présenter de la vraisemblance, nous en trouverions d’inacceptables, et le cas de la plupart resterait douteux. Mais qu’importe ? Si elles révèlent, chez Shakspeare, une merveilleuse intuition de son temps, qui est le temps de Rutland, il ne s’ensuit en rien que Shakspeare doive être Rutland lui-même ; et nous en venons maintenant au fait sur lequel se fonde M. Demblon pour affirmer cette identité.

Car il invoque un fait, d’où est sortie sa « découverte » et qui a été, comme il dit, « le trait de lumière attendu depuis si longtemps. » Il ajoute même, comme pour nous mieux faire entendre la grandeur de l’événement : « c’est le fiat lux de la Genèse ! » Voici : dans les archives du château de Belvoir, récemment publiées par une Commission des manuscrits historiques (que M. Demblon appelle la Commission historique des Monumens), figure, parmi des comptes de l’année 1613, la mention suivante : « Item du 31 mars à Mr. Shakspeare en or pour la devise de Monseigneur 44 shillings ; à Richard Burbage pour peinture et exécution d’icelle, en or, 44 shillings ; (total) 4 livres, 8 shillings. » Rien de plus simple. Au début de 1613, c’est-à-dire l’année qui suivit la mort de Roger Manners, comte de Rutland, son frère Francis demanda à Shakspeare et à son ami le grand acteur Burbage, renommé pour son talent de dessinateur et de peintre, de lui composer, selon la mode du temps, une de ces devises ornées d’emblèmes dont l’usage et le nom, — impreso, — s’étaient répandus d’Italie en France et en Angleterre. Cette démarche prouve seulement que Shakspeare n’était pas, comme le veut M. Demblon et comme il le faut pour sa thèse, un rustre ignoré, le « boucher stratfordien. » Un grand seigneur s’adresse à lui comme un Montausier aurait pu s’adresser à Molière, et l’intendant, qui écrit sans qualification le nom de Burbage, y met plus de formes avec « Mr. Shakspeare. » Si on veut absolument que le texte ait une importance décisive, il n’y en a qu’une à lui reconnaître : c’est qu’il ruine la théorie de M. Demblon. Mais M. Demblon raisonne d’une autre manière. Les relations de Francis Manners, sixième comte de Rutland, avec « Shaxper, » ce « service semi-professionnel » (sic) qu’il lui demande, est-ce assez clair ? Un autre document laissait « entrevoir » par surcroît que Roger Manners, cinquième comte, s’était entremis auprès du conseil héraldique pour faire accorder au père de Shakspeare des armoiries. Vite, qui est ce Rutland ? M. Demblon trouve quelques linéamens de biographie dans le Dictionnaire de biographie nationale. « Ces linéamens suffisent : un coup d’œil nous avait déjà convaincu ! » M. Demblon a la conviction facile autant qu’ardente. Il ne s’est donc point avisé et sans doute ne s’embarrassera point des très graves objections qui auraient dû l’arrêter.

On ne s’explique pas d’abord que le jeune Rutland ait déjà, vers sa dix-septième année, emprunté le nom de Shakspeare pour publier le petit poème de Vénus et Adonis. Les raisons qu’il pouvait avoir, en 1598, de donner le change en faisant porter la responsabilité de ses pièces à un acteur, ne s’appliquent ni à la date, ni à la nature des poèmes de 1593 et de 1594. Ajoutons que, dans l’hypothèse de M. Demblon comme dans celle des Baconiens, le choix de cet acteur s’expliquerait assez mal. Le Shaxper illettré et grossier, le « boucher de Stratford » incapable de signer son nom et réduit aux plus bas emplois, quel singulier truchement pour lord Rutland ! Ni un seul camarade du rustre, ni un seul contemporain du grand seigneur n’auraient pu s’y laisser prendre. La supercherie aurait été découverte tout de suite, et il y serait fait quelque allusion.

D’autre part, il y a des témoignages formels, s’ils sont peu nombreux, sur des représentations, notamment devant la Cour, où Shakspeare paraissait au premier plan. Mais M. Demblon a une réponse toute prête. Il a remarqué que ces représentations coïncident toujours avec la présence de lord Rutland à Londres : c’est lui qui jouait ces jours-là. Et M. Demblon ne se demande pas comment son héros, si soucieux de garder l’incognito, aurait commis une imprudence pareille et emprunté pour paraître sur la scène le nom de son prête-nom. Etranges effets d’une conviction irréfléchie, d’un parti pris obstiné et du vertige où peut entraîner un paradoxe !

La chronologie des pièces, dans la mesure même où elle est maintenant au-dessus de toute discussion, nous obligerait d’admettre, — et M. Demblon ne le conteste pas, — que Rutland en avait composé quatorze, outre les deux poèmes et la plupart des sonnets, à l’âge de vingt-deux ans, à travers ses voyages, études de droit, maladies et autres empêchemens. Comme divertissement d’étudiant, c’est un résultat invraisemblable.

Mais ce qui l’est davantage, l’objection qui, à elle seule, paraît suffisante pour ruiner toute la thèse, c’est qu’il ne soit resté aucune trace du « grand secret, » comme dit M. Demblon, dans les archives de Belvoir, aucune tradition qui s’y rapporte dans la noble maison des Rutland. Quelles que soient les raisons qui eussent dicté sa conduite au comte Roger, elles n’auraient certes pas duré toujours. Voilà une grande famille qui a continué d’exister, de vivre sur les mêmes terres, dans la même résidence, sans autre changement que de s’élever au plus haut rang de la pairie : les comtes sont devenus les ducs de Rutland. Le château de Belvoir, édifice admirable, est renommé pour ses galeries de peinture ; la Commission des manuscrits historiques a publié en 1889 un recueil de ses archives. Lady Victoria Manners a donné dans le « Journal de l’Art, » Art Journal, en 1903, un article sur les monumens de sa Maison, Rutland Monuments. Et c’est une telle Maison qui serait à ce point ignorante ou insouciante de sa gloire ! De toutes les impassibilités auxquelles se heurte le paradoxe de M. Demblon, celle-ci nous parait la plus simple et la plus décisive.

Elle s’aggrave encore, — et nous terminerons par là, — de la question des manuscrits. Tout le monde sait qu’il n’en reste rien, pas une ligne. Le fait s’explique assez aisément pour William Shakspeare de Stratford, qui les avait probablement laissés à sa troupe, puisqu’elle continua de jouer ses pièces après sa retraite. On a supposé qu’ils avaient pu être détruits dans l’incendie du théâtre du Globe en 1613. Bien d’autres causes expliqueraient une disparition contre laquelle rien ne les défendait spécialement et du même coup les longs délais qu’exigea la préparation de l’in-folio de 1623. Il fallut les rassembler s’ils étaient dispersés, les reconstituer s’ils étaient perdus, et mettre à contribution, dans ce dernier cas, les copies de rôles. Mais si l’on admet avec M. Demblon que l’in-folio de 1623 soit dû aux soins de la famille et des amis, sous la direction ou le contrôle de Francis Manners, frère du défunt, tout devient inexplicable, et le retard de onze années et la disparition des manuscrits. A qui fera-t-on croire que les archives de Belvoir auraient tout gardé, sauf cela ?

Les deux volumes de M. Demblon ne prouvent donc pas ce qu’ils prétendent prouver, malgré la répétition des formules comme : « est-ce assez révélateur ? » « nul doute n’est possible, » — ou « la cause est surabondamment entendue. » Et ce ton si tranchant n’est pas leur moindre défaut. L’auteur oublie qu’une hypothèse comme la sienne se présente en solliciteuse et nous demande d’examiner ses titres. Il renverse les rôles et traite de haut les travaux des « Shakspeariens, » cet immense et patient effort de la critique shakspearienne pendant un siècle. Il en a particulièrement contre son représentant le plus qualifié à l’heure actuelle, sir Sidney Lee, qu’il considère comme la personnification de l’erreur et sur lequel il épuise les ressources de son ironie. Or, c’est au contraire à cet admirable biographe de Shakspeare, à la nouvelle édition, revue et augmentée, de son livre si consciencieux, si minutieux, si méthodique et si prudent, si scrupuleux sur les textes et les faits, si ingénieux à la fois et si réservé dans la conjecture [6], que nous allons demander quelle idée on peut maintenant se faire, après les dernières recherches et les plus récentes découvertes, de celui qui fut à la fois le bourgeois de Stratford et le plus grand poète de son pays.


IV

Entre l’un et l’autre, il ne subsiste aucune contradiction ; et nous voyons se résoudre ainsi, très simplement et très élégamment, la question shakspearienne en même temps que le prétendu antagonisme d’où elle était née.

Tout d’abord, le père de William Shakspeare n’est pas le rustre assez misérable qu’on s’est plu à représenter. Etabli à Stratford vers 1551, dans le commerce des produits agricoles et probablement la petite industrie locale qui s’y rattachait, il devient très vite propriétaire, se marie avec la fille d’un fermier aisé du voisinage et remplit successivement toutes les charges municipales : conseiller, officier de police, trésorier, alderman et bailli. A partir de 1567, les archives du Conseil le désignent sous l’honorable appellation de « Mr. Shakspeare. » Après quelque vingt-cinq ans de prospérité, sa situation, il est vrai, déclina et devint fort précaire, pour ne se relever qu’avec la fortune de son fils. Mais il n’avait certes pas perdu l’estime de ses concitoyens, car il était encore, quelques mois avant sa mort, en 1601, écouté par le Conseil municipal dans la conduite d’un procès que le seigneur, sir Edward Greville, intentait au bailli et aux bourgeois.

De même, l’école de Stratford n’est pas la misérable école primaire de village où il eût été impossible à un enfant d’ébaucher une culture classique. Les études littéraires étaient alors en grande faveur et l’Angleterre des Tudors manifestait un zèle sans précédent à l’égard de l’éducation. Aux seize « écoles de grammaire » existant à l’avènement de Henri VII, il s’en était ajouté seize nouvelles sous le règne de ce prince, soixante-trois sous Henri VIII, cinquante sous Edouard VI, dix-neuf sous la reine Marie, et l’augmentation durant le règne d’Elisabeth allait être de cent trente-huit. Nous savons qu’il y avait à Stratford une de ces grammar schools, fondée au XVIe siècle et réorganisée en 1553, que les enfans y entraient d’ordinaire vers l’âge de huit ans, qu’ils y étaient mis tout de suite au « rudiment, » passaient vite à des livres comme les Sententiæ pueriles et la Grammaire latine de Lilly, pour arriver à Sénèque, Térence, Cicéron, Virgile, Plaute, Ovide et Horace, En admettant même que le jeune Shakspeare ait quitté l’école dès l’âge de treize ans, il n’est pas le moins du monde invraisemblable qu’une fréquentation de quatre ou cinq années ait suffi à lui donner cette moyenne culture latine que supposent ses écrits. Des condisciples du dramaturge, qui se tournèrent vers le commerce, se montraient capables à l’occasion d’écrire des lettres en bon latin ou de les assaisonner de phrases latines, et il y eut à cette époque au moins un écolier de Stratford qui montra dans son âge mûr quelque familiarité avec la poésie française, puisque, trésorier de la commune en 1623, il inscrivait ce distique sur la couverture du registre municipal :


Heureux celui qui pour devenir sage
Du mal d’autrui fait son apprentissage[7].


Un homme de génie tire plus de parti qu’un autre de son bagage d’écolier, et tout lui devient, par la suite, occasion d’y ajouter. Là encore, ceux qui plaident l’ignorance nécessaire du « Stratfordien » modifient la réalité selon les besoins de leur cause.. Quand M. Demblon, par exemple, à la suite des Baconiens, nous donne Stratford comme une bourgade sans livres, il ne sait pas ou il oublie que « la littérature profane aussi bien que la théologie pénétrait dans les presbytères, et que des bibliothèques ornaient les grandes maisons du voisinage. » L’inventaire post mortem des effets mobiliers de John Marshall, curé de Bishopton, un hameau de Stratford, énumère 170 volumes, comprenant les Tristes d’Ovide, les Colloques d’Erasme, Virgile, les Problèmes d’Aristote, les Lettres de Cicéron, en dehors de la controverse théologique, des commentaires de l’Écriture et des manuels d’éducation. Sir George Carew, de Clopton House, à Stratford même, y achetait pour sa bibliothèque en 1598, c’est-à-dire dès la publication, le dictionnaire italien-anglais de John Florio, Un monde de mots.

Rien n’est donc plus simple, plus conforme aux données positives, que d’attribuer à Shakspeare une première éducation suffisante. Et l’on expliquera non moins naturellement ensuite qu’il ait pu la développer, apprendre notamment un peu des deux langues si répandues alors en Angleterre : l’italien et le français. Nous avons à remplir, en effet, ce grand vide d’environ six années qui s’ouvre dans la vie de Shakspeare entre le départ de Stratford et les débuts d’auteur à Londres. Le plus sage n’est-il pas de supposer qu’elles furent des années de préparation et d’apprentissage ? Sir Sidney Lee, à qui n’échappe aucun détail propre à éclairer son sujet, nous apprend que le jeune Stratfordien put trouver dans la capitale un de ses compatriotes et voisins, exactement du même âge que lui : Richard Field, entré comme apprenti, dès 1579, à l’imprimerie de Thomas Vautrollier (un réfugié huguenot français), gérait alors la maison en l’absence du patron, dont il devait bientôt devenir le successeur et épouser la veuve. Un document légal atteste, d’autre part, que les pères des deux jeunes gens étaient amis, et c’est des presses de Richard Field que sortira, en 1593, le premier ouvrage imprimé de Shakspeare, Vénus et Adonis. Il ne saurait donc y avoir aucun doute sur leurs relations, et elles ont d’autant plus d’importance que Shakspeare put acquérir ou perfectionner dans ce milieu sa connaissance du français, y lire des livres écrits dans notre langue, y trouver notamment cette fameuse traduction des Vies de Plutarque, par sir Thomas North, éditée par Vautrollier dès 1579 et avec laquelle il devait se montrer plus tard si familier.

Parmi les traditions relatives à cette époque, il se trouve que les mieux fondées sont aussi celles qui rendent le mieux compte de ses débuts. Elles s’accordent à nous montrer Shakspeare dès cette période en rapports avec le monde des théâtres.

On peut admettre sur la foi de son filleul, sir William d’Avenant, le dramaturge, qu’il avait gardé les chevaux des gentilshommes à la porte d’un théâtre et organisé bientôt un service à cet effet. Cette tradition n’exclut pas d’ailleurs celle qui lui attribue, à l’intérieur du théâtre, des débuts très modestes d’employé plutôt que de comédien. Il dut traverser des momens difficiles et prendre les moyens de fortune qui s’offraient à lui. Ce qui est certain, c’est que nous perdons sa trace depuis son départ de Stratford à la fin de 1585 ou au commencement de 1586 jusqu’en 1592. Nous trouvons à cette date son nom associé à une compagnie d’acteurs qui remporte un grand succès avec le premier Henry VI, où il a mis la main. Il y a tout lieu de croire qu’il avait trouvé dans cette troupe son premier engagement. Placée d’abord sous le patronage du comte de Leicester, puis sous celui de lord Strange devenu un peu plus tard comte de Derby, elle fusionna en 1594 avec la troupe du Lord Chambellan. Lors de cette fusion, des documens officiels désignent Shakspeare comme un de ses membres les plus en vue. En décembre de cette même année, il prend part avec le tragédien Richard Burbage et le comédien William Kemp, les deux acteurs les plus réputés du temps, à deux représentations données devant la Cour au palais de Greenwich. Burbage, John Hemminges, Henry Condell et Augustin Philipps, quatre des principaux artistes de la troupe, sont et restent les amis de toute sa vie. Enfin, Shakspeare n’appartint véritablement et d’une manière durable qu’à cette compagnie, et elle présenta presque toutes ses pièces au public.

C’est au théâtre de la Rose, où elle était venue s’installer le 19 février 1592, que Shakspeare dut remporter ses premiers succès d’acteur et d’auteur. L’éditeur Chettle lui rend à cette date le témoignage qu’il est « excellent dans la profession qu’il exerce, » exelent in the qualitie he professes. Après diverses pérégrinations, la troupe s’établit en 1599 au Globe, que viennent d’élever, sur l’autre rive de la Tamise, les frères Burbage. Des actes légaux attestent que Shakspeare joua un rôle principal dans les nombreuses et complexes transactions d’où sortit le théâtre du Globe. Il prendra plus tard, à partir de 1610, une place importante dans les affaires de Richard Burbage au théâtre des Blackfriars. Enfin, ses pièces furent parmi les plus jouées et les mieux accueillies à la Cour. Douze y parurent de son vivant, et il est probable qu’il tenait un rôle dans ces représentations, puisque, d’autre part, nous le voyons jouer devant la Reine. L’édition in-folio de 1623 inscrit son nom en tête de la liste des « principaux acteurs dans toutes ces pièces, » et il figure en tête aussi des acteurs qui créèrent en 1598, probablement au théâtre de la Courtine, « The Curtain, » la première et la plus connue des comédies de Ben Jonson : Every Man in his Humour. Cinq ans plus tard, en 1603, une autre pièce de Ben Jonson, sa tragédie de Séjan, fut représentée pour la première fois au Globe par la troupe de Shakspeare. Celui-ci était encore un des interprètes. Dans la distribution primitive, les noms des auteurs sont disposés sur deux colonnes, celui de Shakspeare en tête de la seconde correspondant à celui de Burbage en tête de la première. On croit qu’il tenait le rôle de « Kno’well, vieux gentleman. » Il suffit donc d’interpréter des faits certains pour arriver à la conclusion que Shakspeare, en dehors même de sa qualité d’auteur, fut un personnage dans le monde du théâtre anglais contemporain.

La plupart des critiques qui se séparent de l’opinion traditionnelle ont voulu voir, dans la prospérité au moins relative de Shakspeare à partir de 1596, un des mystères de sa vie et une preuve en faveur de leur hypothèse : il aurait tout simplement vendu son nom. Sir Sidney Lee a repris et développé dans sa nouvelle édition, où elle forme un chapitre distinct, l’étude très précise des ressources du comédien-auteur, et il a établi, d’après des documens sur les conditions des acteurs, leurs salaires, les droits d’auteur, les représentations devant la Cour, etc., que le revenu moyen de Shakspeare avait dû être, antérieurement à 1599, d’environ cent cinquante livres par an, soit près de 4 000 francs, qui en représenteraient quelque vingt mille aujourd’hui. A partir de 1599, ces ressources augmentèrent dans des proportions considérables lorsque s’ouvrit le théâtre du Globe, dont Shakspeare était un des sept actionnaires. Il eut aussi des intérêts, au moins pendant les cinq dernières années de sa vie, dans le théâtre des Blackfriars. En additionnant ces bénéfices avec les profits des dédicaces et des patronages et le revenu des immeubles de Stratford, sir Sidney Lee arrive, pour les quatorze ou quinze dernières années, à un revenu moyen de sept cents livres sur lequel il fut possible à Shakspeare de compléter ses achats de maisons et de terres, qui s’élevèrent, entre 1599 et 1613, à une somme totale d’environ 25 000 francs d’alors, soit 120 000 d’aujourd’hui. Si l’on fait la part de l’exagération inévitable qui s’attache aux chiffres ronds, il n’y a donc rien d’invraisemblable dans cette affirmation de John Ward, curé de Stratford au XVIIe siècle, que le dramaturge y aurait vécu sur le pied de mille livres par an. Et il n’y aurait rien de mystérieux non plus dans cette richesse.

C’est probablement en 1596 qu’il était revenu, après une absence de plus de dix années, dans sa ville natale ; et aussitôt la situation de la famille est transformée. Il n’y a plus de poursuites de créanciers contre John Shakspeare. Bientôt, celui-ci commence des démarches auprès du Collège héraldique pour obtenir des armoiries, et nous ne pouvons douter que ces négociations ne fussent dues à l’initiative du poète et menées par lui, car aujourd’hui encore, les postulans doivent, dans le cas où leur père est vivant, les conduire comme s’il était le principal intéressé.

Les relations de Shakspeare avec Stratford sont dès lors ininterrompues. Il y revenait de temps à autre parmi ses contemporains et faisait maintenant figure de personnage dans la cité. Le 4 mai 1597, il achète la plus belle maison, New Place, bâtie plus d’un siècle auparavant par sir Hugh Clopton, mais qui était fort abandonnée. Des lettres écrites au cours de l’année 1598 par des notables de Stratford ne laissent aucun doute sur le renom de richesse et d’influence qu’il acquit aussitôt dans sa ville natale.

A partir de 1611, il semble s’y être retiré d’une manière définitive. Non qu’il ait cessé alors de faire des séjours à Londres : ceux-ci se prolongèrent parfois plus d’un mois, et nous avons la preuve aussi qu’il resta fidèle jusqu’à la fin de ses jours aux amitiés formées dans la capitale avec ses confrères [8]. Après l’incendie du théâtre du Globe, le 29 juin 1613, il souscrit une somme de cent livres pour la reconstruction. On ne cessa de reprendre ses pièces sur l’une et l’autre scène, non plus que de les représenter à la Cour. Il n’en figure pas moins de six au programme des fêtes données pour le mariage de la princesse Elisabeth, fille du roi Jacques, avec l’électeur Palatin, au début du printemps de 1613, sans compter la pièce perdue de Cardenio, qu’on attribue à sa collaboration avec John Fletcher. Cette même année encore, nous l’avons vu collaborer avec Burbage à la devise du comte de Rutland. C’est à Heminge et Condell enfin qu’est due la première édition complète des Œuvres, le fameux in-folio de 1623.

Rien de plus naturel que cet hommage rendu par les deux principaux acteurs et directeurs de la troupe au génie de leur camarade. Nous avons eu l’occasion de dire déjà pourquoi il n’y avait pas lieu de s’étonner qu’il eût fallu un assez long délai, — environ sept ans, — pour réaliser cette entreprise. Faudrait-il s’étonner davantage que Shakspeare ne l’eût pas lui-même réalisée ? Les auteurs dramatiques de ce temps semblent n’avoir attaché aucune importance à la publication de leurs pièces, écrites pour la scène et dont toute la destinée se bornait à y paraître. Les directeurs ne favorisaient pas non plus un mode de diffusion qu’ils considéraient comme une concurrence. Il n’y eut en somme, avant l’in-folio de 1623, qu’une seule publication d’ensemble analogue à celle-ci : un volume des œuvres de Benjamin Jonson, en 1616. Il groupait neuf pièces déjà publiées séparément. Shakspeare, en particulier, après fortune faite, et revenu parmi les scènes de sa jeunesse, se laissait aller à d’autres pensées. Il vivait en gentilhomme campagnard, ou, si l’on veut, en gros bourgeois, heureux et fier de ses biens, tout occupé à les administrer. Il lui suffisait maintenant d’être un notable de Stratford.

Sa fille aînée, Suzanne, avait épousé, le 5 juin 1607, un médecin du lieu, John Hall. Nous pouvons admettre, d’après quelques indices sûrs, que William Shakspeare était en relations avec la meilleure société du pays, non seulement ses voisins immédiats, les gens de négoce, parmi lesquels se recrutaient le bailli, les aldermen et les conseillers, et dont beaucoup étaient les amis de sa jeunesse, mais aussi les propriétaires des environs, ces country gentlemen qui entretenaient les meilleures relations avec les bourgeois de la ville, comme sir Fulke Greville, par exemple, archiviste de la commune de Stratford et Justice of the Peace. Celui-ci, en effet, venait assez souvent et acceptait l’hospitalité du bailli et de son cercle. Non loin de là, au manoir de Clifford Chambers, où résidaient sir Henry et lady Rainsford, le poète Drayton passait plusieurs mois par an. Il était lié avec Shakspeare, dont le gendre, John Hall, eut d’ailleurs l’occasion de lui donner ses soins, ainsi qu’à lady Rainsford.

La vie de Shakspeare à Stratford n’était donc celle ni d’un solitaire ni d’un rustre. Une affaire de communaux entre le Conseil et deux grands propriétaires, les Combes, nous apporte une preuve nouvelle de l’influence locale du poète, que les deux parties se disputent. D’après le vicaire John Ward, curé de Stratford, une quarantaine d’années plus tard, il aurait reçu à New Place, au printemps de 1616, ses deux amis littéraires, Michel Drayton et Ben Jonson. Ce serait même pour avoir fêté leur visite par de trop copieuses libations qu’il serait mort dans un accès de fièvre. Il est plus vraisemblable que Shakspeare se sentait déjà menacé quand il fit son testament, au mois de janvier, et qu’une aggravation de son état en provoqua la révision et la signature à la fin de mars. Les cinq témoins sont d’honorables bourgeois de la ville, dont le nom ne s’associait pas pour la première fois au sien. L’un d’eux, Hamnet Sadler, avait été, trente et un ans plus tôt, le parrain d’un fils du poète, tandis qu’un autre, Julien Shaw, pouvait se rappeler qu’à la mort de son père, le père de Shakspeare avait servi de témoin pour les formalités de l’inventaire. Ces échanges de services, durant deux générations et au cours de toute une vie, révèlent la constance des bons rapports et la fidélité des amitiés. Elles nous aident à mieux comprendre que le poète, après avoir acquis l’indépendance, soit revenu finir ses jours dans sa ville natale, au milieu des siens et parmi les amis de sa jeunesse.

Ainsi s’acheva, bourgeoise et confortable, la vie de l’homme dont l’œuvre était montée comme un astre au zénith de la littérature anglaise et de la poésie universelle pour y briller à jamais d’un rayonnement sans pareil. Oui, Shakspeare, vu de près, n’est qu’un bourgeois anglais du XVIe siècle. Sa seule ambition fut l’aisance, et il ne disparut de Stratford que pendant les dix années qu’il lui fallut pour commencer de la conquérir. Il ne se douta point de sa grandeur, et ses contemporains, qui l’estimaient, ne la soupçonnèrent pas. Les plus grands génies s’ignorent avec une merveilleuse simplicité : ils participent à l’inconscience et à la sérénité de la nature. Leur production est si naturelle qu’elle ne leur donne aucunement l’idée d’un pouvoir d’exception et qu’il lui arrive souvent de se confondre d’abord avec l’esprit même du temps.

C’est ce même Shakspeare qui apportait à Emerson la plus éclatante illustration de son idée favorite : « L’originalité précieuse ne consiste-t-elle pas à différer des autres hommes. Le héros est dans la presse des chevaliers, et au plus épais des événemens, et, voyant ce dont les hommes ont besoin, et partageant leur désir, il ajoute la longueur nécessaire de vue et de bras, pour atteindre le point désiré. Le plus grand génie est l’homme le plus endetté. » La dette de Shakspeare faisait de lui, aux yeux de ses camarades et de son public, un des remanieurs ou fournisseurs attitrés qui pourvoyaient aux besoins de la scène. Il s’est détaché, avec le temps, de cette masse confuse, et il nous apparaît sublime et solitaire. Nous rêvons alors pour lui d’une destinée assortie à ce prestige, et nous nous étonnons de trouver la sienne tout ordinaire. C’est pourquoi on a imaginé un mystère shakspearien, — le mystère de Bacon, le mystère de Rutland.

Un docteur allemand, — c’était inévitable, — a imaginé mieux encore : il s’est avisé d’annexer à la grandeur germanique le plus grand Anglais. Nous connaissions cela. Un certain Woltmann a déjà édifié avec des prétentions de ce genre une laborieuse mystification en deux volumes : Les Germains en France et les Germains et la Renaissance en Italie. D’après ce très notoire anthropo-bio-sociologue, Vinci « devait » s’appeler Wincke, Michel-Ange Buonarotti Bohnrodt, Voltaire, c’est-à-dire Arouet, Arwid, et Diderot Tielroh. M. Henri Driesmans [9], ne nous dit pas si les ancêtres de Shakspeare avaient nom Speerschüttler ; mais il reconnaît en lui un pur Germain. « Sa poésie, si profonde et si intime, si religieuse, si délicatement sensible, et s’élevant jusqu’aux plus sublimes et terrifiantes pensées, est authentiquement saxonne. » Nous pourrions demander pourquoi la poésie allemande ne nous offre rien de pareil. Mais on ne discute pas des fantaisies de ce goût, qui se ruinent elles-mêmes par leur arbitraire. Bornons-nous à remarquer, en effet, que M. Driesmans oppose au magnifique génie d’un Shakspeare l’infériorité d’un « Celte » comme Byron, tout agitation, désordre et révolte. Or, un autre pangermaniste non moins qualifié, M. Houston Stewart Chamberlain, salue, au contraire, en Byron, un Germain authentique, et le glorifie comme un des témoins de la race. Le désaccord de ces docteurs nous suffit. Décidément, il faut en revenir à la bonne vieille tradition, laisser de côté l’anthropo-bio-sociologie, et renoncer au roman des Baconiens ou des Rutlandiens, pour se contenter de cette affirmation déjà connue et toute simple : Shakspeare est Shakspeare, — et il est Anglais.


FIRMIN ROZ.

  1. Elle est peu connue en France, où il n’en a guère été reparlé depuis que M. Henry Cochin, dans le numéro du 1er novembre 1883, l’indiquait incidemment aux lecteurs de la Revue des Deux Mondes, en leur retraçant les principaux traits de la vie de Shakspeare, tels qu’ils ressortaient des recherches les plus récentes.
  2. Conférences sur Shakspeare, d’après des notes, publiées en 1875 par J. P. Collier. On a suspecté leur complète authenticité.
  3. William H. Edwards : Shakspere is not Shakespeare, Cincinnati, 1900.
  4. Elle est indiquée notamment dans le volume de M. William T. Smedley : The Mystery of Francis Bacon. Londres, Robert Banks and Son, 1912.
  5. M. Demblon signale, sans préciser autrement, l’opuscule d’un Allemand M. Peter Alvor, qui aurait traité avant lui, et le premier, la thèse Rutland-Shakspeare. Il n’en indique même pas le titre et n’en dit rien, sinon que M. Alvor partage l’œuvre shakspearienne entre Rutland et Southampton. Sir Sidney Lee, dans une note (p. 651) de l’ouvrage que nous citons plus loin, mentionne un autre livre, sensiblement antérieur aussi aux travaux de M. Demblon : Der wahre Shakspeare (Munich, 1907), par Karl Bleibtreu. Nous n’avons pu, dans les circonstances présentes, nous procurer ni. l’un ni l’autre de ces écrits.
  6. Sir Sidney Lee : A Life of William Shakspeare. New édition, rewritten and enlarged. Smith, Elder and Co. Londres, 1915.
  7. Voyez Catalogue of Shakspeare’s Birthplace, p. 115.
  8. En 1605, Augustin Phillips, qui était comme lui un des premiers actionnaires du Globe, avait inscrit dans son testament : « A mon camarade William Shakspeare, une pièce de trente shillings en or. »
  9. Das Keltentum in der europäischen Blutmischung, 2 vol. Leipzig, 1900.