Le véritable Saint Genest/Acte III

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Le véritable Saint Genest
Œuvres de Jean de RotrouTh. DesoerTome V (p. 36-51).
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ACTE III.

Séparateur

Scène première.

DIOCLÉTIEN, MAXIMIN, VALÉRIE, CAMILLE,
PLANCIEN, SUITE DE Gardes, Soldats.
VALÉRIE.

Quel trouble ! quel désordre ! et comment sans miracle
Nous peuvent-ils produire aucun plaisant spectacle ?

CAMILLE.

Certes, à voir entrr eux cette confusion,
L’ordre de leur récit semble une illusion.

MAXIMIN.

L’art en est merveilleux, il faut que je l’avoue ;
Mais l’acteur qui paroît est celui qui me joue,
Et qu’avecque Genest j’ai vu se concerter.
Voyons de quelle grâce il saura m’imiter.



Scène II.

Les mêmes, MAXIMIN, représenté par OCTAVE ; ADRIEN chargé de fers, représenté par GENEST ; FLAVIE, représenté par SERGESTE, LE GEÔLIER, Gardes ; Soldats.
MAXIMIN.

Sont-ce là les faveurs, traître, sont-ce les gages,
De ce maître nouveau qui reçoit tes hommages,
Et qu’au mépris des droits et du culte des dieux,
L’impiété chrétienne ose placer aux cieux ?

ADRIEN.

La nouveauté, seigneur, de ce maître des maîtres,
Est devant tous les temps et devant tous les êtres ;
C’est lui qui du néant a tiré l’univers,
Lui qui dessus la terre a répandu les mers ;
Qui de l’air étendit les humides contrées,
Qui sema de brillans les voûtes azurées,
Qui fit naître la guerre entre les élémens,
Et qui régla des cieux les divers mouvemens ;
La terre à son pouvoir rend un muet hommage,
Les rois sont ses sujets, le monde est son partage ;
Si l’onde est agitée, il la peut affermir ;
S’il querelle les vents, ils n’osent plus frémir ;
S’il commande au soleil, il arrête sa course ;
Il est maître de tout, comme il en est la source ;
Tout subsiste par lui, sans lui rien n’eût été ;
De ce maître, seigneur, voilà la nouveauté.
Voyez si sans raison il reçoit mes hommages,
Et si sans vanité j’en puis porter les gages.

Oui, ces chaînes, César, ces fardeaux glorieux,
Sont aux bras d’un chrétien des présens précieux ;
Devant nous ce cher maître en eut les mains chargées,
Au feu de son amour, il nous les a forgées ;
Loin de nous accabler, leur faix est notre appui,
Et c’est par ces chaînons qu’il nous attire à lui.

MAXIMIN.

Dieux ! à qui pourrons-nous nous confier sans crainte,
Et de qui nous promettre une amitié sans feinte,
De ceux que la fortune attache à nos côtés,
De ceux que nous avons acquis moins qu’achetés,
Qui sous des fronts soumis cachent des cœurs rebelles,
Que par trop de crédit nous rendons infidèles ?
Ô dure cruauté du destin de la cour,
De ne pouvoir souffrir d’inviolable amour,
De franchise sans fard, de vertu qu’offusquée,
De devoir que contraint, ni de foi que masquée !
Qu’entreprends-je, chétif en ces lieux écartés,
Où, lieutenant des dieux justement irrités,
Je fais d’un bras vengeur éclater les tempêtes,
Et poursuis des chrétiens les sacrilèges têtes,
Si, tandis que j’en prends un inutile soin,
Je vois naître chez moi ce que je fuis si loin ?
Ce que j’extirpe ici dans ma cour prend racine,
J’élève auprès de moi ce qu’ailleurs j’extermine.
Ainsi notre fortune, avec tout son éclat,
Ne peut, quoi qu’elle fasse, acheter un ingrat.

ADRIEN.

Pour croire un Dieu, seigneur, la liberté de croire
Est-elle en votre estime une action si noire,
Si digne de l’excès où vous vous emportez,
Et se peut-il souffrir de moindres libertés ?

Si jusques à ce jour vous avez cru ma vie
Inaccessible même aux assauts de l’envie,
Et si les plus censeurs ne me reprochent rien,
Qui m’a fait si coupable en me faisant chrétien ?
Christ réprouve la fraude, ordonne la franchise,
Condamne la richesse injustement acquise ;
D’une illicite amour défend l’acte innocent,
Et de tremper ses mains dans le sang innocent :
Trouvez-vous en ces lois aucune ombre de crime,
Rien de honteux aux siens, et rien d’illégitime ?
J’ai contre eux éprouvé tout ce qu’eût pu l’enfer,
J’ai vu couler leur sang sous des ongles de fer,
J’ai vu bouillir leur corps dans la poix et les flammes,
J’ai vu leur chair tomber sous de flambantes lames,
Et n’ai rien obtenu de ces cœurs glorieux
Que de les avoir vus pousser des chants aux cieux,
Prier pour leurs bourreaux au fort de leur martyre,
Pour vos prospérités, et pour l’heur de l’Empire.

MAXIMIN.

Insolent ! est-ce à toi de te choisir des dieux ?
Les miens, ceux de l’empire, et ceux de tes aïeux,
Ont-ils trop faiblement établi leur puissance,
Pour t’arrêter au joug de leur obéissance ?

ADRIEN.

Je cherche le salut, qu’on ne peut espérer
De ces Dieux de métal qu’on vous voit adorer.

MAXIMIN.

Le tien, si cette humeur s’obstine à me déplaire,
Te garantira mal des traits de ma colère,
Que tes impiétés attireront sur toi.

ADRIEN.

J’en parerai les coups du bouclier de la foi.

MAXIMIN.

Crains de voir, et bientôt, ma faveur négligée,
Et l’injure des dieux cruellement vengée.
De ceux que par ton ordre on a vus déchirés,
Que le fer a meurtris et le feu dévorés,
Si tu ne divertis la peine où tu t’exposes,
Les plus cruels tourmens n’auront été que roses.

ADRIEN.

Nos corps étant péris, nous espérons qu’ailleurs
Le Dieu que nous servons nous les rendra meilleurs.

MAXIMIN.

Traître, jamais sommeil n’enchantera mes peines,
Que ton perfide sang, épuisé de tes veines,
Et ton cœur sacrilège, aux corbeaux exposé,
N’ait rendu de nos dieux le courroux apaisé.

ADRIEN.

La mort dont je mourrai sera digne d’envie,
Quand je perdrai le jour pour l’auteur de la vie.

MAXIMIN, à Flavie.

Allez ; dans un cachot accablez-le de fers,
Rassemblez tous les maux que sa secte a soufferts,
Et faites à l’envi, contre cet infidèle…

ADRIEN.

Dites ce converti.

MAXIMIN.

Dites ce converti.Paroître votre zèle ;
Imaginez, forgez ; le plus industrieux
À le faire souffrir, sera le plus pieux ;

J’emploîrai ma justice où ma faveur est vaine ;
Et qui fuit ma faveur, éprouvera ma haine.

ADRIEN, à part.

Comme je te soutiens, Seigneur, sois mon soutien :
Qui commence à souffrir commence, d’être tien.

MAXIMIN, à part.

Dieux, vous avez un foudre, et cette félonie
Ne le peut allumer et demeure impunie !
Vous conservez la vie et laissez la clarté
À qui vous veut ravir votre immortalité,
À qui contre le ciel soulève un peu de terre,
À qui veut de vos mains arracher le tonnerre,
À qui vous entreprend et vous veut détrôner
Pour un Dieu qu’il se forge et qu’il veut couronner.
Inspirez-moi, grands dieux, inspirez-moi des peines,
Dignes de mon courroux, et dignes de vos haines,
Puisqu’à des attentats de cette qualité,
Un supplice commun est une impunité.

(Il sort.)



Scène III.

FLAVIE, ramenant Adrien à la prison ; ADRIEN, LE GEÔLIER, Gardes.
FLAVIE, au geôlier.

L’ordre exprès de César le commet en ta garde.

LE GEÔLIER.

Le vôtre me suffit, et ce soin me regarde.



Scène V.

Les mêmes ; NATALIE, représentée par MARCELLE.
NATALIE.

Ô nouvelle trop vraie ! est-ce là mon époux ?

FLAVIE.

Notre dernier espoir ne consiste qu’en vous :
Rendez-le nous à vous, à César, à lui-même.

NATALIE.

Si l’effet n’en dépend que d’un désir extrême…

FLAVIE.

Je vais faire espérer cet heureux changement ;
Voyez-le.

(Il sort.)
ADRIEN, à Natalie.

Voyez-le.Tais-toi femme, et m’écoute un moment.
Par l’usage des gens et par les lois romaines,
La demeure, les biens, les délices, les peines,
Tout espoir, tout profit, tout humain intérêt,
Doivent être communs à qui la couche l’est ;
Mais que, comme la vie et comme la fortune,
Leur créance toujours leur doive être commune,
D’étendre jusqu’aux dieux cette communauté,
Aucun droit n’établit cette nécessité.
Supposons toutefois que la loi le désire,
Il semble que l’époux, comme ayant plus d’empire,
Ait le droit le plus juste, ou le plus spécieux,
De prescrire chez soi le culte de ses dieux.
Ce que tu vois enfin, ce corps chargé de chaînes,
N’est l’effet ni des lois, ni des raisons humaines,

Mais de quoi des chrétiens j’ai reconnu le Dieu,
Et dit à vos autels un éternel adieu.
Je l’ai dit, je le dis, et trop tard pour ma gloire,
Puisqu’enfin je n’ai cru qu’étant forcé de croire ;
Qu’après les avoir vus, d’un visage serein,
Pousser des chants aux cieux dans des taureaux d’airain ;
D’un souffle, d’un regard jeter vos dieux par terre,
Et l’argile et le bois, s’en briser comme verre.
Je les ai combattus : ces effets m’ont vaincu ;
J’ai reconnu par eux l’erreur où j’ai vécu ;
J’ai vu la vérité, je la suis, je l’embrasse ;
Et si César prétend par force, par menace,
Par offres, par conseil, ou par allèchement,
Et toi, ni par soupirs, ni par embrassemens,
Ébranler une foi si ferme et si constante,
Tous deux vous vous flattez d’une inutile attente.
Reprends sur ta franchise un empire absolu ;
Que le nœud qui nous joint demeure résolu ;
Veuve dès à présent, par ma mort prononcée,
Sur un plus digne objet adresse ta pensée ;
Ta jeunesse, tes biens, ta vertu, ta beauté,
Te feront mieux trouver que ce qui t’est ôté.
Adieu : pourquoi, cruelle à de si belles choses,
Noyes-tu de tes pleurs ces œillets et ces roses ?
Bientôt, bientôt le sort, qui t’ôte ton époux,
Te fera respirer sous un hymen plus doux.
Que fais-tu ? tu me suis ! quoi ! tu m’aimes encore ?
Oh ! si de mon désir l’effet pouvait éclore !
Ma sœur, c’est le seul nom dont je te puis nommer,
Que sous de douces lois nous nous pourrions aimer !
Tu saurois que la mort par qui l’âme est ravie,
Est la fin de la mort, plutôt que de la vie ;

Qu’il n’est amour ni vie en ce terrestre lieu,
Et qu’on ne peut s’aimer ni vivre qu’avec Dieu.

NATALIE l’embrassant.

Oh ! d’un Dieu tout puissant merveilles souveraines !
Laisse-moi, cher époux, prendre part en tes chaînes ;
Et, si ni notre hymen ni ma chaste amitié,
Ne m’ont assez acquis le nom de ta moitié,
Permets que l’alliance enfin s’en accomplisse,
Et que Christ de ces fers aujourd’hui nous unisse ;
Crois qu’ils seront pour moi d’indissolubles nœuds
Dont l’étreinte en toi seul saura borner mes vœux.

ADRIEN.

Ô Ciel ! ô Natalie ! ah ! douce et sainte flamme,
Je rallume mes feux et reconnois ma femme.
Puisqu’au chemin du ciel tu veux suivre mes pas,
Sois mienne, chère épouse, au-delà du trépas ;
Que mes vœux, que ta foi… Mais, tire-moi de peine :
Ne me flatté-je point d’une créance vaine ?
D’où te vient le beau feu qui t’échauffe le sein ?
Et quand as-tu conçu ce généreux dessein ?
Par quel heureux motif…

NATALIE.

Par quel heureux motif…Je te vais satisfaire :
Il me fut inspiré presque aux flancs de ma mère ;
Et presque en même instant le ciel versa sur moi
La lumière du jour et celle de la foi.
Il fit qu’avec le lait, pendante à la mamelle,
Je suçai des chrétiens la créance et le zèle ;
Et ce zèle avec moi crût jusqu’à l’heureux jour
Que mes yeux sans dessein m’acquirent ton amour.

Tu sais, s’il t’en souvient, de quelle résistance
Ma mère en cet amour combattit ta constance ;
Non qu’un si cher parti ne nous fût glorieux,
Mais pour sa répugnance au culte de tes dieux.
De César toutefois la suprême puissance,
Obtint ce triste aveu de son obéissance ;
Ses larmes seulement marquèrent ses douleurs ;
Car qu’est-ce qu’une esclave a de plus que des pleurs ?
Enfin le jour venu que je te fus donnée,
« Va, me dit-elle à part, va, fille infortunée,
Puisqu’il plaît à César ; mais surtout souviens-toi,
D’être fidèle au Dieu dont nous suivons la loi,
De n’adresser qu’à lui tes vœux et tes prières,
De renoncer au jour plutôt qu’à ses lumières,
Et détester autant les dieux de ton époux
Que ses chastes baisers te doivent être doux. »
Au défaut de ma voix mes pleurs lui répondirent.
Tes gens dedans ton char aussitôt me rendirent,
Mais l’esprit si rempli de cette impression,
Qu’à peine eus-je des yeux pour voir ta passion ;
Et qu’il fallut du temps pour ranger ma franchise
Au point où ton mérite à la fin l’a soumise.
L’œil qui voit dans les cœurs clair comme dans les cieux
Sait quelle aversion j’ai depuis pour tes dieux ;
Et depuis notre hymen jamais leur culte impie,
Si tu l’as observé, ne m’a coûté d’hostie ;
Jamais sur leurs autels mes encens n’ont fumé ;
Et lorsque je t’ai vu, de fureur enflammé,
Y faire tant offrir d’innocentes victimes,
J’ai souhaité cent fois de mourir pour tes crimes,
Et cent fois vers le ciel, témoin de mes douleurs,
Poussé pour toi des vœux accompagnés de pleurs.

ADRIEN.

Enfin je reconnois, ma chère Natalie,
Que je dois mon salut au saint nœud qui nous lie.
Permets-moi toutefois de me plaindre à mon tour :
Me voyant te chérir d’une si tendre amour,
Y pouvois-tu répondre et me tenir cachée
Cette céleste ardeur dont Dieu t’avoit touchée ?
Peux-tu sans t’émouvoir avoir vu ton époux,
Contre tant d’innocens exercer son courroux ?

NATALIE.

Sans m’émouvoir ! Hélas ! le ciel sait si tes armes
Versoient jamais de sang sans me tirer des larmes.
Je m’en émus assez ; mais eussé-je espéré
De réprimer la soif d’un lion altéré,
De contenir un fleuve inondant une terre,
Et d’arrêter dans l’air la chute d’un tonnerre ?
J’ai failli toutefois, j’ai dû parer tes coups ;
Ma crainte fut coupable autant que ton courroux.
Partageons donc la peine aussi-bien que les crimes :
Si ces fers te sont dus, ils me sont légitimes ;
Tous deux dignes de mort, et tous deux résolus,
Puisque nous voici joints, ne nous séparons plus ;
Qu’aucun temps, qu’aucun lieu, jamais ne nous divisent :
Un supplice, un cachot, un juge, nous suffisent.

ADRIEN.

Par un ordre céleste, aux mortels inconnu,
Chacun part de ce lieu quand son temps est venu ;
Suis cet ordre sacré que rien ne doit confondre ;
Lorsque Dieu nous appelle, il est temps de répondre ;
Ne pouvant avoir part en ce combat fameux,
Si mon cœur au besoin ne répond à mes vœux,

Mérite, en m’animant, ta part de la couronne
Qu’en l’empire éternel le martyre nous donne :
Au défaut du premier, obtiens le second rang ;
Acquiers par tes souhaits ce qu’on nie à ton sang,
Et dedans le péril m’assiste en cette guerre.

NATALIE.

Bien donc, choisis le ciel, et me laisse la terre.
Pour aider ta constance en ce pas périlleux,
Je te suivrai partout et jusques dans les feux ;
Heureuse si la loi qui m’ordonne de vivre,
Jusques au ciel enfin me permet de te suivre,
Et si de ton tyran le funeste courroux
Passe jusqu’à l’épouse ayant meurtri l’époux.
Tes gens me rendront bien ce favorable office
De garder qu’à mes soins César ne te ravisse
Sans en apprendre l’heure et m’en donner avis,
Et bientôt de mes pas les tiens seront suivis ;
Bientôt…

ADRIEN.

Bientôt…Épargne-leur cette inutile peine ;
Laisse-m’en le souci, leur veille seroit vaine.
Je ne partirai point de ce funeste lieu
Sans ton dernier baiser et ton dernier adieu ;
Laisses-en sur mon soin reposer ton attente.



Scène V.

ADRIEN, NATALIE, FLAVIE, Gardes.
FLAVIE.

Aux desseins importans, qui craint, impatiente.
Eh bien, qu’obtiendrons-nous ? vos soins officieux
À votre époux aveugle, ont-ils ouvert les yeux ?

NATALIE.

Nul intérêt humain, nul respect ne le touche ;
Quand j’ai voulu parler il m’a fermé la bouche,
Et détestant les dieux, par un long entretien,
A voulu m’engager dans le culte du sien.
Enfin ne tentez plus un dessein impossible,
Et gardez que, heurtant ce cœur inaccessible,
Vous ne vous y blessiez pensant le secourir,
Et ne gagniez le mal que vous voulez guérir ;
Ne veuillez point son bien à votre préjudice ;
Souffrez, souffrez plutôt que l’obstiné périsse ;
Rapportez à César notre inutile effort ;
Et si la loi des dieux fait conclure à sa mort,
Que l’effet prompt et court en suive la menace :
J’implore seulement cette dernière grâce.
Si de plus doux succès n’ont suivi mon espoir,
J’ai l’avantage au moins d’avoir fait mon devoir.

FLAVIE.

Ô vertu sans égale, et sur toutes insigne !
Ô d’une digne épouse époux sans doute indigne !
Avec quelle pitié le peut-on secourir,
Si, sans pitié de soi, lui-même il veut périr ?

NATALIE.

Allez ; n’espérez pas que ni force ni crainte
Puissent rien où mes pleurs n’ont fait aucune atteinte ;
Je connois trop son cœur, j’en sais la fermeté,
Incapable de crainte et de légèreté.
À regret contre lui je rends ce témoignage,
Mais l’intérêt du ciel à ce devoir m’engage.
Encor un coup, cruel, au nom de notre amour,
Au nom saint et sacré de la céleste cour,
Reçois de ton épouse un conseil salutaire :
Déteste ton erreur, rends-toi le ciel prospère ;
Songe et propose-toi que tes travaux présens,
Comparés aux futurs, sont doux, ou peu cuisans.
Vois combien cette mort importe à ton estime,
D’où tu sors, où tu vas, et quel objet t’anime.

ADRIEN.

Mais toi, contiens ton zèle, il m’est assez connu,
Et songe que ton temps n’est pas encor venu ;
Que je te vais attendre à ce port désirable.
(À Flavie.)
Allons, exécutez le décret favorable,
Dont j’attends mon salut plutôt que le trépas.

FLAVIE.

Vous en êtes coupable, en ne l’évitant pas.

(Il sort. Le geôlier et les gardes emmènent Adrien.)
NATALIE, seule.

J’ose à présent, ô ciel, d’une vue assurée,
Contempler les brillans de ta voûte azurée,
Et nier ces faux dieux qui n’ont jamais foulé
De ce palais roulant le lambris étoilé.

À ton pouvoir, Seigneur, mon époux rend hommage ;
Il professe ta foi, ses fers t’en sont un gage ;
Ce redoutable fléau des dieux sur les chrétiens,
Ce lion altéré du sacré sang des tiens,
Qui de tant d’innocens crut la mort légitime,
De ministre qu’il fut, s’offre enfin pour victime ;
Et, patient agneau, tend à ses ennemis
Un col à ton saint joug heureusement soumis.
Rompons après sa mort notre honteux silence,
De ce lâche respect forçons la violence ;
Et disons aux tyrans, d’une constante voix,
Ce qu’à Dieu du penser nous avons dit cent fois.
Donnons air au beau feu dont notre âme est pressée ;
En cette illustre ardeur, mille m’ont devancée ;
D’obstacles infinis, mille ont su triompher,
Cécile des tranchans, Prisque des dents de fer,
Fauste des plombs bouillants, Dipne de sa noblesse,
Agathe de son sexe, Agnès de sa jeunesse,
Tècle de son amant, et toutes du trépas ;
Et je répugnerais à marcher sur leurs pas !

(Elle sort.)



Scène VI.

GENEST, DIOCLÉTIEN, MAXIMIN, VALÉRIE,
CAMILLE, PLANCIEN, Gardes.
GENEST, à Dioclétien.

Seigneur, le bruit confus d’une foule importune,
De gens qu’à votre suite attache la fortune,
Par le trouble où nous met cette incommodité,

Altère les plaisirs de votre majesté ;
Et nos acteurs, confus de ce désordre extrême…

DIOCLÉTIEN.

Il y faut donner ordre, et l’y porter nous-même.
De vos dames la jeune et courtoise beauté
Vous attire toujours cette importunité.

FIN DU TROISIÈME ACTE.