Le vendeur de paniers/01

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Éditions Albert Lévesque (p. 7-10).

I

LE PETIT BOITEUX


LE marché, ce jour-là, était absolument encombré. C’était la mi-septembre, cette saison exquise de la richesse des vergers et des jardins ; les cultivateurs, en grand nombre étaient venus vendre leurs denrées à la ville, leurs voitures chargées de légumes superbes, de fruits appétissants, de gerbes de dahlias, de glaïeuls et d’autres fleurs tardives de fin d’été.

Autour des halles, les comptoirs des vendeurs étalaient l’un du beurre, un autre du miel clair et doré ou en rayons de cire blonde, un troisième des pommes, des cerises, des pommettes, et ainsi de suite sur toute la longueur du marché.

La foule matinale, mouvante et affairée, allait de voiture en voiture, de stalle en stalle, marchandant, discutant, admirant ou grommelant.

« Paniers, madame ? » fit une jeune voix interpellant une passante, « voyez, j’en ai de tous genres, des grands, des petits, des moyens… regardez, ils sont jolis, pas chers ! »

Celui qui offrait ainsi sa marchandise, était un gamin d’une dizaine d’années, marchant à l’aide d’une béquille ; c’était un petit brun, à la figure pâle, aux yeux vifs et intelligents ; ses cheveux trop longs bouclaient sous la mauvaise casquette qui le coiffait ; il semblait très actif, vendait bien ses paniers et remettait la monnaie sans se tromper. Ce gamin était une figure familière sur le marché ; déjà, plus jeune, il y venait avec sa grand’mère, puis, on le vit faire seul, son petit commerce et on apprit que l’aïeule, devenue paralytique, ne reparaîtrait plus jamais à son modeste comptoir.

Dans la foule des acheteurs, une femme, portant un panier au bras et une sacoche à la main, passa près du jeune vendeur… quelques pas plus loin, la sacoche tomba… Le boiteux jeta un cri :

— Hé ! Madame !

Elle continua son chemin sans se retourner, mais un homme apercevant la bourse, la ramassa vivement et la glissa dans sa poche.

— Hé ! Madame, madame ! Vot’ portemonnaie ! cria l’enfant.

— Tais-toi, sale gosse ! fit l’homme.

Mais d’autres personnes avaient eu connaissance de la chose ; on retrouva la propriétaire et on lui fit remettre la sacoche, à sa grande joie. Cette bourse contenait, expliqua-t-elle, avec reconnaissance, l’argent du marché de la semaine, pour son mari et ses trois enfants !

Mais l’homme qui avait tenté de se l’approprier, grommelait avec colère :

— Sale gosse ! Sale gosse ! Tu me paieras ça !

— T’es pas fier, l’Gommeux ! Tu voulais chiper la bourse ?

— C’est pas ton affaire, hein ? J’te r’vaudrai ça, vermine !

L’Gommeux était le surnom peu harmonieux donné à un marchand de fruits, qui occupait une stalle voisine de celle du petit boiteux. Lui aussi était une figure bien connue sur le marché, mais détesté des autres vendeurs, parce qu’ils le savaient retors, malhonnête et souvent brutal. Personne ne semblait le connaître en dehors du Bonsecours ; on ignorait le lieu de sa demeure, et on ne le rencontrait pas dans les rues avoisinantes, où habitaient la plupart des petits marchands des stalles.

Le gamin ne fut nullement impressionné par les propos malfaisants du Gommeux ; il continua de vendre ses paniers sans s’occuper de son voisin. Il n’était pas du tout timide au marché, s’y sentant chez lui ; il connaissait tous les vendeurs, les appelait par leurs noms, les tutoyait, et répondait à leurs taquineries amicales avec une verve amusante.

Lorsqu’il s’en retourna, ce jour là, vers le pauvre taudis qui était son home, il avait vendu tous ses paniers et s’en allait, joyeux, sifflant un refrain populaire, son petit sac de coton bien rempli de sous et de piécettes blanches, ce qui permettrait d’acheter pour la famille, la nourriture de quelques jours. Mais il laissait au marché un ennemi sournois et vindicatif, qui songeait, déjà, à se venger de l’honnêteté gênante du petit infirme.