Le vendeur de paniers/04

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Éditions Albert Lévesque (p. 32-35).

IV

LE COMPLOT


L’HIVER fut long et rigoureux. Le petit boiteux avait repris son commerce de paniers, moins actif cependant et moins lucratif à cette saison ; mais, il y suppléait en se rendant utile aux gros vendeurs, faisant les messages, portant des colis. Son infirmité ne l’empêchait pas d’être très vif et très adroit.

Son ennemi le Gommeux, de son nom véritable, Léon Coucy, le détestait de plus en plus et voyait avec dépit la clientèle lui revenir après son absence.

— Gibier de prison ! lui jeta-t-il, petit voleur !

Ripaul, en colère, leva sa béquille pour le frapper, mais d’autres intervinrent et la chose en resta là.

— Tout de même, fit un brave habitant, c’est lâche d’un homme de s’attaquer ainsi à un enfant, un enfant infirme ! A-t-il vraiment été en prison ?

— Oui, mais il était innocent et le juge l’a clairé !

— Pauvre petit gars ! C’est dur, jeune et courageux comme il est !

Mais Ripaul ne songeait plus à ses déboires ; avec la belle insouciance de son âge, le passé ne le fatiguait pas. Il se livrait à ses occupations ordinaires et ne songeait qu’à gagner quelques sous de plus tous les jours, pour faire vivre la famille.

Il n’allait pas à l’école, mais sa grand’mère lui avait appris à lire assez couramment ; il savait bien compter et signait son nom comme un homme !

On avait moins souffert, cet hiver, dans le pauvre logis de la mère Séguin. Le procès de Ripaul ayant dévoilé la triste condition de ce foyer, des secours inattendus arrivaient souvent et Mariette, qui avait gagné tous les cœurs lors de son apparition à la Cour juvénile, avait reçu, à part sa belle poupée, des jouets, des friandises et des vêtements. Elle allait avoir six ans, et était vraiment jolie à voir ; les robes d’enfants plus choyées de la fortune, que des mamans charitables lui envoyaient, l’habillaient si bien et si chaudement, la pauvrette.

Lorsque vint le printemps, elle allait souvent jouer sur le trottoir de la rue, heureuse de respirer l’air attiédi, après les longs mois d’hiver.

La grand’mère confectionnait toujours ses paniers et les faisait de plus en plus jolis et variés

Un soir, vers la fin de mai, il n’était pas encore huit heures, deux hommes vinrent à passer sur le trottoir, où jouait Mariette, avec deux petites brunettes, ses voisines.

— Voilà ! dit l’un d’eux à son compagnon en désignant la petite blonde.

— Hum… fit l’autre, How old is she ? — Cinq ou six ans, pas plus, fit le premier dans un anglais très défectueux.

Les hommes ne s’arrêtèrent pas près d’elle, mais un peu plus loin, d’où ils pouvaient la regarder sans attirer l’attention. Ils continuèrent leur conversation en anglais :

— Une orpheline, m’avez-vous dit ?

— Oui, de père et de mère.

— Quels protecteurs ?

— Une vieille paralytique, sa grand’mère un gosse infirme, son frère.

— Pauvres ?

— Oui, bien pauvres !… mais vous savez, si ça vous chante, c’est deux cents piastres !

— Nous étions convenus de cent cinquante !

— Le risque est trop grand ; c’est deux cents ou rien ! Vous l’avez vue, hein ? C’est justement ce que vous m’avez demandé !

Les deux hommes s’éloignèrent dans la direction de la rue Craig, tandis que la fillette, apercevant son frère qui revenait, partait en courant à sa rencontre, inconsciente du danger qui la menaçait.

Ripaul la prit par la main et ils revinrent ensemble, gravirent le vieil escalier branlant et pénétrèrent dans le réduit du troisième où la grand’mère les attendait.