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Le vendeur de paniers/10

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 77-86).

X

LA PLAGE DE MIAMI


PENDANT que ces événements se déroulaient dans le village habituellement calme et paisible de Charmeilles, une scène d’un autre genre se passait dans une ville des États-Unis, à Miami, cet éden de la Floride, au climat toujours doux, au décor enchanteur de verdure tropicale, de fleurs vermeilles, et de vastes rivages blonds baignés par l’océan.

Une foule cosmopolite et nonchalante se prélassait sur la plage vers la fin de l’après-midi ; l’heure du bain était passée, mais on s’attardait sur le sable chaud et velouté, lisant, causant, regardant la mer que survolaient des nuées de mouettes, ou suivant des yeux les bordées onduleuses des yachts à voiles, que dépassaient, en tourbillon, quelques légères embarcations mues par de puissants moteurs.

De nombreux enfants s’y récréaient en ce moment : les uns construisant à l’aide de pelles minuscules, des monuments fragiles, ou des forts éphémères, les autres prenant leurs ébats en gambadant sur la large rive ensoleillée.

Une enfant ravissante, à boucles dorées, délicieusement habillée d’une robe de linon bleu pâle, chaussettes de même teinte et mignonnes sandales blanches, s’amusait à courir avec un gros ballon à couleurs éclatantes. Une bonne, installée sur un pliant la suivait des yeux…

Soudain, la fillette, qui s’était éloignée un peu, aperçut un monsieur à cheveux blancs, assis, face à la mer, et plongé dans la lecture d’un journal… elle s’arrêta, regarda de nouveau, puis se rapprochant, elle lui dit :

— Bonzou’, papa Noël !

Le liseur, surpris, se retourna : apercevant la petite, il lui répondit, amusé :

— Bonjour, mignonne ! Tu parles français ?

Elle se retourna vers la bonne qui, à ce moment, ne la regardait pas, mit un doigt sur ses lèvres et dit :

— C’ut ! Faut pas que nurse entende ! C’est défendu de pa’ler français !

— Mais, qui es-tu, chère petite ? fit le monsieur intrigué.

— Ze suis Mariette mais ze m’appelle « Marjorie » ap’ésent !

— Mariette ? Marjorie ? Que veux-tu dire ?

L’enfant, craintive, montra la bonne et se remit à jouer avec son ballon, bientôt elle revint :

— Ze vous connais… c’est vous qui m’avez donné ma belle poupée en lobe lose !

Le juge Pasteur (car c’était lui qui faisait à Miami une cure de repos et de soleil) se rappela soudain l’épisode émouvant de la Cour juvénile ; il se souvint de la nouvelle de la disparition de cette enfant que la police de Montréal recherchait depuis six mois.

— Pourquoi crains-tu la nurse ? N’aie pas peur ; j’aurai soin de toi !

Nurse me pince, quand elle est fâc’ée… Lega’dez ! et l’enfant montra une marque sur son petit bras. Mais le juge y vit aussi une tache de naissance, rouge comme une petite fraise ! Il se rappela cette marque distinctive, décrite dans les journaux, lors de l’enlèvement. Il lui demanda :

— Tu demeures avec cette nurse ? — Oui, et puis avec « mamma », dans cette g’ande maison là-bas ; « mamma », ze la vois tous les zou’s, mais c’est nurse qui leste avec moi tout le temps.

— Elle te parle anglais ?

— Oui, ze suis une ’tite amélicaine ap’ésent !

— Ah ?

— Et c’est défendu de pa’ler f’ançais, et de dire : « nom du père et du fils et du saint esp’it ain ’soit-il » et l’enfant esquissa un signe de croix furtif !

Le juge se leva, décidé d’agir. Il prit la petite par la main et se dirigea avec elle vers la bonne :

— Ne dis rien ! glissa-t-il à l’enfant.

This little girl takes me for Santa Claus ! dit le juge, en sourdine, à la bonne ; je l’amène faire une courte promenade, continua-t-il, en anglais.

— Oh, no sir ! répliqua la nurse en se levant, Mrs. Dillingham ne voudrait pas que je permette cela à Miss Marjorie !

— Bah ! Quelques minutes de marche, je le dirai moi-même, d’ailleurs à cette dame ; nous habitons le même hôtel, le Floridian, dit le juge, mettant un billet de cinq dollars dans la main de la bonne…

Celle-ci se rassit et murmura :

— J’attendrai !

Tenant toujours la main de Mariette, le juge circula un peu parmi les promeneurs ; plus loin, il héla un taxi donna une adresse au chauffeur et bientôt l’automobile filait à travers de grandes rues bordées de palmiers… Chemin faisant, il se fit raconter par l’enfant ce dont elle se souvenait des circonstances de son enlèvement ; rendus à destination, le juge fit attendre le taxi, sonna et demanda :

Judge Lincoln Murray ?

Et il présenta sa carte sur laquelle était gravés son nom et son adresse : « Le juge Lévis Pasteur, Montréal, Canada. »

On le fit entrer avec l’enfant, et peu d’instants plus tard, il était introduit dans le cabinet du juge Murray.

Après quelques paroles de bienvenue, ce dernier s’informa du but de cette visite…

En termes brefs et concis, toute l’histoire de Mariette fut racontée ; la petite tache distinctive examinée ; le juge américain, qui comprenait parfaitement le français et le parlait assez couramment, questionna l’enfant dans sa langue ; elle répondit à tout ce qu’on lui demandait avec une rare intelligence, donna son nom, Mariette Séguin, parla de Ripaul, de sa grand’mère, et raconta à sa façon naïve, l’épisode du rapt, que la terreur avait gravé à jamais dans sa mémoire enfantine.

En entendant le nom de Mrs. Dillingham, le juge Murray cligna des yeux d’un air un peu narquois. Il se doutait depuis quelque temps du côté louche que semblait avoir certaine affaire de succession dont il avait eu connaissance.

Il déclara à son visiteur qu’il allait régler la chose sur-le-champ. Il fit entrer l’enfant et son protecteur dans un salon voisin et appela son secrétaire.

Une demi-heure plus tard, une limousine s’arrêtait à la porte et une dame fort jolie et très élégante en descendait…

Elle fut introduite auprès du juge Murray, qui la regarda attentivement et lui demanda à brûle-pourpoint :

— Mrs. Dillingham, où avez-vous fait voler la petite fille que vous faites passer pour vôtre ?

— Mais, juge… se récria celle-ci, je ne comprends pas ce que…

— Inutile de ruser, interrompit le magistrat, je suis au courant et l’enfant est en sûreté !

— Marjorie ! Ma fille !

— Pas Marjorie et pas votre fille ! Une petite Canadienne, volée à Montréal ! Vous savez que c’est une offense criminelle ! continua le juge sévèrement.

La jeune femme, se voyant découverte, joignit les mains et s’écria, avec des larmes dans les yeux :

— Grâce ! Ne me jugez pas trop sévèrement ! On m’a affirmé que cette enfant était orpheline, qu’elle était pauvre, abandonnée, mourant de faim…

— Pourquoi l’avez-vous fait enlever ?

— Parce que… parce que… l’héritage d’un parent riche avait, comme condition, l’existence d’une enfant. Je suis divorcée depuis cinq ans ; ma petite fille est morte au berceau, à l’étranger ; celle-ci me ressemble un peu, blonde, les yeux bleus…

— Comment vous l’êtes-vous procurée ?

— J’ai payé un gangster pour me la trouver ! L’enfant est heureuse, traitée comme ma fille ! De grâce, rendez-la moi ! Elle sera riche et adulée au lieu de misérable et pauvre ! Vous avez bien connu mon père, juge, allez-vous ruiner à jamais ma vie ?

Le juge la regarda, pris de compassion pour cette jeune femme, si belle, si étrangement attirante avec ses yeux bleus noyés de larmes, mais le récit émouvant de Mariette lui résonnait encore à l’oreille et sa droiture impeccable dicta sa réponse :

— Mrs. Dillingham, vous êtes coupable de fraude de succession et de complicité dans le rapt d’une mineure. Je ne puis vous aider à continuer cette duperie ! Je vais vous mettre en présence du juge Pasteur, de Montréal et nous allons voir ce qu’il vous dira !

Sur ordre du magistrat, le secrétaire parut et introduisit le visiteur et la pseudo petite Marjorie…

En apercevant Mrs. Dillingham, l’enfant, devenue craintive, se serra davantage près de son protecteur.

En paroles brèves et sévères, le juge Pasteur s’adressa à la coupable :

— Monsieur le juge Murray a pris connaissance des faits, madame, et je m’engage, à lui fournir, tous les documents nécessaires dès mon retour à Montréal. Je ramène l’enfant avec moi, et si vous désirez un procès, voici mes nom et prénom et adresse. Le juge déposa une de ses cartes sur un guéridon, près de l’Américaine.

— Par considération personnelle pour moi, mon collègue canadien ne vous poursuivra sans doute pas pour l’enlèvement de la petite, dit alors le juge Murray qui, malgré lui, se sentait pris de pitié pour sa belle visiteuse, et quant à la fraude de succession je refuserai de m’en occuper, regrettant de ne pouvoir exonérer la fille d’un ami de jadis, mais je crains que vous n’en sortiez pas indemne !

La jeune femme se leva, jeta un regard désespéré autour d’elle, et sortit précipitamment sans prononcer une parole.

Les deux juges échangèrent une poignée de mains et Mariette les regarda sans comprendre.

Le lendemain, un train rapide transportait vers la métropole canadienne, le sauveteur et la petite rescapée dont le seul chagrin était de n’avoir pu aller chercher sa belle poupée en lobe lose, pour la ramener avec elle à Montréal.