Le vendeur de paniers/Texte entier

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Éditions Albert Lévesque (p. 3-105).


LE VENDEUR
DE PANIERS

MAXINE

LE VENDEUR
DE PANIERS

CONTESET RÉCITS

ÉDITIONS ALBERT LÉVESQUE
MONTRÉAL, 1936
Cet ouvrage est dédié à la chère mémoire
d’un jeune Canadien.

Tous droits réservés, Ottawa, 1936.

I

LE PETIT BOITEUX


LE marché, ce jour-là, était absolument encombré. C’était la mi-septembre, cette saison exquise de la richesse des vergers et des jardins ; les cultivateurs, en grand nombre étaient venus vendre leurs denrées à la ville, leurs voitures chargées de légumes superbes, de fruits appétissants, de gerbes de dahlias, de glaïeuls et d’autres fleurs tardives de fin d’été.

Autour des halles, les comptoirs des vendeurs étalaient l’un du beurre, un autre du miel clair et doré ou en rayons de cire blonde, un troisième des pommes, des cerises, des pommettes, et ainsi de suite sur toute la longueur du marché.

La foule matinale, mouvante et affairée, allait de voiture en voiture, de stalle en stalle, marchandant, discutant, admirant ou grommelant.

« Paniers, madame ? » fit une jeune voix interpellant une passante, « voyez, j’en ai de tous genres, des grands, des petits, des moyens… regardez, ils sont jolis, pas chers ! »

Celui qui offrait ainsi sa marchandise, était un gamin d’une dizaine d’années, marchant à l’aide d’une béquille ; c’était un petit brun, à la figure pâle, aux yeux vifs et intelligents ; ses cheveux trop longs bouclaient sous la mauvaise casquette qui le coiffait ; il semblait très actif, vendait bien ses paniers et remettait la monnaie sans se tromper. Ce gamin était une figure familière sur le marché ; déjà, plus jeune, il y venait avec sa grand’mère, puis, on le vit faire seul, son petit commerce et on apprit que l’aïeule, devenue paralytique, ne reparaîtrait plus jamais à son modeste comptoir.

Dans la foule des acheteurs, une femme, portant un panier au bras et une sacoche à la main, passa près du jeune vendeur… quelques pas plus loin, la sacoche tomba… Le boiteux jeta un cri :

— Hé ! Madame !

Elle continua son chemin sans se retourner, mais un homme apercevant la bourse, la ramassa vivement et la glissa dans sa poche.

— Hé ! Madame, madame ! Vot’ portemonnaie ! cria l’enfant.

— Tais-toi, sale gosse ! fit l’homme.

Mais d’autres personnes avaient eu connaissance de la chose ; on retrouva la propriétaire et on lui fit remettre la sacoche, à sa grande joie. Cette bourse contenait, expliqua-t-elle, avec reconnaissance, l’argent du marché de la semaine, pour son mari et ses trois enfants !

Mais l’homme qui avait tenté de se l’approprier, grommelait avec colère :

— Sale gosse ! Sale gosse ! Tu me paieras ça !

— T’es pas fier, l’Gommeux ! Tu voulais chiper la bourse ?

— C’est pas ton affaire, hein ? J’te r’vaudrai ça, vermine !

L’Gommeux était le surnom peu harmonieux donné à un marchand de fruits, qui occupait une stalle voisine de celle du petit boiteux. Lui aussi était une figure bien connue sur le marché, mais détesté des autres vendeurs, parce qu’ils le savaient retors, malhonnête et souvent brutal. Personne ne semblait le connaître en dehors du Bonsecours ; on ignorait le lieu de sa demeure, et on ne le rencontrait pas dans les rues avoisinantes, où habitaient la plupart des petits marchands des stalles.

Le gamin ne fut nullement impressionné par les propos malfaisants du Gommeux ; il continua de vendre ses paniers sans s’occuper de son voisin. Il n’était pas du tout timide au marché, s’y sentant chez lui ; il connaissait tous les vendeurs, les appelait par leurs noms, les tutoyait, et répondait à leurs taquineries amicales avec une verve amusante.

Lorsqu’il s’en retourna, ce jour là, vers le pauvre taudis qui était son home, il avait vendu tous ses paniers et s’en allait, joyeux, sifflant un refrain populaire, son petit sac de coton bien rempli de sous et de piécettes blanches, ce qui permettrait d’acheter pour la famille, la nourriture de quelques jours. Mais il laissait au marché un ennemi sournois et vindicatif, qui songeait, déjà, à se venger de l’honnêteté gênante du petit infirme.


II

LA POUPÉE


IL neigeait à plein ciel, à Montréal, ce soir du 24 décembre ; toute la journée, le froid avait été très vif, puis la neige s’était mise à tomber, poudrant les gros lampadaires des rues, coiffant de blanc les maisons, les monuments, les trams et les capotes des taxis, esquissant les contours et les dentelures des clochers, d’où résonneraient bientôt le joyeux carillon de l’immortelle fête de la Nativité.

Dans la rue bien éclairée, les vitrines brillantes offraient leurs étalages à travers une légère couche de givre transparent, qui en tamisait un peu l’éclat. Cette veille de Noël, les Montréalais faisaient leurs emplettes et la rue Sainte-Catherine regorgeait de piétons.

Devant une vitrine où s’étalaient des masses de jouets de tous genres, deux enfants s’étaient arrêtés ; l’un était le vendeur de paniers du marché Bonsecours, l’autre, une fillette, plus petite, vêtue d’un vieux paletot trop grand pour sa taille mignonne et coiffée d’un bérêt de laine grise, d’où s’échappaient des mèches blondes toutes blanchies de neige.

— Vois, Ripaul, dit-elle, désignant du bout de sa mitaine percée, une poupée richement mise et dont les yeux étaient fermés, tu la vois, hein ? Celle qui fait dodo ? C’est celle-là que ze veux avoi’ !

— Celle-là ? Fais-toi vite une croix sur le bec ! C’est pas pour toi, Mariette, c’est pour les p’tites filles riches !

— Tiens ! Papa Noël, il poullait bien me la donner !

— Bah ! L’père Noël ! répéta Ripaul avec un cynisme inconscient, il ne connait pas l’chemin de not’ rue !

— Tu penses ? fit l’enfant, désappointée… mais elle est si belle, z’voudrais bien l’embiasser touzours ! Et les grands yeux bleus se remplirent de larmes.

— Pleure pas ! fit le gamin un peu brusquement ; tu sais bien que toutes ces belles choses là, c’est pour les riches ! C’est comme chez les confiseurs ! En avons-nous vu tantôt des montagnes de tartes, de gâteaux et de bonbons… et pas moyen d’y goûter, hein ? Bon, tu les as regardées, à présent, les poupées, viens, allons-nous en !

Mais l’enfant restait clouée devant la vitrine et les larmes se figeaient sur ses joues un peu bleuies par le froid…

Le gamin, prenant une résolution subite, lui dit :

— Allons, assez pleuré ! Viens, on va demander à la voir, la poupée, et tu l’embrasseras !

La petite s’essuya les yeux du revers de sa manche enneigée et suivit son frère vers l’entrée du magasin, rempli de clients ; mais un gardien à la porte, apercevant la pauvresse et le petit boiteux, les renvoya, ils ne purent entrer.

Les larmes de Mariette reprirent de plus belle ; alors, l’infirme, qui adorait sa sœur, lui dit à mi-voix :

— Attends, reste ici près de la porte, je te l’apporterai, une minute, pour l’embrasser !

Mariette cessa de pleurer et se posta dans un petit coin tout près de l’entrée.

Ripaul se faufila à l’intérieur sans avoir été vu du gardien et s’approcha du comptoir où on le toisa d’un air douteux… un commis néanmoins, lui demanda ce qu’il désirait :

— Voir la poupée qui ferme les yeux que vous avez dans l’étalage, dit-il bravement.

La poupée fut enlevée de son petit lit de parade et mise devant lui…

À ce moment, le commis, distrait par la question d’une cliente, se retourna un instant. Ripaul saisit le jouet convoité et avant que le commis n’ait eu le temps de s’en apercevoir, il se sauvait avec sa proie et parvenait auprès de Mariette, qui, pâmée de joie, tendait les bras pour recevoir le trésor. Mais une main pesante s’abattit sur l’épaule du gamin :

— Petit voleur ! Je vais appeler la police !

— Non ! Non ! J’suis pas un voleur ! s’écria Ripaul c’était pour une minute seulement… ma… ma p’tite sœur… qui…

Il balbutiait, énervé, furieux, ne trouvant plus ses mots d’explication.

— On connaît ça ! Rentre ici, petit misérable ! Tu t’expliqueras à la police ! C’est sans doute toi, aussi, qui as volé des patins et un traîneau, hier soir !

— Non ! Non ! protesta Ripaul.

À ce moment, un jeune homme qui se trouvait auprès du gamin, témoin de la scène près de la porte, et trouvant pathétique cette figure d’infirme, si pleine d’indignation, s’approcha et lui demanda à mi-voix :

— Pourquoi voulais-tu dérober cette poupée, mon garçon ?

— Je ne voulais pas la dérober, répondit Ripaul, c’était seulement pour un instant ; ma p’tite sœur voulait tant l’embrasser… je l’aurais rapportée tout de suite !

— Où est-elle ta petite sœur ?

— Près de la porte… elle pleurait pour l’embrasser puisqu’elle savait qu’elle ne pouvait l’avoir, hein ? C’est pour les enfants riches, ça ! Mais on n’a pas voulu nous laisser entrer… alors… à présent la police va me prendre, Mariette ne pourra retrouver son chemin toute seule… et grand’mère… que va-t-elle devenir ?

Il s’était fait un rassemblement autour du boiteux, toujours solidement maintenu par la main du gardien.

Quelqu’un dit :

— Quel mauvais sujet ! A-t-on prévenu la police ?

— Oui, la voici !

Deux constables arrivaient à l’instant. Sur l’accusation du gardien et du commis, ils s’emparèrent du boiteux pour le conduire au poste :

— Mariette ! Mariette ! répétait le pauvre enfant ; laissez-moi la ramener, supplia-t-il, je reviendrai tout de suite, sûr, bien sûr !

On ne lui répondit pas.

Le jeune homme qui lui avait déjà parlé et vu la fillette en pleurs dans la neige, lui demanda :

— Où demeures-tu, mon garçon ? Dis-le moi, je la ramènerai ta petite sœur !

— Rue Sanguinet, numéro 33X, au troisième, la porte à droite !

— Bien ; et ton nom, maintenant ?

— Henri-Paul Séguin, m’sieur.

Tandis que les agents de police emmenaient un peu rudement l’infirme, le jeune homme s’approchait de la pauvre petite qui appelait en pleurant : Ripaul ! Ripaul !

Il hêla un taxi, prit la pauvrette dans ses bras, malgré les efforts de celle-ci pour lui échapper, la déposa sur le siège, donna l’adresse au chauffeur et s’installa auprès de l’enfant.

Pierre Lecomte était un étudiant qui suivait les cours de médecine à l’Université de Montréal. Son père, excellent chirurgien, avait pratiqué sa profession à Charmeilles,[1] petit village à une cinquantaine de milles de la métropole. Il était mort cinq ans plus tôt, laissant une veuve et un fils âgé, alors, de seize ans.

Madame Lecomte, très attachée à son home à la campagne, avait continué d’y demeurer ; son fils, que les cours universitaires retenaient à la ville, devait, dès le lendemain, Jour de Noël, aller rejoindre sa mère et passer la vacance à la maison paternelle.

C’était un garçon sérieux, observateur, doué d’une nature droite et très impulsive ; son élan spontané pour secourir ce pauvre petit infirme, pris, semblait-il, en flagrant délit de vol, et qui, cependant, protestait tant de son innocence, provenait de cette noblesse de cœur qui dicte les impulsions généreuses.

Le taxi filait à travers les rues ; la fillette, pelotonnée dans son petit coin, jetait, de temps en temps sur son compagnon un coup d’œil furtif, mais refusait absolument de lui parler.

Enfin, l’auto s’arrêta dans une rue étroite et sombre, devant une rangée de vieilles maisons.

L’étudiant paya la course et suivit la petite fille qui grimpait déjà les marches un peu branlantes d’un escalier extérieur.

Rendue au troisième, l’enfant ouvrit une porte et Pierre pénétra à sa suite, d’abord, dans un couloir sombre, puis dans une grande pièce assez mal éclairée. Une vieille femme, assise dans une chaise roulante, tressait des pailles de couleurs diverses ; auprès d’elle, par terre, étaient posés un certain nombre de paniers, de grandeurs et de formes variées, les uns achevés, les autres à moitié finis… La chambre, pauvre et froide, était plus que sommairement meublée, cependant, tout paraissait assez propre. Pierre ne vit pas ces détails tout d’abord, mais il les observa tandis qu’il parlait à l’aïeule.

Mariette s’était blottie près de la vieille et cachait sa tête sur les genoux de la paralytique en sanglotant :

— G’and’mère ! Ripaul ! Ripaul !

L’aïeule la tint un instant embrassée, puis calmant d’un geste autoritaire les pleurs de l’enfant, elle se retourna vers Pierre :

— Qu’y a-t-il, m’sieur ? Excusez si je reste assise, je suis paralysée.

— Je suis venu ramener votre petite fille, dit celui-ci, parce que… (il hésita) parce que le petit Henri-Paul ne pourra pas revenir ce soir.

— Jour du Ciel ! Mon Ripaul ! A-t-il eu un accident, monsieur ?

— Non… non… mais, il y a eu une légère erreur à son sujet et vous en aurez des nouvelles bientôt.

La vieille femme, électrisée par la crainte, saisit la petite par les épaules et la secoua :

— Parle ! Parle ! fifille ! Où est-il, Ripaul ?

— Sais pas, mé, pleurnicha la fillette, il avait dit : ze te l’appo’terai pou’ l’emb’asser, et puis quand il est levenu, il l’avait dans son b’as, mais un g’os méc’ant l’a empoigné !

La vieille leva les bras avec un geste de désespoir…

— Monsieur, par pitié expliquez-moi ce qui s’est passé !

— Je n’en sais pas beaucoup plus long que vous ma pauvre femme ; j’ai compris qu’il s’agissait d’une poupée que la petite désirait avoir. Seulement, en voyant ce gamin si inquiet de sa petite sœur, j’ai offert de la ramener. Ceci est arrivé dans un magasin de jouets de la rue Sainte-Catherine ; on a cru qu’il voulait dérober ce jouet.

— Hélas ! Mon Dieu ! Que vont-ils lui faire à ce brave petit ? Un bon enfant, monsieur, comme il n’y en a pas !

Pierre la rassura de son mieux, mit une petite pièce dans la main de Mariette, et sortit de la chambre.


III

LA COUR JUVÉNILE


UN mois s’était passé, un long mois pendant lequel Henri-Paul avait été détenu dans la prison des enfants, en attendant son procès. Il était accusé de vol : un traîneau, des patins, une poupée.

Pierre Lecomte n’avait pas oublié son petit boiteux de la veille de Noël ; il avait raconté l’épisode à sa mère, lors de son séjour à Charmeilles et celle-ci l’avait engagé à revoir ces pauvres gens qui lui paraissaient si dignes d’intérêt.

Pierre ignorait ce qui s’était passé durant ses trois semaines de vacances ; son bon cœur et les conseils d’une mère qu’il adorait, le portèrent à s’informer de ses protégés d’un soir, et dès son retour à Montréal, il se dirigea vers le quartier pauvre où habitait la famille de l’infirme.

La grand’mère Séguin le reconnut et l’accueillit comme un ami ; la petite Mariette, qui s’était cachée lorsqu’il entra, se rapprocha peu à peu, et l’étudiant put s’apercevoir que l’enfant était remarquablement jolie, mignonne et attirante.

Il fut surpris de constater que la grand’ mère malgré l’extrême pauvreté de sa situation, était une personne de bonnes manières, parlant correctement, et démontrant par son attitude polie, qu’elle avait vu de meilleurs jours.

Dans le but d’aider le petit boiteux, si possible, il questionna l’aïeule et apprit d’elle l’histoire de la poupée, telle que Mariette avait fini par lui raconter :

— C’est un si brave enfant, mon petit Ripaul, dit la vieille, en s’essuyant les yeux, non, il n’a sûrement jamais volé !

— Que fait-il, ce gamin ? Va-t-il à l’école ?

— Non, monsieur, pas régulièrement ; mais il assiste au catéchisme le dimanche ; la semaine, voyez-vous, il faut qu’il aille au marché pour vendre les paniers… c’est avec ce petit commerce que nous pouvons vivre sans souffrir de la faim !

— Que faites vous depuis qu’il est absent ?

— Les premiers jours ont été durs ; des gens de la police sont venus m’avertir qu’ils gardaient le petit là-bas en attendant… puis nous avons eu la visite de deux membres de la St-Vincent de Paul, envoyés par notre curé, et maintenant, il y a une bonne Sœur qui vient tous les jours ; elle fait le ménage et nous prépare un peu de nourriture… voyez-vous, monsieur, je ne puis marcher, j’ai les jambes paralysées.

— Pauvre femme ! Mais Henri-Paul, comment est-il devenu infirme ?

— Un accident d’autobus, monsieur ; son père et sa mère ont été tués sur le coup, et lui, l’enfant, blessé à la jambe !

— Il y a longtemps de cela ?

— Cinq ans, monsieur, Mariette n’avait pas un an ! Mon fils n’était pas riche mais il gagnait bien sa vie ; c’était un commis-marchand ; sa femme, une orpheline ; donc, pas de parents pour m’aider après l’accident à faire vivre les petits ! C’est alors que j’ai quitté le logement confortable où nous habitions et que je ne pouvais pas payer… je me suis mise à confectionner des corbeilles et des paniers pour vendre au Bonsecours… mais depuis près d’un an que je suis paralysée, c’est Ripaul qui les vend et nous gagne l’argent de chaque jour.

— Son nom n’est-il pas Henri-Paul ?

— Oui, mais Mariette l’a toujours appelé Ripaul, et le nom lui est resté… c’est étrange, monsieur cette petite fille parle encore comme un bébé, elle ne prononce pas ses r, mais elle a toujours pu dire : Ripaul !

— Où avez-vous appris votre métier ? demanda Pierre, qui regardait depuis quelques minutes, les paniers vraiment fort jolis, que confectionnait la vieille.

Celle-ci soupira :

— Ah monsieur, c’était dans ma jeunesse ; j’étais institutrice dans une petite école de l’Ancienne Lorette, près de Québec… c’est une Huronne de là-bas qui m’a appris à tresser et colorier les pailles…

Cette phrase expliquait au jeune homme pourquoi cette pauvre vieille employait pour lui parler des paroles aussi choisies ; il avait déjà remarqué que le petit boiteux s’exprimait lui aussi assez bien.

Pierre se leva pour prendre congé et l’aïeule le remercia de sa sympathie, le suppliant, les larmes aux yeux, de lui faire rendre bientôt son petit-fils… celui-ci l’encouragea de son mieux et promit de s’occuper sans retard du jeune infirme.

Pierre comptait, parmi ses amis, à Montréal, un jeune avocat de talent, dont il connaissait la nature franche et sympathique ; dès le lendemain de sa visite rue Sanguinet, il se rendit chez lui. Il lui raconta l’arrestation du 24 décembre, lui donna quelques détails sur la famille de Ripaul et lui demanda s’il ne voudrait pas s’en occuper.

— Tu sais, pas d’argent pour toi, là-dedans, mais un pauvre gamin à sauver de l’école de réforme !

— Hum… la Cour juvénile va s’ouvrir bientôt… ça ne me donne pas grand temps… mais ton histoire m’intéresse ; je vais aller voir ton protégé et le faire parler un peu… si je suis convaincu que le gamin n’est pas un petit sacripant, je lui servirai d’avocat !

— Ça te portera bonheur, mon vieux, fit Pierre en lui serrant la main.

Lorsque la Cour s’ouvrit, quelques jours plus tard, et que la cause de Henri-Paul Séguin fut appelée, une foule compacte remplissait la grande salle ; on regarda avec intérêt ce petit infirme aux yeux clairs et francs, à la figure pâle et émaciée.

Le Juge Pasteur qui présidait, était un homme à cheveux blancs, figure ronde, moustache blanche, teint animé, et accusant un embonpoint prononcé. Son expression sérieuse et sa dignité imposaient le respect, mais une bonté innée se devinait chez ce magistrat, malgré la sévérité voulue de son aspect, tandis qu’il jetait sur le jeune accusé un regard inquisiteur.

Le premier témoin fut le commis du magasin de jouets qui raconta les faits de l’enlèvement de la poupée ; il ajouta que ce même garçon avait été vu la veille rôdant autour du magasin à la brunante, et que peu de temps après, un traîneau et des patins avaient disparu de l’étalage de l’entrée…

On questionna alors l’enfant :

— Quel âge as-tu, mon garçon ? demanda le Juge.

— Dix ans et demie, monsieur.

— Sais-tu ce que c’est qu’un serment ?

— Oui, m’sieur, je l’ai appris au catéchisme.

— Et tu jures de dire la vérité ?

— Oui, m’sieur.

Son avocat alors prit la parole :

— Henri-Paul, tu vas raconter à son honneur le Juge exactement ce qui est arrivé.

Ripaul était déjà debout ; il s’appuya sur sa béquille regarda le Juge et commença d’une voix claire, mais un peu tremblante :

— C’est pas grand’chose ! Mariette (c’est ma p’tite sœur) regardait les poupées dans la vitrine…

Son récit fut débité sans hésitation et avec assurance, mais sans forfanterie ; on eut beau transquestionner l’enfant, son histoire ne variait pas.

Pierre Lecomte fut appelé comme témoin et raconta ce qu’il savait et la version de la grand’mère.

Le gardien fut très sévère dans son témoignage ; il prétendit que ces deux enfants étaient des voleurs professionnels.

— D’où tenez-vous cette information ? demanda l’avocat de la défense.

— Un homme qui m’entendait parler de cette affaire, dans la rue, m’a suivi jusqu’ici et m’a dit que ces enfants étaient connus, que c’étaient une paire de petits voleurs !

— Quel est le nom de cet homme ?

— Je ne le connais pas fit le gardien, il n’a pas voulu me dire son nom !

L’avocat de Ripaul fit remarquer que ce témoignage anonyme n’avait aucune valeur ; il annonça alors qu’il avait un autre témoin à faire entendre : et soudain, une religieuse parut, tenant une fillette par la main. Celle-ci, intimidée, regardait à peine autour d’elle, mais, tout-à-coup, elle aperçut son frère…

— Ripaul ! s’écria-t-elle… et s’échappant de la religieuse, elle se précipita vers lui !

Les assistants émus regardaient ces deux pauvres petits et un mouvement de sympathie remplit tous les cœurs. La Sœur reprit la petite auprès d’elle, et on la questionna.

Debout sur une chaise, soutenue par le bras protecteur de la bonne religieuse, Mariette répondit dans son naïf langage à tout ce qu’on lui demanda, et quand elle eut corroboré le récit de son frère, elle ajouta :

— On a eu faim longtemps, g’and’mère et moi, ap’ès que les g’os méc’ants ont emmené Ripaul !

— Qui a eu soin de vous ensuite ? demanda le Juge, tandis que plusieurs assistants sentaient l’émotion les gagner.

— La bonne Sœur, et m’sieur Pierre.

— Monsieur le Juge, fit l’avocat du marchand de jouets, je demande que ce garçon réponde à l’autre accusation de vol… le traîneau de quinze dollars, et une paire de beaux patins !

— Qu’as-tu à répondre à cela, Henri-Paul ? demanda le juge.

— Je ne les ai jamais pris, ni même touchés ! Je les ai regardés à l’étalage, c’est tout !

— Pourquoi étais-tu dans cette rue, tard l’après-midi, si loin de ta demeure ?

— Je voulais voir les étalages, comme tout l’monde ! Si on ne r’gardait pas dans les vitrines, nous autres, on ne verrait jamais rien… je voulais savoir où il y avait des belles poupées pour les montrer à Mariette !

— Pourquoi l’avoir amenée le soir ?

— Tiens… dans l’jour, j’ai mon ouvrage !

Cette phrase, si vraie pourtant, fit sourire, tant elle semblait étrange dans la bouche d’un gamin de cet âge !

L’avocat de Ripaul fit remarquer que les objets n’avaient pas été retrouvés chez l’accusé, et que vu son infirmité, il aurait difficilement pu se servir des patins…

La cause fut jugée tout de suite et Ripaul honorablement acquitté.

Lorsqu’il quitta la Cour avec son avocat, son protecteur, Pierre Lecomte, la religieuse et Mariette qu’il tenait par la main, le juge les arrêta au passage et regardant la petite, si jolie avec ses boucles blondes un peu échevelées, ses grands yeux bleus et son naïf sourire, il lui dit :

— Comment était-elle, petite, cette poupée qui t’a fait pleurer ?

— Mm… elle était belle ! Une lobe lose, des ’tits souliers, des f’isettes comme moi quand g’and’mère les allange esp’ès, des yeux qui font dodo, une ’tite bouc’e… tiens, m’sieur, z’aulais donc voulu l’emb’asser ! et à ce souvenir, les larmes de Mariette se mirent à couler…

— Allons, ne pleure pas… dis-moi, tu n’aurais pas voulu l’avoir, plutôt ?

— Oui, oui, mais une belle, comme ça, c’est pou’ les ’tites filles liches, hein ?

— On ne sait jamais… murmura le juge.

Ce soir là, Ripaul était de nouveau chez lui ; la vieille grand’mère roulait son chapelet noir en remerciant le ciel du retour de son fiston, et Mariette se pâmait de joie, caressant dans ses bras une superbe poupée, vêtue de soie rose et qui fermait les yeux pour faire dodo.

— Ripaul, dit-elle soudain, se glissant tout près de son frère, z’vas te dire un g’os sec’et : tu sais, l’m’sieur qui nous a pa’lé c’matin… c’est papa Noël… mais il a coupé sa g’ande barbe !


IV

LE COMPLOT


L’HIVER fut long et rigoureux. Le petit boiteux avait repris son commerce de paniers, moins actif cependant et moins lucratif à cette saison ; mais, il y suppléait en se rendant utile aux gros vendeurs, faisant les messages, portant des colis. Son infirmité ne l’empêchait pas d’être très vif et très adroit.

Son ennemi le Gommeux, de son nom véritable, Léon Coucy, le détestait de plus en plus et voyait avec dépit la clientèle lui revenir après son absence.

— Gibier de prison ! lui jeta-t-il, petit voleur !

Ripaul, en colère, leva sa béquille pour le frapper, mais d’autres intervinrent et la chose en resta là.

— Tout de même, fit un brave habitant, c’est lâche d’un homme de s’attaquer ainsi à un enfant, un enfant infirme ! A-t-il vraiment été en prison ?

— Oui, mais il était innocent et le juge l’a clairé !

— Pauvre petit gars ! C’est dur, jeune et courageux comme il est !

Mais Ripaul ne songeait plus à ses déboires ; avec la belle insouciance de son âge, le passé ne le fatiguait pas. Il se livrait à ses occupations ordinaires et ne songeait qu’à gagner quelques sous de plus tous les jours, pour faire vivre la famille.

Il n’allait pas à l’école, mais sa grand’mère lui avait appris à lire assez couramment ; il savait bien compter et signait son nom comme un homme !

On avait moins souffert, cet hiver, dans le pauvre logis de la mère Séguin. Le procès de Ripaul ayant dévoilé la triste condition de ce foyer, des secours inattendus arrivaient souvent et Mariette, qui avait gagné tous les cœurs lors de son apparition à la Cour juvénile, avait reçu, à part sa belle poupée, des jouets, des friandises et des vêtements. Elle allait avoir six ans, et était vraiment jolie à voir ; les robes d’enfants plus choyées de la fortune, que des mamans charitables lui envoyaient, l’habillaient si bien et si chaudement, la pauvrette.

Lorsque vint le printemps, elle allait souvent jouer sur le trottoir de la rue, heureuse de respirer l’air attiédi, après les longs mois d’hiver.

La grand’mère confectionnait toujours ses paniers et les faisait de plus en plus jolis et variés

Un soir, vers la fin de mai, il n’était pas encore huit heures, deux hommes vinrent à passer sur le trottoir, où jouait Mariette, avec deux petites brunettes, ses voisines.

— Voilà ! dit l’un d’eux à son compagnon en désignant la petite blonde.

— Hum… fit l’autre, How old is she ? — Cinq ou six ans, pas plus, fit le premier dans un anglais très défectueux.

Les hommes ne s’arrêtèrent pas près d’elle, mais un peu plus loin, d’où ils pouvaient la regarder sans attirer l’attention. Ils continuèrent leur conversation en anglais :

— Une orpheline, m’avez-vous dit ?

— Oui, de père et de mère.

— Quels protecteurs ?

— Une vieille paralytique, sa grand’mère un gosse infirme, son frère.

— Pauvres ?

— Oui, bien pauvres !… mais vous savez, si ça vous chante, c’est deux cents piastres !

— Nous étions convenus de cent cinquante !

— Le risque est trop grand ; c’est deux cents ou rien ! Vous l’avez vue, hein ? C’est justement ce que vous m’avez demandé !

Les deux hommes s’éloignèrent dans la direction de la rue Craig, tandis que la fillette, apercevant son frère qui revenait, partait en courant à sa rencontre, inconsciente du danger qui la menaçait.

Ripaul la prit par la main et ils revinrent ensemble, gravirent le vieil escalier branlant et pénétrèrent dans le réduit du troisième où la grand’mère les attendait.


V

LE RAPT


LE lendemain vers la même heure, alors que la rue Sanguinet, devenue un peu sombre, n’avait que de rares passants, une automobile stationnait un peu plus loin que la vieille maison du logis Séguin.

L’homme au volant portait de grosses lunettes bleues et un feutre mou enfoncé sur la tête. Il attendait apparemment sans impatience, regardant droit devant lui, sans se retourner.

Mariette jouait seule sur le trottoir, ses petites camarades, comme la plupart des gens de la rue, étant au repas du soir.

Soudain, un homme passa près d’elle, s’arrêta et dit :

— Bonsoir, la p’tite… Oh, la belle poupée !

— Oui, elle est belle, dit l’enfant la montrant fièrement, et elle peut faire dodo !

— Ça c’est rare, une poupée qui ferme les yeux ! Qu’est-ce que tu fais sur le trottoir, toute seule ?

— Z’attends Ripaul qui va veni’ pour’ souper !

— Ripaul ? Il est dans l’auto, là-bas… veux-tu aller le rejoindre ?

Mariette hésita… c’était défendu de s’éloigner…

— Viens, je t’amène par la main, fit l’homme en s’emparant de la petite menotte de l’enfant.

Elle trottinait auprès de lui, la poupée dans son bras, regardant l’auto si rapproché, mais dont on ne voyait que l’arrière, avec son petit feu à lueur rouge.

Rendus à la voiture, l’homme en ouvrit la porte, saisit la petite dans ses bras et la déposa rudement sur le siège ; se plaçant vivement près d’elle, il mit sa grosse main calleuse sur la bouche de la pauvrette pour étouffer ses cris et souffla à mi-voix : Go ahead !

L’auto démarra rapidement tandis que le ravisseur disait à l’enfant terrifiée en la regardant avec des yeux féroces :

— Reste tranquille et tais-toi ! Si tu cries, j’ai un gros couteau dans ma poche, et je te couperai la langue !

La pauvre petite, tremblante, affolée, cessa de crier et se débattre ; elle demeura immobile, serrant la poupée sur son cœur, et ne comprenant rien à ce qui lui arrivait…


Pierre Lecomte habitait une maison, rue Saint-Denis où il avait chambre et pension. De bonne heure, le lendemain, au moment où il allait prendre le déjeuner qu’on venait de lui apporter, il entendit frapper à sa porte…

C’était le petit boiteux… pâle, énervé…

M’sieur Pierre, commença-t-il, j’suis venu vous demander conseil, Mariette… il s’arrêta, incapable de continuer.

Pierre le fit asseoir, le calma un peu, et lui dit :

— Parle, mon ami ; qu’y a-t-il à propos de Mariette ?

Ripaul retrouva sa voix :

— Elle est disparue depuis hier soir !

— Disparue ? Où était-elle ?

— Elle jouait, comme tous les jours, sur le trottoir, quand je suis arrivé, elle n’y était plus ! Toute la nuit sans revenir, pensez donc ! Elle est peut-être morte !

— Non, s’il y avait eu un accident, quelqu’un l’aurait su ! Avec qui jouait-elle ?

— Avec deux petites voisines ; elles sont entrées pour souper et Mariette leur a dit : « z’entre pas à p’ésent z’attends Ripaul ! », et quand je suis arrivé, il n’y avait personne sur le trottoir !

— Attends un peu, fit Pierre ; j’avale une bouchée de ce déjeuner et je vais avec toi ! Tiens, mange un peu toi aussi et bois cette tasse de café, ça va te remettre !

Henri-Paul mangea une croûte de pain et prit le bon café chaud. Le pauvre enfant n’avait pas déjeuné, dévoré d’inquiétude sur le sort de sa petite sœur.

Au bout de quelques minutes, ils sortirent ensemble et se dirigèrent vers la rue Sanguinet ; Pierre voulait d’abord parler à la grand’mère.

En entrant dans le triste logis, il aperçut la pauvre vieille renversée sur sa chaise, raide, immobile…

— Grand’mère ! s’écria Ripaul et il voulut s’élancer vers elle, mais Pierre, devinant ce qui était arrivé, l’arrêta et lui dit avec bonté :

— Cours chez le pharmacien du coin, mon petit et téléphone Harbour 1234 demande le docteur Cinq-Mars, et dis-lui que c’est Pierre Lecomte qui le prie de venir d’urgence au numéro 33X de la rue Sanguinet !

— M’sieur Pierre, fit le gamin, impressionné, elle est bien malade, grand’mère ?

— Je le crois, mon garçon, va vite ! Lorsque l’enfant fut reparti, Pierre frappa à une porte voisine et demanda qu’on aille chercher un prêtre :

— C’est pour la mère Séguin, voyez-là ; dit-il.

— Elle est évanouie ? demanda le voisin, jetant un coup d’œil dans la pièce.

— Hum… ou morte ! dit Pierre.

— Pauvre vieille ! C’est le coup qu’elle a reçu par la disparition de la petite !

— Probablement.

— Où est donc le petit gars ?

— Je l’ai envoyé téléphoner au médecin, je voulais lui épargner le premier choc, pauvre petit !

Le brave voisin partit aussitôt pour aller chercher le curé et Pierre resta seul auprès de l’aïeule solitaire.

La main raidie de la vieille femme tenait encore la croix d’un long chapelet noir suspendu sur le dossier de son fauteuil d’infirme…

VI

CHARMEILLES


DEUX mois se sont passés depuis la mort de la mère Séguin et le rapt de Mariette. Henri-Paul a été bien malade, il est encore à l’hôpital.

Mariette n’a pas été retrouvée, et la police de Montréal cherche en vain ses traces.

C’est une attaque de fièvre typhoïde qui a terrassé le petit boiteux, après l’émotion, le chagrin et la fatigue de ces jours tragiques de la fin de mai.

La femme du brave voisin l’avait amené chez elle le jour de l’enterrement de la grand’ mère et lorsque Pierre vint le voir, ce soir là, il le trouva fiévreux et souffrant. Il le fit coucher et resta auprès de lui… bientôt la fièvre augmenta, Ripaul se mit à parler, à crier… il était dans le délire !

Pierre, déjà avancé dans ses études de médecine, avait tout de suite diagnostiqué la typhoïde… il le fit alors transporter à l’hôpital Civique, d’où le pauvre gamin n’était pas encore sorti.

Il n’avait pas été abandonné de ses amis, cependant ; le curé de sa paroisse était venu le voir ; Pierre, en vacances à Charmeilles, venait parfois à Montréal et apportait toujours quelque douceur à son protégé malade. Un jour, il eut la visite d’un brave vendeur du marché, qui s’intéressait au sort de ce vaillant petit garçon que le malheur semblait poursuivre.

— Eh bien, Ripaul, lui dit-il, s’asseyant auprès du lit de l’enfant, ça va mieux hein, mon gars ? On va te revoir bientôt au marché !

— Je n’en sais rien, François, dit l’infirme, grand’mère n’est plus là pour faire des paniers… mais donne-moi les nouvelles, qui a pris ma place ?

— Une vendeuse de paniers aussi ; mais les siens sont différents de ceux que tu vendais.

— Et l’Gommeux ? Lui fait-il la guerre, à elle ?

— L’Gommeux ? Il y a proche deux mois qu’on ne le voit plus au marché… On dit qu’il a fait un coup d’argent et qu’il est parti pour les États !

— Tant mieux ! C’est un bon débarras ! François, tu as su pour ma petite sœur ?

— Oui, ç’a été dans La Presse, mais la police la retrouvera bien, tu verras !

— Mon Dieu, je l’espère de tout mon cœur ! C’est dur d’avoir été pris par la maladie quand j’aurais voulu courir partout pour la trouver !

— Oui, c’est dur, pauv’ petit, mais patiente encore un peu ; tu seras bientôt guéri et plus fort qu’avant ! dit le brave homme, se levant pour partir.

Il disait ces paroles réconfortantes pour encourager le convalescent, mais il lui trouvait l’air si frêle, si débile, qu’il ne croyait pas le voir revenir à la santé.

Madame Lecomte, la mère de Pierre, s’informait toujours avec intérêt du petit boiteux. Un jour, Pierre revenant d’un rapide voyage à Montréal, lui annonça que Ripaul devait quitter l’hôpital la semaine suivante.

— Que va-t-il faire, seul comme ça ? dit-elle.

— Je ne sais trop ; il est resté très faible, le pauvre gosse, il a beaucoup grandi et il a une petite toux sèche que je n’aime pas !

— Dis donc, Pierre, fit sa mère, penses-tu qu’un séjour à la campagne lui ferait du bien ?

— Sans doute, mais…

— Notre terre est louée à ferme ; si Jean Nicol consentait à le garder un peu… moyennant finance…

— Ça serait merveilleux pour la santé du gosse… mais Jean-Nicol a neuf enfants et sa maison est d’une grandeur convenable pour deux ou trois ! Où veux-tu qu’il en loge un dixième ?

— Il pourrait passer toutes ses journées là-bas et revenir ici pour coucher, si le fermier trouve qu’il n’a pas de place !

— Maman, tu es un ange de bonté ! Je vais en parler à mon petit boiteux ; tu sais, il est très indépendant, habitué à se conduire tout seul… Plus jeune que l’aîné chez Jean-Nicol, ce gamin a cependant été, pendant près d’un an, le soutien d’une famille ! Cette vie anormale lui a donné un caractère étrange, différent des autres enfants.

— Pauvre petit ! Sais-tu, Pierre, il me semble que tu as assumé envers lui une responsabilité morale !

— Peut-être… et j’ai pour lui une certaine affection… il n’est pas du tout banal, ce gosse, il est amusant, courageux, débrouillard, mais je ne voudrais pas que sa présence te cause des ennuis. Tu sais, Ripaul est un gamin du Bonsecours, un peu colère, un peu fruste mais je le sais droit et honnête et je le crois doué d’un excellent cœur !

— Essayons, en tous cas, dit Madame Lecomte ; si ça ne fait pas, nous verrons à lui aider autrement.

Quelques jours plus tard, Ripaul, encore faible et pâle, quittait l’hôpital avec Pierre, en route pour Charmeilles.

Ce n’était pas sans arguments qu’il avait consenti à quitter Montréal ; le sort de Mariette lui tenait tant à cœur… mais Pierre lui fit comprendre que les recherches de la police se poursuivraient tout le temps, la cause étant entre les mains de la Couronne.

On savait maintenant que la fillette avait été enlevée. Une femme de la rue Sanguinet, l’avait, de sa fenêtre, vue passer avec un inconnu qui la tenait par la main ; elle avait vu un homme soulever la petite dans ses bras et la mettre dans une automobile mais ces renseignements furent les seuls qu’on put se procurer. La description de l’enfant avait paru dans les journaux : « Six ans, blonde, petite, les yeux bleus, très jolie ; marque distinctive : petite tache de naissance sur le bras droit au-dessus du coude, rouge, forme de fraise. Répond au nom de Mariette Séguin. Parle français et comprend un peu l’anglais. Ne prononce pas ses R ».

— Comment pourrais-tu, dit Pierre au convalescent, faible comme tu es, aider aux recherches ? De plus, si le ravisseur a des complices ici, comme c’est probable, ne te voyant plus dans ton quartier, ils seront moins sur leurs gardes, et ça peut aider à la police !

Ripaul se rendit à l’évidence et consentit à partir.

Il ne songea pas aux frais du petit voyage, ni à ses dépenses là-bas, il s’en alla pâle, un peu chancelant sur sa béquille devenue trop courte, prit place dans l’autobus, près de Pierre et ferma bientôt les yeux, épuisé…

Au bout d’une demi-heure, il s’éveilla ; l’autobus filait… déjà les grandes artères de Montréal avaient fait place à une route bordée d’arbres ; de chaque côté du chemin on voyait des champs de blé ou d’avoine, moisson verte et belle que le soleil d’été allait bientôt blondir ; ailleurs, c’était des prairies où les foins venaient d’être coupés, d’autres, où l’on achevait la fenaison.

Il faisait très chaud cet après-midi de juillet, et par les fenêtres ouvertes de l’autobus on respirait un air tiède, chargé d’aromes exquis et inconnus pour le petit gamin du marché.

Ripaul n’avait jamais été à la campagne ; son idée de villégiature ne dépassait pas les allées du parc Lafontaine, et, de se voir ainsi transporté dans un pays si différent du milieu où il avait toujours vécu, lui semblait merveilleux et irréel, comme un rêve.

— M’sieur Pierre, dit-il, pris d’une émotion subite, je ne vous ai jamais dit, merci !

— Ce n’est pas la peine, mon gars ; ce n’est pas moi d’ailleurs qui ai songé à te faire venir à Charmeilles, c’est maman. Tu vas demeurer chez le fermier, et comme il a une bande d’enfants, tu viendras coucher chez nous. Mais, nous arrivons ! Prends ton paquet, viens, nous sommes rendus !

Ripaul suivit son protecteur et sortit de l’autobus. Il se trouvait sur le trottoir, dans une rue de village ; cinq minutes de marche et Pierre ouvrait une barrière… au fond d’une allée ombreuse, Ripaul aperçut une maison blanche entourée d’une large véranda. Une dame à cheveux grisonnants descendait les marches… elle aperçut son fils et l’accueillit avec un cri de joie. Celui-ci la rejoignit et l’embrassa avec affection, puis, faisant signe à l’infirme de se rapprocher, il lui dit :

— Ripaul, voici madame Lecomte, maman, qui t’a fait venir à la campagne !

Ripaul tenait déjà à la main sa modeste casquette, il s’avança un peu gauchement et murmura :

— Mon Dieu, que c’est donc beau ici !

Sans s’en douter, il avait trouvé les mots qui pouvaient faire le plus plaisir à la maman de Pierre, pour qui nul endroit au monde n’était plus ravissant que ce cher home de Charmeilles qu’elle adorait !

VII

CHEZ JEAN-NICOL


ON n’amena pas Ripaul à la ferme ce jour-là. Madame Lecomte le trouvait si pâle, si débile ; elle lui fit donner à souper et l’engagea à se coucher de bonne heure.

Un lit de camp avait été préparé à son intention dans une petite pièce qui servait de lingerie, et l’enfant, faible encore, et fatigué du court voyage, se coucha volontiers et s’endormit tout de suite.

Le lendemain matin, un rayon de soleil, filtrant à travers le moustiquaire de la fenêtre ouverte, lui fit ouvrir les yeux. Où donc était-il ? À l’hôpital ? Non, pourtant… cette petite chambre, ce lit tout seul, cet air parfumé qui entrait avec le soleil… ce n’était pas l’atmosphère de la salle commune ! Il aperçut son petit paquet de linge apporté la veille. Tout lui revint… le départ de Montréal, le voyage en autobus, l’arrivée à Charmeilles… la campagne ! Ce n’était pas un rêve, c’était bien vrai, il était à la campagne !

Il se leva et s’habilla à la hâte (les ablutions de Ripaul n’étaient jamais très longues) ; il ouvrit doucement sa porte et se trouva dans un passage, où il y avait une pendule : sept heures… pas de bruit dans la maison, tout le monde dormait, sans doute ! Il descendit les marches d’un escalier dérobé… et ouvrit une seconde porte… il se trouvait dans la cuisine ; un poêle à bois ronflait joyeusement ; une bonne, assez âgée, en tablier bleu, préparait du café… elle le regarda, curieuse :

— C’est vous, l’petit gars de Montréal ? J’vous ai pas vu hier, j’étais allée faire une commission…

— Oui, je m’appelle Henri-Paul Séguin, et vous ?

— Chut ! Faut pas parler si fort ! Not’ bourgeoise aime pas qu’on fasse de train l’matin ! C’est Virginie mon nom.

— Et m’sieur Pierre, dit Ripaul, mettant une sourdine à sa voix, est-ce qu’il se lève tard ?

— Lui, c’est comme ça lui chante… des fois y dort tard, d’autres fois y s’lève matin pour aller pêcher.

— Pêcher ? Il y a donc une rivière ici ?

— Non, y a-t-un lac !

— J’ai hâte de voir tout ça ! Je voudrais bien sortir !

— Mais vous avez embelle ! V’là la porte de la cour, j’vas justement aller soigner mes volailles, venez avec moi !

Ripaul suivit la ménagère à travers la cour et pénétra dans un assez grand poulailler.

Il paraissait si intéressé que Virginie, tout en jetant du grain aux petits affamés de la basse-cour, lui dit, en riant :

— C’est pas du nouveau, hein… des poules, des poulets !

— Je n’en ai jamais vus en vie, dit l’enfant, excepté tassés dans des cages, au marché !

— Icitte, on en a pas beaucoup, mais à la ferme y en a une trâlée, vous verrez ça ! Bon, faut que j’me dépêche à c’te heure… allez rôder un brin, p’is venez vous assir su l’banc j’vas vous donner à déjeuner.

— Merci, fit le gamin, ce n’est pas de refus !

Ripaul fit le tour de la cour et passa dans le jardin ; il vit les fleurs encore humides de rosée, respira un air pur, imprégné de senteurs de verveine, et de mignonnette, il écouta le chant des oiseaux, le bruissement des insectes, ces mille voix de la nature matinale qu’il entendait pour la première fois, le pénétraient d’une impression étrange de bonheur et de vie.

Soudain, il se sentit tiré par la manche ; c’était la ménagère qui lui disait de venir déjeuner ; elle ne l’avait pas appelé de crainte de déranger les dormeurs.

Lorsque Pierre fit son apparition un peu plus tard, il trouva son protégé assis sur le banc dans la cour et en grande conversation avec Virginie.

Vers dix heures, ils partirent ensemble, protecteur et protégé, pour la ferme, où Ripaul devait passer ses journées avec la famille de Jean-Nicol.

La distance n’était pas considérable ; une côte à monter, puis une dizaine de minutes de marche et ils apercevaient la maison du fermier.

— Ça ne te fatigue pas trop de marcher ? demanda Pierre, en entendant la toux sèche et fréquente du gamin.

— Non ! J’avais l’habitude de marcher toute la journée avant cette fièvre du diable !

— Avais-tu faim, ce matin, pour déjeuner ?

— Oui, et comme j’ai bien mangé !

— Tant mieux ! Nous voici rendus ! J’aperçois Jean-Nicol qui nous attend sur le seuil !

Jean-Nicolas Normand, Jean-Nicol, comme on l’appelait, était un colosse ; sa haute taille, sa carrure formidable, ses membres puissants lui auraient donné un aspect redoutable si sa bonne figure rubiconde et son sourire jovial n’eussent enlevé à ce brave homme tout air méchant. Sa verve rustique, ses reparties originales avaient de tous temps amusé Pierre, qui le connaissait depuis toujours. Sa femme, vaillante mère de famille, pleine de cœur et de courage, était toute à ses devoirs de maman, et Pierre ne l’avait jamais vue autrement qu’avec un bébé dans les bras ! Les neuf enfants, dont l’aîné avait douze ans, avaient chacun reçu au Baptême un nom retentissant : Népomucène, Aglaé, Arcadius, Amérilda… et ainsi de suite… mais Jean-Nicol les avait tous rebaptisés d’un sobriquet dès leur retour de l’église !

— Bonjour, m’sieur Pierre, dit-il… et c’est-y l’p’tit gars de la ville que vous m’amenez là ?

— Oui, voici Henri-Paul Séguin.

— Salut, l’gars, dit l’habitant avec bonté, apparence que t’as été malade ?

— Oui, fit le gamin, j’ai eu les fièvres.

— Et tu viens t’guérir à la campagne, hein ?

— C’est bien la meilleure place pour ça, n’est-ce pas Jean-Nicol ? dit Pierre.

— J’cré ben… Mais, faut faire connaître la famille au p’tit nouveau, à c’te heure ! Hé, sa mère, arrive donc avec toute la bande !

— J’peux pas laisser ’tit Tout P’tit, fit une voix de l’intérieur, y crie quand j’l’mets dans son bers, je l’cré malade ; allez-y vous autres les enfants, tout l’monde, hop ! Dehors aras son père !

Une bande d’enfants arriva alors sur la galerie étroite et Jean-Nicol dit au petit Montréalais :

— Ton nom, c’est Henri-Paul, hein ?

— Oui, mais on m’appelle : Ripaul.

— J’aime ben mieux ça ! Ben Ripaul, toute c’te gang-là, c’est tes amis de c’t été ; i’s ont tous des beaux noms, mais dans la famille on leuz en donne d’autres… Arrive icitte, toé, Tit-Loup, faut pas t’cacher, toé, not’ plus vieux ! C’te grand’fille là, c’est Tit-Noune, not’ plus raisonnable ; l’aut’e à côté, c’est Titite, p’is Tit-Bé, Tit-Puce, not’ plus malcommode, Tit-Bizou, Tit-Bizoune (ça c’est nos jumeaux) p’is, v’là Tit-Souris, qu’a proche deux ans ; l’bébé, on l’appelle Tit-Tout-P’tit, vu que c’est l’bouquet d’là famille !

Ripaul, surpris et amusé de cette étrange nomenclature les regardait tous en souriant sans parler… Tit-Loup, près de lui, le tira par le bras :

— Viens voir mes écureux, dit-il, j’en ai quatre.

Ripaul regarda Pierre qui lui fit un signe approbatif et il partit avec l’autre garçonnet. Dès qu’ils se furent éloignés de quelques pas, tous les autres sauf Tit-Souris, se mirent à les suivre, curieux de connaître ce nouveau compagnon, qui n’était pas comme eux, solidement planté sur ses deux jambes, mais marchait et courait à l’aide d’une béquille de bois.

VIII

BONHEUR CHAMPÊTRE


LA vie aux champs fut une révélation pour la nature intelligente et sensible du petit gamin de la grande ville ; tout lui était nouveau et merveilleux : cet air tiède, ces grands arbres, ces prairies vertes, ces champs de blé, les troupeaux qui paissaient paisiblement dans la plaine, les poules, les poussins et les canards de la basse-cour, les écureuils de Tit-Loup et les mignons chats gris de Tit-Noune, tout apportait à ce petit citadin des quartiers pauvres, un plaisir inconnu. Et combien il goûtait la liberté d’aller où bon lui semblait sur la ferme, de courir pieds nus dans la rosée au lieu de se chauffer la semelle sur l’asphalte brûlant des rues… La sensation de sécurité, cette assurance qu’il ressentait de ne pas être contraint de gagner en sous chaque repas qu’il prenait, combien il jouissait de tout cela !

L’obligation d’être le pourvoyeur de la famille avait donné à ce petit infirme une sensation de responsabilité précoce, qui l’avait vieilli, en quelque sorte, à son insu.

Libéré de cette tâche trop lourde, transplanté dans un milieu plus sain et plus naturel, il redevenait, avec un bonheur inconnu, un enfant libre et joyeux de vivre !

Tit-Loup et lui devinrent bientôt des compagnons inséparables ; ensemble ils explorèrent tous les coins de la ferme, visitèrent les granges, grimpèrent dans les fenils, trouvant partout de nouvelles sources d’intérêt et de plaisir.

Un jour, ils partirent en excursion, pour aller pêcher des rougets dans un petit lac quelque peu éloigné de la ferme ; il était joli, ce lac, guère plus vaste qu’un étang, mais encadré de pins et de sapins dont la verdure se mirait dans ses eaux limpides.

Ripaul fut enthousiasmé du plaisir de la pêche ; Tit-Loup et lui avaient bêché des vers pour l’appât ; ils les enfermèrent avec un peu de terre, dans une petite boîte de ferblanc, une canistre, comme ils disaient ; la fermière leur avait placé des provisions dans une chaudière portative pour la dînette.

Les deux garçonnets passèrent une journée délicieuse sur les bords du petit lac. Ils purent canoter dans une vieille barque à fond plat, et se baigner dans les eaux rafraîchissantes ; ils allaient rapporter, fièrement, à la ferme, une dizaine de jolis poissons bien enfourchés sur une branche, produit de leur pêche commune. C’était pour Ripaul, le premier pique-nique, et il en était absolument enchanté.

Mais, le soleil baissait, il fallait songer au retour. Le couchant, rouge comme un feu de Bengale se reflétait dans le cristal de l’étang. L’infirme, impressionné par ce spectacle qu’il voyait ainsi pour la première fois, dit à son compagnon :

— Regarde donc le feu d’artifice ! C’est plus beau que les lumières rouges du théâtre Capitol à Montréal !

Madame Lecomte était très satisfaite du résultat que donnait, pour Ripaul, le séjour de la ferme, et Pierre, l’esprit toujours pénétré de ses études médicales, et préparant de nouveaux examens, suivait avec intérêt les progrès physiques de son protégé. Jean-Nicol lui avait allongé sa béquille, ce qui lui permettait de marcher plus aisément. Quel dommage de le voir infirme, ce pauvre petit !

Pierre désirait se spécialiser, comme son père, dans la chirurgie, et l’infirmité de Ripaul lui fournissait, depuis quelque temps, matière à réflexion. N’y aurait-il pas moyen de redresser cette jambe qui persistait à se recroqueviller ? Il était si jeune, cet enfant, onze ans ; les os à cet âge sont loin de la maturité ! Il s’en ouvrit à sa mère qui l’encouragea à étudier le cas et à en chercher l’amélioration possible.

Madame Lecomte causait toujours pendant quelques minutes avec l’infirme lorsqu’il revenait de la ferme, vers huit heures, chaque soir. Il était maintenant tout-à-fait à l’aise et répondait volontiers à ses questions. Elle tenait de Ripaul lui-même bien des détails de la pauvre vie de la famille Séguin dans le triste réduit de la rue Sanguinet…

Ripaul n’oubliait pas sa petite sœur ; il en parlait souvent et s’informait à Pierre s’il n’y avait pas quelque nouvelle, à ce sujet, mais rien n’avait été découvert et aucune piste ne semblait guider les recherches. Il y avait maintenant cinq semaines que le petit boiteux demeurait à la ferme. Les repas sains et abondants, le bon pain de blé, le lait crémeux, et aussi, l’air pur de la campagne avaient déjà fait merveille… mais le gamin, avec son intelligence précoce, s’était mis à réfléchir. Cette belle vie qu’il goûtait depuis quelque temps ne pouvait durer ainsi indéfiniment. Il ne pouvait rester à charge à Jean-Nicol, obligé de pourvoir à une si nombreuse famille… Il en devint tout songeur, et Pierre, le voyant soucieux, lui dit :

— Qu’as-tu, Ripaul ? Quelque chose qui ne va pas ?

— L’infirme soupira :

— M’sieur Pierre, c’est que… c’est que… voyez-vous, je suis bien ici, et j’aime infiniment la vie de la ferme, mais… je n’ai pas le sou… je crains d’être à charge à Jean-Nicol !

— Console-toi, à ce sujet, mon garçon, tu sais que j’ai une bonne maman ! Elle paie ta pension chez Jean-Nicol !

— Alors, dit Ripaul, est-ce que je ne pourrais pas me rendre utile un peu, travailler au jardin ou ratisser les allées… pour lui prouver que je suis bien reconnaissant ?

— C’est bien d’y avoir pensé, Ripaul, et j’en parlerai à maman… tu sais que je retourne bientôt à Montréal ?

L’infirme tressaillit :

— Des nouvelles de ma petite sœur, m’sieur Pierre ?

— Non… mais je vais reprendre mes cours à l’Université.

— Ah, c’est vrai ! Vous allez devenir un grand médecin !

— Un bon, j’espère, un chirurgien !

— Ah ? Un docteur qui découpe le monde pour les racommoder ensuite ?

— Oui, dit Pierre, souriant de la définition, et à ce sujet, dis, j’ai envie d’examiner ta jambe infirme !

— Si vous voulez ! Elle est laide à voir la pauvre tortillée !

— Voyons toujours ! Viens, tu vas t’étendre sur mon lit… et ne crains rien, je ne te ferai pas mal !

— Vous ne me couperez pas, hein ?

— Non, non ! je veux seulement regarder et palper ta jambe… ça te fera pas mal, bien sûr !

Le résultat de cet examen fut que Pierre se promit de soumettre le cas à un spécialiste lors de son retour à la ville, mais il ne dit rien de son projet à Ripaul.

Lorsque vint septembre, Madame Lecomte décida que le petit citadin devait aller à l’école. L’enfant avait fait si peu de classe qu’il était urgent, dans son intérêt, de lui procurer un peu d’instruction.

Avec son intelligence vive et sa mémoire facile, il commença bientôt à s’intéresser à ses études.

Depuis le départ de Pierre, Madame Lecomte le gardait chez elle, trouvant qu’il lui rendait maints petits services et qu’il sauvait bien des pas à la bonne Virginie ; il faisait les messages, entrait le bois, apportait le courrier, et lorsqu’il y avait des lettres, s’attardait un instant auprès de sa protectrice pour demander :

— M’sieur Pierre n’a pas de nouvelles, madame… de Mariette ?

Et toujours la réponse était négative ; mais dans le cœur du jeune frère qui l’aimait tant, le souvenir de la mignonne aux boucles blondes demeurait vivace comme aux premiers temps de sa disparition.

Un jour qu’il avait répété sa question et soupiré un peu de ne jamais rien apprendre à ce sujet, madame Lecomte lui demanda :

— As-tu prié le bon Dieu, Ripaul, de te la faire retrouver ?

— Non, fit l’infirme, je n’ai pas pensé à cela !

— Eh bien, à partir d’aujourd’hui, demande-Lui, tous les soirs… et crois-moi, tu la reverras un jour, ta petite sœur ! Dieu, tu sais, c’est le grand Ami, celui qu’il ne faut jamais oublier !

IX

L’ATTAQUE NOCTURNE


TROIS mois se passèrent, pendant lesquels le petit vendeur de paniers commençait à subir une transformation.

Au physique, il se développait d’une façon remarquable ; il grandissait, prenait du poids et on ne l’entendait plus tousser…

Au moral, sous la douce influence de sa protectrice, (qui s’occupait bien plus de lui qu’elle n’en avait d’abord eu l’intention), il devenait tout autre.

Le cynisme inconscient de l’enfant pauvre des grandes villes, développé par la misère et la vue quotidienne de tant de bien-être inaccessible aux déshérités de la vie, par les propos de tous genres qu’il entendait aux halles, par la nécessité de se débrouiller pour gagner le pain de la famille, tout cet ensemble un peu vicié dû à la pauvreté et aux circonstances exceptionnement tristes, tout

cela s’estompait peu à peu, et faisait place à une ardeur à l’étude, une ambition de se rendre utile, une quiétude réconfortante quant à la vie quotidienne et une reconnaissance passionnée pour Pierre et pour la douce protectrice qui l’avaient recueilli.

Un jour qu’il venait d’apporter lettres et journaux, madame Lecomte lui dit :

— Pierre me recommande de faire attention aux portes le soir ; il y a, parait-il, des maraudeurs qui circulent dans les campagnes de ce temps-ci.

— Je vais faire le tour partout, dit Ripaul ; je n’en parlerai pas à Virginie, elle est trop peureuse ! Elle place toujours le tisonnier près de son lit lorsqu’elle va se coucher !

— Pauvre Virginie ! Tu as raison, dit madame Lecomte en riant, il ne faut pas l’effrayer, mais tiens, lis ce que je trouve à ce sujet, dans La Patrie de Montréal !

L’infirme prit le journal et lut :

« La police de la ville cherche à mettre la main sur une bande de malfaiteurs qui a commis des déprédations dans les environs de Montréal. On croit que cette bande se divise et pénètre dans les maisons que l’on croit sans défense. Ces gens volent tout ce qu’ils peuvent attraper, et filent ensuite vers un lieu de rendez-vous où une automobile les cueille et leur permet de s’enfuir. »

— Les craintes de Pierre semblent assez justes, dit madame Lecomte.

— On va surveiller ! dit Ripaul.

— Bah, je ne crains rien, Charmeilles a toujours été si paisible. D’ailleurs le petit coffre-fort dans ma chambre est très solide ; j’y garde mes bijoux et un peu d’argent, vu que nous n’avons pas encore de banque ici… mais nous allons faire plus attention aux portes et aux fenêtres. Pierre a été bien avisé de faire installer le téléphone chez Jean-Nicol, nous l’appellerons à la moindre alerte.

Quelques soirs plus tard, Ripaul, couché depuis longtemps, s’éveilla, croyant entendre un léger bruit du côté de la cuisine. Il se leva, doucement, mit quelques allumettes dans la poche de son pyjama, et ouvrit sa porte. Une petite veilleuse éclairait faiblement le passage. L’infirme se dirigea vers l’escalier de service, mais se rendit compte que le bruit venait plutôt du côté du salon qui se trouvait au premier étage. Il descendit l’escalier principal à pas de loup et se glissa vers la pièce. Une bouffée d’air frais l’enveloppa soudain : une des porte-fenêtres donnant sur la véranda était ouverte ! Mettant sa béquille sous son bras, il rampa vers l’ouverture. L’obscurité était complète, mais il connaissait bien l’aménagement de cette pièce ; il eut juste le temps de se tapir dans les plis d’un rideau épais, lorsqu’il entendit chuchoter :

— Pas besoin d’aide, c’est une femme seule avec une servante à l’autre bout de la maison… des bijoux à prendre et un peu de galette… si la bourgeoise veut faire d’là blague, j’ai de quoi l’empêcher de crier !

De sa cachette, Ripaul entendit ces paroles. La voix venait de la véranda, près de la porte-fenêtre. Ah ! Que n’avait-il une arme ! Sa protectrice était en danger. Pierre lui avait dit avant de partir : « Aie bien soin de maman ! » Il songea à refermer la fenêtre, mais se dit, avec raison, qu’elle devait être brisée.

Surmontant son effroi, bien naturel, et ne songeant qu’à se hâter pour arriver avant l’intrus, il rampa de nouveau, traversa le salon, monta l’escalier à quatre pattes et, venait d’atteindre la porte de madame Lecomte, lorsqu’il entendit des pas feutrés. Le voleur montait lentement, s’arrêtant à chaque marche pour écouter, puis continuait, guidé par la faible lueur de la veilleuse.

À l’approche du danger, Ripaul s’était redressé, et caché dans un recoin sombre, il attendait… Ainsi posté, tout près de la chambre de sa bienfaitrice, il dominait l’escalier. Le voleur, un revolver à la main, était rendu à la dernière marche ; il s’arrêta, prêta l’oreille, puis sortit une lampe de poche… un moment le corridor fut éclairé… juste à temps, Ripaul venait de se blottir au fond du recoin.

Remettant la lampe dans sa poche, le cambrioleur fit quelques pas et voulu mettre la main sur la poignée de la porte… l’infirme saisit sa béquille comme une lance et lui en asséna en plein visage, un coup si formidable et si inattendu que le bandit glissa un peu sur le parquet ciré et que le revolver s’échappa de sa main… De nouveau surgit la lumière…

— L’Gommeux ! murmura Ripaul, reconnaissant son ancien ennemi.

— Ah, c’t encore toé, boiteux d’malheur ! J’t’retrouve encore sur mon chemin ! chuchota le malfaiteur saisissant l’enfant à la gorge pour l’empêcher de crier ; tu m’as dévisagé, hein ? Presque crevé les yeux ! Ben, tu m’échapperas pas, à c’te heure, tu vas crever, sale gosse !

Au bruit de l’arme tombant sur le parquet, madame Lecomte s’éveilla en sursaut. Elle tourna la lumière de sa chambre, — rien de dérangé — personne — la porte fermée comme d’habitude. Qu’étais-ce donc qui l’avait éveillée ? Elle se leva, passa vivement ses pantoufles et un kimono, et s’approcha de la porte… elle entendit chuchoter :

— …pourtant, j’te donne une chance de t’sauver — dis-moi où la bourgeoise cache la galette, p’is ses bijoux — parle ou ben, tu vas crever !

— Non, non, tu l’sauras pas, répliqua un peu plus haut une voix frémissante. Tu peux m’tuer, grand lâche, mais j’parlerai pas !

Madame Lecomte, terrifiée, ne perdit pourtant pas son sang-froid ; elle ouvrit un tiroir et y prit un revolver, puis revenant à la porte, elle entendit ces paroles :

— C’maudit sang qui m’aveugle ! Sacrée béquille ! Ah tu veux pas parler… tu veux la sauver ta bourgeoise, hein ? Ben, tu vas crever, et je l’aurai pareil… p’is tu sauras avant de faire l’saut que c’est moé qu’a volé ta petite sœur, Mariette !

— Haut les mains ! cria soudain une voix énergique tandis que le corridor s’éclairait subitement… je suis armée… au premier mouvement, je tire !

Le bandit relâcha son étreinte et leva les deux mains, tandis que madame Lecomte le couvrait avec son revolver !

Ripaul, encore à demi suffoqué, aperçut l’arme du voleur qui gisait sur le parquet. Il s’en empara vivement et la braqua à son tour sur le misérable, tandis que Virginie, attirée, par le bruit arrivait en courant, son tisonnier à la main !

— Cours chercher de quoi l’attacher, lui souffla le boiteux.

Un instant plus tard la bonne revenait au pas de course, munie d’une corde longue et solide, et tandis que les deux revolvers demeuraient braqués sur le voleur, dont le sang coulait toujours sur la figure, l’énergique campagnarde ligota le misérable et le ficela si bien qu’il ne pouvait bouger !

— Cours maintenant au téléphone et appelle à l’aide, lui dit madame Lecomte.

Au bout d’un quart d’heure qui sembla un siècle à ceux qui attendaient, Jean-Nicol et deux autres villageois étaient auprès d’eux. Ils se saisirent du malfaiteur et allaient l’emporter, lorsque madame Lecomte, pointant de nouveau son arme sur le Gommeux, lui dit :

— Qu’avez-vous fait de la petite Mariette Séguin ?

Le Gommeux ne répondit pas.

— Répondez ou je tire ! s’écria madame Lecomte, qui n’avait pas la moindre intention de tirer, maintenant que le bandit était réduit à l’impuissance…

— Je… je… l’ai vendue à un Américain !

— Où est-elle ? Parlez, vite !

— Sais pas ! grommela le Gommeux…

Voyant que la pauvre dame était à bout de forces et Ripaul aussi, Jean-Nicol dit :

— Laissons faire, madame ; j’vas vous débarrasser de c’te vermine-là ! On va y faire faire un p’tit voyage en auto, aux dépens de la police de Montréal… Il faudra ben qu’il parle, là-bas ! Ho, les gars, emportons c’te fripouille-là en dehors de la maison !

Ils s’emparèrent du voleur et l’emportèrent comme un colis !

Madame Lecomte, énervée, déposa son arme sur une table avec un ouf de soulagement :

— Fais-en autant, Ripaul, mon brave petit, et viens me dire comment tu as fait pour barrer le passage à ce démon. Virginie, va nous chercher un peu de vin, je suis à bout de forces et ce pauvre enfant aussi !

Lorsqu’ils furent un peu remis, l’infirme raconta ce qu’il avait entendu et comment il s’était posté à l’affut, près de la porte de sa bienfaitrice, armé de sa béquille et prêt à frapper.

— Jean-Nicol avait, ces jours derniers posé un solide crampon à ma béquille pour m’empêcher de glisser. Cette pointe a dû crever un œil au Gommeux ou du moins le blesser gravement ; j’ai frappé de toute ma force !

— Brave enfant, dit sa protectrice, l’attirant près d’elle, et passant sa main blanche sur les marques, déjà un peu tuméfiées, des doigts du Gommeux sur le cou de l’enfant, tu m’as sans doute sauvé la vie, je ne l’oublierai jamais ! Pierre t’en gardera une grande reconnaissance, loyal enfant, toi qui ne voulais pas dévoiler où se trouvait mon coffre-fort !…

Et prenant dans ses mains la tête bouclée du petit boiteux, elle l’embrassa sur le front avec tendresse.

Ripaul, surpris, énervé, ému, sentit ses yeux se mouiller de larmes :

— Voyons, il ne faut pas pleurer, toi, si brave ! Tout danger est maintenant disparu !

— C’est… c’est que, murmura Ripaul, depuis la mort de grand’mère, on ne m’avait jamais embrassé. Je suis content, et je pleure malgré moi !


X

LA PLAGE DE MIAMI


PENDANT que ces événements se déroulaient dans le village habituellement calme et paisible de Charmeilles, une scène d’un autre genre se passait dans une ville des États-Unis, à Miami, cet éden de la Floride, au climat toujours doux, au décor enchanteur de verdure tropicale, de fleurs vermeilles, et de vastes rivages blonds baignés par l’océan.

Une foule cosmopolite et nonchalante se prélassait sur la plage vers la fin de l’après-midi ; l’heure du bain était passée, mais on s’attardait sur le sable chaud et velouté, lisant, causant, regardant la mer que survolaient des nuées de mouettes, ou suivant des yeux les bordées onduleuses des yachts à voiles, que dépassaient, en tourbillon, quelques légères embarcations mues par de puissants moteurs.

De nombreux enfants s’y récréaient en ce moment : les uns construisant à l’aide de pelles minuscules, des monuments fragiles, ou des forts éphémères, les autres prenant leurs ébats en gambadant sur la large rive ensoleillée.

Une enfant ravissante, à boucles dorées, délicieusement habillée d’une robe de linon bleu pâle, chaussettes de même teinte et mignonnes sandales blanches, s’amusait à courir avec un gros ballon à couleurs éclatantes. Une bonne, installée sur un pliant la suivait des yeux…

Soudain, la fillette, qui s’était éloignée un peu, aperçut un monsieur à cheveux blancs, assis, face à la mer, et plongé dans la lecture d’un journal… elle s’arrêta, regarda de nouveau, puis se rapprochant, elle lui dit :

— Bonzou’, papa Noël !

Le liseur, surpris, se retourna : apercevant la petite, il lui répondit, amusé :

— Bonjour, mignonne ! Tu parles français ?

Elle se retourna vers la bonne qui, à ce moment, ne la regardait pas, mit un doigt sur ses lèvres et dit :

— C’ut ! Faut pas que nurse entende ! C’est défendu de pa’ler français !

— Mais, qui es-tu, chère petite ? fit le monsieur intrigué.

— Ze suis Mariette mais ze m’appelle « Marjorie » ap’ésent !

— Mariette ? Marjorie ? Que veux-tu dire ?

L’enfant, craintive, montra la bonne et se remit à jouer avec son ballon, bientôt elle revint :

— Ze vous connais… c’est vous qui m’avez donné ma belle poupée en lobe lose !

Le juge Pasteur (car c’était lui qui faisait à Miami une cure de repos et de soleil) se rappela soudain l’épisode émouvant de la Cour juvénile ; il se souvint de la nouvelle de la disparition de cette enfant que la police de Montréal recherchait depuis six mois.

— Pourquoi crains-tu la nurse ? N’aie pas peur ; j’aurai soin de toi !

Nurse me pince, quand elle est fâc’ée… Lega’dez ! et l’enfant montra une marque sur son petit bras. Mais le juge y vit aussi une tache de naissance, rouge comme une petite fraise ! Il se rappela cette marque distinctive, décrite dans les journaux, lors de l’enlèvement. Il lui demanda :

— Tu demeures avec cette nurse ? — Oui, et puis avec « mamma », dans cette g’ande maison là-bas ; « mamma », ze la vois tous les zou’s, mais c’est nurse qui leste avec moi tout le temps.

— Elle te parle anglais ?

— Oui, ze suis une ’tite amélicaine ap’ésent !

— Ah ?

— Et c’est défendu de pa’ler f’ançais, et de dire : « nom du père et du fils et du saint esp’it ain ’soit-il » et l’enfant esquissa un signe de croix furtif !

Le juge se leva, décidé d’agir. Il prit la petite par la main et se dirigea avec elle vers la bonne :

— Ne dis rien ! glissa-t-il à l’enfant.

This little girl takes me for Santa Claus ! dit le juge, en sourdine, à la bonne ; je l’amène faire une courte promenade, continua-t-il, en anglais.

— Oh, no sir ! répliqua la nurse en se levant, Mrs. Dillingham ne voudrait pas que je permette cela à Miss Marjorie !

— Bah ! Quelques minutes de marche, je le dirai moi-même, d’ailleurs à cette dame ; nous habitons le même hôtel, le Floridian, dit le juge, mettant un billet de cinq dollars dans la main de la bonne…

Celle-ci se rassit et murmura :

— J’attendrai !

Tenant toujours la main de Mariette, le juge circula un peu parmi les promeneurs ; plus loin, il héla un taxi donna une adresse au chauffeur et bientôt l’automobile filait à travers de grandes rues bordées de palmiers… Chemin faisant, il se fit raconter par l’enfant ce dont elle se souvenait des circonstances de son enlèvement ; rendus à destination, le juge fit attendre le taxi, sonna et demanda :

Judge Lincoln Murray ?

Et il présenta sa carte sur laquelle était gravés son nom et son adresse : « Le juge Lévis Pasteur, Montréal, Canada. »

On le fit entrer avec l’enfant, et peu d’instants plus tard, il était introduit dans le cabinet du juge Murray.

Après quelques paroles de bienvenue, ce dernier s’informa du but de cette visite…

En termes brefs et concis, toute l’histoire de Mariette fut racontée ; la petite tache distinctive examinée ; le juge américain, qui comprenait parfaitement le français et le parlait assez couramment, questionna l’enfant dans sa langue ; elle répondit à tout ce qu’on lui demandait avec une rare intelligence, donna son nom, Mariette Séguin, parla de Ripaul, de sa grand’mère, et raconta à sa façon naïve, l’épisode du rapt, que la terreur avait gravé à jamais dans sa mémoire enfantine.

En entendant le nom de Mrs. Dillingham, le juge Murray cligna des yeux d’un air un peu narquois. Il se doutait depuis quelque temps du côté louche que semblait avoir certaine affaire de succession dont il avait eu connaissance.

Il déclara à son visiteur qu’il allait régler la chose sur-le-champ. Il fit entrer l’enfant et son protecteur dans un salon voisin et appela son secrétaire.

Une demi-heure plus tard, une limousine s’arrêtait à la porte et une dame fort jolie et très élégante en descendait…

Elle fut introduite auprès du juge Murray, qui la regarda attentivement et lui demanda à brûle-pourpoint :

— Mrs. Dillingham, où avez-vous fait voler la petite fille que vous faites passer pour vôtre ?

— Mais, juge… se récria celle-ci, je ne comprends pas ce que…

— Inutile de ruser, interrompit le magistrat, je suis au courant et l’enfant est en sûreté !

— Marjorie ! Ma fille !

— Pas Marjorie et pas votre fille ! Une petite Canadienne, volée à Montréal ! Vous savez que c’est une offense criminelle ! continua le juge sévèrement.

La jeune femme, se voyant découverte, joignit les mains et s’écria, avec des larmes dans les yeux :

— Grâce ! Ne me jugez pas trop sévèrement ! On m’a affirmé que cette enfant était orpheline, qu’elle était pauvre, abandonnée, mourant de faim…

— Pourquoi l’avez-vous fait enlever ?

— Parce que… parce que… l’héritage d’un parent riche avait, comme condition, l’existence d’une enfant. Je suis divorcée depuis cinq ans ; ma petite fille est morte au berceau, à l’étranger ; celle-ci me ressemble un peu, blonde, les yeux bleus…

— Comment vous l’êtes-vous procurée ?

— J’ai payé un gangster pour me la trouver ! L’enfant est heureuse, traitée comme ma fille ! De grâce, rendez-la moi ! Elle sera riche et adulée au lieu de misérable et pauvre ! Vous avez bien connu mon père, juge, allez-vous ruiner à jamais ma vie ?

Le juge la regarda, pris de compassion pour cette jeune femme, si belle, si étrangement attirante avec ses yeux bleus noyés de larmes, mais le récit émouvant de Mariette lui résonnait encore à l’oreille et sa droiture impeccable dicta sa réponse :

— Mrs. Dillingham, vous êtes coupable de fraude de succession et de complicité dans le rapt d’une mineure. Je ne puis vous aider à continuer cette duperie ! Je vais vous mettre en présence du juge Pasteur, de Montréal et nous allons voir ce qu’il vous dira !

Sur ordre du magistrat, le secrétaire parut et introduisit le visiteur et la pseudo petite Marjorie…

En apercevant Mrs. Dillingham, l’enfant, devenue craintive, se serra davantage près de son protecteur.

En paroles brèves et sévères, le juge Pasteur s’adressa à la coupable :

— Monsieur le juge Murray a pris connaissance des faits, madame, et je m’engage, à lui fournir, tous les documents nécessaires dès mon retour à Montréal. Je ramène l’enfant avec moi, et si vous désirez un procès, voici mes nom et prénom et adresse. Le juge déposa une de ses cartes sur un guéridon, près de l’Américaine.

— Par considération personnelle pour moi, mon collègue canadien ne vous poursuivra sans doute pas pour l’enlèvement de la petite, dit alors le juge Murray qui, malgré lui, se sentait pris de pitié pour sa belle visiteuse, et quant à la fraude de succession je refuserai de m’en occuper, regrettant de ne pouvoir exonérer la fille d’un ami de jadis, mais je crains que vous n’en sortiez pas indemne !

La jeune femme se leva, jeta un regard désespéré autour d’elle, et sortit précipitamment sans prononcer une parole.

Les deux juges échangèrent une poignée de mains et Mariette les regarda sans comprendre.

Le lendemain, un train rapide transportait vers la métropole canadienne, le sauveteur et la petite rescapée dont le seul chagrin était de n’avoir pu aller chercher sa belle poupée en lobe lose, pour la ramener avec elle à Montréal.

XI

UNE SURPRISE


LORSQUE Pierre eut appris par téléphone, le danger qu’avait couru sa mère, il partit sans tarder pour Charmeîlles, et là, il eut le récit détaillé de tout ce qui s’était passé. Il serra avec affection la main du petit Ripaul :

— Tu as été vaillant, intelligent et courageux lui dit-il, grâce à toi, nous n’avons pas de malheur à déplorer et de ce jour, tu deviens mon ami ; tu comprends bien, pas mon obligé, mon ami !

— J’suis fier d’être votre ami, m’sieur Pierre, mais je n’étais pas bien brave, j’avais peur, j’en tremblais !

— Tu as surmonté ta peur, c’est encore plus beau !

— Je n’étais pas armé, continua l’infirme, je n’avais que ma béquille !

— Elle t’a bien servi ! Et comme ça, ton ennemi l’Gommeux, c’est lui qui a enlevé Mariette ! On va le faire parler, l’animal !

— Vous pensez qu’on va pouvoir la retrouver ?

— Sans doute, j’en suis persuadé ! Veux-tu maintenant aller chercher les journaux ? J’ai hâte de voir si l’on parle de l’attentat de la nuit…

— Je cours au bureau de poste, dit Ripaul.

Vingt minutes plus tard, le boiteux revenait avec le courrier ; madame Lecomte, restée au lit pour se remettre des émotions de la veille, réclama les journaux ; Pierre lui en apporta un paquet, gardant La Presse, pour y jeter un coup d’œil. Il poussa un cri :

— Miraculeux ! C’est absolument miraculeux !

— Quoi donc ?

— La petite Mariette Séguin est retrouvée ! Le juge Pasteur la ramène aujourd’hui de Miami ! Ripaul, Ripaul, viens vite !

L’infirme arriva aussitôt :

— Oui, m’sieur Pierre… est-ce que… est-ce que madame est malade ?

— Malade ? Oh non, mais contente ! Contente pour toi ! Écoute, mon petit Ripaul, Mariette est retrouvée !

— Mariette ! Retrouvée ! Ripaul joignit les mains et se tut un moment, ne pouvant croire à son bonheur.

— Où est-elle, m’sieur Pierre ?

— En route pour Montréal ! Le juge Pasteur l’a retrouvée à Miami et il la ramène !

— Mon Dieu ! Mon Dieu, merci ! s’écria l’infirme. Je pourrai la voir ?

— Mais oui ! Je t’amène demain avec moi et nous irons la chercher !

— Mais qui aura soin de madame en mon absence ? dit Ripaul, il ne faut pas la laisser seule avec Virginie ?

— Bon petit cœur ! s’écria Pierre, non, maman ne sera pas seule, j’ai fait des arrangements avec un homme de confiance pour coucher ici tous les soirs !

Le lendemain, Pierre et son protégé arrivaient à Montréal et se rendaient à Outremont, chez le juge Pasteur, qui avait été prévenu par téléphone.

La rencontre des deux orphelins fut émouvante, mais ils étaient à cet âge heureux où la joie prédomine, et lorsque Mariette eut appris que sa bonne grand’mère était partie pour le ciel, on put tout de suite la consoler en lui disant qu’elle ne souffrirait jamais plus.

— Grand’mère a-t-elle apportée sa ç’aise loulante quand elle est pa’tie pou’ le ciel ? demanda l’enfant.

— Non, répondit Ripaul, mais le bon Jésus lui aura sûrement guéri ses jambes paralysées !

Le juge raconta à Pierre tous les détails de sa rencontre inattendue avec sa petite compatriote sur la plage de Miami.

— Qui va s’occuper d’elle maintenant ? demanda-t-il.

— Elle n’a pas d’autre parent que son frère, dit le jeune homme, mais je sais que ma mère ne l’abandonnera pas, surtout après ce qui s’est passé, il y a quarante-huit heures. Il raconta alors l’attaque nocturne et la conduite de Ripaul en cette occasion.

— Quel brave garçon ! Quelle loyauté ! s’écria le juge. Ah, il fera son chemin, celui-là ! Je l’ai trouvé si droit, si franc, lors de son apparition à la Cour juvénile. Vous vous étiez fait son défenseur par pure bonté. La Providence vous a déjà fait goûter le fruit de votre mouvement généreux.

— C’est surtout ma mère qui a été bonne pour le gamin, dit Pierre. Dites, monsieur le juge, revenez donc avec nous à Charmeilles, ce soir, et, tous les trois, nous jouirons du bonheur de ces deux petits auxquels nous nous intéressons tant depuis que nous avons été témoins de leurs malheurs successifs.

— Volontiers, dit le juge : je serai très heureux d’aller faire la connaissance de madame Lecomte et revoir le village de Charmeilles que je connaissais autrefois. Nous ferons le trajet dans mon auto.

Ce fut une réunion bien joyeuse que celle de ce soir-là, dans le salon un peu démodé de la maman de Pierre, cette même pièce où si récemment le Gommeux avait pénétré, en coupant, au moyen d’un diamant, les vitres de la porte-fenêtre…

Mariette babillait tout le temps ; Ripaul avait la joie un peu plus silencieuse, et les aînés, intéressés laissaient parler les enfants. Madame Lecomte, charmée de l’aspect exquis de la fillette, ne se lassait pas de la regarder. L’aventure qu’elle avait subie sous le nom de Marjorie Dillingham l’avait transformée. Ce n’était plus la pauvrette dont les yeux bleus touchent les cœurs, c’était une enfant soignée, exquise, délicieusement habillée, mais gardant, après ses six mois de petite Américaine riche, cette grâce câline et naïve qui la rendait si attirante.

Elle allait d’un à l’autre, gentille et caressante, sans timidité, heureuse de se sentir en sécurité.

Après quelque temps, elle se rapprocha du juge, grimpa sur ses genoux et appuya sur lui sa tête blonde. Quelques minutes plus tard, elle dormait. Virginie s’en chargea pour la nuit. Ripaul se disposait à la suivre, mais avant de quitter le salon il dit au juge :

— Merci, monsieur, pour ma petite sœur !

— C’est bon, c’est bon, mon garçon, dit le juge avec bonté. L’enfant est si mignonne que j’ai eu du plaisir à la ramener avec moi ! C’est elle-même, d’ailleurs qui a été assez fine pour me reconnaître !

Le lendemain, Ripaul amena sa sœurette à la ferme, où les membres de la famille de Jean-Nicol furent bien intéressés de la voir ; ils connaissaient, par l’infirme, l’histoire de l’enfant.

Ripaul avait appris à Mariette les nombreux sobriquets des petits Jean-Nicol, et elle leur déclara, en arrivant :

— Ze sais tous vos noms : Tit-Loup, le plus g’and ; Tit-Petit, le’tit bébé ; Tit-Noune, Tit-Bé, Tit-Puce… elle s’arrêta et mit un doigt dans sa bouche… ze me lapelle plus le leste !

On se mit à rire, puis Tit-Puce la prit par la main et l’amena à la grange, pour lui faire voir les poulets et les petits lapins blancs. Les enfants trouvaient que Ripaul avait une belle petite sœur et les parents se réjouissaient du bonheur de ce jeune garçon qui avait su, pendant son séjour à la ferme, gagner leur amitié.

De retour chez Pierre, Ripaul commença à songer à l’avenir. Il lui fallait décider comment organiser sa vie maintenant, pour faire vivre Mariette.

Mais en son absence, d’autres y avaient songé.

— Toi, maman, tu peux bien garder la petite pour quelques jours, n’est-ce pas ? disait Pierre à sa mère.

— Sans doute, tiens, je la garderai jusqu’à Noël, dans une quinzaine. Après les fêtes, nous verrons.

Le juge Pasteur restait silencieux.

Lorsque les deux enfants revinrent de la ferme, le juge et Pierre se préparaient à retourner à Montréal. Quand Mariette s’aperçut que son Papa Noël allait s’en aller, elle se jeta par terre, dans une crise de larmes ! Le juge la releva ; alors l’enfant mit ses deux bras autour du cou de son protecteur et posa sa joue près de la sienne, en disant :

— Papa Noël, ze veux lester avec vous. Z’vas pleuler tout les zou’ si vous pa’tez sans moi !

— Mais tu auras Ripaul, chérie !

— Oui, mais ze veux vous aussi, hein Ripaul ?

Celui-ci hocha la tête, ne sachant que répondre, tandis que Pierre souriait, amusé.

Alors madame Lecomte dit à l’enfant :

— C’est moi qui vais régler la chose : tu vas rester ici avec ton frère et moi, et dans peu de jours Papa Noël et Pierre reviendront !

— Bien sûr ? demanda Mariette, regardant le magistrat dans les yeux.

— Bien sûr ! répondit celui-ci, en l’embrassant.

Noël ramena Pierre à Charmeilles pour les vacances, mais il n’y vint pas seul. La caressante affection de la petite orpheline avait été droit au cœur du bon juge Pasteur ; c’était un veuf, dont les trois enfants étaient morts en bas âge. Il décida d’adopter Mariette et de l’élever comme sa fille.

Pierre fut reçu médecin, cette même année. Il s’établit à Charmeilles et commença à y exercer sa profession. Pour ses études chirurgicales, il fit aménager une salle avec des appareils les plus perfectionnés de radioscopie, et put alors donner suite à son projet d’examiner l’infirmité de son protégé, au moyen des puissants rayons X. L’étude minutieuse de la plaque radio-photographique le confirma dans l’opinion qu’il avait formée après l’examen plus superficiel qu’il avait déjà faite ; il consulta un chirurgien éminent de Montréal qui déclara qu’on pouvait opérer l’adolescent sans danger et avec une grande chance de succès.

Ripaul entra donc à l’hôpital ; le jeune chirurgien pratiqua lui-même l’opération, assisté de deux autres médecins. Trois mois plus tard, le patient marchait droit sur ses deux jambes et si l’une devait, toute sa vie, rester un peu plus petite que l’autre, leur croissance serait désormais égale… Henri-Paul Séguin n’était plus un infirme !

UNE CARRIÈRE


LES années se succédèrent, rapides et heureuses pour le jeune protégé du docteur Pierre Lecomte et de sa mère. Appréciant l’intelligence remarquable de cet adolescent, sa droiture, sa loyauté, ces deux grands cœurs voulurent compléter leur œuvre en donnant à Ripaul une éducation complète.

Pendant sept ans, il fut pensionnaire au collège Mont Saint-Louis, à Montréal, et chaque vacance le retrouvait à Charmeilles, maintenant son home.

Durant les mois d’été, il devenait le bras droit du brave Jean-Nicol, sur la ferme ; le fils aîné du fermier (’Tit-Loup) ayant dû s’engager chez un grand cultivateur, afin de gagner un peu d’argent, Ripaul le remplaçait et travaillait aux champs avec toute son ardeur juvénile ; et lorsque, après avoir fait un brin de toilette, il revenait le soir à la blanche maison de ses protecteurs, la figure bronzée par le soleil, les yeux brillants, la démarche leste et assurée, tout semblait respirer chez lui la joie de vivre.

La reconnaissance du jeune collégien pour ses bienfaiteurs s’accroissait de plus en plus, à mesure qu’il comprenait mieux la grande valeur de leur générosité, et son cœur aimant débordait pour eux d’une immense affection.

Mariette et lui se voyaient souvent à Montréal, et le juge Pasteur, profondément heureux dans la tendresse filiale de son enfant adoptive, favorisait toujours ces réunions du frère et de la sœur.

Lorsque vint la fin de son temps de collège, Ripaul, chargé de prix et d’honneurs, retourna à Charmeilles, fier de pouvoir faire à ceux qu’il aimait l’hommage de ses succès d’études. C’était maintenant un grand jeune homme, droit, élancé, vigoureux dont la figure aux traits réguliers rayonnait d’intelligence. Le souvenir de ses premières années, demeuré vivace dans sa mémoire, lui donnait, à dix-huit ans, un aspect sérieux et réfléchi qui le vieillissait un tant soit peu.

Il fallait maintenant, songer à l’avenir.

Dès le lendemain de son retour, il aborda ce sujet. Il était à en causer avec Pierre, lorsque madame Lecomte parut :

— Chère bienfaitrice ! dit Ripaul, en lui avançant un fauteuil.

Un peu plus pâle, un peu plus frêle, les cheveux devenus très blancs, madame Lecomte conservait toujours cette élégance distinguée qui la caractérisait, et aussi, sa remarquable vigueur d’esprit et de jugement. Elle s’intéressait infiniment à son protégé et était anxieuse de connaître ses plans.

— Eh bien, mon garçon, te voilà à la croisée des chemins ! Quelle carrière sera la tienne ? J’ai hâte de savoir de quel côté tu veux diriger tes pas !

— C’est grâce à vos largesses, à votre inépuisable générosité que je suis en mesure aujourd’hui de faire un choix… Par l’entremise du collège, j’ai eu l’offre de m’occuper de la comptabilité, comme employé subalterne, dans une maison d’affaires de Montréal. Vous m’aviez dit, aux vacances de Noël, de ne pas prendre de décision à la légère, et surtout de consulter mes goûts et mes aptitudes. C’est pourquoi je n’ai pas accepté cette offre avant de vous parler d’un autre projet, et pour ce dernier, je n’ai pas eu un instant d’hésitation, du moins quant à mes goûts ; je voudrais devenir un agriculteur, me fixer dans cette campagne que vous m’avez appris à aimer, y prendre racine comme ces jeunes pins qui croissent dans vos bois ; j’aimerais à suivre, pendant quelque temps, des cours d’agriculture, apprendre les méthodes nouvelles, et faire, d’après ces leçons acquises, une culture plus raisonnée, plus parfaite. La solide instruction que je vous dois me servira admirablement pour faire de cette carrière un succès !

— Ne craindrais-tu pas la tranquillité, la monotonie de cette vie ? Tu as du jeune sang dans les veines Ripaul !

— Oui, chère protectrice, j’ai en moi l’ardeur de la jeunesse, mais j’ai aussi le souvenir, la leçon du passé ! Et ce passé, j’ai voulu en refaire un peu le calvaire. Hier, après avoir été embrasser Mariette, à Outremont, (Mariette déjà grande pour ses treize ans, non plus la gamine des quartiers pauvres, mais une enfant distinguée, instruite et si bien protégée !) je suis redescendu au cœur de la grande ville et j’ai pris la direction de la rue Sanguinet. Je n’y étais jamais retourné depuis les tristes jours de la mort de ma bonne grand’mère. Je voulais revoir le pauvre logis témoin de mes années de pauvreté miséreuse, d’où m’avait tiré jadis la pitié noble et généreuse d’un jeune étudiant. J’ai suivi le chemin familier, j’ai reconnu, à mesure que j’avançais, les vieilles maisons et aussi quelques magasins restés les mêmes, la petite pharmacie du coin existe toujours, mais je n’ai pu retrouver la maison à l’escalier branlant ; un bloc de logements nouveaux la remplace et j’ai vainement cherché un numéro 33X. Cette partie de la rue m’a paru transformée !

— C’est comme toi, s’écria Pierre, tu ne ressembles plus du tout au petit Ripaul d’autrefois !

— C’est vrai ! Et cette transformation, je vous la dois à tous les deux ! Vous, chère bienfaitrice, qui m’avez recueilli, qui m’avez permis de vivre dans le doux rayonnement de votre vie, qui m’avez redressé au moral comme le docteur Pierre m’a redressé au physique ! Oui, tous les deux vous m’avez transformé, mais ce qui reste toujours de ce passé, c’est la gratitude qui remplit mon cœur, gratitude qui avait germé il y a sept ans, dans le cœur du pauvre petit boiteux, vendeur de paniers sur le marché Bonsecours !

— Parlant du marché, dit Pierre, as-tu appris la mort de ton ennemi acharné « Le Gommeux » ?

— Oui, j’ai vu dans les journaux qu’il était mort au pénitencier, où il purgeait une condamnation à vie. Mais, dites donc, qu’est devenu le jeune homme qui m’avait, à votre demande, si bien défendu à la cour juvénile ?

— Ce qu’il est devenu ? Un grand avocat, conseil du Roi, un futur juge, sans doute ! Il habite aux Trois-Rivières… Ton procès lui a porté bonheur, peu de temps après, il héritait d’une jolie fortune !

— Tant mieux ! Et maintenant, tous les deux, dites-moi si je dois accepter l’offre d’emploi à Montréal, ou si vous approuvez mon projet de devenir un agriculteur !

— J’approuve ton projet, s’écria Pierre, mais moi, tu sais, j’ai l’âme d’un campagnard, alors…

— J’approuve et j’aime infiniment ton choix déclara madame Lecomte, la campagne, vois-tu, c’est là, seulement, que l’on peut se laisser vivre sans être toujours poussé de l’avant par le tourbillon inévitable, la trépidation des grands centres ; c’est l’endroit où l’on a le loisir de s’isoler un peu, de réfléchir, de se rapprocher du bon Dieu, dont on sent davantage la présence par le contact journalier avec la nature. L’agriculteur, il me semble toujours qu’il est l’homme le plus heureux de la terre !

— Oui, renchérit Pierre en souriant, il est roi et maître sur son domaine, il est indépendant, jamais à la merci d’un changement de régime politique et ne craint pas le chômage !

— De plus, dit Ripaul d’une voix singulièrement émue, s’il lui arrive un accident, comme jadis à mon père, ses enfants, même s’ils sont pauvres, ont un toit pour les abriter et une terre pour les nourrir !

— Donc, c’est chose décidée, reprit madame Lecomte, tu vas devenir un agriculteur ! Je suis enchantée de ta décision et je vais t’aider ; tu sais que Jean-Nicol va nous quitter, il lui faut une terre à lui, avec sa nombreuse famille et il vient de faire l’acquisition d’un beau bien. Si tu veux prendre notre propriété à ferme pour quelque temps, nous te la laisserons bien volontiers, n’est-ce pas, Pierre ?

— Bien sûr, maman !

— Tu pourras ainsi t’initier parfaitement à ton travail de culture, acquérir un peu d’expérience ; acceptes-tu ?

— Si j’accepte ! s’écria Ripaul, portant à ses lèvres la main de sa bienfaitrice, ce sera le couronnement de vos bontés pour moi ! Je vais me pénétrer de tout le bagage scientifique et pratique que je pourrai acquérir en suivant les cours agricoles, et je m’efforcerai de faire si bien fructifier votre terre que vous en verrez bientôt augmenter les revenus. Et lorsque j’entasserai dans vos granges de plus lourdes charges de foin nouveau et une plus ample moisson de gerbes dorées, je me dirai avec bonheur que c’est là un petit atome dans l’immense dette de gratitude qu’a contractée envers vous-deux le pauvre petit gamin de Montréal !

— Ne parlons plus de cela ! Ton affection loyale a tout comblé et nous te savons, maman et moi, d’une fidélité à toute épreuve. À l’étude, donc, futur agriculteur ! Qui sait, un jour peut-être, grâce à tes bras vigoureux et à ta science agricole, la vieille terre pourra-t-elle aussi subir une transformation et devenir une ferme modèle !

Apercevant alors la bonne qui entrait apportant des gâteaux et une carafe, il lui dit :

— Remplis les verres, Virginie, le vin arrive en bon temps ! Tiens, maman, trempe tes lèvres dans ce blond Xérès à la santé de notre futur agriculteur !

— Oui, à ta santé, mon garçon, à tes succès !

— À la ferme modèle de Charmeilles ! s’écria Ripaul levant son verre, et je jure de faire de ce beau rêve une éclatante réalité !

FIN
LA MAISONNETTE,
LAC DES PINS, Juillet 1934.
  1. Nom fictif.